Études diplomatiques sur le dix-huitième siècle/01

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ÉTUDES DIPLOMATIQUES
SUR
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

I.
SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS
PAR LE PAPE CLÉMENT XIV, EN 1773.

I. — La vérité sur les Jésuites et sur leurs doctrines, 1844.

II. — Documens historiques, critiques, apologétiques, concerannt la Compagnie de Jésus, 1828-1843.

III. — De l’Existence et de l’Institut des Jésuites,
par le révérend père de Ravignan, de la Compagnie de Jésus, 1844.

La polémique soulevée à l’occasion d’un projet de loi important vient de ramener l’attention générale sur la société de Jésus. Oublié pendant une trêve de douze années, son nom a reparu de toutes parts. C’est au centre même de la question de la liberté d’enseignement que la célèbre compagnie a repris sa place naturelle, car on essaierait en vain de l’écarter du débat qui va s’ouvrir devant les chambres ; elle en fait partie intégrante, essentielle, inévitable. Le bon sens public ne s’y est jamais trompé. L’attaque a été ardente, la défense n’a pas été moins vive ; mais jusqu’à présent les champions des jésuites n’ont eu recours qu’à des argumens rebattus. Les apologies se multiplient tous les jours, sans nouveauté dans le fond et sans originalité dans la forme ; elles ne sont pour la plupart que des réimpressions ou des redites. Rien n’arrêterait les regards sur ces publications ternes et communes, si un petit écrit de quelques pages ne s’en distinguait avec beaucoup de dignité et de grâce. Dans les intervalles des clameurs discordantes poussées par la haine des partis, on a recueilli avidement l’accent d’une conscience désintéressée et d’une bienveillance sereine. Les esprits ou plutôt les cœurs ont été touchés d’une candeur inaltérable qui, à son insu, s’étend sur les objets et les transforme en les voilant. On serait heureux de s’associer à ces douces impressions, si, pour être convaincu, il suffisait de se sentir charmé.

Quoi qu’il en soit, il n’est plus au pouvoir de personne de rajeunir une discussion épuisée. Pascal a tout dit, et l’on n’a plus rien à lui répondre. Des deux côtés, on est à bout de raisonnement et de dialectique. Il n’en est pas ainsi des faits, qui sont loin d’être tous éclaircis. La controverse pour ou contre les jésuites n’est plus possible ; mais leur histoire n’est pas encore écrite, et sous ce rapport beaucoup reste à dire. La suppression de l’ordre par le saint-siége a surtout été présentée sous les plus fausses couleurs. C’est une lacune véritable dans les annales du XVIIIe siècle ; il serait utile d’y suppléer. Nous l’essaierons avec d’autant plus de confiance, que nous pouvons appuyer un récit impartial sur des documens authentiques. Ce n’est pas nous que l’on va entendre, ce sont les acteurs mêmes du drame : Pombal et Choiseul, Clément XIII et Clément XIV, le père Ricci et le cardinal de Bernis, Charles III et Louis XV, puis (nous le disons à regret), à côté de ces souverains et de ces ministres, une femme, une favorite, la marquise de Pompadour.

Avant d’entrer dans l’examen détaillé de cette révolution singulière, il faut protester contre une erreur généralement répandue, mais répandue à dessein. Tous les partis vaincus cherchent au dehors les causes d’une défaite dont ils trouveraient le principe en eux-mêmes. Les panégyristes de la société nous la montrent succombant à une conspiration préparée avec art, amenée de très loin, rendue inévitable par des machinations très compliquées. À les en croire, les rois, les ministres, les philosophes, se sont ligués contre elle, ou, ce qui est la même chose à ses yeux, contre la religion. Ce point de vue est faux : pour renverser le jésuitisme, il n’y a eu dans l’origine ni préméditation, ni plan, ni concert. Sans doute beaucoup d’intérêts divers s’étaient depuis long-temps réunis contre les jésuites, qui avaient provoqué de vives inimitiés ; mais ce qui les a perdus, ce n’est ni la philosophie ni la politique : c’est tout simplement le hasard. Le signal de leur chute n’est parti ni de Ferney ni de Versailles. Malgré les souvenirs de la bulle Unigenitus, personne en France n’avait songé à la destruction de la société ; seuls intéressés à la proscrire, les jansénistes avaient trop d’ennemis pour ne rencontrer que des auxiliaires. Presque également éloignés des deux partis, les philosophes ne souhaitaient pas la destruction de l’institut, parce qu’ils voulaient encore moins le triomphe du parlement de Paris et la résurrection de Port-Royal. Il n’y eut donc pas en France, quoiqu’on ait soutenu plus tard le contraire, un parti pris d’avance contre les jésuites, il n’y eut point de conspiration ministérielle ; le duc de Choiseul ne leur suscita point d’ennemis dans le midi de l’Europe ; il ne chercha point de prête-nom pour un complot dont il ne fut point l’instigateur. Ce n’est, je le répète, ni la France, ni ses écrivains, ni ses hommes d’état, qui eurent le tort ou l’honneur de proscrire le jésuitisme. La philosophie elle-même ne peut en être que très indirectement accusée. Il y a plus, cet événement s’accomplit en dehors de son influence. Les hommes qui les premiers attaquèrent les jésuites n’étaient point les adeptes de la philosophie française ; ses maximes leur étaient étrangères ; des causes toutes locales, toutes particulières, toutes personnelles, atteignirent la société dans son pouvoir, si long-temps incontesté ; et, pour comble d’étonnement, ce corps si vaste, dont les bras s’étendaient, comme on l’a dit souvent, jusqu’à des régions naguère inexplorées, cette colonie universelle de Rome, si redoutable à tous, parfois même à sa métropole, cette société de Jésus enfin, si brillante, si solide en apparence, reçut sa première blessure, non de quelque grande puissance, non sur un des principaux théâtres de l’Europe, mais à l’une de ses extrémités, dans une de ses monarchies les plus isolées et les plus affaiblies.

I.

C’est du Portugal que partit le coup. Est-ce de là qu’on devait l’attendre ? Non, si on pense à la puissance de l’ordre, qui, dans ce pays, dominait tout, le monarque et le peuple, le trône et l’autel. Oui, si on considère ce qu’une telle position avait d’excessif, et par conséquent de peu durable ; si on se rappelle surtout les circonstances qui, soit fortuitement, soit par un lien logique, quoique secret, se rattachent à l’introduction des jésuites à la cour de Lisbonne. Sans doute ils avaient rendu à cette partie de la Péninsule quelques services partiels, ils lui avaient conquis des sujets nouveaux et utiles ; à la Chine et dans les Indes, ils avaient jeté sur le nom portugais l’éclat d’une prédication consacrée par le martyre. L’établissement de la société n’en coïncide pas moins avec le déclin de la monarchie portugaise. Pour le malheur du Portugal, les jésuites et l’influence étrangère y entrèrent en même temps. Cette décadence ne fut point lente et progressive, mais rapide et instantanée. Contre le témoignage de presque tous les historiens, nous n’avons garde de l’attribuer aux jésuites ; nous constatons seulement qu’il fut triste pour eux d’en avoir été les témoins actifs. À tort ou à raison, la responsabilité des événemens retourne à ceux qui exercent le pouvoir, et, on ne peut le nier, le pouvoir leur a appartenu en Portugal, sans interruption ni lacune, dans toute cette période de deux cents ans (1540 à 1750).

Du XIVe siècle au XVIe, le Portugal présente le phénomène d’une population faible, mais vivace, qui, par l’inspiration du courage, le génie de l’aventure, par un mélange de l’entraînement chevaleresque et du calcul commercial, par une sorte de compromis entre le passé et l’avenir, entre le moyen-âge et les temps modernes, s’élève subitement à la richesse, à la renommée, à la puissance, puis, arrivée à ce faîte, en redescend tout à coup, repoussée par le ressort qui l’avait fait monter si vite et si haut. C’est alors que les jésuites paraissent à Lisbonne. En 1540, ils sont présentés à Jean III. Dès ce moment, tout s’arrête. À peine reçus, ils dominent. L’inquisition elle-même les voit venir avec jalousie ; elle leur oppose quelque résistance, mais en vain : l’inquisition leur cède et les adopte. Ils demandent le libre exercice de l’enseignement ; l’université de Coïmbre succombe. D’abord ils partagent avec elle ses bâtimens ; au bout de sept ans, ils l’en chassent. La superstitieuse jeunesse de dom Sébastien, le règne du cardinal-roi, signalent à la fois l’agonie de la monarchie portugaise et le triomphe des jésuites. Ils reçoivent les Espagnols à bras ouverts ; plus tard, leur expulsion les afflige, mais ils ne tardent pas à s’imposer à la nouvelle dynastie. Ils gouvernent sous le nom des deux reines, la veuve de Jean IV et la femme d’Alphonse VI, remariée à son beau-frère du vivant de son premier mari, qu’elle détrône et qu’elle enchaîne sur un rocher. Sous Jean V, leur domination est à son apogée ; ils règnent, et le Portugal épuisé, haletant, tombe, pour ne plus se relever, entre les mains protectrices de l’Angleterre.

Le Nouveau-Monde ouvrit aux jésuites une carrière plus glorieuse ; malgré les objections qu’il est possible de faire à leur établissement dans le Paraguay, il faut convenir qu’ils y donnèrent un noble exemple. On vit une poignée d’hommes désarmés porter la foi et la civilisation au milieu de peuplades sauvages. Ce spectacle a frappé tous les yeux ; les jésuites ne peuvent reprocher à personne d’en avoir méconnu la singulière beauté. La philosophie elle-même leur a accordé un suffrage que leurs écrivains sont bien loin d’avoir dédaigné, car ils l’ont rappelé sans cesse et le reproduisent encore tous les jours. Nous n’ignorons pas tout ce qu’il y avait, sinon de tyrannique, du moins de très absolu, dans ce gouvernement : nous savons que l’homme ne pouvait y être heureux qu’à la condition de rester toujours enfant ; mais, mieux instruits encore que nos devanciers par les révolutions subséquentes de ces contrées lointaines, témoins de l’atroce dictature de je ne sais quel docteur fantastique qui a remplacé les pères dans le Paraguay, nous devons applaudir hautement à une domination qui, pouvant être à la fois arbitraire et cruelle, s’est bornée à rester douce, quoique absolue. Il n’en est pas moins vrai que la position des jésuites en Amérique était un désordre politique. Un lien les tenait attachés en apparence aux deux monarchies péninsulaires, mais en fait ils étaient souverains. De là leur chute inévitable dès que l’une des deux cours viendrait à se rappeler ses droits. Cela devait arriver tôt ou tard et arriva en effet. Dans l’année 1753, par un traité entre les rois d’Espagne et de Portugal, il y eut un échange mutuel de réductions ou provinces ; on y stipula que les habitans abandonneraient les territoires cédés, et qu’ils changeraient de patrie pour ne pas changer de maître. Ces malheureux résistèrent, les jésuites appuyèrent leur résistance. Depuis, ils ont nié obstinément la part qu’ils prirent à la détermination des naturels ; mais, lorsque l’on compare la docilité paisible de cette population à l’activité illimitée de ses maîtres, peut-on douter de l’emploi qu’ils en firent ? D’ailleurs les jésuites ont tort d’appliquer à ce fait le système de dénégation dont leurs écrivains font un constant usage. Avec plus de franchise et de hauteur d’ame, ils avoueraient leur opposition à une mesure si oppressive ; ils se féliciteraient d’avoir mis généreusement obstacle à une transmigration violente. Le mode d’apologie qu’ils ont adopté les a toujours portés à tout nier dans l’intérêt du moment, même les actes courageux et honorables. Au reste, en leur rendant sur ce point particulier une justice qu’ils n’acceptent pas, on peut se demander quel est, dans l’état actuel de l’Europe, le gouvernement qui, ayant pris, à tort ou à raison, une résolution analogue à celle des cours de Portugal et d’Espagne, souffrirait un seul instant qu’une corporation, une association quelconque, osât y apporter le moindre empêchement ? Après un tel exemple, est-il donc bien difficile de trouver des motifs à l’hostilité du pouvoir séculier contre un ordre religieux assez hardi pour jeter le poids de son nom dans la balance d’un traité international ? Aujourd’hui, la réponse ne se ferait pas long-temps attendre ; mais avant la révolution française, dans le midi de l’Europe surtout, malgré les progrès de la philosophie, il était moins aisé de prendre contre des ennemis sacrés un parti vigoureux et décisif. Bien que clairement indiquée, la situation ne se suffisait pas à elle-même ; elle avait besoin d’être comprise par un esprit net, et tranchée par une main ferme. L’énergie, dans une telle entreprise, devait aller jusqu’à l’audace. Toutes ces qualités se rencontrèrent dans Sébastien Carvalho, plus tard comte d’Oyeïras, et enfin marquis de Pombal. Nous ne lui donnerons que ce dernier nom, l’histoire l’a consacré et a oublié ses autres titres. Les haines qui poursuivent la mémoire de Pombal, les hommages dont elle fut l’objet, les attaques et les apologies qui s’y rattachent encore dans sa patrie, prouvent que ce ne fut pas une intelligence médiocre ni un caractère vulgaire. Il n’en faut croire ni ses ennemis ni ses apologistes. Sa cruauté, sa jalousie, son avarice, projettent des ombres trop épaisses sur son courage, sur sa patience, sur son infatigable énergie. Pombal ne fut pas un grand homme, mais jamais assurément il n’y eut de plus grand ministre dans un si petit état. « Le roi Sébastien est ressuscité, » disaient ses ennemis, en faisant allusion à son prénom et à sa puissance. Ses ennemis étaient les grands et les jésuites ; il les abattit les uns et les autres. Voyons pourquoi il le fit et comment il sut s’y prendre.

Issu d’une famille bourgeoise, ou tout au plus très mince gentilhomme, Pombal s’était mis de bonne heure en hostilité déclarée avec l’aristocratie portugaise, l’une des plus exclusives et des plus superbes de l’Europe. Jeune encore, il avait enlevé une fille du sang bleu (sangre azul) ; il l’avait épousée sous les yeux de la noblesse indignée. Souple et hardi à la fois, vainement s’était-il efforcé de calmer les fidalgues et de se faire adopter par eux : tous ses efforts avaient échoué, et c’est de ce jour qu’au fond de l’ame il jura la ruine de ceux qu’il n’avait pu s’assimiler. Arrivé à Londres, où il était accrédité comme chargé d’affaires, il se fortifia dans ses sentimens à la vue d’une aristocratie qui ne repoussait personne, amenait toute illustration à s’absorber dans la sienne, et qui, certes, lui aurait ouvert ses rangs, s’il fût né Anglais. L’équilibre et le jeu des pouvoirs attirèrent peu son attention ; il se sentit faiblement touché d’un établissement qui met quelque chose à côté d’un roi et au-dessus d’un ministre. Ce qu’il envia à l’Angleterre, ce ne fut pas la liberté, mais l’espérance, cette fière et féconde espérance que, seul alors dans l’univers, un Anglais pouvait embrasser[1]. Ce qui l’étonna surtout, ce fut la prospérité matérielle de la Grande-Bretagne. À l’aspect de tant de merveilles, il pensa au Portugal, et dans son intelligence, sinon tout-à-fait désintéressée, du moins éclairée, des idées généreuses, des vues nobles et hautes, se mêlèrent à des projets d’un ordre plus personnel. On ne peut en douter ; comme Pombal fit, dès son avénement au ministère, l’application de ces principes, c’est à son séjour de Londres qu’il faut en fixer l’origine. C’est là qu’il résolut d’être l’égal ou l’oppresseur des grands, le maître de son roi et le réformateur de sa patrie.

Joseph Ier, successeur de Jean V, était le Louis XIII du Portugal. Comme le roi de France, il avait son Richelieu : ce parallèle flattait la vanité de Pombal ; il s’en faisait l’application dans ses épanchemens intimes, et en public il se comparait à Sully. Joseph Ier était dépourvu même de cet extérieur imposant et de ces graces souveraines qui ennoblissent le désordre sans le justifier. Oisif, ennuyé, mélancolique, il abandonnait les affaires à son ministre, satisfait de conduire, par les beaux jours d’été, sur le Tage, une barque royalement pavoisée, remplie de femmes et de musiciens. Défiant d’ailleurs et soupçonneux, il ouvrait l’oreille aux délateurs et vivait dans la perpétuelle pensée d’une conjuration. Un tel prince était facile à conduire par la terreur. Pombal se servit avec habileté d’un moyen dont le caractère même du monarque lui conseillait l’emploi. Assidu auprès de Joseph, il ne l’entourait point d’une adulation obséquieuse, mais il le faisait trembler pour ses jours. Toutefois, la faveur ne l’aveugla jamais au point de lui faire oublier le soin de sa sûreté ; jamais il ne fit la moindre démarche sans un ordre signé du roi : précaution salutaire, qui, plus tard, lui sauva la vie.

La tendance des gouvernemens au XVIIIe siècle peut se traduire dans cette formule : la réforme par l’arbitraire. Tous les princes, tous les hommes d’état de quelque valeur, procédèrent ainsi et marchèrent à ce but ; mais ils portèrent plus ou moins d’hypocrisie dans l’application de leur système, et, s’ils ont eu recours au pouvoir absolu, ils se sont donné l’air d’en demander pardon à la philosophie. Pombal était peu lettré et n’entretenait pas de relations avec les encyclopédistes français[2]. Il avança leur œuvre sans les consulter. Les surpassant en activité et en franchise, il ne désavoua, n’excusa rien, n’essaya pas même de bégayer le mot liberté, et proclama la civilisation fille légitime du despotisme. Chez lui, point de réticences, point d’explications, point d’amendes honorables ; son esprit limité, mais opiniâtre, ne voulut admettre aucune précaution oratoire, ne voulut entrer dans aucun compromis. Il poussa jusqu’au bout l’arbitraire et lui demanda tout ce qu’il pouvait donner. Les destinées générales de l’espèce humaine ne touchaient point ce sceptique en action, son intelligence n’allait pas si loin ni si haut ; mais les plaies, les souillures particulières au Portugal le frappèrent vivement : il les saisit toutes à la fois du regard et de la main. Une multitude d’édits lancés coup sur coup ne tarda pas à tirer les Portugais de leur léthargie séculaire. Nous n’apprécierons pas ces divers règlemens : l’éloge, le blâme, peuvent s’y appliquer tour à tour ; ils ne sont pas tous conformes aux principes d’une saine politique ; cependant on ne saurait faire un reproche à Pombal de n’avoir pas devancé la science, et dans les erreurs de son siècle ou de son esprit il ne faut pas toujours voir les calculs de l’intérêt et de la cupidité. Sans doute, il n’en était pas exempt ; mais sur l’ensemble de son caractère vu à distance et loin des préventions contemporaines domine une sorte de grandeur imposante, quoique brutale, qui éclata dans une circonstance mémorable. Le tremblement de terre de 1755 avait renversé les trois quarts de Lisbonne. La cour, éperdue, n’eut que le temps de fuir ; le peuple périssait dans les ruines, dans les flammes ou sous le couteau des assassins. Les courtisans voulaient emmener la famille royale à Porto. Pombal seul la retint : « La place du roi est au milieu de son peuple, dit-il à Joseph. Enterrons les morts et songeons aux vivans. » En pareille circonstance, l’ambition n’est pas au concours ; le pouvoir est alors le monopole des ames fortes. Pombal le saisit de droit, il se déclara premier ministre et le fut en effet. À cette époque, les fléaux s’étaient tous réunis contre ce malheureux Portugal. Seul, le ministre promit de les conjurer et de les vaincre. Il y avait dans ce courage quelque chose d’antique qui étonna le XVIIIe siècle. Les colonies nourrirent la métropole sans l’appui de l’étranger ; des supplices terribles, mais nécessaires, épouvantèrent le brigandage, et trois cents potences firent disparaître les voleurs qui s’étaient répandus en plein jour et à main armée dans les décombres de Lisbonne. Enfin, malgré les calamités de toute espèce qui désolèrent le pays, au milieu des soucis de deux procès politiques, Pombal ne perdit ni la tête ni le cœur. Des débris de l’ancienne capitale il fit sortir une Lisbonne nouvelle. Ce fut avec justice ou plutôt avec une sorte de modestie qu’en élevant la statue de Joseph, Pombal plaça sa propre image sur le piédestal[3].

Arrivé à un crédit sans bornes, il ne songea plus qu’à exécuter ses deux grands projets, l’abaissement de l’aristocratie et la suppression des jésuites. Le premier était hardi, mais Ximénès en Espagne, Richelieu en France, avaient montré la voie au ministre portugais ; en revanche, le second était sans précédent. Pombal n’en résolut pas moins de mener ces deux affaires de front.

De quelque manière qu’on envisage la résolution de détruire les jésuites, qu’on se range parmi les amis ou les ennemis de cette société, on doit convenir qu’ici le marquis de Pombal agit non en courtisan irrité ou vindicatif, mais en homme d’état ; que, si pour atteindre à ce but il suivit une marche trop souvent tortueuse, du moins il fut conduit par des considérations d’une politique élevée, et non, comme on l’assure encore aujourd’hui, par la froide inspiration de l’égoïsme. Il frappa les jésuites comme dangereux au bien public et non comme dangereux à son crédit. Les jésuites n’étaient pas ses ennemis ; c’étaient eux, au contraire, qui l’avaient élevé au pouvoir. Ils comptaient sur lui, et, par une dissimulation profonde, Pombal entretint en eux cette confiance jusqu’au moment même où il se déclara leur adversaire. À l’étonnement de l’ordre et de tout le Portugal, on bannit du palais les confesseurs jésuites du roi et de la famille royale ; on les remplaça par des confesseurs réguliers. En même temps, les manifestes du marquis de Pombal firent peser sur les jésuites des charges terribles, que nous discuterons bientôt avec calme et impartialité. Le ministre fit part de ces griefs au pape, lui demandant instamment l’appui de ses armes apostoliques. Benoit XIV n’avait jamais aimé les jésuites, qu’il connaissait à fond, il avait prédit leur chute ; mais comme il était dans la destinée de ce sage et spirituel pontife d’éluder toutes les questions décisives, il n’eut que le temps d’ordonner la visite des maisons de l’ordre par le patriarche de Lisbonne, et pour dernière fortune, il mourut sans avoir prononcé entre la société de Jésus et la couronne de Portugal (1758).

Deux familles puissantes, les Mascarenhas et les Tavora, se trouvaient alors à la tête de l’aristocratie portugaise. Pombal n’avait point de parti pris contre elles. Il s’était fait introduire par sa femme dans la société de doña Éléonor, épouse du marquis de Tavora, ancien gouverneur de l’Inde, et, à tous égards, la plus grande dame du Portugal. C’était une personne respectable, mais d’une humeur altière, et on remarquait dans ses yeux un trait fatal, présage de sa destinée[4]. Pombal avait osé briguer pour son fils cette noble et inaccessible alliance. « Hélas ! dit-il un jour à un religieux du sang des Tavora, le roi a beau me combler de graces, mon bonheur ne serait complet que si l’héritier de ma fortune devenait le gendre de l’illustre doña Éléonor. — Votre excellence, répondit le moine, lève les yeux bien haut. » Un refroidissement subit s’éleva dès-lors entre le ministre et la marquise ; elle avait sollicité le titre de duc pour son mari, Pombal fit échouer ses demandes ; enfin, de l’indifférence à la haine il n’y eut qu’un pas, et le sang bleu tout entier prit parti dans cette querelle. Le duc d’Aveïro surtout accabla le ministre de ses mépris. Aveïro, homme orgueilleux et insolent, était revêtu des plus grandes charges, et allié à la famille royale. Dès ce moment, l’échafaud des grands fut dressé dans l’esprit de Pombal. Entretenue dans ses ressentimens par les jésuites, cette noblesse de cour menaçait le pouvoir et même la vie du ministre, quand tout à coup, dans la nuit du 3 septembre 1758, les portes du palais se fermèrent ; le roi cessa de se montrer pendant plusieurs jours ; aucun bruit ne circula sur les causes de cette clôture ; tous les efforts de Pombal tendirent à inspirer la plus grande sécurité à ceux qu’il avait désignés pour victimes. Enfin, après une longue attente, le duc d’Aveïro, la famille de Tavora, leurs parens, leurs amis, furent arrêtés dans leur demeure ; la fière doña Éléonor, arrachée de son lit, se vit traînée, à moitié nue, dans un couvent de Lisbonne, et le reste de sa famille fut enfermé dans la ménagerie de Belem, restée vide depuis le tremblement de terre.

Qu’était-il donc arrivé dans cet intervalle ? pourquoi ces violences et ces tortures ? qu’imputait le ministre à toute cette noblesse ? Voici les faits. Doña Teresa, femme du jeune marquis de Tavora, était la maîtresse du roi. En allant la voir la nuit, Joseph avait été atteint dans sa voiture de deux coups de pistolet. Blessé au bras, il s’était enfermé dans son palais, attendant l’arrestation des accusés ; ces accusés étaient le duc d’Aveïro et le mari de la maîtresse du roi, regardés comme instrumens du crime, les vieux Tavora, désignés comme complices, et les jésuites, qui passaient pour instigateurs. De tous les membres de la famille incriminée, doña Teresa fut seule traitée avec indulgence ; on ne sait pas encore si la découverte de la conspiration n’a pas été son ouvrage. Louis XV témoigna à son chargé d’affaires la plus grande curiosité sur le sort de cette jeune femme[5].

Pombal ne songea point à soumettre les grands à la juridiction de leurs pairs ; peut-être l’état actuel de la noblesse rendait-il impossible le maintien de ce privilége ; le ministre ne les déféra pas non plus aux tribunaux ordinaires ; les accusés furent cités devant un tribunal d’exception dit de l’inconfidence, c’est-à-dire devant une commission. L’exécution suivit de près la sentence ; dans la nuit du 12 au 13 janvier 1759, un échafaud de dix-huit pieds de haut avait été élevé sur la place de Belem en face du Tage. Dès le point du jour, cette place était encombrée de troupes, de peuple, et le fleuve même était chargé de spectateurs. Les domestiques du duc d’Aveïro parurent les premiers sur l’échafaud, et furent attachés à l’un des angles pour être brûlés vifs. La marquise de Tavora arriva ensuite la corde au cou, le crucifix à la main ; quelques vêtemens déchirés l’enveloppaient à peine, mais tout en elle était empreint de force et de dignité. Le bourreau, voulant lui lier les pieds, souleva un peu le bas de sa robe. « Arrête, lui dit-elle, n’oublie pas qui je suis, ne me touche que pour me tuer. » Le bourreau s’agenouilla devant doña Éléonor et lui demanda pardon. Elle tira une bague de son doigt et lui dit : « Tiens, je n’ai que cela au monde ; prends, et fais ton devoir ; » puis la courageuse femme se mit sur le billot et reçut le coup de la mort. Son mari, ses fils, dont le plus jeune n’avait pas vingt ans, son gendre et plusieurs serviteurs périrent après elle dans d’affreux tourmens. Le duc d’Aveïro fut amené le dernier, on l’attacha sur la roue, le corps couvert de haillons, les bras nus, les cuisses découvertes ; rompu vif, il n’expira qu’après de longues tortures, faisant retentir la place et le fleuve d’épouvantables hurlemens. Ensuite on mit le feu à la machine ; en un moment roue, échafaud, cadavres, tout fut brûlé et jeté dans le Tage.

Les palais des condamnés furent rasés, on sema du sel sur la place où ils s’élevaient, leurs armes furent effacées de tous les lieux particuliers et publics, notamment de la salle des chevaliers, au château de Cintra, où l’on voit encore leur écusson couvert d’un voile noir, comme le portrait de Faliero au palais ducal de Venise. Enfin Pombal fit dresser, sur une des places de Lisbonne, un pilori que, par un privilége spécial, il consacra uniquement à la haute noblesse. Plus tard, à la fin de sa carrière ministérielle, il maria de force une Tavora, petite-fille de doña Éléonor, au comte d’Oyeïras, son fils. Une postérité nombreuse est sortie de cet hymen tragique. Le sang du persécuteur et des victimes coule paisiblement aujourd’hui confondu dans les mêmes veines.

Les griefs de Pombal contre les fidalgues, malgré sa haine, malgré les injures qu’il avait subies, n’avaient été pour lui qu’un moyen. Il en voulait aux jésuites encore plus qu’à l’aristocratie ; mais il était plus difficile de les atteindre. Leurs relations avec les conjurés n’avaient rien de douteux, ils étaient leurs conseillers et leurs amis ; ils avaient pris une part certaine aux mécontentemens, aux murmures, même à l’opposition des fidalgues ; pouvaient-ils cependant être convaincus d’avoir trempé dans le complot régicide ? Pombal n’hésita pas à les accuser. Le jour même de l’arrestation des Tavora, les maisons des jésuites furent cernées par les troupes, les pères y restèrent consignés, on jeta leurs chefs dans les prisons, et trois d’entre eux, Mattos, Alexandre et Malagrida, restèrent sous l’accusation formelle d’avoir fomenté la conjuration. Pombal remplit l’Europe de ses manifestes. On les lut avec avidité. La catastrophe, et surtout l’évènement qui l’avait amenée, fixèrent l’attention de tous les cabinets. Ce régicide suivait immédiatement celui de Damiens. Un instinct secret, quoique obscur, faisait pressentir aux princes qu’un orage n’était pas loin. On pouvait croire que l’opinion en France, plus qu’ailleurs, serait disposée à bien accueillir les accusations du ministre portugais. Les encyclopédistes auraient dû lui servir d’auxiliaires zélés et fidèles. Pourtant il n’en fut pas ainsi. Les pièces émanées de la cour de Lisbonne parurent ridicules dans la forme et maladroites au fond. Cet holocauste des chefs de la noblesse choqua les classes supérieures, jusqu’alors soigneusement ménagées par les philosophes. Tant de cruauté contrastait trop avec les mœurs d’une société déjà frondeuse, mais encore très élégante. On eut pitié des victimes, on se moqua du bourreau ; on rit de son appel aux idées du moyen-âge, de cette période de l’histoire que la mode réprouvait alors aussi vivement qu’elle l’a réhabilitée de nos jours. Ces titres arrachés des greffes, ces écussons effacés, ces anathèmes proclamés à son de trompe, semblèrent un sacrifice insensé à des préjugés barbares. Il y eut aussi une réprobation générale contre les maximes despotiques répandues à profusion dans les manifestes[6]. Enfin ce qui révolta surtout les philosophes français, ce fut de voir que Pombal n’acceptait point leur patronage et ne songeait pas à se donner pour leur adepte. En poursuivant la société, il n’accusait pas les jésuites d’appartenir à un institut coupable ni de professer des maximes immorales et mauvaises : il leur reprochait seulement d’être restés moins fidèles que leurs devanciers aux principes de saint Ignace, et même il se faisait gloire d’être attaché au tiers-ordre de Jésus et d’en observer scrupuleusement les pratiques[7]. Si Pombal avait rompu avec Rome, s’il avait chassé les jésuites, ce n’était donc point au nom de la philosophie. Les reproches qu’il leur avait adressés dans ses manifestes ne reposaient point sur des idées générales, mais sur des faits particuliers, contestables et mal exposés. Non-seulement le ministre portugais ne s’était point appuyé sur l’élite des philosophes de la France, mais il avait semblé prendre soin de se dérober à toute solidarité avec eux ; il n’avait pas même osé s’élever jusqu’aux libertés de l’église gallicane, courage bien facile alors, et qui pourtant lui avait manqué, ou qu’il avait dédaigné. La philosophie ne lui pardonna point de telles négligences ; elle lui pardonna moins encore de s’être adressé au pape pour faire juger Malagrida et ses confrères. Voltaire s’en plaignit plus d’une fois, avec quelque décence dans le Siècle de Louis XV, et ailleurs très indécemment[8].

Pombal avait consulté le saint-siége ; la réponse se fit attendre. Rezzonico régnait alors sous le nom de Clément XIII. Il venait de succéder à l’aimable et sage Benoît XIV. Entièrement dévoué aux jésuites, Clément n’avait pas compris que, dans cette circonstance, le roi de Portugal avait rendu un dernier hommage aux antiques exigences de la papauté. En Portugal, le tribunal du nonce avait jusqu’alors conservé le droit de prononcer sur les ecclésiastiques. Décidé à les soumettre à une commission nommée par lui-même, Pombal n’avait pas cru pouvoir se dispenser de solliciter une autorisation nominale à la cour de Rome. Celle-ci avait pris la demande au sérieux et différa l’envoi d’un bref. L’impatient ministre ne l’attendit pas ; le bref se croisa avec la loi d’expulsion. Tous les évêques de Portugal reçurent du gouvernement l’ordre d’ôter aux jésuites l’instruction de la jeunesse, de les remplacer sur-le-champ à l’université de Coïmbre et partout. En quelques jours, les bâtimens de la marine royale et marchande se remplirent de ces religieux, qu’on jeta sur les côtes d’Italie. Les mêmes injonctions, parvenues au Brésil et dans toutes les colonies portugaises, y furent immédiatement exécutées. Le pape, à cette nouvelle, fit brûler en place publique le manifeste de Pombal. Pour toute réponse, le ministre portugais confisqua les biens de la société et les déclara réunis à la couronne[9]. Il fit plus : profitant d’une démarche imprudente du nonce, il lui envoya ses passeports et rappela de Rome, avec un éclat affecté, l’ambassadeur de Portugal accrédité près du saint-siége.

Peu favorables d’abord à l’administration de Pombal, les philosophes du XVIIIe siècle se rendirent-ils alors à l’excès de son zèle ? Rome humiliée, un nonce chassé, les jésuites abolis, n’était-ce pas assez pour eux ? Dans tous les pays soumis à l’esprit nouveau, en Angleterre, en France surtout, le ministre portugais ne devait-il pas être devenu l’idole de l’opinion ? Voltaire, Diderot, d’Alembert, ne devaient-ils pas porter aux nues l’ennemi déclaré des jésuites et du pape ? Ils s’en abstinrent plus que jamais. On en comprendra aisément la raison : Pombal était le destructeur des jésuites, mais le protecteur de l’inquisition. Sûr du patriarche de Lisbonne et débarrassé du nonce, il avait trouvé dans ce corps redoutable une arme commode et prompte, une sorte de comité de salut public ; aussi n’en parlait-il qu’avec enthousiasme. Il disait un jour à un chargé d’affaires de France : « Je veux réconcilier votre pays avec l’inquisition et faire voir à l’univers l’utilité de ce tribunal ; il n’a été établi sous l’autorité du roi très fidèle que pour remplir certaines fonctions des évêques, fonctions bien plus sûres entre les mains d’une corporation choisie par le souverain qu’entre celles d’un individu qui peut tromper ou se tromper. » Pour appuyer de telles maximes par un exemple, Pombal trouva piquant de les appliquer aux jésuites. Il tira le père Malagrida de la prison où il languissait oublié, et le fit accuser d’hérésie par l’inquisition, qui le livra au bras séculier, c’est-à-dire au tribunal de l’inconfidence, commission arbitraire établie depuis la conspiration des grands. Malagrida fut ensuite étranglé et brûlé dans un auto-da-fé solennel. Voltaire réprouva hautement cette cruauté hypocrite. Il montra que dans toute cette affaire l’excès du ridicule était joint à l’excès d’horreur, et, avec son sens exquis quand il n’était pas troublé par la passion, il affirma qu’il y avait lâcheté et inconséquence à condamner pour hérésie un homme accusé de haute trahison[10]. Pombal ne recueillit donc que beaucoup de dégoûts et nulle sympathie, même parmi ceux qui croyaient les jésuites coupables. Encouragés par ce résultat, les amis de la société poussèrent les récriminations plus loin. Ils prétendirent que la conspiration était imaginaire, que le ministre n’avait fait jouer lui-même des ressorts si criminels que pour mieux assurer son empire sur un prince pusillanime. Ils allèrent jusqu’à attribuer au pouvoir ce semblant d’un attentat dont il faillit tomber victime. Notre génération ne sera pas étonnée de cette manœuvre de parti. Cependant, comme à cette époque on ne poussait pas la hardiesse jusqu’à nier effrontément le péril d’un roi visé par des assassins, hors les jésuites et leurs affidés, personne ne douta que Joseph n’eût été blessé. Pour admettre le contraire, il faudrait, ou que, par une audace voisine de la démence, Pombal se fût exposé à tuer le roi, son unique appui, ou bien que la blessure eût été supposée, et alors la complicité de Joseph deviendrait nécessaire, mais inexplicable. Lui-même avait consacré le souvenir de cet attentat par le modèle de son bras troué de balles, déposé en ex-voto dans une des églises de Lisbonne. La connivence du roi de Portugal ne peut être admise sérieusement. Cette opinion n’en prit pas moins faveur parmi les défenseurs de la société de Jésus, et il en reste encore beaucoup de traces en Portugal. On ne peut dissiper entièrement des ténèbres que Pombal a trop épaissies, et dont sa mémoire supporte justement la responsabilité. Il paraît certain que la vie du roi a été attaquée par quelques-uns des accusés : tous sont-ils entrés dans le complot ? voilà où le doute est permis. Observons cependant que, lors de la révolution de palais qui fit rétablir la mémoire des victimes, la réaction provoquée contre Pombal par le parti triomphant ne put appuyer sur aucune preuve les accusations qu’elle dirigea contre lui. L’histoire a donc mille raisons de croire à la légalité de l’arrêt ; mais elle ne peut ni le confirmer hautement, ni en approuver les formes. Elle doit surtout repousser le choix des moyens. Si Pombal a été juste, sa cruauté a mal servi sa gloire.

Dans le nombre vraiment prodigieux de publications répandues en ce moment par les jésuites ou par leurs défenseurs, le nom du duc de Choiseul est constamment associé à celui du marquis de Pombal. On les montre alliés dès l’origine pour la destruction de la société. On répète, d’après l’abbé Georgel et tant d’autres pamphlétaires, que de tout temps Choiseul avait haï les jésuites. On le représente comme l’instigateur de leur chute ; on a voulu, on veut encore tous les jours prouver cette erreur matérielle par des anecdotes hasardées. Les jésuites eux-mêmes y ont donné cours. Supposant une liaison entre ces deux ministres, ils les ont montrés solidaires de la destruction de l’ordre. À en croire ces écrivains de parti, Pombal et Choiseul se sont partagé les rôles : le premier devait commencer, le second venir ensuite. Rien de plus faux ; les correspondances diplomatiques, les lettres les plus intimes du duc de Choiseul, ont passé toutes sous nos yeux. Dans un mémoire secret adressé à Louis XV lui-même, le duc rappelle au roi qu’il n’avait point pris l’initiative de cette grande mesure : « Votre Majesté, lui dit-il, le sait bien… quoique l’on ait dit que j’ai travaillé à renvoyer les jésuites… de près ni de loin, ni en public ni en particulier, je n’ai fait aucune démarche sur cet objet[11]. » Ces deux hommes d’état n’étaient point unis, ils ne s’entendaient pas, ils ne pouvaient s’entendre. Il n’y avait rien de commun entre le lourd, le vindicatif Portugais, et le brillant, le léger, le gracieux ministre de Louis XV. Jamais Choiseul n’applaudit aux procédés de Pombal ; il n’en parlait qu’avec froideur, souvent même avec mépris. Sa rudesse lui semblait grossière, son emphase déplacée, son audace impertinente. Il s’en moquait souvent avec le prince Kaunitz : « Ce monsieur, disaient-ils, a donc toujours un jésuite à cheval sur le nez. » Comme ministre, comme favori, plus encore comme grand seigneur, le duc repoussait toute comparaison avec le marquis parvenu. Tout dans Pombal choquait Choiseul, qui le trouvait injuste, cruel, et, qui pis est, de mauvais goût.

Cependant ils se rapprochèrent un moment. Choiseul avait résolu le pacte de famille ; il espéra y entraîner le Portugal, à cause de l’origine capétienne de la maison de Bragance. D’ailleurs, une haine commune les réunissait : la France était alors en guerre avec les Anglais, et le plus vif dépit animait secrètement contre eux le marquis de Pombal. Sa conduite avec l’Angleterre avait été bizarre. Une ou deux pièces diplomatiques très hardies lui ont valu et lui valent encore la réputation de patriote et d’ennemi des Anglais. Le parti qui s’inspire des idées de ce ministre (et ce parti existe toujours en Portugal) exalte son indépendance, qui n’était qu’apparente. Opposé à l’Angleterre en paroles, Pombal lui était toujours soumis de fait. Tandis qu’il proclamait hautement la liberté du Portugal, il soulevait la ville de Porto pour l’établissement de la compagnie qui livrait aux Anglais le monopole des vins. Il est même de tradition dans le monde politique à Lisbonne que ces rodomontades du marquis étaient parfois concertées avec le cabinet de Londres pour servir de voile à des complaisances[12]. Il y eut pourtant un refroidissement réel entre l’Angleterre et le Portugal ; les Anglais, qui le croirait ? avaient vu de mauvais œil l’expulsion des jésuites : le commerce en avait souffert, tant les intérêts de l’ordre y avaient été engagés. Les possessions portugaises d’outre-mer virent alors éclater des troubles que Pombal, dans des pièces officielles, dont nous pouvons garantir l’authenticité, attribue à l’influence britannique[13].

L’union entre les cabinets de Paris et de Lisbonne ne pouvait être de longue durée. Dans les relations du Portugal avec l’Angleterre, la plainte et l’obéissance sont également inévitables. Choiseul s’efforça d’attirer le Portugal dans le pacte de famille ; ce fut là qu’il échoua. Les ambassadeurs d’Espagne et de France présentèrent simultanément, au nom de leurs cours, des notes pour engager le roi de Portugal à se déclarer en leur faveur et à fermer ses ports à l’Angleterre, sous peine d’être traité en ennemi ; ils exigeaient une réponse dans le plus bref délai. Le ton de leur demande annonçait qu’ils s’attendaient moins à une adhésion qu’à un refus. Pombal répondit avec noblesse et modération : il réclama la neutralité du Portugal. Tandis qu’il opposait le raisonnement au parti pris, les troupes d’Espagne franchissaient la frontière, annonçant qu’elles ne venaient pas attaquer les Portugais, mais les délivrer du joug britannique. Pombal, à cette nouvelle, se livra à un de ces mouvemens de fierté qui plaisent dans l’homme d’état, parce qu’ils prouvent que la tête n’exclut pas toujours le cœur. Dénué de tout, sans moyen de défense, surpris à l’improviste, il n’attendit pas le manifeste de l’Espagne ; le premier, il déclara la guerre. Malgré une dissidence plus apparente que réelle, les secours de l’Angleterre ne pouvaient lui manquer ; il les réclama. Ainsi d’un côté étaient la France et l’Espagne, de l’autre le Portugal et la Grande-Bretagne. Les mesures de la défense furent mieux prises que celles de l’invasion. Pombal déploya une grande activité, il releva l’esprit militaire qu’il avait lui-même contribué à abattre. Cette guerre, mal commencée par l’armée gallo-hispanique, n’eut qu’une assez courte durée, et le Portugal, qui depuis quelques années avait occupé l’Europe, retomba dans son silence accoutumé. L’attention publique se reporta ailleurs[14].

II.

Au bruit de la chute des jésuites dans une contrée lointaine, leurs ennemis s’étaient partout éveillés. On s’étonna, en France, de la facilité avec laquelle l’ordre avait subi son arrêt. Le défaut de résistance enhardit l’inimitié. Jusqu’alors, la réputation d’habileté des révérends pères avait été pour eux en France la plus puissante des protections : personne n’avait voulu ouvrir la brèche contre eux ; mais lorsqu’on les vit se rendre sans combattre, lorsque la rupture d’une petite cour avec le saint-siége se fut bruyamment déclarée à leur occasion sans amener aucun trouble, sans avoir même causé une sensation profonde, il arriva ce qu’on remarque souvent dans les choses humaines : la probabilité du succès doubla le nombre des adversaires. Il ne fallait qu’une occasion, et, par une autre loi de l’humanité, l’occasion ne se fit pas long-temps attendre. La ruine des jésuites de France devint inévitable. Une intrigue de cour l’avait préparée, un scandale public l’acheva.

Il est très vrai qu’après avoir tenté une négociation auprès des jésuites, Mme de Pompadour ne put s’entendre avec eux et résolut leur perte. Ici, le témoignage de la favorite est trop précieux, il est rédigé en termes trop singuliers, il peint trop bien l’époque où il fut rendu, pour qu’une simple transcription ne soit pas infiniment préférable à tous les commentaires. Il faut écouter Mme de Pompadour. Ce sont des instructions données par elle-même à un agent secret envoyé à Rome.

« Au commencement de 1752, déterminée (par des motifs dont il est inutile de rendre compte) à ne conserver pour le roi que les sentimens de la reconnaissance et de l’attachement le plus pur, je le déclarai à sa majesté en la suppliant de faire consulter des docteurs de Sorbonne, et d’écrire à son confesseur, pour qu’il en consultât d’autres, afin de trouver des moyens de me laisser auprès de sa personne (puisqu’il le désirait) sans être exposée au soupçon d’une faiblesse que je n’avais plus. Le roi, connaissant mon caractère, sentit qu’il n’y avait pas de retour à espérer de ma part, et se prêta à ce que je désirais. Il fit consulter des docteurs, et écrivit au père Perusseau, lequel lui demanda une séparation totale : le roi lui répondit qu’il n’était nullement dans le cas d’y consentir, que ce n’était pas pour lui qu’il désirait un arrangement qui ne laissât point de soupçon au public, mais pour ma propre satisfaction ; que j’étais nécessaire au bonheur de sa vie, au bien de ses affaires ; que j’étais la seule qui lui osât dire la vérité, si utile aux rois, etc. Le bon père espéra dans ce moment qu’il se rendrait maître de l’esprit du roi, et répéta toujours la même chose. Les docteurs firent des réponses sur lesquelles il aurait été possible de s’arranger, si les jésuites y avaient consenti. Je parlai dans ce temps à des personnes qui désiraient le bien du roi et de la religion, je les assurai que, si le père Perusseau n’enchaînait pas le roi par les sacremens, il se livrerait à une façon de vivre dont tout le monde serait fâché. Je ne persuadai pas, et l’on vit en peu de temps que je ne m’étais pas trompée. Les choses en restèrent donc (en apparence) comme par le passé jusqu’en 1755. Puis, de longues réflexions sur les malheurs qui m’avaient poursuivie même dans la plus grande fortune, la certitude de n’être jamais heureuse par les biens du monde, puisque aucuns ne m’avaient manqué et que je n’avais pu parvenir au bonheur, le détachement des choses qui m’amusaient le plus, tout me porta à croire que le seul bonheur était en Dieu. Je m’adressai au père de Sacy, comme à l’homme le plus pénétré de cette vérité, je lui montrai mon âme toute nue, il m’éprouva en secret depuis le mois de septembre jusqu’à la fin de janvier 1756. Il me proposa dans ce temps d’écrire une lettre à mon mari, dont j’ai le brouillon qu’il écrivit lui-même. Mon mari refusa de me jamais voir. Le père me fit demander une place chez la reine pour plus de décence, il fit changer les escaliers qui donnaient dans mon appartement, et le roi n’y entre plus que par la pièce de compagnie. Il me prescrivit une règle de conduite que j’observai exactement ; ce changement fit grand bruit à la cour et à la ville, les intrigans de toutes les espèces s’en mêlèrent ; le père de Sacy en fut entouré, et me dit qu’il me refuserait les sacremens tant que je serais à la cour. Je lui représentai tous les engagemens qu’il m’avait fait prendre, la différence que l’intrigue avait mise dans sa façon de penser, etc. Il finit par me dire : « Que l’on s’était trop moqué du confesseur du feu roi quand M. le comte de Toulouse était arrivé au monde, et qu’il ne voulait pas qu’il lui en arrivât autant. » Je n’eus rien à répondre à un semblable motif, et après avoir épuisé tout ce que le désir que j’avais de remplir mes devoirs put me faire trouver de plus propre à le persuader de n’écouter que la religion et non l’intrigue, je ne le vis plus. L’abominable 5 janvier 1757 arriva, et fut suivi des mêmes intrigues de l’année d’avant. Le roi fit tout son possible pour amener le père Desmarêts à la vérité de la religion : les mêmes motifs le faisant agir, la réponse ne fut pas différente, et le roi, qui désirait vivement de remplir ses devoirs de chrétien, en fut privé, et retomba peu après dans les mêmes erreurs, dont on l’aurait certainement tiré, si l’on avait agi de bonne foi.

« Malgré la patience extrême dont j’avais fait usage pendant dix-huit mois avec le père Sacy, mon cœur n’en était pas moins déchiré de ma situation ; j’en parlai à un honnête homme en qui j’avais confiance, il en fut touché et il chercha les moyens de la faire cesser. Un abbé de ses amis, aussi savant qu’intelligent, exposa ma position à un homme fait ainsi que lui pour la juger ; ils pensèrent l’un et l’autre que ma conduite ne méritait pas la peine que l’on me faisait éprouver. En conséquence, mon confesseur, après un nouveau temps d’épreuve assez long, a fait cesser cette injustice, en me permettant d’approcher des sacremens, et, quoique je sente quelque peine du secret qu’il faut garder (pour éviter des noirceurs à mon confesseur), c’est cependant une grande consolation pour mon ame.

« La négociation dont il s’agit n’est donc pas relative à moi, mais elle m’intéresse vivement pour le roi, à qui je suis aussi attachée que je dois l’être ; ce n’est pas de mon côté qu’il faut craindre de mettre des conditions désagréables ; celle de retourner avec mon mari n’est plus proposable, puisqu’il a refusé pour jamais, et que par conséquent ma conscience est fort tranquille à ce sujet, toutes les autres ne me feront aucune peine ; il s’agit de voir celles qui seront proposées au roi, c’est aux personnes habiles et désirant le bien de sa majesté à en chercher les moyens.

« Le roi, pénétré des vérités et des devoirs de la religion, désire employer tous les moyens qui sont en lui pour marquer son obéissance aux actes de religion prescrits par l’église, et principalement sa majesté voudrait lever toutes les oppositions qu’elle rencontre à l’approche des sacremens ; le roi est peiné des difficultés que son confesseur lui a marquées sur cet article, et il est persuadé que le pape et ceux que sa majesté veut bien consulter à Rome, étant instruits des faits, lèveront par leur conseil et leur autorité les obstacles qui éloignent le roi de remplir un devoir saint pour lui et édifiant pour les peuples.

« Il est nécessaire de présenter au pape et au cardinal Spinelli la suite véritable des faits, pour qu’ils connaissent et puissent apporter remède aux difficultés qui sont suscitées, tant pour le fond de la chose que par les intrigues qui les suscitent. »

Ici la marquise change de style sans en avertir le lecteur, et parle à la troisième personne comme César.

« Le roi a dans le cœur une amitié et une confiance pour Mme la marquise de Pompadour, qui fait la douceur et la tranquillité de sa vie ; ces sentimens de sa majesté sont totalement étrangers à ceux que la passion excite ; l’on peut assurer, avec la vérité la plus pure, qu’il ne se passe depuis quatre ans et plus, dans le commerce du roi et de Mme de Pompadour, rien qui puisse être taxé de passion, et, par conséquent, rien qui soit contraire à la régularité des mœurs la plus exacte.

« Il y a quelques années que les dispositions du roi et de Mme de Pompadour étant telles que l’on vient de les dépeindre, avec la ferme résolution des deux parties de les maintenir dans cet état, le roi écrivit à son confesseur, qui alors était le père Perusseau, qu’il désirait approcher des sacremens ; ce confesseur lui répondit qu’il ne pouvait pas prêter son ministère aux désirs du roi, à moins qu’il n’éloignât de lui Mme de Pompadour, objet, selon le confesseur, de scandale. Le roi répliqua au confesseur que Mme de Pompadour n’étant, ni par sa conduite ni par sa volonté, une occasion de péché pour lui, il ne voulait pas sacrifier le bonheur de sa vie et de sa confiance, puisque dans le fond Mme de Pompadour n’était pas une raison véritable pour lui de péché ; le confesseur persista, et le roi n’approcha point des sacremens. Telle est la situation de la conscience du roi ; depuis ce temps, le père Desmarêts a succédé au père Perusseau dans la charge de confesseur ; plus borné que son prédécesseur, et entouré de même que lui des personnes qui, voulant éloigner Mme de Pompadour de la cour, lui font entrevoir du déshonneur à donner l’absolution au roi, il suit les mêmes principes[15]. »

Voilà ce qu’écrivait Mme de Pompadour. Elle se promit d’agir en conséquence et tint fidèlement parole. Peut-être dira-t-on qu’en cette occasion les jésuites se perdirent pour n’être pas restés eux-mêmes. Nous serons plus juste : cette passagère inhabileté les honore. Dans une autre occasion encore plus décisive, ils furent moins heureux. Rappelons en peu de mots une aventure trop connue. Le père Lavalette, hardi spéculateur doué de cette sorte d’esprit que son siècle proscrivit, mais que le nôtre adopte, se trouvait à la tête d’un grand établissement de l’ordre à la Martinique. Il en profita pour faire des affaires, il créa une banque. Des amis jaloux, peut-être des confrères, entravèrent ses opérations. Ses lettres de change furent protestées, tant en France qu’à la Martinique. Une maison de Lyon et de Marseille déposa son bilan, accusa hautement de sa déconfiture le jésuite négociant et incrimina la société tout entière comme solidaire d’un de ses membres. Ici, la société dément encore une fois sa vieille réputation d’habileté, mais moins noblement qu’auprès de Mme de Pompadour. Au lieu de payer, au lieu de faire contribuer l’ordre entier, le général livre le père Lavalette et la maison de la Martinique. Il commit une faute bien grave en faisant attribuer le jugement du procès à la grande chambre du parlement de Paris. Les jésuites, disent leurs écrivains, cédèrent à des conseils perfides. Cela se peut ; mais pourquoi les écouter ? À quoi bon cette adresse si renommée, si ce n’est pour éviter les piéges ? Quoi qu’il en soit, s’il y eut piége, ils y tombèrent. Ce procès eut le plus grand retentissement. Les jésuites, déclarés solidaires pour la dette du père Lavalette, furent condamnés à payer à la maison de Marseille un million cinq cent deux mille deux cent soixante-six livres, et à tous les dépens ; leurs biens, mis en séquestre, devaient être vendus, si besoin était, pour le parfait paiement. Cette perte matérielle, qu’un peu de résolution et de tact aurait facilement couverte, n’était rien auprès de la blessure morale que reçut en même temps la société. Dans le cours du procès, elle fut sommée de produire sa règle, cette règle jusqu’alors soigneusement dérobée aux regards profanes. Dès-lors, toutes les petites questions disparurent : les maîtresses, les banqueroutes, Mme de Pompadour, le père Lavalette, le déficit des banquiers (qui ne furent jamais payés), tous les accidens de cette affaire s’effacèrent devant la société elle-même. En France, une grande cause se maintient difficilement dans le cercle des personnalités. Une affaire qui n’est que particulière tombe bientôt dans l’oubli ; dès qu’elle prend un caractère public, elle se rattache aux idées générales, qui seules, quoi qu’on fasse, parviennent à nous passionner. Par un caractère d’esprit qui appartient à la France et dont rien assurément ne pourra la corriger, la question accidentelle disparaît toujours devant la question de principes ; c’est là qu’en fin de compte aboutit tout débat, tandis qu’ailleurs on retombe presque toujours dans les discussions individuelles. On l’a vu en Portugal : l’application pratique avait été vive et pressante ; les vues premières étaient bornées et mesquines ; tout était resté renfermé dans le cercle étroit de quelques noms propres et de quelques faits partiels. En France, il n’en fut pas ainsi : les griefs de telle favorite, l’ambition de tel ministre n’occupèrent que faiblement l’opinion publique ; mais on remonta à l’origine de la querelle. Ces discussions dogmatiques si oubliées reprirent toute la force de l’intérêt présent, tout l’attrait de la nouveauté. Partout on voulut voir, on voulut toucher ces constitutions mystérieuses. Les femmes, les jeunes gens, y portèrent l’ardeur de vieux légistes. Pascal devint le saint du moment, et La Chalotais en fut le héros. Son compte rendu, dont en vain les jésuites ont voulu lui ravir la gloire ; ceux de l’avocat-général Joly de Fleury et du procureur-général Ripert de Montclar, le rapport de Laverdy, le réquisitoire de l’abbé Chauvelin, se montrèrent sur toutes les toilettes à côté de Tanzai et des Bijoux Indiscrets. Dans les foyers des spectacles, on oubliait la pièce du soir pour le factum du matin. Tartufe pâlit devant Escobar. Dans les vastes hôtels de la Cité et de l’île Saint-Louis, habités à titre héréditaire par les antiques familles de la magistrature, aussi bien que dans les sombres arrière-boutiques où des générations de marchands s’entassaient depuis des siècles, le débat, plus sérieux et plus sincère, n’était ni moins passionné, ni moins ardent. Tous les sexes, tous les âges, tous les états, s’arrachaient les écrits échappés à profusion de l’officine des Blancs-Manteaux ; on ne parla plus que de probabilisme, de capitulations de conscience, de maximes relâchées, de restrictions mentales. Bref, on en parla tant alors, qu’aujourd’hui nous n’en dirons rien du tout.

À leur tour, les philosophes trouvèrent qu’on en parlait trop. Le triomphe des jansénistes les fit pencher du côté des jésuites. Ils les dirent justement punis de ce qu’ils appelaient leur insolence ; ils sourirent à cette chute consentie par les grands et les riches, dont ces pères étaient toujours les commensaux ; ils se sentirent bien aises de les voir tomber comme moines, mais, comme jésuites, ils commencèrent à les plaindre. Les jansénistes devenaient trop puissans. Vaine et tardive opposition ! le mouvement était donné. Voltaire lui-même n’aurait pu l’arrêter, l’eût-il voulu, ce qui n’est pas sûr. Restait cependant un obstacle plus sérieux à surmonter, c’était la résistance du roi. Il y avait dans Louis XV un singulier mélange d’impressions diverses et d’habitudes contradictoires. Il avait été élevé dans le respect des jésuites, mais ce respect n’était pas exempt de crainte. Les vieilles accusations de régicide n’avaient pas fait une médiocre impression sur son esprit timide. À l’exemple de tous ses prédécesseurs, depuis Henri IV, il voyait dans le maintien d’un confesseur jésuite près de sa personne non-seulement une bienséance morale, mais une garantie matérielle ; en un mot, se brouiller avec les pères lui semblait hasardé et même dangereux. Il était d’ailleurs convaincu de leur aptitude à l’enseignement, mais ce motif d’utilité générale touchait peu l’ame égoïste d’un tel prince ; le soin de sa sûreté l’occupait bien autrement. Né sur le trône, objet de l’adulation dès l’âge de cinq ans, arraché à la mort au bruit des acclamations publiques, déclaré le bien-aimé de son peuple, Louis XV avait mis un prix immense à sa propre vie ; il était d’ailleurs petit-fils de Louis XIV, et ne l’était pas en vain : comme son aïeul, mais non pas avec la même force d’ame, il se croyait d’une nature supérieure au reste des mortels. Telle était l’éducation de Versailles. Louis XIV pensait très franchement, très sincèrement, de la meilleure foi du monde, que le dévouement des rois à la religion et à ses ministres rachetait suffisamment leurs faiblesses, et les maintenait dans une sphère séparée de la foule des pécheurs. « Vous serez damné, » dit-il un jour à Choiseul. Le duc se récria, et prit la liberté de faire observer à sa majesté qu’après un jugement si sévère, on pouvait aussi trembler pour elle ; que, placée si fort au-dessus du reste des hommes, elle avait de plus que ses sujets le tort du scandale et le danger de l’exemple. « Nos situations sont bien différentes, reprit le roi, je suis l’oint du Seigneur. » Pour mieux expliquer sa pensée, il fit entendre au duc que Dieu ne permettrait pas sa damnation éternelle, si, comme roi, il soutenait la religion catholique. Poussant plus loin et trop loin peut-être le commentaire des paroles royales, Choiseul prétend qu’à cette condition Louis XV croyait pouvoir, en sûreté de conscience, se livrer à toutes ses faiblesses. « Le roi, ajoute-t-il, était instruit de sa religion comme une tourière de Sainte-Marie. On ne pouvait l’en entendre parler sans dégoût, et ce qui est incroyable, ce que je ne crois que parce qu’il me l’a dit, c’est qu’il ne s’est déterminé à s’allier avec la maison d’Autriche que dans l’intention, bien mal digérée, d’anéantir le protestantisme après avoir écrasé le roi de Prusse[16]. »

La résistance de Louis XV eût été insurmontable, si la légèreté de son caractère n’avait dominé les préjugés de son éducation. Mme de Pompadour, et le duc de Choiseul, pour plaire à cette favorite, circonvinrent le monarque ; ils lui montrèrent les parlemens et le peuple animés contre les jésuites, ils lui donnèrent la peur d’une nouvelle fronde. Placé entre deux extrémités, le roi en vint à adopter celle qu’on lui présentait comme la moins périlleuse. Choiseul le mit dans l’alternative de l’expulsion des jésuites ou du renvoi des parlemens. Louis XV n’était pas encore préparé à ce coup d’état. La suppression de l’ordre lui sembla plus facile. On lui dit que la religion chrétienne avait subsisté quinze siècles sans les jésuites, et qu’elle subsisterait sans eux. Les maximes régicides de quelques casuistes furent remises sous ses yeux. Fatigué plus que convaincu, cherchant d’ailleurs en toute chose bien plus le repos que les lumières, Louis XV se rendit ; toutefois, par un sentiment de modération qui lui fait honneur, il ne consentit pas à la destruction immédiate de l’ordre : il fit écrire à Rome pour obtenir une réforme, mais pour l’obtenir sur-le-champ, sans hésitation, sans subterfuge, courrier par courrier. Choiseul en dressa lui-même le programme et l’envoya au saint-siége. Par l’organe du cardinal de Rochechouart, il fit savoir au pape que cinquante-un évêques de France avaient été réunis, non pas en assemblée régulière et authentique, mais en conférence privée chez le cardinal de Luynes, l’un d’entre eux, pour donner non une décision à l’église gallicane, mais une consultation au roi ; que là, à l’unanimité moins six voix, et après un examen approfondi des constitutions de l’ordre, il avait été résolu que l’autorité illimitée du général résidant à Rome était incompatible avec les lois du royaume ; que pour concilier toutes les convenances, le général devait nommer un vicaire qui résiderait en France, chose d’ailleurs conforme aux statuts, car ils autorisaient le général à nommer un vicaire dans les cas pressans. Le régime intérieur de la société ne serait point changé par cette mesure ; loin de là, si par hasard le général lui-même venait résider en France, il exercerait toute autorité sur son ordre, et les pouvoirs du vicaire resteraient suspendus. Ainsi seraient conciliés le maintien de la compagnie et l’exécution des lois du royaume, notamment de l’édit de Henri IV, de 1601, dont une clause porte formellement qu’un jésuite, muni de pouvoirs, demeurerait toujours auprès du roi, comme gage et caution de la société[17].

Cette transaction était honorable en tout temps, inespérée dans les circonstances présentes. On sait comment elle fut acceptée par les jésuites : sint ut sunt aut non sint ; « qu’ils soient comme ils sont ou qu’ils ne soient plus. » Leurs écrivains nient aujourd’hui cette réponse. L’impossibilité de se modifier dans le fond, tout en prenant des formes diverses, est à la fois la force et la faiblesse de cette société ; c’est là ce qui la met si souvent à l’agonie, mais c’est là aussi ce qui l’empêche de mourir. Enfin, malgré les efforts d’un parti puissant à la tête duquel étaient M. le dauphin et Mesdames, Louis XV renvoya de France la compagnie de Jésus (1764).

III.

Deux ans après, ce fut le tour de l’Espagne. Ici une obscurité impénétrable enveloppe encore les causes de la mesure. Jamais motif plus léger n’amena un résultat plus décisif. Le nom donné par l’histoire à cet évènement en démontre la frivolité : on le nomme l’émeute des chapeaux. On portait alors à Madrid de grands chapeaux à longues ailes, semblables à celui que Beaumarchais donne à Basile. Dans l’ardeur de réforme qui alors s’appliquait aux petites choses comme aux grandes, Charles III voulut les supprimer. Il y était d’ailleurs autorisé par les nombreux abus qui résultaient de cette coiffure, jointe à l’usage de grands manteaux. Le ministre Squillace voulut défendre les capas et les chambergos ; mais ce ministre était Napolitain : les Espagnols ne voulurent pas obéir, ils se révoltèrent. Squillace fut assiégé dans sa maison, qui s’écroula sous mille bras ; le ministre n’échappa à la mort que par la fuite. En vain les gardes wallones marchèrent contre le peuple, en vain le roi lui-même harangua les séditieux du haut d’un balcon ; ni la force armée, ni la majesté royale, ne parvinrent à apaiser le tumulte : seuls, les jésuites y réussirent avec tant de facilité, qu’on les accusa d’avoir fomenté l’émeute. Le roi le crut et ne l’oublia pas.

La révolte avait duré plusieurs jours. Les ambassadeurs étaient alors peu familiarisés avec ces épisodes populaires. Le marquis d’Ossun, qui représentait la cour de Versailles à Madrid, poussé par un zèle chevaleresque, offrit au roi d’Espagne les secours de la France. Il ne fut pas désavoué, la mode n’en était pas encore établie ; mais Charles III, Castillan de cœur, répondit par un refus qui mit à l’aise le roi de France. Louis XV avait été très effrayé des troubles de Madrid. Curieux des moindres détails de cet évènement, il les recherchait avec l’anxiété d’une ame faible et la prescience d’un esprit juste. À cette époque, une révolte était encore un accident, et le bruit d’une émeute dans un pays voisin avait de quoi réveiller le souverain le plus apathique. D’ailleurs, malgré son insouciance, Louis XV se sentait profondément blessé d’un si grand oubli de la majesté royale. Quelle image que celle d’un prince de son sang sommé de comparaître devant la plus vile populace ! Néanmoins, et en dernier résultat, comme la paresse de Louis devait l’emporter sur son indignation, il intima à son ambassadeur de ne faire désormais aucune proposition au cabinet d’Aranjuez, et déclara qu’il s’en reposait aveuglément sur la sagesse du roi son cousin.

Abandonné à ses propres inspirations, le duc de Choiseul aurait montré moins de patience. Il porta un jugement sévère sur la faiblesse de Charles III et sur l’incapacité du ministre Grimaldi ; le retour possible aux affaires de don Ricardo Wall et du duc d’Albe, ennemis de la France, aigrit encore son humeur. Il était indigné de l’inaction de Charles[18]. Le souvenir de cette émeute s’effaçait rapidement. En effet, depuis le 27 mars 1766 jusqu’au 2 avril 1767, à force d’être impunie, elle fut oubliée, et personne ne songeait plus ni aux causes ni aux suites de ce mouvement, lorsqu’au moment où l’Espagne et l’Europe s’y attendaient le moins, un décret royal parut, qui abolissait l’institut des jésuites dans la Péninsule et les chassait de la monarchie espagnole.

Qu’on se représente l’étonnement de l’Europe à cette nouvelle ; rien n’y avait préparé les esprits : point de menaces, point d’avant-coureur de l’orage ; au contraire, un redoublement de louanges et de respects. La crédule société s’était endormie à ce bruit flatteur : proscrite par la France, elle se vantait de l’amitié du roi catholique, et au moment même où elle s’en targuait avec le plus d’ostentation, le bras qui semblait la soutenir s’éleva pour l’écraser. Comment parer le coup ? comment surtout expliquer une si humiliante réprobation ? Jusqu’alors l’amour-propre des jésuites s’était mis à couvert. En butte aux attaques des ministres philosophes, des parlemens jansénistes, les pères, selon leur constant usage, rendaient la religion solidaire de leurs défaites. Les maximes de leurs persécuteurs sanctifiaient leur chute. Cette fois, quel motif alléguer ? D’Aranda, chef du conseil, Moniño, Roda, Campomanès, ministres inférieurs, sont certainement imprégnés du venin des doctrines modernes ; mais, s’il est facile de reconnaître en eux quelques traits affaiblis des Pombal et des Choiseul, le roi don Carlos ressemble-t-il à un Joseph de Bragance, à un Louis de Bourbon ? est-il, comme ces deux monarques, assoupi par la paresse, énervé par les plaisirs ? Il est actif, vertueux, même chaste ; il n’est point soumis à ses ministres, il examine tout avec l’œil du maître, il concilie dans l’exercice du pouvoir un sens droit et une ame ardente ; sa piété est d’ailleurs aussi vive que sincère. Jamais prince ne fut plus catholique dans toute la rigueur du mot ; des miracles récens, contemporains, n’étonnent point sa raison. Loin de se montrer hostile à la cour de Rome, de dédaigner ses faveurs spirituelles, il les désire, les recherche et les sollicite. La canonisation de quelque moine est toujours mise en première ligne dans les instructions qu’il donne à ses ambassadeurs près le saint-siége. Tous ces faits, bien connus du public, embarrassaient les jésuites et leurs partisans ; ils ne savaient comment s’y prendre pour expliquer la conduite du roi d’Espagne, pour justifier cette flétrissure imprimée à leur société par un prince moral, sincère, et d’une dévotion exaltée. Leurs premières insinuations furent dirigées contre les dominicains, ordre rival auquel appartenait le père Osma, confesseur du roi[19]. Quoiqu’il y eût une grande animosité entre les divers ordres religieux, cette explication n’était pas suffisante ; il en fallait une plus plausible. Le nom de Choiseul se présenta naturellement : seul, le duc avait tout fait ; ses machinations avaient soulevé la populace de Madrid pour amener l’expulsion des jésuites. Ce ministre, d’après la version jésuitique, voulant porter le dernier coup à la piété chancelante de Charles III, s’était déterminé à un faux en seing privé. Une lettre attribuée, dit-on, par Choiseul à Ricci, et où l’écriture de ce général de l’ordre était parfaitement imitée, tendait à faire passer le roi d’Espagne pour un bâtard d’Alberoni et l’infant don Louis[20] pour souverain légitime. Cette accusation est absurde ; il est également impossible que Choiseul eût supposé la lettre et que le général de l’ordre l’eût écrite. Ni l’un ni l’autre n’étaient frappés d’aliénation mentale ; ils savaient qu’une pareille manœuvre n’aurait trouvé que des incrédules. L’ambition fut la seule passion d’Élisabeth Farnèse, mère du roi ; jamais on ne l’accusa de galanterie. Dans l’absence complète d’une démonstration mathématique, l’histoire a recours aux inductions morales. Ici, son jury doit prononcer entre les révérends pères et le roi d’Espagne, entre une compagnie très ambitieuse et un prince d’un esprit étroit, mais d’une loyauté, d’une franchise reconnues. Nous avons vu les allégations de la société, le témoignage de Charles III ne nous manque pas ; nous le trouvons dans un entretien du roi avec l’ambassadeur de France. Charles III jura sur l’honneur au marquis d’Ossun qu’il n’avait jamais eu d’animosité personnelle contre les jésuites, qu’il avait même, avant le dernier complot, repoussé tous les avis donnés contre eux à plusieurs reprises. Des serviteurs fidèles avaient eu beau l’avertir que, depuis 1759, ces religieux ne cessaient de diffamer son gouvernement, son caractère et même sa foi : il répondait à ses ministres qu’il les croyait prévenus ou mal informés. Mais l’insurrection de 1766 avait ouvert les yeux au roi : les jésuites l’avaient fomentée, Charles en était sûr, il en avait la preuve, plusieurs des membres de la société avaient été arrêtés distribuant de l’argent dans les groupes ; après avoir infecté la bourgeoisie d’insinuations calomnieuses contre le gouvernement, les jésuites n’avaient attendu qu’un signal. La première occasion leur avait suffi ; ils s’étaient contentés des prétextes les plus puérils : ici, la forme d’un chapeau ou d’un manteau ; là, les malversations d’un intendant, les friponneries d’un corrégidor. L’entreprise avorta parce que le tumulte avait éclaté dès le dimanche des Rameaux. C’est le jeudi saint, pendant les stations des églises, que Charles III devait être surpris et entouré au pied de la croix. Les rebelles ne voulaient pas sans doute attenter à sa vie ; ils prétendaient seulement recourir à la violence pour lui imposer des conditions. Telle est la substance des motifs exposés par le roi d’Espagne au marquis d’Ossun. Le monarque protesta une seconde fois de la vérité de ses paroles ; il en appela au témoignage de tout ce que ses états renfermaient de juges intègres, d’incorruptibles magistrats ; il assura même que, s’il avait quelque reproche à se faire, c’était d’avoir trop épargné ce corps dangereux. Puis, poussant un profond soupir, il ajouta : J’en ai trop appris[21].

La procédure contre les jésuites dura un an, elle s’instruisit dans un profond silence ; jamais secret ne fut mieux gardé. C’est le chef-d’œuvre de la discrétion espagnole. Choiseul lui-même ne fut averti qu’un instant avant la publication de l’édit. Le comte d’Aranda craignait sa légèreté, ses indiscrétions avec les courtisans et les femmes[22]. Pour mieux assurer son ouvrage, il ne négligea aucune précaution ; il s’appliqua surtout à endormir la cour de Rome. Le roi et le ministre n’admirent à leur confidence que don Manuel de Roda, membre du conseil, jurisconsulte habile et ancien agent d’Espagne à Rome. Quant à Moniño et Campomanès, magistrats très influens, d’Aranda conférait avec eux par des moyens singuliers et presque romanesques ; tous deux se rendaient séparément, à l’insu l’un de l’autre, dans un lieu écarté, une espèce de masure. Là ils travaillaient seuls, et ne communiquaient ensuite qu’avec le premier ministre. Le comte recueillait leurs avis, les transcrivait lui-même ou chargeait de ce soin de jeunes pages, des enfans dont on ne pouvait se méfier[23]. Jamais les ordonnances, les mémoires relatifs aux jésuites n’ont passé par les bureaux de son ministère. Lui-même portait les diverses expéditions au roi et n’admettait en tiers ni Moniño, ni Campomanès ; il contenait d’un mot leur amour-propre en leur déclarant qu’il voulait être le maître, et que cela était juste, parce qu’il jouait sa tête.

Tenace, inflexible, fort de sa volonté, fort de son courage, d’Aranda alla droit au but. Par ses conseils, Charles III ne consulta point le pape et lui annonça l’expulsion des jésuites comme un fait accompli. Il n’y eut ni ambassade extraordinaire, ni démarches inusitées. Un simple courrier porta à Clément XIII une lettre autographe, et dans le même moment une pragmatique publiée par ordre du roi supprimait la société dans toute la monarchie espagnole. D’après cette pragmatique, un ex-jésuite ne peut rentrer en Espagne sous aucun prétexte ; toute correspondance avec ce pays lui est interdite sous les peines les plus graves. Défense expresse est faite aux autorités ecclésiastiques de permettre en chaire aucune allusion à l’évènement présent ; les Espagnols de toutes les classes sont tenus de garder sur ce sujet le silence le plus absolu. Toute controverse, toute déclamation, toute critique et même toute apologie du nouveau règlement sera réputée crime de lèse-majesté, parce qu’il n’appartient pas aux particuliers de juger et d’interpréter les volontés du souverain.

Les ordres de la cour furent exécutés sur-le-champ. Le 2 avril 1767, le même jour, à la même heure, en Espagne, au nord et au midi de l’Afrique, en Asie, en Amérique, dans toutes les îles de la monarchie, les gouverneurs-généraux des provinces, les alcades des villes ouvrirent des paquets munis d’un triple sceau. La teneur en était uniforme : sous les peines les plus sévères, on dit même sous peine de mort, il leur était enjoint de se rendre immédiatement, à main armée, dans les maisons des jésuites, de les investir, de les chasser de leurs couvens, et de les transporter comme prisonniers dans les vingt-quatre heures à tel port désigné d’avance. Les captifs devaient s’y embarquer à l’instant même, laissant leurs papiers sous le scellé, et n’emportant qu’un bréviaire, une bourse et des hardes.

Au premier bruit de cette mesure, le gouvernement pouvait craindre quelque émotion populaire ; mais le flegme espagnol reprit son empire, le peuple resta spectateur indifférent, les nombreux cliens que les jésuites comptaient dans la grandesse, dociles aux ordres du roi, renfermèrent leur déplaisir au fond de leurs palais, et mirent toute leur espérance dans la fermeté de la cour de Rome. Clément XIII, infirme vieillard, versa des larmes abondantes. Le cardinal Torrigiani qui le dominait, quoique frappé au cœur, laissa pleurer le pape et résolut d’agir. Torrigiani gouvernait Clément XIII et subissait lui-même un joug très dur. Secrétaire d’état, il ne fut jamais que le fondé de pouvoirs des jésuites. Accablé de maladies, il voulait depuis long-temps quitter le ministère ; mais le père Ricci, général de l’ordre, le retenait despotiquement au pied du trône. Il imposait à Torrigiani le devoir de mourir pour la société ; le cardinal obéissait. La souplesse tant reprochée aux jésuites était bien étrangère à leur chef. Il leur importait d’ailleurs de paraître cruellement persécutés. Pour eux, point de milieu entre le rôle de souverains et celui de martyrs ; un malheur médiocre n’eût fait que les dégrader. Ricci résolut de sacrifier les individus à la communauté. Déjà il n’avait accueilli qu’avec froideur et dédain les émigrés portugais et français ; il voyait dans l’exil, dans la proscription, un opprobre réel pour une compagnie qui, en grande partie, avait fondé sa gloire sur un bonheur constant. La chute des jésuites d’Espagne, de cette terre nourricière des ordres monastiques, lui semblait encore plus humiliante. Charles III les envoyait dans les ports de l’état romain ; Ricci résolut de les en repousser. Docile à ses suggestions, ou plutôt à ses commandemens, Torrigiani fit dire au ministère espagnol que le pape ne recevrait pas les jésuites. Charles méprisa cet avis et ordonna de les débarquer de gré ou de force.

Il faut en convenir, l’arrestation des jésuites et leur embarquement se firent avec une précipitation nécessaire peut-être, mais barbare. Près de six mille prêtres de tous les âges, de toutes les conditions, des hommes d’une naissance illustre, de doctes personnages, des vieillards accablés d’infirmités, privés des objets les plus indispensables, furent relégués à fond de cale et lancés en mer sans but déterminé, sans direction précise. Après quelques jours de navigation, ils arrivèrent devant Cività-Vecchia. On les y attendait : ils furent reçus à coups de canon. Les jésuites partirent furieux contre leur général ; ils lui reprochèrent sa dureté et l’accusèrent de tous leurs malheurs. Le commandant espagnol, bravant les faibles défenses du pape, pouvait débarquer de force, mais il s’en abstint et cingla vers Livourne et Gênes. Là un nouveau refus accueillit ces malheureux. La diplomatie entama des négociations qui échouèrent. Quel parti prendre ? Restait l’île de Corse. Nous l’occupions alors ; le roi d’Espagne pria Choiseul d’ouvrir cet asile aux fugitifs. Marbeuf, commandant français, s’y opposa, parce que l’île était dénuée de toutes ressources ; à peine y avait-il la place nécessaire pour l’armée d’occupation ; de villes nulle part, de villages presque point ; partout des rochers stériles et des repaires de brigands. Les troupes elles-mêmes tiraient leur subsistance du dehors. L’envoi de quelques vaches maigres ou de quelques chèvres n’était qu’un effet de la courtoisie de Paoli. La pénurie était telle que l’entretien de trois mille hommes coûtait à la France un million par an outre la solde. Marbeuf ne pouvait recevoir un surcroît de deux mille cinq cents jésuites, il s’y refusa ; Choiseul le soutint. Charles III s’en irrita ; enfin, vaincu par les instances du roi d’Espagne, ne voulant pas le mécontenter pour des moines[24], Choiseul ordonna leur débarquement en Corse. Ce fut ainsi qu’après avoir erré pendant six mois sur les mers, sans secours, sans espérance, accablés de fatigue, décimés par la maladie, repoussés par leur ordre même, les jésuites espagnols trouvèrent dans des casemates un asile misérable et un sort peu différent de leur détresse.

Las de ces querelles monastiques, étonné, indigné de leur importance, Choiseul voulait en finir avec elles ; il le voulait à tout prix. Ses premiers efforts pour établir une réforme dans la société ayant été repoussés, les suites qu’il avait voulu prévenir s’étaient trop étendues à son gré ; elles le détournaient d’occupations plus graves. Il résolut donc de trancher le lien qu’il n’avait pu dénouer : il profita de l’accès de colère du roi d’Espagne et lui proposa une démarche audacieuse, mais définitive ; il l’engagea à demander au saint-siége, d’accord avec la France et Naples, l’abolition complète et générale, la suppression de la société de Jésus. Il proposa cette grande mesure sans colère et sans haine, simplement par impatience et par lassitude. Qu’on en juge par un seul exemple. L’ambassadeur de France travaillait au renvoi du cardinal secrétaire d’état. Il en écrivit au duc de Choiseul, dont voici la réponse officielle : « Vous êtes embarrassé, monsieur, du choix d’un secrétaire d’état si le cardinal Torrigiani venait à manquer, et moi je suis excédé d’un sot nonce que vous m’avez envoyé, et qui certainement ne peut être bon dans aucun temps en France ; unissons nos deux embarras, et travaillez là-bas pour que le nonce soit secrétaire d’état : il vaudra à coup sûr autant et aussi peu qu’un autre, et j’en serai débarrassé ici[25]. » Certes ce n’est pas là le langage d’un persécuteur fanatique. Ce ne fut donc pas par un sentiment profond dont les jésuites lui font honneur que Choiseul suggéra au roi d’Espagne la demande de la suppression de l’ordre ; il céda à de nouvelles instances du parlement de Paris, dont il avait épousé les intérêts. Qu’importe, disaient ces magistrats, que nous ayons chassé les jésuites de France, s’ils ne disparaissent pas à jamais ? Leur retour parmi nous reste toujours possible. Que faut-il pour cela ? Un changement de règne ou de ministres, peut-être moins, le caprice d’une maîtresse, un accès de dévotion dans un roi dont l’âge décline. Louis XIV n’en a-t-il pas donné l’exemple ? Et alors que n’a-t-on pas à craindre du retour de prêtres ulcérés et triomphans ? Ainsi pensait le parlement ; Choiseul, indifférent, le laissa faire. Avec sa légèreté naturelle, il s’imagina rendre service aux jésuites en demandant l’abolition définitive de la société. Il les persécuta par pitié et sollicita leur perte par humanité. Il vit avec peine le traitement infligé par des rois puissans à des vieillards désarmés. Leur course sur les mers, leur pénurie en Corse, l’affligeaient sincèrement. Selon lui, la mesure proposée était dans l’intérêt des jésuites eux-mêmes. Débarrassés de toute préoccupation, à l’abri de la haine des gouvernemens, ils retrouveraient la paix dans l’intérieur de leurs familles ; ils vivraient sans crainte, soumis aux lois de leur patrie, et seraient trop heureux de rentrer dans la vie commune[26].

Charles III et le duc de Choiseul tendaient au même résultat, mais par des moyens que leurs caractères respectifs rendaient très différens. Il y avait un singulier contraste entre ce ministre insouciant qui immolait une société religieuse à l’esprit du jour, et ce roi, franc catholique, persécuteur avec toute la partialité, tout le zèle, tout le sérieux d’un dominicain. On devait se préparer à voir la proposition du duc avidement accueillie à Madrid. Contre l’attente du ministre, Charles III recula devant la suppression de l’ordre. Sa conscience lui représenta l’expulsion des jésuites d’Espagne comme une mesure de simple police, et l’abolition complète de la compagnie comme un holocauste à la philosophie voltairienne. La proposition de Versailles fut donc reçue très froidement à l’Escurial. Pour comble de surprise, Naples, Venise, le Portugal même, s’arrêtèrent tout court devant un projet si vaste et une résolution si tranchée. Ces cabinets objectèrent l’impossibilité d’obtenir un bref de sécularisation sous le règne de Clément XIII : ils prièrent Choiseul d’attendre au prochain conclave ; mais tous ces délais irritaient sa pétulance. Le duc avait proposé de supprimer l’ordre uniquement pour ne plus en entendre parler. Il représenta avec force que laisser vivre une corporation si puissante et si offensée, c’était exposer l’existence de la maison de Bourbon. On croit entendre le langage exagéré de la haine ; ce n’était que celui de l’impatience. Les lettres confidentielles du duc de Choiseul nous l’attestent. Encore une fois, il ne haïssait pas les jésuites ; il en était fort ennuyé.

Néanmoins le moment favorable n’était pas encore venu ; il fallait une occasion nouvelle pour décider cette grande affaire : le saint-siége lui-même la fit naître. Clément XIII provoqua une explosion que Benoît XIV avait prévue, mais qu’il mit toute son industrie à éviter. Naples et Parme avaient suivi l’exemple de l’Espagne. N’osant frapper Naples, Clément XIII crut pouvoir tirer vengeance de l’infant de Parme, très petit prince sans doute par l’étendue de ses états, mais puissant par ses alliances. Le pape ne vit qu’un Farnèse dans un petit-fils de France infant d’Espagne ; il crut n’attaquer qu’un ancien fief du saint-siége, et s’en prit à une des annexes de la grande monarchie bourbonienne. La déchéance du duc de Parme fut promulguée par une bulle. Ni Charles III ni Louis XV ne s’étaient attendus à cet éclat. Ils en furent également étonnés, mais chacun dans le sens de son caractère. Livré à lui-même, Louis n’aurait pris aucune part à ce débat ecclésiastique ; ce n’était pas assez pour son apathie, c’était trop pour la vivacité de Choiseul. Indigné, hors de lui, le ministre courut chez le roi ; il représenta toutes les conséquences de l’entreprise du pape, flétrit éloquemment cette résurrection des projets de Grégoire VII et de Sixte V. Louis XV montrait plus de chagrin que d’indignation. Élevé par les molinistes, il craignait Rome ; il ne voulait pas se brouiller avec elle ; il était flottant, irrésolu, et d’une faiblesse qui excluait tout sentiment, hors l’orgueil. Nous l’avons vu : jamais prince ne se crut plus que lui du sang des dieux. Choiseul l’attaqua par là ; d’une main sûre, il toucha cette corde : il montra un Rezzonico, le fils d’un marchand de Venise, insultant un petit-fils de saint Louis. Les raisons politiques n’étaient rien auprès d’un pareil tableau ; cependant le ministre ne crut pas devoir les négliger. Si le pape avait quelques démêlés à régler avec l’infant, n’était-il pas de son devoir de s’adresser à la cour de France ? Après une pareille injure, Louis XIV aurait fait venir le cardinal Torrigiani pour demander pardon au milieu de la galerie de Versailles ; son successeur emploiera des moyens plus doux, mais non moins efficaces. Il sommera Clément XIII de révoquer son monitoire, et si, après un délai de huit jours, le pape répond par un refus, les ambassadeurs des deux rois quitteront Rome, les nonces seront renvoyés de Versailles et d’Aranjuez[27]. C’est ainsi que Choiseul faisait parler l’honneur national ; le parlement de Paris lui prêta son appui accoutumé, en supprimant le nouveau bref.

Charles III n’était ni moins ardent ni moins pressé que Choiseul. Tous deux se hâtèrent de se consulter. Leurs courriers se croisèrent en route. À peine le roi d’Espagne eut-il reçu les nouvelles de Parme, qu’il se déclara personnellement offensé. Il réunit son conseil extraordinaire, composé de laïcs d’un caractère grave et de plusieurs évêques. Comme le ministre français, il opina au rappel des ambassadeurs accrédités près du saint-siége. Le comte d’Aranda s’opposa à cette mesure ; il prouva que le départ des plénipotentiaires étrangers mettrait le pape trop à l’aise ; leur présence était d’ailleurs indispensable dans le cas d’un conclave, et, en attendant cet événement que la santé et l’âge du pape rendaient très prochain, eux seuls pouvaient exiger le rapport du monitoire, et, si le saint-père résistait encore, le menacer de l’occupation d’Avignon par les troupes françaises, de Bénévent et Castro par celles du roi de Naples. Choiseul adopta le plan du ministère espagnol[28]. En matière ecclésiastique, il déférait toujours à l’avis du roi d’Espagne, réservant son influence pour des occasions qu’il jugeait plus importantes. Il ordonna au marquis d’Aubeterre, ambassadeur à Rome, de se concerter avec l’archevêque de Valence, Azpurù, chargé d’affaires d’Espagne, et le cardinal Orsini, ministre de Naples. Leurs instructions reçues, tous les trois demandèrent une prompte audience au pape. Cet incident était dangereux pour les partisans des jésuites ; le vieux Rezzonico pouvait faiblir, il fallait le préparer à soutenir ce choc. Torrigiani et les cardinaux zelanti ne le perdirent pas un moment de vue jusqu’à l’instant décisif. Ils lui montraient dans une victorieuse résistance la gloire du martyre, souvent désiré par le pieux Clément XIII. Ils lui dirent que Benoît XIV avait abaissé la thiare devant les souverains, et que Dieu le prédestinait à la relever. Des moyens matériels vinrent encore à l’appui de ces excitations ; Rezzonico trouva dans ses appartemens plusieurs copies des fresques de Raphaël représentant saint Léon marchant à la rencontre d’Attila. En un mot, les jésuites n’oublièrent ni les discours ni les images ; ils dictèrent au pape déjà affaissé par l’âge les réponses les plus violentes. Clément se ressouvint parfaitement de leurs leçons dans les premières phrases de son entretien avec d’Aubeterre ; il daigna à peine jeter un regard sur le mémoire que lui présentait l’ambassadeur, et il lui déclara qu’il mourrait mille fois plutôt que de révoquer son décret ; qu’en reconnaissant la légitimité des droits de l’infant de Parme, il commettrait une grande faute envers Dieu ; qu’il contreviendrait à ce que lui dictait sa conscience dont il était seul juge, et dont il n’avait à rendre compte qu’au tribunal de Dieu. Mais cette fermeté ne put se soutenir long-temps. Lorsqu’en poursuivant sa lecture, le vieillard fut arrivé au mot de représailles, il se mit à trembler de tout son corps, une sueur froide couvrit ses joues, et il s’écria d’une voix entrecoupée : « Le vicaire de Jésus-Christ est traité comme le dernier des hommes ! Il n’a sans doute ni armées ni canons ; il est facile de lui prendre tout, mais il est hors du pouvoir des hommes de le faire agir contre sa conscience. » Cette protestation s’acheva au milieu d’un torrent de larmes.

La ville cependant ne partageait point la sécurité des conseillers du pape. Loin de là, elle était remplie de crainte sur l’issue de ce conflit. Rome blâma le saint-père, elle l’accusa d’avoir imprudemment rejeté la médiation des grandes puissances, moyen honorable qui aurait sauvé l’amour-propre de Clément XIII. Les terreurs des Romains ne tardèrent pas à se réaliser. Ils apprirent que les Français s’étaient emparés d’Avignon, les Napolitains de Bénévent et de Pontecorvo. Satisfaites d’avoir infligé ce grand châtiment, les trois cours remplacèrent leur première vivacité par une froideur dédaigneuse. Leurs ministres déclarèrent qu’ils ne voulaient plus conserver aucune relation avec le cardinal Torrigiani, et s’opposèrent même à ce qu’il correspondît avec les nonces de France et d’Espagne[29].

En ce moment, les embarras du pape se multiplièrent. La république de Venise, le duc de Modène, l’électeur de Bavière, tentèrent aussi d’imiter l’exemple de l’infant de Parme. Le pape, lassé d’un long combat, feignit d’ignorer ce nouvel échec. Il n’avait plus d’espoir que dans la maison d’Autriche ; mais l’habile Marie-Thérèse, sans mêler son nom à la publicité de pareils débats, savait merveilleusement en tirer parti. Le prince de Kaunitz parut d’abord très irrité contre le pape, il annonça même hautement le projet de l’attaquer par un mémoire. Au fond, la cour de Vienne avait envie de s’emparer de la direction exclusive de cette affaire pour faire renaître sur les ruines des prétentions pontificales ce qu’elle appelait ses droits à la suzeraineté de Plaisance. Sitôt que les rois de France et d’Espagne se furent vivement interposés entre Clément XIII et l’infant, Kaunitz se refroidit beaucoup, joua l’indifférence et ne reparla plus de son mémoire. Tandis que l’impératrice-reine prêtait l’oreille aux plaintes du vieux pontife, qu’elle ne lui épargnait ni les attentions flatteuses, ni les messages consolans, le comte de Firmian, son ministre en Lombardie, forçait au silence le cardinal Pozzo-Bonelli, archevêque de Milan, et défendait sous les peines les plus graves l’usage de la bulle in cœna Domini. La voix de l’impératrice ne s’élevait point au milieu des cris de Rome et de Parme ; mais à Versailles, à l’Escurial comme au Vatican, ses agens diplomatiques distribuaient à tout le monde les assurances d’une sympathie générale.

Cependant Clément XIII refusait toujours de révoquer son bref. L’irritation des rois Bourbons devint extrême ; celle de leurs plénipotentiaires la surpassait encore. Il s’établit même entre eux une lutte, une émulation de violences contre la cour pontificale. On trouve avec quelque surprise, dans les dépêches du marquis d’Aubeterre, le conseil de bloquer et d’affamer Rome[30]. Cet ambassadeur propose froidement au duc de Choiseul de faire passer par mer une dizaine de bataillons français, de l’île de Corse à Orbitello et Castro, d’engager l’Espagne à imiter cet exemple en adjoignant à ces dix bataillons quatre ou cinq mille Napolitains, et de porter toutes ces troupes sur les bords du Tibre, autour de Rome, pour empêcher l’arrivage des vivres. Il ajoute que, réduit à la famine, le peuple se soulèverait nécessairement et forcerait le pape à céder à l’exigence des couronnes. C’est, dit-il, le seul moyen d’obtenir l’expulsion des jésuites. Qu’étaient donc les jésuites pour qu’on essayât contre eux l’insurrection populaire ? et combien était grande l’inexpérience des hommes de ce siècle qui osaient penser à réveiller le peuple pour repousser des moines ! À la vérité, cette opinion ne prévalut pas au conseil ; mais, ce qui est beaucoup, elle n’y parut pas ridicule. Choiseul crut devoir recourir à un moyen moins brutal et plus concluant. Il ne différa plus la demande impérieuse de l’abolition totale et de la sécularisation des membres de la société de Jésus ; le 10 décembre 1768, l’ambassadeur de France l’exigea par un mémoire présenté à sa sainteté au nom des trois monarques.

Ce coup était inattendu, du moins par sa promptitude. Le pape, en le recevant, resta anéanti, sans parole et sans regard. Il ne se remit plus d’un choc aussi violent. Peu de jours après, à la suite d’un léger rhume et d’une fatigue excessive essuyée dans une cérémonie, il se trouva mal, et mourut subitement (1769). Sa mort, disent les écrivains jésuites[31], ne sembla pas naturelle : insinuation gratuite et dénuée de toute vraisemblance. Qu’un pape doué d’une santé robuste, d’une force supérieure à son âge, brave les menaces d’un parti puissant, signe la ruine de ce parti, et n’éprouve qu’alors les premières atteintes du mal auquel il finit par succomber, le doute devient raisonnable et le soupçon permis ; mais qu’un vieillard de quatre-vingt-deux ans, assailli d’humeurs apoplectiques, toujours assoupi, toujours malade à tel point que les dépêches diplomatiques sont remplies de conjectures sur sa mort prochaine et sur un futur conclave ; que ce vieillard meure enfin à la suite d’une forte secousse, ce fait si simple doit paraître naturel à tout le monde. D’ailleurs personne n’avait intérêt à frapper Clément XIII. Ses infirmités calmaient suffisamment l’impatience des couronnes, qui n’avaient rien à gagner à sa mort, car lui-même aurait cédé à leurs vœux. Secoué par la main de l’Europe, l’arbre du jésuitisme devait tomber.

Rezzonico s’était efforcé de retarder cette chute. Les historiens philosophes ne lui ont pas épargné le blâme, les amis de la société lui ont dressé des autels. De part et d’autre, on s’est trompé. Pour sauver l’autorité de Rome, la temporisation était désormais impuissante. Clément XIII était un pape du XIIe siècle égaré dans le XVIIIe. Sous son pontificat, la puissance du saint-siége finissait dans l’ombre. Ce vieillard n’a pu supporter cette humiliation. Il a essuyé l’insulte, il ne l’a pas acceptée. Au lieu de se borner à la résistance, il a été assez aveugle pour donner le signal de l’attaque, et dans la résistance même il n’a montré ni prévoyance, ni intelligence, ni adresse ; mais à défaut de tête, il avait du cœur. Il fut toujours médiocre, jamais méprisable. Il ne protégea point les arts, et les arts l’ont protégé. Le mausolée de Clément XIII, érigé par ses neveux dans la basilique de Saint-Pierre, reproduit son attitude pieuse et ses traits vénérables. Des lions sont à ses pieds ; flatterie posthume, symbole d’une force que le pontife rêva toujours et ne réalisa jamais. La statue de la Religion, qui le soutient, présente une image plus fidèle. Canova lui a donné des formes lourdes et gothiques comme les priviléges surannés que Clément XIII voulut en vain ressusciter et défendre.

Clément XIII à peine expiré, les ambassadeurs de France et d’Espagne résolurent de se rendre maîtres du conclave. Ils proclamèrent à haute voix la nécessité d’élire un pape agréable aux couronnes, et n’admirent pas la possibilité d’une résistance. Leur projet n’était pas d’une exécution facile. La vacance du saint-siége venait les surprendre au moment où ils s’y attendaient le moins. À force de prévoir et d’annoncer la mort de Clément XIII, ils avaient fini par n’y plus arrêter leur pensée. Cet évènement dérangeait tous leurs plans d’attaque. L’ambassadeur de France surtout se trouvait dans une situation embarrassante. Les instructions de sa cour, dans le cas qui se présentait alors, ne manquaient ni de clarté, ni d’énergie : elles prescrivaient au marquis d’Aubeterre une action immédiate et positive sur le sacré collége ; mais ce diplomate n’avait aucun moyen pour l’exercer. Si la France comptait à Rome plusieurs pensionnaires, elle n’y avait pas un ami. Ceux qui puisaient le plus largement dans son trésor prenaient à peine le soin de déguiser leur aversion. Honteux de voir leur vote à l’enchère et trop avides pour renoncer à se vendre, ils croyaient se réconcilier avec l’honneur en trahissant l’étranger qui les achetait. D’un autre côté, le général des jésuites possédait toutes les ressources dont le représentant de Louis XV était entièrement dépourvu ; il ne tenait qu’à lui de s’en servir pour précipiter l’élection. Un seul moment pouvait tout décider. La victoire devenait le prix de la ruse ou de l’audace. Lutter d’habileté avec des prélats italiens, c’était combattre à armes trop inégales. Les délégués des Bourbons s’en aperçurent aisément. Un langage hardi, résolu, presque arrogant, pouvait seul dominer l’adresse jésuitique. Rome dégénérée ne pouvait être vaincue qu’à l’aide des vieilles armes de Rome triomphante. Faute de pouvoir la séduire, il fallait lui faire peur. Les instructions de l’ambassadeur de France étaient conçues dans cet esprit. Il les exécuta à la lettre ; il se plut même à les exagérer. Affichant la plus étroite union avec les ministres d’Espagne et de Naples, d’Aubeterre déclara qu’il ne prétendait pas créer le pape futur, mais que ni lui ni ses collègues ne permettraient jamais qu’un nouveau pontife fut nommé sans l’assentiment des trois cours. Il exigea ensuite, en termes précis, qu’on ajournât l’élection jusqu’à l’arrivée des cardinaux français et espagnols. Ces injonctions, jetées dans le public, furent répétées d’un ton menaçant à chacun des membres du sacré collége. Les ministres représentèrent à leurs éminences qu’une élection hostile amènerait une rupture entre le saint-siége et les princes de la maison de Bourbon, que leurs représentans refuseraient de reconnaître le pape élu, quitteraient Rome avec éclat et se retireraient à Frascati jusqu’à la réception d’ordres ultérieurs. Voilà le langage hautain que les envoyés des puissances tenaient alors aux héritiers du sénat romain. Les cardinaux soumis promirent d’attendre leurs collègues étrangers, et, après avoir achevé en toute hâte les obsèques de Clément XIII, ils se formèrent en conclave[32].

La lutte suspendue par Clément XIII et décidée par sa mort présentait un intérêt réel, et ne manquait ni de gravité ni d’importance. Il n’y allait pas seulement de la destinée d’un ordre religieux : il s’agissait pour le saint-siége de vaincre les maximes gallicanes adoptées par l’Espagne et Naples, ou d’abandonner à jamais ses antiques prétentions, en un mot de ressaisir l’omnipotence ou de l’abdiquer sans retour. Les jésuites n’étaient qu’une occasion. En eux résidait la forme et non le fond du débat. Dans l’état des affaires, à cette époque, il n’y avait plus de transaction possible. La fierté des Bourbons ne leur permettait pas de renoncer à l’entreprise commencée. Après avoir banni les jésuites de leurs propres états, ils se croyaient engagés d’honneur à les effacer de la terre. Malgré la faiblesse du pontificat, cette tâche ne laissait pas d’être compliquée, car enfin c’est au saint-siége lui-même qu’il fallait arracher ce sacrifice, c’est lui qui de bonne grace devait licencier cette milice que le XVIe siècle vit naître tout armée pour combattre l’esprit nouveau. Fallait-il la laisser périr sous les coups d’une philosophie menteuse ? Fallait-il reconnaître les droits de cette fille de la réforme, plus dangereuse que sa mère ? Les princes ennemis des jésuites n’avaient qu’un moyen d’y réussir ; il ne leur restait qu’à intimider le conclave, à nommer le pape. Quoique occupée d’objets plus immédiats, l’Europe fut attentive à ce débat ecclésiastique ; notre génération ne s’en étonnera pas.

Si telle était la tendance de l’opinion publique, qu’on juge de l’anxiété des jésuites. Ce n’était pas pour eux un simple intérêt de curiosité, c’était la vie ou la mort. La présentation du mémoire de Parme avait glacé de terreur la compagnie de Jésus. Le père Delci était parti précipitamment pour Livourne, entraînant les trésors de l’ordre, qu’il voulait transporter en Angleterre ; le général, moins pusillanime, l’arrêta dans sa fuite ; Ricci sentit, dès l’ouverture du conclave, que désormais il fallait mesurer l’audace au danger. Son activité se multiplia comme par miracle. Rome, pendant la vacance du saint-siége, présente toujours un spectacle singulier. Le comique, le burlesque même abonde dans ses rues, dans ses places, et se glisse jusque dans les corridors du Vatican. En 1769, la situation des jésuites prêta quelques traits nouveaux à la physionomie de ces jours d’ivresse. À travers les nombreux détachemens des gardes nobles, escorte pompeuse des repas des cardinaux, qui traversent la ville dans de riches litières, au milieu de la foule grave des Transteverins, de la tourbe bigarrée et curieuse des conducteurs de buffles, des bergers, des contadines accourus de la Sabine, de Tivoli, d’Albano, du fond des Marais-Pontins, pour voir la grande cérémonie, l’attention générale s’arrêtait sur le père Ricci, qu’on rencontrait partout, inquiet, essoufflé, hors d’haleine. Dès la pointe du jour, il parcourait les quartiers de Rome depuis le Ponte-Molle jusqu’à la basilique de Latran. À l’exemple de leur supérieur, les jésuites de considération (ainsi les désigne un document contemporain) ne cessaient de faire des visites aux confesseurs, aux amis des éminences. Les mains pleines de présens, ils s’humiliaient devant les princes et les dames romaines. Ce soin n’était pas superflu. Déjà on s’éloignait des pères, déjà (fatal pronostic !) le prince de Piombino, partisan de l’Espagne, venait de retirer au général le carrosse que sa famille allouait depuis un siècle pour ce pieux usage. Introduit auprès des cardinaux pendant le peu de jours qui précèdent la clôture définitive du conclave, Ricci embrassait leurs genoux qu’il mouillait de larmes ; il leur recommandait, à haute voix, cette société approuvée par tant de pontifes, confirmée par un concile général ; il rappelait ses services, il les vantait, sans inculper aucune cour, aucun cabinet. Puis, à voix basse et dans la liberté d’un entretien secret, il représentait aux princes de l’église l’indignité du joug que les princes du siècle voulaient leur imposer. Il leur faisait sentir qu’ils ne pouvaient s’y soustraire que par une élection précipitée. Au lieu d’attendre ces Français et ces Espagnols, il fallait les contraindre à baiser les pieds du pape nommé sans leur aveu. Ces conseils violens, soutenus par Torrigiani et par l’ancien cardinal patron, ne restaient pas sans écho au Vatican. Les zelanti furent même sur le point de les faire prévaloir. L’élection de Chigi, un des leurs, n’avait échoué que faute de deux voix. D’Aubeterre, averti à temps, déjoua ces intrigues par une attitude noble et calme. En public, dans les salons de la noblesse romaine, il refusa d’y ajouter foi, ne pouvant croire, disait-il, que le saint-siége voulût se perdre. En même temps, il écrivit à sa cour pour presser l’arrivée des cardinaux français[33].

La politique du cabinet de Versailles, si compliquée à Rome, ne pouvait se passer d’intermédiaires habiles. Les conclaves ont toujours été notre écueil. La confiance poussée jusqu’à l’indiscrétion est parmi nous un trait national, et dérive de nobles qualités ; à Rome, c’est une faute irrémissible. Entraînés par la vivacité de leur imagination, nos négociateurs s’égarent sans cesse dans un labyrinthe de finesses qu’ils ne comprennent pas. Les cardinaux italiens se tiennent en bataillon serré : ceux de France, au contraire, sont constamment désunis ; ils s’entourent de conclavistes jeunes, ambitieux, avides d’informations, plus avides encore de paraître informés. Ces élémens de publicité ne peuvent lutter avec avantage contre une dissimulation continuelle, inspirée par la nécessité et l’amour-propre, car la dissimulation est à Rome la mesure des talens d’un homme d’état ; sans cette base, les dons les plus heureux seraient généralement méconnus. En effet, qu’on examine la situation d’un prélat romain à cette époque. Il est placé entre le besoin de plaire à sa cour, presque toujours compromise avec les puissances, et la nécessité non moins impérieuse de ménager ces puissances, dont le veto pourrait l’anéantir. Aussi, dès que son ambition voit poindre le chapeau, même dans un lointain obscur, son visage se couvre d’un masque, que le sommeil, dernière expression de la lassitude, parvient seul à lui arracher. A-t-il atteint le prix de cette patience prodigieuse, l’habitude s’est changée en tempérament, et les vieux porporati, étayés de conclavistes méfians et spirituels, ne sont occupés qu’à deviner, à tromper, à dérouter les barbares qu’ils sont forcés d’accepter pour collègues.

Le choix du ministère français devait naturellement tomber sur le cardinal de Bernis. Retiré dans son diocèse d’Alby après sa chute, il avait déployé des vertus épiscopales que sa jeunesse n’avait pas fait espérer. La plus grande partie de ses revenus passait en aumônes, le reste suffisait au maintien de sa dignité extérieure. Charitable et magnifique, Bernis jeta plus d’éclat du fond de son évêché qu’au faîte du pouvoir. Louis XV s’en aperçut. Il exprima son approbation devant les amis du cardinal. Ceux-ci se souvinrent que Bernis avait déjà été ministre ; Choiseul les comprit : il résolut d’éloigner son ancien protecteur, qui pouvait devenir un rival. Trop habile pour le déprécier, il s’arma contre lui de son mérite même, vanta au roi ses talens diplomatiques, et se plut à exhumer les souvenirs de son ambassade de Venise, si agréable à Benoît XIV. L’assentiment d’un tel pape recommandait fortement Bernis à la cour de Rome. Choiseul, pour l’engager à s’y rendre, lui promit la place du marquis d’Aubeterre, et Bernis promit à Choiseul de créer un pape dévoué à la France. Il arriva à Rome convaincu qu’il tiendrait parole. Son amour-propre lui disait que le choix du chef de l’église n’était réservé qu’à lui ; son collègue, le cardinal de Luynes, homme assez médiocre, devait à peine lui sembler un collaborateur. Bernis ne doutait donc pas du succès ; mais, quoiqu’au fond du cœur il regardât son entrée au conclave comme une prise de possession, il eut le bon goût de tempérer l’éclat d’un triomphe certain par un langage modeste. Loin d’affecter l’arrogance d’un dictateur, il redemanda à ses vieilles habitudes toutes les graces d’un homme de cour aimable et conciliant. Il se plut à les prodiguer. S’il laissa percer un peu sa supériorité, il ne l’étala jamais, et si sa prétention d’exercer une influence sans bornes ne fut pas un seul instant douteuse, du moins il eut le soin de l’indiquer avec tant de mesure, qu’elle pouvait être aperçue sans donner prise au reproche. « La France, disait-il à ses confrères, ne forme qu’un vœu, celui de voir élever sur le trône un prince sage, modéré, pénétré des égards dus aux grandes puissances. Le choix du sacré collége ne peut s’arrêter que sur la vertu, puisqu’elle brille dans chacun de ses membres ; mais la vertu ne suffit pas. Qui pourrait surpasser Clément XIII en religion, en pureté de doctrine ? Ses intentions étaient excellentes ; cependant, sous son règne, l’église a été troublée jusqu’au fond des entrailles. Que vos éminences rétablissent la concorde entre le saint-siége et les états catholiques, qu’elles ramènent la paix dans la chrétienté, la France sera contente. » Cette bienveillance générale servait de voile à des instructions plus précises. Bernis était chargé de négocier secrètement le retour du comtat d’Avignon à la France[34] ; mais toutes ses démarches étaient subordonnées à un accord parfait avec les représentans de l’Espagne. Ceux-ci ne se montraient pas encore. Bernis profitait de leur éloignement pour s’assurer un ascendant fondé sur la dignité et le charme des manières. Son affabilité un peu théâtrale, mais toujours séduisante, transportait la cour de Louis XV au milieu des tristes cellules du Vatican. Pour rendre ses succès universels, il n’oublia pas l’opinion publique qui siégeait à Ferney, et s’empressa d’y adresser quelques billets prétentieux.

Toutes ces graces prodiguées à une assemblée de vieillards eurent bientôt un témoin plus jeune et plus illustre. Joseph II arriva subitement à Rome. Ce fut là un grand évènement. Par un souvenir mal éteint, par un faux reflet des temps antiques, Rome accordait encore aux empereurs une sorte de suprématie idéale, et depuis plus de deux siècles aucun césar n’avait reparu dans ses murs. Charles-Quint fut le dernier ; il s’y était montré dans la pompe de son triomphe de Tunis, bardé de fer, entouré de ces mêmes bandes qui, sous le connétable de Bourbon, avaient porté naguère la désolation et le deuil dans la métropole du christianisme. Joseph dédaigna le faste. Un contraste étudié, mais frappant, le présenta aux Romains sous la modestie d’un incognito dont il était l’inventeur. Son costume, ses manières, l’absence de toute décoration, le petit nombre des personnes de sa suite, semblaient appartenir au comte de Falkenstein, possesseur d’un petit fief immédiat en Alsace. Son frère, Léopold de Toscane, l’accompagnait sous un déguisement semblable. Cette bonhomie monarchique, alors presque inconnue, produisit un effet merveilleux. Trop nouvelle pour être soupçonnée d’artifice, on l’accepta comme candide et sincère. Le contraste de tant de simplicité avec une telle puissance étonnait et charmait à la fois. C’était comme la réalisation inattendue des utopies du Télémaque. Une si douce impression réagit sur l’ame de Joseph, et l’heureux résultat de cet essai l’engagea dès-lors dans un système que depuis il poussa si loin. Après le premier tribut accordé à l’enthousiasme, les Romains se demandèrent quel parti l’empereur allait prendre dans la querelle du moment. Ses moindres paroles allaient être saisies, commentées avec avidité. Joseph se plut à déjouer toutes les conjectures. Déjà rempli de ses projets de réforme, mais retenu par les scrupules de sa mère, il se dédommageait de cette contrainte en frondant également les amis et les ennemis des jésuites. Il affectait de ne pouvoir comprendre l’importance que de grands souverains prêtaient à une question monacale, il laissait entrevoir que leur préoccupation naissait de craintes pusillanimes. En même temps il affichait un mépris extrême pour les jésuites et ne leur permettait pas d’espérer son appui. Ces pères s’en étaient pourtant flattés. Joseph dissipa leur illusion dans la visite qu’il fit par curiosité au Gran-Gesu, maison professe de l’ordre, miracle de magnificence et de mauvais goût. Le général alla au-devant de l’empereur et se prosterna devant lui avec une humilité profonde. Joseph, sans attendre qu’il eût pris la parole, lui demanda froidement quand il quitterait son costume. Ricci pâlit, se troubla, murmura quelques mots inarticulés, convint que les temps étaient bien durs pour ses frères, mais qu’ils mettaient leur confiance dans Dieu et dans le saint-père, dont l’infaillibilité serait à jamais compromise, s’il détruisait un ordre approuvé par ses prédécesseurs. Ici l’empereur se prit à sourire, et presque aussitôt, fixant ses regards sur le tabernacle, il s’arrêta devant la statue de saint Ignace, tout entière d’argent massif et ruisselante de pierreries. Il se récria sur la somme prodigieuse qu’elle devait avoir coûté. « Sire, balbutia le père général, cette statue a été faite avec les deniers des amis de la société. — Dites, reprit Joseph, dites plutôt avec les profits des Indes. » Après ces paroles sévères, il quitta les pères et les laissa livrés au plus morne abattement. Dans la double intention d’humilier à la fois et le pape et les Bourbons, Joseph ne cessa de se récrier sur le prix que mettaient les princes de cette maison à l’élection d’un nouveau pape ; selon, lui ce choix n’avait aucune importance, il n’était pas digne d’occuper la pensée d’un monarque au XVIIIe siècle, et, pour mieux prouver son désintéressement à cet égard, il avait défendu au cardinal Pozzo-Bonelli, son ministre, de porter ni d’écarter aucun candidat.

Une indifférence si offensante ne pouvait échapper à la sagacité du sacré collége. Seuls parmi les puissances catholiques du premier ordre, Marie-Thérèse et Joseph n’avaient eu encore aucun démêlé sérieux avec le saint-siége. Pour donner le change sur l’intimité précaire de leur cour avec l’empereur, les cardinaux résolurent de lui rendre des honneurs inusités ; malgré l’étiquette séculaire qui ferme le conclave aux plus grands princes, Joseph fut supplié d’y paraître. Il s’y rendit accompagné du grand-duc Léopold. Les cardinaux allèrent tous processionnellement à leur rencontre. L’un des membres les plus distingués du sacré collége, que l’opinion publique portait au rang suprême, le cardinal Stoppani, prit Joseph par la main et l’introduisit au conclave. Quand l’empereur, selon l’usage, voulut déposer son épée, un cri général l’engagea à garder cette arme, proclamée le soutien du saint-siége. Tous les cardinaux l’entourèrent alors avec les témoignages d’un tendre respect. Albani, dévoué à l’Autriche, feignit même de pleurer de joie à sa vue. Joseph reçut ces avances extraordinaires avec une froide courtoisie. Il caressa l’amour-propre de Bernis par un accueil flatteur ; en revanche, lorsque Torrigiani lui fut présenté, il se contenta de lui dire : « J’ai beaucoup entendu parler de vous. » Mais son premier soin fut de demander le cardinal d’York : « Le voici, lui répondit le petit-fils de Jacques II ; voici le cardinal que votre majesté impériale veut bien honorer de son souvenir. » Joseph salua Stuart avec une nuance d’égards très marquée, il le pria de lui montrer sa cellule : « Elle est bien petite pour votre altesse, » dit-il après l’avoir visitée. En effet, Whitehall était plus grand.

Au moment où l’empereur se disposait à prendre congé de leurs éminences, les démonstrations devinrent plus impétueuses. « Sire, s’écriait-on de toutes parts, que votre majesté impériale protége le nouveau pape, afin qu’il puisse mettre un terme aux troubles de l’église. » Les cardinaux obtinrent pour réponse que « c’était à eux d’y pourvoir, en choisissant un pape qui sût imiter Benoît XIV, et ne vouloir rien de trop ; que l’autorité du pape était incontestable dans le spirituel, qu’il devait s’en contenter ; que surtout, en traitant avec les souverains, il ne devait jamais s’oublier au point de violer les règles de la politique et de la bonne éducation. » Après cet avis, l’auguste voyageur prit congé de ses hôtes, refusa les fêtes déjà préparées, et partit la nuit même pour Naples[35].

Certes, c’était avec désespoir que le sacré collége se courbait ainsi devant les princes, mais la nécessité qui l’y forçait l’exposait à toutes les humiliations. Le conclave durait depuis près de trois mois. Ces vieillards, enfermés dans des tanières, ne pouvaient supporter une réclusion si longue et jusqu’alors si infructueuse ; ils se rappelaient avec effroi que Lambertini n’avait été élu qu’après six mois révolus. Quelques-uns d’entre eux touchaient à la décrépitude, car, dans ce combat décisif, ni l’âge ni les infirmités n’avaient refroidi l’ardeur des partis. On vit transporter au conclave le fanatique évêque de Viterbe, Oddi, âgé de quatre-vingt-dix ans, et Conti, ennemi des jésuites, déjà frappé d’une maladie mortelle. L’impatience gagnait les cardinaux. Tous les matins, ils se rendaient au scrutin avec la ferme résolution de le clore ; mais Lacerda et Solis, plénipotentiaires de l’Espagne, avaient retardé leur marche. Pour abréger leur voyage, ils avaient d’abord annoncé qu’ils le feraient par mer. À cette nouvelle, la joie s’était répandue au Vatican ; elle fit place à un dépit non moins violent lorsqu’on apprit qu’au port de Carthagène, Solis et Lacerda, puérilement effrayés du bruit de la mer, étaient retournés sur leurs pas et se rendaient à Rome par la voie de terre. La chaleur commençait à se faire sentir. Les maladies menaçaient de s’introduire’dans les cellules. On n’avait pas même la ressource des intrigues politiques pour tromper l’ennui des heures. Les cours bourbonniennes avaient insinué plus de trente arrêts d’exclusion ; le cercle des choix possibles se resserrait chaque jour. Ces exclusions si nombreuses étaient illégales, chacune des puissances ne pouvait en indiquer qu’une seule et perdait son droit en l’exerçant, mais les cardinaux (tel était alors l’état de la cour de Rome) se croyaient obligés de les respecter en masse. Les délais des Espagnols paralysaient tout ; leurs collègues les attendaient au milieu d’inconvéniens de tout genre et dans l’irritation provoquée par un affront d’autant plus sanglant qu’il n’était pas possible de le dissimuler.

La France, dans cet intervalle, aurait pu dicter des lois au conclave et satisfaire le roi d’Espagne sans le concours de ses agens. D’Aubeterre le conseillait, mais Bernis, esprit plus fastueux qu’énergique, se contentait d’hommages extérieurs qu’il préférait à la réalité du pouvoir. D’ailleurs, il ne faut jamais perdre de vue que cette affaire semblait secondaire au duc de Choiseul, et que, par une complaisance aveugle pour les fantaisies théologiques du roi d’Espagne, il achetait la docilité absolue de ce monarque dans toutes les questions de paix ou de guerre européenne. Le plan de la cour de Madrid était d’enchaîner le pape futur par la promesse écrite et signée d’abolir l’ordre des jésuites ; elle invoquait l’antique exemple de Clément V et des templiers. L’élection du candidat était à ce prix. Pressé par d’Aubeterre de prévenir les vœux de Charles III, Bernis recula ; sa conscience était alarmée ; il déclara une telle entreprise non-seulement impraticable, mais inutile. Selon lui, rien ne garantissait l’exécution d’un pareil engagement ; le cardinal capable de signer d’avance un tel marché déshonorerait son pontificat futur, parce qu’à la fin tout devient public. D’Aubeterre, ambassadeur de France, le prélat Azpurù, ministre d’Espagne, s’efforcèrent en vain de vaincre ses scrupules ; ils lui déclarèrent que leur projet avait obtenu l’approbation des casuistes les plus éclairés : Bernis, frappé de leur insistance, ne voulut pas s’attirer leur inimitié ; il promit de réfléchir, de consulter quelque canoniste consommé, quelqu’une des lumières du sacré collége, et il nomma le cardinal Ganganelli.

Arrêtons-nous devant ce nom et jetons un regard en arrière, sur cette vie obscure encore à l’ombre de la pourpre, mais qui pour quelque temps du moins va occuper le monde. Laurent Ganganelli naquit au bourg de Saint-Arcangelo, le 31 octobre 1705, d’une famille plébéienne. Son père était laboureur, d’autres disent chirurgien de campagne[36]. Il s’engagea de bonne heure dans l’état monastique, et sa vocation était sincère. Tout son être se trouva facilement en harmonie avec la vie contemplative. Corruptrice pour beaucoup de cœurs, la solitude fut bonne à Ganganelli. Le cloître ne façonna pas son caractère aux habitudes d’une misanthropie chagrine. Quoiqu’il se livrât exclusivement à l’étude de la théologie, quoiqu’il fût ferme dans la foi, très solide sur le dogme, on ne le vit jamais fanatique. Son caractère plus que son esprit l’avait élevé jusqu’à la tolérance. L’ame de l’anachorète, discrètement repliée sur elle-même, s’ouvrait à toutes les sensations naïves et calmes ; ses traits, un peu communs, mais pleins de douceur, en étaient le miroir. Il connut l’amitié ; son attachement à un pauvre cordelier, nommé Francesco, ne se démentit jamais. Il connut aussi les charmes de la nature : la botanique, l’histoire naturelle surtout, occupaient tous ses loisirs ; il passait souvent des heures entières à analyser un insecte ou une fleur. Un livre à la main, il se perdait volontiers dans les bois. Ganganelli était à la fois candide et ambitieux. Son ambition était ardente, profonde, invétérée, mais en même temps pleine de bonhomie, empreinte d’une confiance mystique dans l’avenir. Qu’on ne s’en étonne pas ; ce qui est contradictoire n’est pas toujours contraire, et le nier c’est méconnaître l’homme. Ganganelli se croyait appelé par la Providence à des destinées merveilleuses. Dès l’enfance, un but éblouissant se plaça devant ses yeux ; il eut toujours foi en lui-même et marcha d’un pas ferme, appuyé sur la prédestination. Quand ses parens le détournaient de la vie monastique, il leur rappelait que le froc avait souvent précédé la pourpre, et que les deux derniers Sixte étaient sortis de l’ordre de saint François. Le nom de Sixte-Quint, sans cesse présent à sa pensée, le poursuivit dans toutes les phases de sa carrière. C’est que rien en Italie n’égale la popularité de ce nom, rien ne flatte à un plus haut degré l’orgueil démocratique. Le chevrier de l’Abruzze, le laboureur de la Sabine, se souviennent avec orgueil que le plus fier des pontifes naquit paysan, mendiant, gardeur de pourceaux. Ganganelli fut toute sa vie un moine, un homme du peuple. Dans aucune tête, le sillon de Sixte-Quint ne s’était gravé si profondément.

Des prédictions, des présages auxquels Ganganelli fut toujours accessible, entretinrent ses vagues espérances, et, quoi qu’en disent ses panégyristes, dont les aveux mêmes nous serviront de preuves, il résolut d’arriver au faîte des grandeurs. La dignité de général de son ordre se présenta à lui : tentation vulgaire ! Il la repoussa sans peine, et l’humilité servit de voile à des calculs d’une bien autre portée. Faut-il l’avouer ? Dans l’origine, Ganganelli accepta, il rechercha même la protection des jésuites. Le général de cet ordre le recommanda au neveu du pape ; Clément XIII le revêtit de la pourpre, et ce seul fait atteste l’influence de la société, car Clément ne fit jamais un pas sans la consulter. À la nouvelle de sa promotion, Ganganelli se jeta aux pieds de Rezzonico, il le supplia de choisir un plus digne, mais il eut le plaisir de se voir refusé avec colère. Parvenu au cardinalat, il conserva la simplicité de ses habitudes. C’était sincèrement qu’il préférait à de vaines cérémonies une table frugale, de longues promenades à cheval dans le désert de Rome, l’amitié de Francesco, les visites de quelques étrangers instruits, et surtout l’entretien paisible des pères du couvent des Saints-Apôtres. Touché de la réalité du pouvoir, il n’en aima jamais la pompe ; mais ces joies douces et uniformes ne le détournaient pas des soins d’une politique assidue et même assez tortueuse. Son intérêt, d’accord avec sa prudence, le portait à blâmer les résistances de la cour de Rome ; il exaltait la puissance des souverains. « Leurs bras sont bien longs, disait-il souvent, ils passent par-dessus les Alpes et les Pyrénées. » Ganganelli ne tarda pas à abandonner les jésuites et à se ranger sourdement du parti des couronnes. Dans les congrégations, il émit (avec précaution pourtant) des opinions favorables aux princes. Le duc de Parme trouva en lui un appui discret, mais sûr. Une correspondance étendue et mystérieuse suppléait à la timidité de ses démarches politiques. Ganganelli écrivait secrètement au père Castan, religieux de son ordre, retiré à Avignon, et livré à l’intrigue. Ce moine l’avait recommandé à Jarente, évêque d’Orléans, qui tenait alors en France la feuille des bénéfices. Cependant, au moment du conclave, les instructions de Versailles n’appuyèrent pas Ganganelli. Les historiens, qui l’affirment tous, sont tous dans l’erreur. À la vérité, ce cardinal fut inscrit sur la liste des bons sujets, c’est-à-dire des sujets qui ne seraient pas désagréables aux Bourbons ; mais son nom, mêlé à beaucoup d’autres, est accompagné de notes restrictives. La France, loin de le préférer au reste des candidats, le soupçonnait de manége et de duplicité. L’attitude de Ganganelli dans le conclave n’était pas propre à dissiper ces préventions. Familier jusqu’alors avec les Français, il avait paru attaché à leurs intérêts ; pendant toute la durée du conclave, il affecta de les fuir. En outre, Ganganelli était peu aimé des cardinaux. Toujours renfermé dans sa cellule, il évitait ses collègues. On put aisément attribuer tant de réserve à une ambition latente. Aussi personne, dans les premiers jours du conclave, ne pensa qu’il pût être élevé au trône. On ne sait si Bernis le pressentit sur le pacte mystérieux proposé par l’Espagne. Étant lui-même contraire à cette mesure, le cardinal français ne pouvait pas la présenter sous un point de vue séduisant ; peut-être même laissa-t-il percer sa répugnance, ce qui força l’Italien à la rejeter avec indignation. Quoi qu’il en soit, Bernis et Luynes persistèrent dans leurs scrupules, et les firent partager à Louis XV, qui accordait toujours au dogme le respect qu’il refusait à la morale.

Le temps s’écoulait, et la négociation n’avançait pas. Les Espagnols pouvaient seuls l’entreprendre et la terminer : ils arrivèrent enfin ; ils laissèrent à Bernis tous les dehors de l’influence, ils flattèrent son amour-propre par des marques de déférence, mais ils résolurent d’agir à son insu. Guidés par d’habiles conclavistes, ils devinèrent sur-le-champ l’ostentation et la mollesse du caractère de leur collègue ; ils surprirent aussi dans son cœur une secrète pitié pour les jésuites ; ils virent que ce sentiment n’avait pas échappé aux regards perçans des zelanti, et que leur audace s’en était accrue. En conséquence, ils résolurent d’endormir et de jouer Bernis. D’abord ils traversèrent sourdement sa négociation pour assurer Avignon à la France, et prétendirent que la question jésuitique devait être traitée isolément ; toute autre affaire nuisait à la principale. Ensuite, ils laissèrent Bernis chercher un candidat, et, munis de renseignemens particuliers sur les dispositions de Ganganelli, ils entamèrent avec lui directement une négociation mystérieuse. Solis, du fond de sa cellule, correspondit en secret avec Ganganelli, qui ne quittait jamais la sienne. Celui-ci, de son côté, se mit en rapport avec Albani, chef de la faction des zelanti, et tandis que ces deux reclus tenaient dans l’ombre le fil de cette grande intrigue, le cardinal-poète étalait sa bonne mine, ses airs de cour, recevait les hommages du sacré collége, et, dans l’effusion de sa vanité, s’écriait assez plaisamment : « Jamais les cardinaux de France n’ont eu plus de pouvoir que dans ce conclave ! »

Comme, après tout, il avait beaucoup d’esprit, Bernis finit par se douter de quelques menées souterraines ; mais les adroites réponses des Espagnols déroutaient sa frivolité : ils l’amusaient par de fausses confidences et négociaient toujours. Ganganelli de son côté, tous les monumens authentiques l’attestent, aspirait à la tiare avec ardeur. Bon, facile, conciliant, il admirait Benoît XIV et voulait faire revivre cette mémoire chérie ; il aimait les arts et voulait les protéger. Bénir le monde du haut de Saint-Pierre, quelle séduction pour un prêtre ! vivre au milieu des chefs-d’œuvre du Vatican, quel charme pour un Italien ! Clément XIII avait failli provoquer des schismes, Ganganelli allait réconcilier Rome avec les princes. Ce dessein était noble, il pouvait toucher une ame telle que la sienne ; mais pour l’accomplir, les moyens qu’il employa furent-ils tous également dignes de lui ? Est-il vrai que Ganganelli ait pris des engagemens formels contre les jésuites ? est-il vrai que, pour gage de son élection future, il ait remis aux Espagnols, sur leur sollicitation, un écrit signé de sa main, qui, sans impliquer formellement la promesse de la destruction des jésuites, en eût donné l’espérance ? est-il vrai que ce billet ait été conçu en ces termes : Je reconnais que le souverain pontife peut en conscience éteindre la société des jésuites en observant les règles canoniques ? Nous ne prononcerons pas.

Cependant l’unanimité des suffrages qui allait se réunir sur Ganganelli donna de violens soupçons à Bernis. Le cardinal français ne tarda pas à les éclaircir ; sûr d’avoir été joué, il voulut du moins sauver les apparences. Les Espagnols lui laissèrent volontiers ce rôle spécieux, qui convenait si bien au faste de ses manières. Bernis se rendit auprès du pape futur ; il espéra lui donner le change en se vantant d’avoir disposé tous les suffrages en sa faveur. Ganganelli se prêta volontiers à cette fiction et s’épuisa en protestations de reconnaissance pour la France et pour son ministre. On peut croire que cet excès de dissimulation lui causa un peu d’embarras ; il éprouva sans doute quelque peine à exprimer sa prétendue gratitude, car il eut recours à des paroles bizarres et d’un goût équivoque : « Je porte, dit-il, Louis XV dans mon cœur et le cardinal de Bernis dans ma main droite. » Il accompagna cette déclaration d’un retour étudié sur son indignité, et balbutia même une espèce de refus. Bernis ne prit pas la peine de répondre à ces protestations d’humilité, et, avec le ton d’un homme qui va décider du destin de l’église, il demanda nettement au cardinal ses intentions à l’égard des jésuites et de l’infant de Parme. Sur ce dernier point, Ganganelli répondit de la manière la plus satisfaisante ; il promit non-seulement de se réconcilier avec l’infant, mais de bénir lui-même son prochain mariage dans la basilique de Saint-Pierre. Quant aux jésuites, instruit sans doute des secrètes pensées de son interlocuteur, il reconnut l’abolition utile, mais il insista sur la nécessité d’y procéder avec prudence et réserve ; puis, pressé par Bernis, qui se croyait obligé de demander la destruction immédiate de la société par un coup d’état, il le pria de garder son ame en repos et de bien croire qu’une fois intronisé, le pape futur ne s’en tiendrait pas aux paroles. Enfin, Ganganelli promit à Bernis tout ce qu’il voulut ; il lui laissa même entrevoir la possibilité du retour d’Avignon à la France, et il s’engagea à nommer aux premières places de l’état ecclésiastique les sujets qu’indiquait la cour de Versailles.

Bernis, se croyant sûr d’avoir tout obtenu, courut à l’instant chez le cardinal Pozzo-Bonelli, chargé du secret de l’Autriche. Cette puissance avait témoigné une indifférence affectée pour le résultat d’une si longue lutte. Son représentant adhéra sur-le-champ au nouveau choix. Albani et Rezzonico, chefs du parti des jésuites, Orsini, cardinal napolitain, s’étaient également rendus chez Pozzo-Bonelli, et à peine Bernis eut-il parlé, que les cardinaux réunis en collége allèrent baiser la main du pape désigné. Ganganelli accepta leurs hommages, et, après un scrutin de pure formalité, Clément XIV fut proclamé souverain pontife[37]. Ainsi se dénoua un conclave mémorable, qui, faute de documens officiels, n’a cessé d’être présenté sous un faux jour.

IV.

Ganganelli était enfin arrivé au but éclatant de ses vœux secrets (1769). Son avénement fut le signal de l’enthousiasme le plus vif et le moins contesté. La France et l’Espagne s’attribuaient l’honneur de l’avoir élu. Satisfait de sa popularité, fort de l’appui des puissances, Ganganelli put alors se croire appelé à fermer les plaies de l’église. Aussi, de l’aveu de tous les spectateurs, le jour de son couronnement, il était radieux ; il se livra avec abandon à sa gaieté naturelle. Au moment d’entrer dans la basilique vaticane, il aperçut une pierre sur laquelle, simple moine encore, il avait voulu voir défiler le cortége du pape Rezzonico. « Voilà, dit-il en la montrant, voilà la pierre d’où on m’a chassé il y a dix ans. » Un des biographes de Clément XIV, Caraccioli, prétend qu’il s’endormit si profondément la nuit de son exaltation, qu’on eut beaucoup de peine à le réveiller. C’est vanter son humilité aux dépens de sa raison. Dans une telle situation, ce sommeil eût été stupide. En effet, quel emploi d’une nuit solennelle ! Cette nuit ne dut-elle pas être troublée par des réflexions amères ? Arrivé à ce trône si désiré, quel parti prendre ? Comment tenir une parole imprudente, mais obligatoire ? Comment supprimer les jésuites, comment les conserver ? Faut-il braver la colère des plus grands princes de l’Europe, les pousser au schisme, peut-être à l’hérésie ? Faut-il exposer le saint-siége à perdre non-seulement la propriété de Bénévent et du Comtat, mais encore l’obédience filiale du Portugal très fidèle, de la France très chrétienne, de l’Espagne très catholique ? D’un autre côté, comment rayer de la liste des choses vivantes un ordre approuvé par tant de papes, réputé le boulevard de l’église, le bouclier de la foi ? Telles étaient les réflexions qui devaient empêcher Clément XIV de dormir, sous peine de folie ; elles l’assaillirent sans doute à l’issue même de son adoration, car, bien loin de déployer cette obstination, cette fermeté inébranlable dont ses ennemis et ses panégyristes lui font également honneur, il résolut de temporiser, d’amuser les princes par des promesses, de contenir les jésuites par des hésitations concertées, en un mot d’éluder le péril au lieu de le braver. Dès ce jour, il voua son pontificat à toutes les ressources, à tous les artifices d’une faiblesse laborieuse.

Des obstacles insurmontables s’opposaient à l’exécution de ce projet, qui cependant n’était que l’absence de tout projet. L’Espagne et la France à sa suite demandaient avec autorité la suppression immédiate de l’ordre. Pour parer une attaque si vive, Clément redoubla d’égards et de flatteries envers les deux couronnes ; surtout il n’épargna rien pour satisfaire la vanité de Bernis, qui succédait définitivement au marquis d’Aubeterre. Quand le cardinal vint lui faire sa cour, il ne voulut point recevoir de lui les hommages dus au souverain pontife. Il lui interdit les génuflexions, lui offrit plusieurs fois sa tabatière, et voulut même le forcer à s’asseoir en sa présence. Bernis se retirait d’un air profondément respectueux ; Clément insista avec familiarité. « Nous sommes seuls, disait-il, personne ne nous voit, laissons là l’étiquette, et vivons dans la vieille égalité du cardinalat. » Quelques jours plus tard, lorsque Bernis lui présenta une lettre de Louis XV, Clément la saisit, la baisa avec transport, et s’écria : « Je dois tout à la France ! La Providence m’a choisi parmi le peuple, comme saint Pierre ; elle s’est servie de la maison de Bourbon pour m’élever sur la chaire du prince des apôtres. Elle a permis, ajouta-t-il en embrassant Bernis, elle a permis que vous fussiez le ministre du roi auprès du saint-siége ; toutes ces circonstances inespérées semblent m’assurer la protection du ciel, qui m’a ménagé celle de si grands princes. J’aurai en vous, mon cher cardinal, une confiance sans bornes. Point de voies indirectes, point de mystères entre nous. Je vous communiquerai tout, je ne ferai rien sans vous consulter. Ne craignez pas que je suive l’exemple de quelques-uns de mes prédécesseurs, que j’emploie d’autres moyens que ceux de la bonne foi et de la vérité. Vous en serez constamment juge, car je ne vous renverrai jamais à mon secrétaire d’état, et je vous prie d’avance de vous adresser toujours directement à moi-même. »

Ces assurances exaltaient Bernis ; il se croyait maître de Rome. Le pape entretenait soigneusement une telle illusion, et se servait de la vanité du cardinal pour le rendre complice de son système dilatoire. Aussi Bernis ne cessait-il d’écrire à sa cour pour la prier d’approuver des délais nécessaires à la dignité du pape et inévitables, selon lui, en des matières qui touchent à la discipline ecclésiastique[38]. Charles III était toujours ardent, toujours impatient ; Louis XV, au contraire, semblait se refroidir. Ses velléités de dévotion, ses remords intermittens, lui inspiraient beaucoup d’indulgence pour le pape. Le duc de Choiseul à son tour, dégoûté d’une négociation longue et fastidieuse, sentait son zèle se ralentir : il ne se trompait pas, comme Bernis, sur les motifs de Clément XIV, il s’exagérait même des artifices qu’il attribuait à la perfidie ; mais, devenu très insouciant sur l’issue d’une affaire qu’il avait jadis provoquée, il semblait oublier la part qu’il y avait prise, et ne cachait plus dans ses dépêches sa lassitude ni son dédain. « Je finirai l’histoire des jésuites, écrivait-il à Bernis, en mettant sous vos yeux un tableau qui, je crois, vous frappera. Je ne sais s’il a été bien fait de renvoyer les jésuites de France et d’Espagne ; ils sont renvoyés de tous les états de la maison de Bourbon. Je crois qu’il a été encore plus mal fait, ces moines renvoyés, de faire à Rome une démarche d’éclat pour la suppression de l’ordre et d’avertir l’Europe de cette démarche. Elle est faite, et il se trouve que les rois de France, d’Espagne et de Naples sont en guerre ouverte contre les jésuites et leurs partisans. Seront-ils supprimés, ne le seront-ils pas ? Les rois l’emporteront-ils ? les jésuites auront-ils la victoire ? Voilà la question qui agite les cabinets et qui est la source des intrigues, des tracasseries, des embarras de toutes les cours catholiques. En vérité, l’on ne peut pas voir ce tableau de sang-froid, sans en sentir l’indécence, et si j’étais ambassadeur à Rome, je serais honteux de voir le père Ricci l’antagoniste de mon maître[39]. » C’est ainsi que, par une légèreté incroyable, Choiseul blâmait une démarche dont il était l’auteur ! Le pape, en demandant du temps, trouva donc quelque appui à la cour de Louis XV ; le roi de France se chargea de tempérer la fougue de son cousin d’Espagne, qui, par déférence pour le pacte de famille, permit à regret un ajournement.

Clément XIV respira ; il s’applaudit au fond du cœur de son adroite politique et espéra bien y trouver de nouvelles ressources pour des délais indéfinis. Cette trêve fut le plus heureux moment, le seul moment heureux de son pontificat. Il en jouit avec délices. La gaieté de son caractère reparut sans contrainte, et ceux qui l’approchèrent alors ne virent en lui ni un moine morose, ni un parvenu ébloui de sa puissance, mais un bon prêtre, de mœurs irréprochables et d’un commerce rempli d’agrément. Le rang suprême n’avait rien changé à ses manières. Il mesurait avec le calme d’un témoin désintéressé l’espace immense qu’il avait franchi. Il se rappelait l’humilité de ses premières années, ses commencemens si pénibles, et en parlait souvent, trop souvent peut-être, ce qui donnait à sa conversation plus de charme que de dignité. Bienveillant pour tous en apparence, il n’accordait sa faveur à personne. Le sacré collége, bien accueilli par le pape, n’avait aucune part à sa confiance. Clément était d’une discrétion à toute épreuve. La justice qu’on lui rendait sous ce rapport le flattait singulièrement. Il portait cette vertu jusqu’à l’excès. Croyant pouvoir suffire à tout, il n’appelait personne à partager ses travaux : aussi perdait-il le temps en détails trop minutieux pour un souverain. Toutefois, comme l’homme ne peut vivre seul, il accordait aux subalternes la confiance qu’il refusait à des personnages considérables. Les impressions du cloître avaient beaucoup d’empire sur lui. Il les cherchait auprès du frère Francesco. Au bord du lac d’Albano, sous les berceaux de Castel-Gandolfe, le souverain pontife passait des heures entières avec le vieux témoin de son jeune âge. Francesco était à la fois son ami, son majordome et son cuisinier ; Clément ne touchait qu’aux mets grossiers apprêtés par ses mains. Francesco n’avait ni lettres, ni connaissance des hommes ; néanmoins, d’accord avec un autre religieux, le père Buontempi, il exerçait un grand ascendant sur son maître. Il l’entourait de gens inconnus, mais dévoués à son crédit. Ganganelli aimait à vivre parmi eux. Peu habitué au monde, imbu d’une aversion plébéienne pour les grands, il s’en défiait et les écartait avec soin. Il n’était heureux qu’entouré de ceux qu’il avait vus jadis ses égaux. On sent que les jésuites ne devaient pas négliger ce canal secret. Le sacré collége et la haute noblesse les secondaient dans leurs efforts. Les cardinaux et les princes étaient privés de tout moyen direct de communiquer avec le pape. Pour arriver jusqu’à lui, ils mettaient leur espoir dans le savoir-faire de la société, car elle avait toujours eu l’art d’associer les hautes classes à ses intérêts particuliers. Dans les palais de Rome, les jésuites étaient les intendans des maris, les précepteurs des enfans, les directeurs des femmes ; à toutes les tables, dans toutes les conversazione y régnait despotiquement un jésuite. Leur triomphe assurait celui de la noblesse. Le pape cependant se prêtait peu à leurs avances ; il ne les recevait pas en public, et secrètement leur répondait par des paroles évasives. Il les faisait passer sans relâche de la confiance à la crainte et du découragement à l’espoir. Ganganelli essayait le même jeu avec les couronnes. Cette sécurité trompeuse lui donna quelques momens de bonheur, elle embellit encore à ses yeux cette nature d’Albano déjà si belle et dont son ame sensible appréciait si bien les charmes, mais son illusion n’eut que la durée des beaux jours d’automne. À peine rentré dans Rome, Ganganelli sentit qu’il s’était flatté en vain de couler le reste de sa vie sur les bords d’un lac enchanté, dans l’oisiveté d’un équilibre puéril, tenant la balance entre les jésuites et les rois, et les endormant tour à tour par des promesses renouvelées sans cesse, mais jamais accomplies.

Incapable d’une plus longue attente, le roi d’Espagne redoubla d’instances, il s’emporta même jusqu’à la menace. Les jésuites, de leur côté, eurent recours à de semblables moyens. La séduction ne leur avait pas réussi, ils firent de la terreur. Ils n’avaient pas besoin de toute leur perspicacité pour connaître Ganganelli ; un jour leur avait suffi pour le pénétrer. Le jour de son avènement devait être celui de leur ruine, ils s’y étaient attendus, ils s’y étaient résignés : Ganganelli hésita, dès-lors la société méprisa un ennemi qui la laissait vivre. Les jésuites n’épargnèrent rien pour infiltrer par degrés la peur dans l’ame de Clément XIV. D’abord on lui représenta le danger d’irriter le sacré collége et la noblesse, on lui allégua ensuite la nécessité de ménager les cours d’Autriche et de Sardaigne, qui honoraient les pères de leur protection ; mais, comme les menaces de l’Espagne, soutenues par la France, dominaient ces considérations secondaires, il fallut recourir à des argumens personnels. Il fallut effrayer Ganganelli, non pas sur sa politique, mais sur sa vie. Obsédé par un entourage perfide, il ne put résister à ces impressions. Bientôt sa gaieté disparut, sa santé s’altéra, les traces d’une inquiétude extrême s’imprimèrent sur son visage ; il rechercha la solitude avec une nouvelle ardeur, et veilla plus que jamais à ce que les mets de sa table fussent tous préparés par le vieux moine, son compagnon d’enfance.

Cependant les messages de Charles III se multipliaient. Choiseul, par complaisance pour l’Espagne, les appuyait avec force. Placé entre deux écueils également dangereux, Clément essaya de calmer la colère des princes ; il mit tout son espoir dans le cardinal de Bernis, qui avait acquis beaucoup de considération à Rome par la noble affabilité de ses manières et l’éclat presque royal de sa représentation. Le pape, dès l’origine, lui témoigna des égards qui depuis se changèrent en confiance, et Bernis y répondit par une vive sympathie. Ganganelli s’était étudié à prévenir les moindres désirs du cardinal français ; il lui avait accordé, sans hésitation, une foule de petites graces, telles que dispenses, sécularisations, diminutions de droits à la daterie, etc. Cette condescendance réclamait quelque retour ; le moment était venu pour Bernis de témoigner sa reconnaissance. Le pape prenait tous les tons pour se concilier les Bourbons, sans s’associer à la vengeance qu’ils voulaient tirer des jésuites. Tantôt il insistait sur la dignité du souverain pontife, qui ne peut, qui ne doit jamais céder à la force ; tantôt il alléguait la nécessité de réflexions profondes avant d’en venir à une mesure de cette importance. Enfermé avec Marefoschi et d’autres canonistes consommés, il compulsait les livres, les mémoires relatifs à la société ; il faisait même venir d’Espagne, pour gagner du temps, les correspondances de Philippe II avec Sixte-Quint. Puis, après avoir épuisé tous les moyens de ce genre, il se perdait dans un labyrinthe de motifs frivoles. Il feignait de craindre le ressentiment de Marie-Thérèse et d’autres princes catholiques ; il en appelait même à des gouvernemens séparés de l’église romaine, à la Prusse, à la Russie ; enfin, il promettait de chasser les jésuites après avoir obtenu le consentement de toutes les cours sans exception. Ce procédé, d’une longueur extrême, d’une difficulté inouie, souriait à sa faiblesse, parce qu’il espérait se sauver à travers ces mêmes longueurs, ces mêmes difficultés. Son embarras lui suggérait d’autres expédiens, également inacceptables. Il promettait de ne point donner de successeur à Ricci, de ne plus admettre de novices. Il parlait même d’assembler un concile pour se décharger sur lui du soin de juger cette haute question. Toutes ces propositions finissaient par le mot de réforme. Telles étaient les angoisses de Clément dans ses entretiens avec Bernis. Le cardinal cherchait à ranimer son courage, et lui faisait quelques tendres reproches. « Hélas ! s’écriait alors le pape dans sa détresse, je ne suis pas né pour le trône. Je m’en aperçois tous les jours. Pardonnez à un pauvre moine des défauts contractés dans la solitude. » Il ajoutait même avec naïveté : « Je crois impossible à un religieux de se défaire entièrement de l’esprit attaché au capuchon[40]. » Bernis n’avait la force de rien répondre, car, à travers le voile de ses paroles, il sentait le cœur de Ganganelli frappé d’une émotion vive et intime. Tandis que le pape s’épuisait en raisonnemens politiques, l’idée du poison le glaçait de crainte. Alors Bernis, ému de compassion, flatté surtout de voir un souverain pleurant dans ses bras, un pape presque à ses pieds, Bernis unissait sa propre faiblesse à celle de Clément XIV. Il le plaignait au lieu de le rassurer. Il entrait dans ses vues et les justifiait auprès du ministère français. Ravi d’exercer une sorte de patronage sur le saint-père, il priait Choiseul de l’abandonner à ses soins. Il promettait de prodiguer, dans ses entretiens avec Clément XIV, ces graces, cette persuasion qu’il croyait irrésistibles. C’était, selon lui, le seul moyen d’obtenir quelque chose du pape. En le heurtant, on ne parviendrait qu’à l’avilir, à compromettre sa santé, peut-être sa vie. En le livrant aux séductions du cardinal de Bernis, on était sûr de l’y voir céder tôt ou tard. C’est ainsi que le bon cardinal servait l’indécision du pape en croyant la dominer. Il est vrai que dans le même moment il donnait à sa cour le conseil de renoncer à la demande de suppression, en exigeant en revanche le retour d’Avignon à la couronne. Cet expédient était peut-être indiqué par Clément XIV lui-même. Les engagemens de la cour de Versailles avec celle d’Aranjuez s’opposèrent à l’exécution du projet. Choiseul riait de la pusillanimité du pape, il traitait ses scrupules de moineries, ses terreurs de lâchetés ; il refusait de croire que les jésuites fussent capables d’un homicide, et répondait que personne ne serait sûr de mourir dans son lit, si tous les intrigans devenaient des assassins. Charles III, plus sérieux et plus ardent, opposait la même incrédulité aux allégations du saint-père, mais il ne s’amusait pas à de froides railleries. Excité par le ministre Roda, par Moniño, par le duc d’Albe, afin d’ôter tout prétexte à Clément, il offrit de faire débarquer six mille hommes à Civita-Vecchia pour le défendre contre ses ennemis ; puis, suspectant la bonne foi de Bernis dans cette négociation, il le dénonça à la cour de France, et sollicita son rappel.

Bernis sentit la secousse qui avait failli le renverser. Pour détourner le péril, il changea de procédé avec le pape. De facile qu’il avait été, il devint exigeant. Faute de mieux, il l’engagea à apaiser Charles III par une lettre. Les amis de Bernis lui avaient conseillé cette démarche comme l’unique moyen de regagner les bonnes graces de ce monarque. Ganganelli ne sut pas éviter le piége ; il ne sentit que la joie d’échapper à un mal présent, et ne vit pas qu’en s’engageant par écrit, il grevait son avenir d’un obstacle invincible. Pressé de calmer le roi d’Espagne, il donna à ses promesses un caractère positif et irrévocable. Dans cette lettre, il refusait le secours offert par sa majesté catholique, il demandait du temps pour opérer la suppression des jésuites ; mais en même temps il la reconnaissait indispensable, et convenait en propres termes que les membres de cette société avaient mérité leur ruine par l’inquiétude de leur esprit et l’audace de leurs menées (1770). C’est là cette lettre que tous les historiens ont confondue avec l’engagement, beaucoup plus vague, signé, dit-on, par Ganganelli avant son élection. Guidés par des notions imparfaites, ils ont transporté ce dernier écrit à une date antérieure. Ici les faits se trouvent rétablis d’après les papiers d’état les plus authentiques[41].

Maître d’un pareil écrit, Charles III le devenait dès-lors de toute la négociation. Il ne craignait plus rien, Ganganelli s’était fait son vassal. Jamais conduite ne fut plus maladroite. Il fallait ou ne point s’enchaîner par des termes aussi positifs, ou procéder sur-le-champ à la dissolution de l’ordre ; mais Clément XIV n’avait pas cette vigueur qui sauve les grandes mesures par une prompte décision. Il avait éloigné pour quelque temps le calice d’amertume ; cette trêve lui suffisait. Avant d’en venir à une guerre ouverte, il voulait, disait-il, s’accoutumer au bruit du canon. Aussi, pour donner un premier gage aux cours, il prit une résolution sans exemple dans les annales du souverain pontificat. La lecture de la bulle in cœna Domini fut omise le jeudi-saint ; Clément XIV la supprima, non sans crainte. En effet, quoique commandée par les circonstances et sollicitée par toutes les cours, une si grave résolution causa beaucoup d’étonnement dans Rome. Il y eut des plaintes dans le parti zelante, mais au bout de huit jours ces murmures tombèrent. Clément XIV, très agité jusqu’au moment décisif, éprouva une agréable surprise en apprenant qu’aucune manifestation fâcheuse n’avait suivi cet acte de vigueur.

Un autre succès plus important rassura le pape et releva son ame abattue. Dès son avénement, il avait noué une correspondance secrète avec le Portugal. Rétablir les anciennes relations de ce royaume et du saint-siége était l’un de ses vœux les plus chers. Pombal avait essayé vainement de prolonger la rupture ; une telle situation avait fini par devenir impossible. La haute noblesse du Portugal était, on ne l’ignore pas, la plus inabordable, la plus exclusive de l’Europe. Les seigneurs portugais ne s’alliaient qu’entre eux et ne formaient qu’une famille. Le pape cependant n’envoyait plus de dispenses, et toutes celles qui n’émanaient pas de Rome passaient pour autant de sacriléges. L’archevêque d’Evora, pour plaire à Pombal, essaya d’en distribuer ; les dons du prélat courtisan furent repoussés avec mépris. Les plaintes, d’abord sourdes et timides, éclatèrent générales et publiques[42]. Le roi de Portugal lui-même en fut ému, il eut des scrupules, il conçut des doutes, il traita son ministre avec froideur. Un jour ce prince ne répondit à ses argumens contre le saint-siége qu’en lui tournant le dos à la vue de toute sa cour. Pombal effrayé s’aperçut qu’il avait été trop loin ; il redoubla de zèle pour l’inquisition. Jusque-là elle n’avait porté que le titre d’excellence ; un édit la titra de majesté. Le peuple de Lisbonne soupirait après un auto-da-fé légitime ; celui de Malagrida, déjà ancien d’ailleurs, n’avait pas réjoui les ames pieuses : un nouvel auto-da-fé, accordé avec grace par Pombal, fut célébré avec magnificence. Ce n’était pas assez ; les Portugais de toutes les classes demandèrent une réconciliation complète avec le pape, et l’admission immédiate d’un nonce à Lisbonne. Ce n’était qu’un cri, poussé à la fois par le peuple, la bourgeoisie et les fidalgues. Tout inflexible qu’était Pombal, il céda. La douce tolérance de Clément XIV ne lui laissait plus, auprès de Joseph Ier, la ressource de l’accusation. Ganganelli suppliait, il ne menaçait pas. Le roi parla avec autorité pour la première fois. Pombal obéit ; il accorda la paix au pontife, mais à deux conditions : le chapeau pour un de ses frères, et la promesse formelle de supprimer la société de Jésus. Les deux conditions furent acceptées, la seconde seulement resta secrète.

Rome applaudit avec transport aux talens de Clément XIV. La nouvelle de l’accueil fait par le roi de Portugal au nonce Conti, l’apparition de ce prélat dans le Tage sur la galère royale chargée de soixante-dix rameurs richement vêtus, les acclamations du peuple répandu sur le rivage, tous ces détails, grossis par les gazettes, exaltèrent la vanité romaine. Clément XIV n’était plus le vassal des couronnes, c’était un pontife habile qui mûrissait ses plans dans le silence. Lui-même parut enivré de son succès. Il fit frapper une médaille, ordonna des réjouissances, annonça le retour de la brebis égarée au giron de l’église, et dans l’excès de son enthousiasme, de sa reconnaissance pour Pombal, Clément vanta les vertus de ce ministre et même son attachement au saint-siége. L’illusion dura peu. Ces démonstrations, accordées à la conscience intimidée du roi et à la piété des peuples, n’avaient point changé les projets de Pombal. Le nonce vivait à Lisbonne environné d’hommages extérieurs, mais il réclamait en vain le rétablissement du tribunal de nonciature. La malveillance fut même poussée au point que plus d’une fois le nonce demanda son rappel. À des refus décisifs Pombal joignit une foule de petites mortifications.

Tanucci, ministre principal de Ferdinand IV, roi de Naples, résolut de vaincre Pombal en mauvaise grâce. Ennemi personnel de Ganganelli, Tanucci ne lui avait su aucun gré de l’omission de la bulle in cœna Domini, et tous les jours sa haine se signalait par des insultes qui ne se bornaient pas aux hostilités théologiques. Un jour, à l’improviste, il donna l’ordre d’enlever les marbres qui depuis plus d’un siècle décoraient le palais Farnèse. Le grand-duc de Toscane imita cet exemple ; il fit dépouiller la villa Médicis. Tous deux agissaient dans leur droit, mais l’indignation des Romains n’en fut pas moins profonde lorsqu’ils virent l’Hercule et le taureau Farnèse s’acheminer vers Naples, la famille de Niobé prendre la route de Florence. Les affronts de ce genre sont les plus sensibles, parce qu’ils visent plus directement à la partie délicate de l’amour-propre national. Pour la France, les arts ne sont pas toute la vie, et cependant, lorsqu’elle perdit à la fois des provinces et des chefs-d’œuvre, on ne sait laquelle de ces pertes fit battre son cœur d’une plus généreuse colère. L’irritation des Romains ne connut plus de bornes. Le séquestre prolongé de Bénévent et d’Avignon en augmentait la violence ; Clément XIV tomba dans le mépris de ses sujets. Le peuple s’indignait de voir un pape prosterné aux pieds des princes, et prosterné sans espérance ; il demandait à quelle époque Avignon, Bénévent, ces conquêtes chères à l’orgueil romain, seraient enfin le prix de l’avilissement de Ganganelli. Sa pauvreté volontaire, qui jadis l’avait rendu si populaire parmi les Transteverins, devint un sujet de railleries ; elle lui fut imputée à crime comme une honteuse avarice. Il n’avait ni favoris, ni neveux, il n’enrichissait pas sa famille ; on ne lui en savait aucun gré. Par suite d’une administration négligente, la disette régnait dans Rome. Les cardinaux, de leur côté, ne pouvaient supporter l’éloignement du pontife pour leurs avis. Les grands seigneurs, les dames romaines n’avaient ni crédit, ni influence. Tous confièrent leur vengeance aux jésuites. Ceux-ci s’étaient ranimés, ils étaient revenus d’un premier étourdissement, ils portaient la tête haute. Pour endormir ou pour compromettre Ganganelli, ils répandirent les bruits les plus hasardés. À les en croire, le roi d’Espagne, mieux éclairé, ne songeait plus à les persécuter. La France les soutenait : une des filles de Louis XV, Mme Louise, devenue religieuse, plaidait leur cause auprès de ce monarque, et Bernis leur avait promis son appui. Ils s’efforcèrent d’éblouir tous les regards par l’étalage de leur prétendue victoire. Dans la réalité, le pape se voyait menacé par les trois cours de la maison de Bourbon, par le Portugal, dont la froide réconciliation était au prix du bannissement des jésuites, par le grand-duc Léopold et l’empereur Joseph, qui essayaient déjà la réforme qu’ils poursuivirent depuis avec tant de persévérance. Rome n’avait plus de protecteur dans le monde catholique. Charles-Emmanuel lui restait fidèle ; mais, en présence de l’hostilité des deux premières cours catholiques, l’appui du roi de Sardaigne n’aplanissait guère les obstacles sous les pas du saint-père.

Clément XIV était bien digne d’intérêt et, si on ose le dire, de commisération. Dieu n’avait point créé son ame pour de si rudes tempêtes. Doux et humain, il était aimable dans l’intimité, non comme Benoît XIV, par un tour d’idées original ou des aperçus très fins, mais par une bonhomie spirituelle, par une humeur égale, sans fadeur ni monotonie. Il ne sortait jamais des bienséances de son état de prêtre et de son rang de souverain pontife, mais il ne réprouvait pas une raillerie innocente. Pourtant, c’est à tort qu’on a voulu lui faire une réputation d’écrivain. Jamais on n’a pu produire les originaux des lettres publiées sous son nom par le marquis Caraccioli. D’ailleurs, authentiques ou supposées, ces lettres sont assez médiocres, et l’esprit de parti peut seul expliquer la popularité d’une fiction moderne très ingénieuse, mais tout-à-fait romanesque, qui établit une correspondance suivie entre ce pape et Arlequin.

Ganganelli admettait les dissidences d’opinion toutes les fois que l’expression en était décente. Comme ses prédécesseurs, il avait fulminé des bulles contre les livres philosophiques, mais il ménageait les philosophes sans les flatter, et quoiqu’il n’eût jamais permis à Voltaire de correspondre avec lui, il en recevait avec bonté quelques complimens indirects. Il riait de ses plaisanteries et faisait dire au patriarche de Ferney, par son vieil ami le cardinal de Bernis, qu’il oserait l’aimer, s’il finissait par devenir un bon capucin. Une autre fois, Voltaire avait chargé un voyageur de lui rapporter les oreilles du grand-inquisiteur. Clément XIV le sut, et fit répondre au joyeux patriarche que, depuis quelque temps, le grand inquisiteur n’avait plus d’yeux ni d’oreilles. Chez un moine qui n’avait cultivé d’autre science que la scholastique et qui devait manquer d’usage du monde, ce ton était gracieux et devait plaire. Tout Italien aime les arts. Clément XIV n’était pas connaisseur, mais il savait que les arts sont une gloire du souverain pontificat. Il ordonna des fouilles dans la ville, dans la campagne et même dans le lit du Tibre. Il acquit des chefs-d’œuvre, réunit des collections éparses et forma le musée nommé depuis Pio-Clémentin. Cependant l’honneur de cette association des noms des deux pontifes est justement resté au successeur de Ganganelli. Pie VI accomplit ce que Clément XIV avait commencé. Nous ne reviendrons pas sur la simplicité de sa vie privée, qui tenait de l’anachorète et de l’homme du peuple. Il n’aimait pas les grands et les jugeait avec une sévérité extrême. Loin de les mettre dans sa confidence, il châtiait sans pitié leurs déportemens. La noblesse le haïssait. Les étrangers, en revanche, éprouvaient pour lui une haute estime et lui témoignaient un respect sincère. Il exerçait très dignement à leur égard la noble hospitalité qui fait encore de Rome le rendez-vous de l’Europe entière. Par un de ces hasards dont cette ville offre seule l’exemple, le prince Charles-Édouard y rencontra le duc de Glocester, frère de George III. Leurs voitures se croisèrent sur la place Navonne. Rivaux, mais surtout gentilshommes, ils se saluèrent avec une froide courtoisie. Ganganelli, dévoué aux gouvernemens de fait, était, comme tous les papes, peu curieux de légitimité. Il n’accorda jamais le traitement royal au prince Stuart. En agissant autrement, il aurait trop offensé l’Angleterre. Clément XIV la ménageait, il laissa même éclater son penchant pour elle avec une franchise qui donna beaucoup d’ombrage à l’Espagne. Charles III découvrit l’envoi secret du prélat Caprara à la cour de Londres et s’en plaignit amèrement. Le roi d’Espagne accusa le pape de menées avec le cabinet britannique. Ganganelli s’excusa en alléguant qu’il devait veiller sur les intérêts de ses fils d’Irlande, et, en effet, il paraît que le gouvernement anglais avait promis quelques concessions aux catholiques de ce pays dans le cas où leur clergé consentirait à souscrire à la déclaration de l’église gallicane. Clément XIV conduisit secrètement cette affaire avec Hervey et d’autres évêques irlandais ; mais une telle négociation devait nécessairement échouer. Malgré cet échec. Clément traitait toujours les Anglais avec sympathie. Ceux-ci renouvelèrent en sa faveur l’honneur décerné jadis à Benoît XIV : on vit ses portraits et ses bustes dans les châteaux de plusieurs lords connus par leur influence politique. Cet accord ne pouvait échapper aux jésuites : ils résolurent d’en profiter, ils flattèrent les Anglais, s’étayèrent de leur protection auprès du pape et se vantèrent de l’envoi d’une escadre britannique à Civita-Vecchia, dans le cas où l’Espagne demanderait la dissolution de l’ordre à la pointe des baïonnettes[43].

Au milieu de ce conflit bizarre d’intérêts si divers et si opposés, un évènement plus décisif ranima les espérances de la société : le duc de Choiseul venait de tomber (25 décembre 1770). Dans ce premier moment, l’exaltation de la société passa toute mesure ; elle rêva, non pas son rétablissement, mais son triomphe, et se prépara à la vengeance. Bien instruite de la haine du duc d’Aiguillon pour son prédécesseur, elle résolut de l’exploiter. Un mémoire fut immédiatement présenté à Louis XV. Les jésuites s’y exprimaient en termes très respectueux pour le roi ; ils se prosternaient en esprit à ses pieds, mais ils n’épargnaient ni le dernier ministère, ni le pape lui-même ; ils peignaient sa sainteté entourée d’une cabale et entièrement subjuguée par ses prestiges. Après avoir vanté leurs services et protesté contre l’iniquité de la persécution qu’ils enduraient, ils demandaient la mise en jugement de l’abbé Béliardy et d’autres agens subalternes du duc de Choiseul : ils cherchaient à arriver jusqu’à l’ancien ministre lui-même, dans l’espoir de lui faire intenter un procès criminel[44]. D’Aiguillon s’y serait prêté avec joie, mais la nécessité de ménager le roi d’Espagne le fit renoncer à toute tentative de ce genre. Déjà, à la nouvelle du changement de ministère, Charles III, profondément affligé de la disgrace d’un ami, n’avait pas caché ses défiances sur les intentions de son successeur. Loin de chercher à irriter ce monarque, d’Aiguillon avait besoin de le rassurer. Une conduite claire et nette dans l’affaire que le roi catholique poursuivait avec tant d’ardeur pouvait seule apaiser un prince si absolu. D’Aiguillon se rendit à cette nécessité, qui contrariait à la fois son penchant et ses projets. Il était attaché aux jésuites ; leur cabale l’avait porté au ministère. En protégeant la société, en lui rendant le pouvoir qu’elle avait perdu, Mme Du Barry, sa protectrice, s’assurait d’ardens défenseurs. Que d’éloges ! quels panégyriques ! le jésuitisme, comme l’Encyclopédie, allait avoir sa Pompadour. C’était mieux : grâce à des plumes complaisantes et sacrées, la favorite devenait une Maintenon. Ce plan flattait à la fois l’ambition du ministre et l’amour-propre de Mme Du Barry ; cependant les exigences du roi d’Espagne dominaient ces considérations. Tout successeur de Choiseul lui semblait suspect ; il fallait désarmer sa défiance, le gagner, lui donner des gages. En conséquence, le nouveau ministre débuta par une de ces lâchetés qui rendirent depuis son administration si fameuse. Bernis, trop tiède au gré du roi Charles III, lui déplaisait depuis long-temps. D’Aiguillon livra les dépêches du cardinal au comte de Fuentes, ambassadeur d’Espagne[45] ; ces dépêches accusaient la mollesse des poursuites du cardinal contre les jésuites. D’Aiguillon promit d’y mettre un terme par des ordres sévères ; mais en même temps il demanda un profond secret à l’égard de Bernis. Telle est l’allure des gouvernemens faibles, et par conséquent perfides.

Tous les doutes de Charles III furent dissipés. Dès ce moment, il oublia Choiseul, et, pour témoigner sa reconnaissance à d’Aiguillon, il traita directement avec lui la négociation sur les jésuites. L’ambassadeur de France à Madrid et celui d’Espagne à Versailles poussèrent même la confiance jusqu’à s’envoyer mutuellement leurs dépêches : celles de Florida Blanca furent expédiées de Madrid en France[46].

À cette époque, la situation de Clément XIV devint très malheureuse. Tous les délais étaient épuisés ; les menaces des jésuites grondaient autour de lui avec une nouvelle énergie, et, pour mieux frapper son imagination, prenaient une forme fantastique. Sa mort prochaine était annoncée par des fourbes dont les prédictions trouvaient du crédit parmi le peuple. Une paysanne du village de Valentano, nommée Bernardina Beruzzi, s’érigea en prophétesse ; elle annonçait la vacance du saint-siége par un assemblage d’initiales mystérieuses, P. S. S. V., ce qui signifiait : Le saint-siége sera bientôt vacant ; prestò sara sede vacante. Le pape était trop éclairé et trop religieux pour admettre la possibilité de lire dans la destinée ; mais il pouvait croire qu’il était facile à certains devins de prédire un avenir dont ils se rendraient les maîtres, il craignait que le fer ou le poison ne vînt à leur secours. C’est dans les cercles de Rome, c’est presque en public et à haute voix, que les partisans des jésuites accusaient Clément et qu’ils flétrissaient son nom. L’idée de sa déposition, de son remplacement, n’effrayait pas leur audace. Des images insultantes, des tableaux hideux, annonçaient une catastrophe prochaine sous la forme d’une vengeance providentielle. Bien loin de repousser l’appui d’un mensonge honteux, le père Ricci ne recula pas devant une entrevue avec la sorcière de Valentano[47]. Encore si le pape n’avait eu à combattre qu’une seule crainte, si les princes lui rendaient le repos que lui enlevaient les théologiens ; mais leur colère assoupie pendant deux ans se réveillait plus violente que jamais. Charles III perdit entièrement patience ; il menaça le pape de le déshonorer en imprimant sa lettre. Clément, frappé de terreur d’une part, et de l’autre accablé de honte, n’osait plus lever les yeux sur les ministres étrangers ; il évitait de les rencontrer. Sous prétexte de soins nécessaires à sa santé, il leur refusait les audiences ordinaires et se retirait à Castel-Gandolfo, seul avec son fidèle Francesco. Bernis lui-même ne trouvait plus d’accès auprès de lui. Un incident nouveau redoubla son embarras. Azpurù, archevêque de Valence, était mort. Charles III résolut de le remplacer à Rome par un homme ferme et nomma Moniño. Aucun choix ne pouvait être plus significatif ; ce nom était déjà une hostilité (1772).

François-Antoine Moniño, depuis comte de Florida Blanca[48], était un magistrat déjà célèbre en Espagne. Comme fiscal ou procureur-général, il défendit toujours avec force les droits de l’empire contre les empiètemens du sacerdoce, et son zèle pour cette cause fut si vif, qu’on l’attribua à une animosité personnelle. Il partageait avec d’Aranda, Roda et Campomanes l’éclat et le danger d’avoir provoqué le bannissement des jésuites d’Espagne. Rien ne devait donc sembler plus formidable à Clément XIV que le choix de cet ambassadeur. À son arrivée, les jésuites furent consternés. Bernis, de son côté, ne se sentit pas plus tranquille. Averti de la réputation de Florida Blanca, que le duc d’Aiguillon lui avait ordonné de suivre pas à pas, le cardinal essaya de gagner la confiance de son collègue et déploya dans leur première entrevue ces graces qu’il croyait toujours irrésistibles. Il se plaignit avec douceur des préventions de la cour de Madrid, et, n’oubliant jamais ses propres louanges, il s’embarrassa dans une apologie plus spécieuse que solide. Florida Blanca l’écouta avec beaucoup d’égards ; mais, après les premières civilités, il lui fit entendre clairement que le temps de la faiblesse était passé, que désormais elle deviendrait suspecte, et que le roi son maître voulait absolument une conclusion. Bernis entendit ce langage. Il aimait sa place, qu’il remplissait avec beaucoup d’agrément et d’éclat, et il la voyait entre les mains du roi d’Espagne : pour la conserver, il devait se livrer aveuglément à Charles III ; aussi, dès cette entrevue, renonçant à tous les petits artifices, à tous les subterfuges de l’Œil-de-Bœuf, il assura le ministre espagnol d’une franche coopération. Même, pour mieux le convaincre, il tomba d’accord, de très bonne grace, sur les fautes du pape ; il se moqua de ce ton d’oracle qu’il affectait depuis long-temps, insista sur la nécessité de le forcer à s’expliquer, et alla même jusqu’à jeter quelque doute sur la bonne foi du saint-père. Florida Blanca en demandait beaucoup moins.

Cependant Clément XIV était en proie à des transes inexprimables. S’il posséda jamais cette fermeté d’ame, ce grand caractère que plusieurs historiens lui accordent, il ne le prouva guère en cette occasion. L’approche de Florida Blanca l’avait frappé d’une crainte puérile. Vainement il affectait du calme ; ses traits, sa contenance, la pâleur de son front, révélaient aux moins clairvoyans son trouble intérieur. Des actes firent bientôt connaître ses véritables sentimens ; il recula de huit jours l’audience de l’envoyé d’Espagne ; enfin, après un délai si inutile, il consentit à le voir[49]. L’embarras du pape frappa cette première audience d’une complète nullité. Florida Blanca se retira mécontent, et ne tarda pas à solliciter une seconde entrevue. Le pape essaya encore une fois de le faire attendre. Sans projet, sans conviction, flottant entre les jésuites et les cours, n’osant ni affronter ses ennemis ni servir ses amis, il crut caresser l’amour-propre de Florida Blanca en traitant Bernis avec froideur ; mais l’Espagnol, ardent dans ses passions, quoique flegmatique dans ses formes, n’acceptait pas ce léger sacrifice. Un crédit apparent ne lui suffisait pas ; le succès complet de son plan pouvait seul le satisfaire. Ne pouvant arriver jusqu’au pape, il tourna en ridicule cette fuite subite, ces maladies feintes, ces eaux prises hors de saison. Il déclara hautement qu’il mettrait obstacle à un voyage d’Assise projeté par le saint-père. Il affecta de demander si sa sainteté s’enfermait pour jouer aux quilles avec le père Buontempi et le frère Francesco ; puis, faisant succéder la menace au sarcasme, il s’adressa aux familiers du pape, il leur donna à choisir entre les piastres de l’Espagne et la colère de Charles III. Séduits et intimidés, les favoris lui promirent une audience. Ganganelli pressé de toutes parts, implora la protection de Bernis. Le cardinal-ambassadeur, surveillé lui-même de très près, n’essaya pas de le consoler : il l’exhorta à la soumission.

Florida Blanca reparut alors devant Clément ; les entrevues se multiplièrent ; elles furent toutes humiliantes pour la tiare. Le successeur des apôtres tremblait devant un fiscal castillan, et, si le respect fut maintenu dans les formes du langage, l’exigence la plus impérieuse en dicta l’esprit. Tantôt, malgré la résistance du pape, Florida Blanca le forçait d’entendre la lecture d’un projet d’abolition ; tantôt il annonçait que l’Espagne pourrait bien cesser d’être pays d’obédience, et deviendrait, comme un état voisin, pays de libertés. Il lui présentait dans l’avenir les libertés castillanes établies fraternellement à côté de celles qui leur auraient servi de modèle. Pour Rome, l’hérésie eût été moins effrayante. Ganganelli tâchait de ressaisir le temps qui fuyait sous lui, il s’efforçait de prouver que, sous le coup d’une dissolution, les jésuites étaient moins redoutables que jamais, il suppliait Florida Blanca d’attendre la mort prochaine de leur général, le père Ricci ; mais le fougueux ministre rejetait avec mépris ces nouveaux délais. « Non, saint-père, s’écriait-il ; c’est en arrachant la racine d’une dent qu’on fait cesser la douleur. Par les entrailles de Jésus-Christ, je conjure votre sainteté de voir en moi un homme plein d’amour pour la paix ; mais craignez que le roi mon maître n’approuve le projet adopté par plus d’une cour, celui de supprimer tous les ordres religieux. Si vous voulez les sauver, ne confondez pas leur cause avec celle des jésuites. — Ah ! reprenait Ganganelli, je le vois depuis long-temps, c’est là qu’on en veut venir ! On prétend plus encore : la ruine de la religion catholique, le schisme, l’hérésie peut-être, voilà la secrète pensée des princes ! » Après avoir laissé échapper ces plaintes douloureuses, il essayait sur Florida Blanca la séduction d’une confidence amicale et d’une douce naïveté. L’objet de tant de soins y résistait avec une inflexibilité stoïque. Forcé de renoncer à cette ressource, Clément cherchait à éveiller la pitié de son juge ; il parlait de sa santé, et l’Espagnol laissait percer une incrédulité si désespérante, que le malheureux Ganganelli, rejetant en arrière une partie de ses vêtemens, lui montra un jour ses bras nus couverts d’une éruption dartreuse. Tels étaient les moyens employés par le pape pour fléchir l’agent de Charles III. C’est ainsi qu’il lui demandait la vie[50].

Cependant, au milieu d’un abaissement si profond. Clément XIV retrouvait par accès la dignité d’un pontife et d’un prince. Un jour, Florida Blanca appuya ses instances d’un argument intéressé, il garantit au pape la restitution d’Avignon et de Bénévent aussitôt après la promulgation du bref ; mais le vicaire de celui qui chassa les vendeurs du temple lui répondit avec un courage très noble : « Apprenez qu’un pape dirige les ames et n’en trafique pas. » Après ces mots, il rompit la conférence, et se retira indigné. Rentré dans ses appartemens, sa douleur s’échappa en sanglots, et il s’écria : « Dieu le pardonne au roi catholique ! »

Mais l’heure était sonnée ; plus de délais possibles, plus de promesses acceptables. Vainement les jésuites recommencèrent à semer la terreur ; la fantasmagorie des prophétesses eut beau renouveler ses prestiges : il fallait que Ganganelli cédât. Pourtant une faible lueur d’espoir lui restait encore : la cour de Vienne s’opposerait peut-être à la destruction de la société ? Elle envoya son consentement. Cette négociation est racontée de plusieurs manières différentes. Selon le récit le plus accrédité, le roi d’Espagne dissipa la confiance que portait Marie-Thérèse aux révérends pères, en lui faisant parvenir sa confession générale transmise par son directeur à la société. Cette version est invraisemblable ; il y a pourtant un fait positif : on ne peut révoquer en doute les instances de Charles III auprès de l’impératrice-reine pour obtenir son adhésion. La détermination de Marie-Thérèse est due surtout aux importunités de Joseph, qui prenait peu de part à l’affaire des jésuites en elle-même, mais qui convoitait leurs biens avec une avidité impatiente. Une clause spéciale trahit ici les principes, les intérêts et l’influence occulte du jeune empereur. La cour de Vienne ne consentit à faire cause commune avec les Bourbons qu’à la condition expresse de disposer arbitrairement des biens des jésuites, sauf à compenser les pertes des individus par des pensions. Au reste, si le vœu de la France et de l’Espagne fut accueilli par cette cour, on ne saurait en accuser notre ambassadeur, car d’après le témoignage formel de l’abbé Georgel, son secrétaire et son ami, le prince Louis de Rohan oublia son mandat au point de recommander la société à l’impératrice[51].

Après avoir subi une dernière épreuve. Clément XIV prit enfin son parti. La publication du bref fut décidée ; mais avant d’arriver à ce grand acte, le pape, selon sa propre expression, voulut annoncer la foudre par quelques éclairs. Pensant que la déconsidération des jésuites devait précéder et justifier leur chute, il usa de cette influence étrange que la cour pontificale exerce sur les tribunaux. On permit aux particuliers de suivre les actions intentées depuis long-temps à la compagnie, et suspendues jusqu’alors par autorité supérieure. Les Romains apprirent avec étonnement que les jésuites relevaient aussi de la loi. Jusqu’alors les révérends pères n’avaient jamais perdu de procès à Rome ; c’est ce que le pape lui-même apprit au cardinal de Bernis[52]. Leurs dettes, la mauvaise administration de leurs séminaires, dérobées jusqu’alors avec un soin religieux, furent enfin livrées au grand jour. Trois visiteurs nommés pour examiner leur fameux Collegio Romano confisquèrent les propriétés de cet établissement au profit des créanciers. Ils déposèrent les meubles précieux au mont-de-piété, et vendirent à l’encan les provisions qui y étaient accumulées. On s’empara également des maisons de l’ordre à Frascati et à Tivoli. La rigueur fut plus grande encore dans les légations. Le cardinal Malvezzi, archevêque de Bologne, visita les instituts de la société dans son diocèse, y blâma tout avec une sévérité très partiale, et quitta les pères en emportant leurs clés et en laissant des menaces pour adieu. Ces menaces ne tardèrent pas à se réaliser. Les élèves et les novices furent renvoyés à leurs parens, l’enseignement public, l’assistance des prisonniers, interdits aux ignatiens, et plusieurs d’entre eux jetés dans les prisons.

Ces préliminaires achevés, Ganganelli n’hésita plus ; il se fit apporter le bref, le relut, leva les yeux au ciel, prit la plume et signa ; puis, regardant son ouvrage, il dit en soupirant : « La voilà donc cette suppression ! Je ne me repens pas de ce que j’ai fait !… Je ne m’y suis déterminé qu’après l’avoir bien pesé !… Je le ferais encore, mais cette suppression me tuera, questa suppressionne mi dara la morte. »

Enfin, le 21 juillet 1773, le bref Dominus ac Redemptor parut. Nous ne rapporterons pas ici cette pièce mémorable ; elle est partout. Aussitôt après la promulgation du bref, les prélats Macedonio et Alfani se rendirent à la maison professe du Gesù. D’autres prélats prirent en même temps la route des nombreux établissemens qui dépendaient de l’ordre. Les soldats corses qui les suivaient s’en emparèrent dedans et dehors. On assembla les religieux de la société, et le bref qui les dissolvait leur fut lu par l’organe des notaires. Les scellés étant mis sur les maisons de l’ordre, les députés en confièrent la garde à la force armée et se retirèrent. Le jour suivant, on ferma les écoles, les jésuites cessèrent leurs fonctions, et leurs églises furent immédiatement desservies par des capucins. Le même jour, on transféra l’ancien général de la maison professe au collège des Anglais. Dépouillé des marques de sa dignité, revêtu des habits d’un simple prêtre, il fut gardé à vue, avec un frère lai pour le servir. La dissolution de son ordre l’avait frappé d’une douloureuse surprise ; de son propre aveu, il ne s’attendait qu’à une réforme. Son procès fut commencé ; une commission l’interrogea ; il répondit avec simplicité. Cet interrogatoire est dénué d’intérêt. Ricci s’étendit sur l’innocence de la compagnie, protesta qu’il n’avait ni caché ni placé d’argent, mais il convint de ses rapports secrets avec le roi de Prusse. Les commissaires traînèrent l’instruction en longueur ; enfin, après avoir épuisé toutes les ressources d’une subtile procédure, on incarcéra l’ex-général au château Saint-Ange. Il fut traité avec une rigueur que les ennemis même des jésuites n’attendaient ni n’exigeaient d’un pape[53]. Les encyclopédistes exaltèrent le courage et la philosophie de Clément XIV ; apothéose intéressée et factice qui n’était qu’une tactique de parti. Ils ne prenaient pas leur grand homme au sérieux, et plus d’une fois, dans ses épanchemens secrets avec le roi de Prusse, d’Alembert se moqua de ce qu’il appelle la maladresse du cordelier. Ce langage n’était pas public, mais ce fut très hautement que, dans les cercles philosophiques, on blâma le pape d’avoir exproprié les jésuites sans assurer leur existence, de n’avoir pas su concilier l’humanité avec la justice ; dureté d’autant moins excusable qu’on ne pouvait l’attribuer à la passion.

Clément s’étonna du succès de son audace. Il en jouit, il en fut enivré, jamais son humeur n’avait été plus gaie ; sa santé même redevint florissante[54]. Quoique mécontens, la noblesse et le sacré collége lui-même gardèrent le silence. Les Transteverins, dont Ganganelli craignait la colère, le reçurent avec enthousiasme ; une diminution adroite sur le prix de quelques denrées avait préparé cet accueil. La prompte restitution d’Avignon par la France, de Bénévent par la couronne de Naples, mit le sceau à la popularité du pape. Un essai de sédition fomenté par le parti vaincu avorta dès sa naissance, et Rome entière semblait avoir oublié le bref Dominus ac Redemptor. Ganganelli était heureux, les moindres indices trahissaient sa joie ; comme son caractère, elle était naïve et enfantine. Un jour, suivi du sacré collége et de toute la prélature romaine, il se rendait à cheval à l’église de la Minerve. Une grosse pluie survint à l’improviste ; porporati, monsignori, tout disparut : les chevau-légers eux-mêmes cherchèrent un abri ; seul le pape, riant des terreurs de son escorte, continua bravement sa route à travers l’orage. Le peuple, enchanté, l’applaudit beaucoup. Ce n’étaient pas là des prouesses de malade, et cette mauvaise santé, dont les amis des jésuites gratifiaient Clément XIV, avait encore échappé à tous les yeux. Hors une éruption cutanée qui le soulageait plus qu’elle ne lui était nuisible. Clément XIV n’avait jamais éprouvé aucune infirmité, et on peut en croire l’abbé Georgel, qui nous apprend, dans un accès de distraction, que la forte constitution de Ganganelli semblait lui promettre une plus longue carrière[55]. Néanmoins, en dépit des apparences, de sourdes rumeurs circulèrent. Tandis qu’aux cérémonies publiques, dans les rues, dans les églises, partout enfin, on voyait le pape plein de force et de vie, le bruit de sa mort était généralement répandu. La pythonisse de Valentano l’annonçait avec une persistance très caractéristique. Ces nouvelles étaient prématurées, on se hâtait trop de préparer les esprits. Tout à coup, vers la semaine sainte de l’année 1774, tous ces bruits semblèrent se réaliser. Le pape se renferma brusquement dans son palais et refusa toutes les audiences ; le corps diplomatique même ne put pénétrer jusqu’à lui. Enfin, le 17 août, les ministres des grandes puissances furent admis à l’audience. La vue du pape les frappa de surprise : un squelette se dressait devant eux. Clément les devina, et s’empressa d’affirmer que jamais sa santé n’avait été meilleure ; le respect seul fit adopter cet heureux présage, démenti par la conviction. Dès ce jour même, les membres du corps diplomatique disposèrent leurs cours à l’idée d’un prochain conclave. Comment en si peu de temps Clément XIV était-il passé de la force à la décrépitude et de la vie à la mort ? Après huit mois d’une santé parfaite, le pape, se levant de table, sentit une commotion intérieure suivie d’un grand froid. Il en fut troublé ; cependant il se remit peu à peu et finit par attribuer cette sensation soudaine au hasard d’une digestion mal faite. Tout à coup ses plus intimes confidens furent frappés de signes alarmans ; la voix du pape, jusqu’alors pleine et sonore, fut entièrement voilée par un enrouement d’un genre singulier. Une inflammation qui se développa dans l’intérieur de la gorge le forçait à tenir la bouche constamment ouverte ; des vomissemens, des faiblesses dans les jambes, lui rendaient impossibles ces longues promenades qu’ordinairement il achevait toujours sans fatigue ; son sommeil, jusque-là profond, fut sans cesse interrompu par des douleurs cuisantes. À la fin, il ne connut plus le repos ; une prostration de forces absolue, une dissolution anticipée, succédèrent subitement à une agilité, à une vigueur peu différentes de la jeunesse, et bientôt la douloureuse conviction d’un attentat qu’il avait toujours redouté rendit Clément XIV méconnaissable à ses propres yeux. Son caractère changea comme par magie ; l’égalité de son humeur fit place au caprice, la douceur à l’emportement, l’abandon à une défiance continuelle. Les poignards, les fioles empoisonnées, étaient sans cesse devant ses yeux. Quelquefois, sûr d’avoir été frappé, il alimentait son mal par d’inefficaces contre-poisons ; quelquefois aussi, dans l’espoir d’échapper à un malheur qu’il ne croyait pas accompli, il se nourrissait de mets échauffans mal préparés par ses propres mains. Son sang se corrompit, l’atmosphère renfermée de ses appartemens, dont il ne voulait plus sortir, aggrava les effets d’une nourriture malsaine. Dans ce désordre de la nature physique, le moral céda à son tour. Il ne resta plus rien de Ganganelli ; sa raison même s’égara[56]. Des fantômes le poursuivaient dans son sommeil ; au milieu du silence de la nuit, il s’arrachait à des songes monstrueux, il se prosternait aux pieds d’une petite image de madone qu’il avait tirée de son bréviaire, et devant laquelle, depuis quarante ans, deux cierges brûlaient nuit et jour. Là, dans l’horrible croyance de sa damnation éternelle, il s’écriait avec des sanglots : « Grâce ! grâce !… on m’a fait violence. Compulsus feci ! compulsus feci. » Toutefois, il ne fit aucune rétractation par écrit, et c’est à tort qu’un écrivain de la société se hasarde à l’affirmer[57].

Enfin, après plus de six mois de tortures, Clément XIV vit arriver sa délivrance ; en ce moment suprême, la raison lui fut rendue. Ce fut dans la plénitude de son intelligence et de ses douleurs qu’il entra en agonie. Il voulut parler, un moine murmura quelques mots à son oreille ; aussitôt la parole se glaça sur ses lèvres et la vie dans ses veines (22 septembre 1774). La nouvelle de sa mort fit peu de sensation. Le peuple romain l’accueillit avec indifférence. Les ennemis du pape ne rougirent pas de faire éclater une joie indécente : ils applaudissaient aux satires les plus infâmes, qu’eux-mêmes colportaient de palais en palais. Cette conduite pouvait donner lieu à des conjectures étranges. En effet, les soupçons ne manquèrent pas. La vue du cadavre de Ganganelli suffisait pour les provoquer ; il avait perdu jusqu’à cette forme humaine que la nature laisse encore à nos dépouilles au moment où elle les livre à la mort. Déjà quelques jours avant sa fin, ses os, selon l’expression énergique de Caraccioli, s’exfoliaient et diminuaient comme un arbre qui, piqué dans sa racine, se flétrit et perd son écorce. Les hommes de l’art appelés pour l’embaumer trouvèrent un cadavre au visage livide, aux lèvres noires, à l’abdomen enflé, aux membres amaigris et couverts de taches violettes. Le volume du cœur était très diminué, tous les muscles détachés et décomposés dans l’épine dorsale. On eut beau remplir le corps d’aromates et de parfums, rien ne put dissiper ses exhalaisons méphytiques. Les entrailles de Clément rompirent le vase qui les contenait. Lorsqu’on le dépouilla de ses habits pontificaux, une grande partie de sa peau y demeura collée. La chevelure resta tout entière sur le coussin de velours qui soutenait la tête, et un simple frottement fit tomber tous les ongles l’un après l’autre. Arrêtons-nous : cette hideuse esquisse suffira ; peut-être a-t-elle déjà révolté le lecteur.

Le fait était trop évident pour être sacrifié à des considérations particulières : personne dans le moment ne douta d’une mort violente. Les médecins avaient parlé bien bas, les funérailles parlèrent trop haut, et Rome entière s’écria alors : Clément XIV a péri par l’aqua tofana de Peruggia[58]. Les dénégations vinrent plus tard. Cet évènement passe encore pour un problème historique. Selon les uns, ce ne fut pas le poison, mais la crainte du poison, qui donna la mort à Clément XIV ; selon d’autres, Ganganelli fut tué par le remords. La crainte, il l’éprouva sans doute, mais elle ne l’avait pas attaqué jusque dans les sources de la vie. Le remords, il ne s’y livra que dans les accès de la démence, et il en parut tout-à-fait exempt plus d’un an après la suppression. Pourquoi des regrets si tardifs ? Quel crime avait-il commis dans l’intervalle ? Le remords admet-il un ajournement ? D’ailleurs, s’il est facile d’opposer le raisonnement au raisonnement, il est moins aisé de combattre des témoignages respectables. C’est la base de tous les procès, et dans celui-ci on ne saurait récuser Bernis. Ce cardinal a toujours été persuadé de l’empoisonnement de Clément XIV, et un tel témoin est trop important pour que ses paroles ne se trouvent pas consignées ici. Ce qu’on va lire est extrait de la correspondance officielle de Bernis avec le ministère français. Le cardinal commence par le doute, mais son hésitation même, qui prouve sa franchise, le conduit d’autant mieux à la découverte de la vérité. Il y arrive pas à pas.

« 28 août. Ceux qui jugent avec imprudence ou malice ne voient rien de naturel dans l’état du pape ; on hasarde des raisonnemens et des soupçons avec d’autant plus de facilité, que certaines atrocités sont moins rares dans ce pays-ci que dans beaucoup d’autres. — 28 septembre. Le genre de maladie du pape et surtout les circonstances de la mort font croire communément qu’elle n’a pas été naturelle… Les médecins qui ont assisté à l’ouverture du cadavre s’expliquent avec prudence, et les chirurgiens avec moins de circonspection. Il vaut mieux croire à la relation des premiers que de chercher à éclaircir une vérité trop affligeante et qu’il serait peut-être fâcheux de découvrir. — 26 octobre. Quand on sera instruit autant que je le suis, d’après les documens certains que le feu pape m’a communiqués, on trouvera la suppression bien juste et bien nécessaire. Les circonstances qui ont précédé, accompagné et suivi la mort du dernier pape, excitent également l’horreur et la compassion… Je rassemble actuellement les vraies circonstances de la maladie et de la mort de Clément XIV[59], qui, vicaire de Jésus-Christ, a prié comme le rédempteur pour ses plus implacables ennemis, et qui a poussé la délicatesse de conscience au point de ne laisser échapper qu’à peine les cruels soupçons dont il était dévoré depuis la fin de la semaine sainte, époque de sa maladie. On ne peut pas dissimuler au roi des vérités, quelque tristes qu’elles soient, qui seront consacrées dans l’histoire. »

Quelle était donc la force de la conviction du cardinal, puisqu’elle lui arrachait ces paroles amères contre des hommes dont jusqu’alors il avait plaint le malheur ? Veut-on un témoignage bien autrement imposant ? on ne récusera pas celui d’un souverain pontife, de Pie VI, successeur de Clément XIV ; c’est encore Bernis qui nous le transmettra. Écoutons-le parlant froidement et sans passion, plus de trois ans après la mort de Ganganelli. Il écrit le 28 octobre 1777 : « Je sais mieux que personne jusqu’où s’étend l’affection de Pie VI en faveur des ex-jésuites, mais il les ménage encore plus qu’il ne les aime, parce que la crainte a plus d’empire sur son esprit et sur son cœur que l’amitié… Le pape a de certains momens de franchise dans lesquels ses vrais sentimens se développent : je n’oublierai jamais trois ou quatre effusions de cœur qu’il a laissé échapper avec moi, par lesquelles j’ai pu juger qu’il était fort instruit de la fin malheureuse de son prédécesseur, et qu’il voudrait bien ne pas courir les mêmes risques. »

Fin malheureuse en effet et trop peu méritée. La faiblesse doit-elle être punie comme un crime ? Si Ganganelli ne fût pas venu trop tôt après Benoît XIV, il aurait fait une grande fortune dans son siècle. Grimm l’a dit avec raison. Arrivé au trône vers 1740 ou 1750, Clément XIV aurait vécu parfaitement heureux. Il eût vieilli entouré de la considération publique ; il eût porté paisiblement cette triple couronne qu’il avait tant convoitée, et qui, en 1772, brûla ses cheveux blancs. Après s’être donné le tort de faire une promesse, il n’avait que deux partis à prendre, et un seul était tout-à-fait honorable. Dès le lendemain de son intronisation, il devait supprimer les jésuites, qui s’y attendaient ; ou bien, si le maintien de la compagnie lui semblait un devoir supérieur à la foi donnée, il devait affronter la colère du roi d’Espagne, laisser imprimer ses lettres, et se présenter fièrement aux princes, appuyé sur les bulles de ses prédécesseurs et sur les apologies audacieuses de l’ordre qu’il aurait sauvé. De toutes les résolutions, il choisit la pire : la faiblesse l’emporta. C’est qu’il n’y avait dans Ganganelli rien du grand homme. Ses panégyristes l’ont déprécié en s’efforçant de le diviniser. Leur froide rhétorique n’a pu agrandir un cadre trop rétréci. Ganganelli, quoique éclairé et spirituel, ignorait les hommes et les choses. Incapable de traiter les affaires, il ne visa jamais qu’à les assoupir. Sa politique manqua à la fois d’élévation et d’habileté. Mais à ce tableau, trop sévère peut-être, si on oppose une modération constante, une tolérance véritable, des mœurs de la primitive église, on conviendra sans peine que la vie de Clément XIV fut digne d’un respect sincère, sa mort d’une éternelle pitié.


Ici s’arrête la carrière que nous nous sommes tracée. Un récit authentique de la suppression de la compagnie de Jésus nous avait paru manquer aux nombreux documens dont cette congrégation fameuse a été l’objet. Nous n’avons pas besoin de rappeler notre impartialité : le lecteur, quel qu’il soit, s’en est aisément aperçu. Nous n’avons rien déguisé. En Portugal, les fautes de la société ont précipité sa chute, moins encore que des circonstances fortuites ; le caractère d’un ministre y a surtout contribué. En France, l’existence de l’ordre a été compromise par une généreuse résistance aux caprices d’une favorite ; mais une banqueroute très scandaleuse a achevé la ruine qu’un refus très noble avait provoquée. C’est ainsi que nous avons dit la vérité tout entière, au risque de ne satisfaire personne. Nous avons surtout combattu cette orgueilleuse prétention qui, dans l’opinion de la société de Jésus, identifie ses intérêts à ceux du christianisme, et les montre en butte à une conspiration permanente. Sans méconnaître les grandes choses qu’elle a tentées ou accomplies, principalement dans le Nouveau-Monde, nous n’avons pas dissimulé que trop souvent l’opiniâtreté de la compagnie à défendre sa propre cause devient un obstacle au retour des esprits vers la religion. Combien de réactions heureuses, après des temps d’incrédulité et de doute, se sont arrêtées devant la crainte de la domination des jésuites, et combien peu ils ont essayé de calmer, par une prudente réserve, ces craintes bien ou mal fondées, mais vives, persistantes, tranchons le mot, invincibles ! Nous en avons un exemple frappant dans ce récit. Faute de consentir à une réforme non-seulement modérée, mais presque illusoire, ils ont été bannis de France. Incapable de se subordonner aux intérêts généraux du catholicisme, incapable surtout de comprendre qu’entre elle et la religion il n’y a d’autre solidarité que celle du péril, la société, par sa résistance, a failli jeter dans le schisme les cours du Midi, et a rempli d’amertume la vie et la mort de Clément XIV. Toutefois, qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée. Cet exposé de faits authentiques n’est point un réquisitoire ; nous n’accusons personne ; nous ne cherchons pas à expliquer des mystères impénétrables. La mort a des secrets qu’il faut savoir respecter. Nous nous bornons à répéter, avec l’infortuné Ganganelli, dans son bref de suppression, « que les divisions, les troubles, ont été élevés par la société de Jésus, non-seulement dans son sein, mais encore entre les autres ordres réguliers, le clergé séculier, les académies, les universités, les colléges,… et que les membres de cette compagnie n’ont pas peu troublé la république chrétienne. »


Cte Alexis de Saint-Priest.
  1. Carvalho fut ensuite ministre à Vienne, où il épousa en secondes noces une nièce du feld-maréchal Daun.
  2. Dans l’immense correspondance de Voltaire, on ne trouve pas une seule lettre adressée au comte d’Oyeïras (marquis de Pombal).
  3. Le médaillon du marquis de Pombal fut enlevé par dom Miguel et remplacé par l’ordre de dom Pedro.
  4. Ce regard, qui m’a frappé dans le portrait de Mme de Tavora, se retrouve également dans celui de Strafford.
  5. Dépêches du duc de Choiseul à M. de Saint-Julien, chargé d’affaires de France à Lisbonne.
  6. Correspondance du duc de Choiseul.
  7. Papiers d’état et manuscrits du marquis de Pombal : bibliothèque de M. S., vicomte d’A., à Lisbonne.
  8. Siècle de Louis XV, t. XXIX, p. 38, édit. Delangle. — Sermon du rabbin Akib, t. XLIII, p. 231.
  9. Voici une anecdote dont nous pouvons garantir l’authenticité. Dans la précipitation du départ, les jésuites de Lisbonne confièrent leurs trésors à l’un de leurs serviteurs ; celui-ci les conserva et les fit passer à ses maîtres avec une telle fidélité, qu’ils lui firent, par reconnaissance, une grande fortune. C’est de lui que descend un homme politique qui a beaucoup marqué dans les dernières vicissitudes du Portugal.
  10. Siècle de Louis XV, t. XXV, p. 43.
  11. Papiers d’état et manuscrits du duc de Choiseul.
  12. Le marquis de Pombal, lié avec les whigs et particulièrement avec M. Pitt (lord Chatham), trouva beaucoup moins de sympathie dans le parti tory, représenté au ministère, peu après l’avénement de George III, par lord Bute.
  13. On trouve une trace de cette singulière imputation dans les lettres de Mme du Deffand. Lady Rochford, ambassadrice d’Angleterre, passait pour intriguer avec les jésuites et avec le duc de Lavauguyon, leur protecteur. (Lettre du 13 février 1769.) — Nous avons trouvé des accusations du même genre aux archives impériales de Rio-Janeiro, dans la correspondance du marquis de Pombal avec les vice-rois du Brésil ; nous en possédons des copies.
  14. Manuscrits de Fr.-Em. comte de Saint-Priest, ambassadeur et ministre sous Louis XV et Louis XVI.
  15. Manuscrits du duc de Choiseul.
  16. Manuscrits du duc de Choiseul.
  17. Dépêche du duc de Choiseul au cardinal de Rochechouart, du 16 janvier 1762.
  18. D’Ossun à Choiseul (27 mars 1766). — Réponse officielle de Choiseul à d’Ossun (20 mai). — Lettre particulière de Choiseul à d’Ossun.
  19. Coxe et Muriel, l’Espagne sous les rois de la maison de Bourbon, t. V, p. 31.
  20. L’abbé Georgel, Mémoires, t. Ier, p. 110 et 112. Georgel, ex-jésuite, ennemi passionné de M. de Choiseul, s’autorise des dépêches secrètes d’un ambassadeur qu’il ne prend pas même la peine de nommer.
  21. Dépêches du marquis d’Ossun au duc de Choiseul.
  22. L’abbé Georgel (t. i, p. 120) affirme que Charles III ne fit aucune confidence au duc de Choiseul : ce fait n’est exact qu’à moitié ; cependant il renferme assez de vérité pour détruire l’accusation dont nous avons déjà parlé, et qui se trouve quelques lignes plus loin. Selon l’abbé, ce fut le duc de Choiseul qui fomenta la révolte de Madrid, afin d’amener l’expulsion des jésuites. Coxe (tome IV de l’Histoire des Bourbons d’Espagne) insinue le même fait, en l’attribuant à d’autres motifs. Rien n’est moins exact. On n’en trouve aucune trace dans la correspondance privée et diplomatique de M. de Choiseul avec M. d’Ossun, son ami, son allié, et l’un des exécuteurs les plus aveugles de sa politique.
  23. Georgel, t. I, p. 117. — Souvenirs et Portraits du duc de Lévis, p. 168 ; article Aranda.
  24. Lettre confidentielle de Choiseul à Grimaldi, datée de Saint-Hubert, 24 juin 1767.
  25. Choiseul à d’Aubeterre ; Versailles, décembre 1768.
  26. Choiseul à d’Ossun ; Marly, 11 mai 1767.
  27. Lettres du duc de Choiseul à MM. d’Ossun et Grimaldi. — Lettres de Grimaldi au comte de Fuentes.
  28. Consultation du conseil extraordinaire d’Espagne au sujet du bref du pape contre l’infant duc de Parme, rédigée par Moniño. Madrid, 21 février 1768.
  29. D’Aubeterre à Choiseul ; Rome, 23 novembre 1768.
  30. Dépêche du 30 novembre.
  31. Georgel, t. I, p. 123. — Cet ex-jésuite fait même tenir au pape un langage qui semblerait confirmer ces imputations par le témoignage de la prétendue victime ; mais c’est un faux matériel. Clément XIII, tombé en apoplexie, ne fut pas secouru à temps, n’eut la force d’appeler personne, et dès le premier moment perdit la parole sans retour.
  32. D’Aubeterre à Choiseul, février 1769.
  33. D’Aubeterre à Choiseul, février 1769.
  34. Mémoire pour servir d’instructions à MM. les cardinaux de Luynes et de Bernis, 19 février 1769.
  35. Tous les détails relatifs à la visite de l’empereur au Vatican et au Gran-Gesu ont été donnés par ce prince lui-même au marquis d’Aubeterre, ambassadeur de France. Joseph s’étendit avec complaisance sur sa politique dédaigneuse à l’égard du saint-siége, déclara en propres termes qu’il connaissait trop la cour de Rome pour ne pas la mépriser, et apprécia très légèrement son admission au conclave. Ces gens-là, dit-il en parlant des cardinaux, m’ont fait valoir cette distinction, mais je n’en suis pas la dupe. Ils ont voulu m’examiner curieusement, comme ils auraient fait du rhinocéros.
  36. Caraccioli, copié par la Biographie universelle, fait descendre Ganganelli d’une famille noble. Rien de plus faux : Ganganelli était réellement plébéien.
  37. Par suite du culte superstitieux que Ganganelli portait à la mémoire de Sixte-Quint, il voulut s’imposer le nom de Sixte VI, mais ses amis lui firent sentir ce qu’un tel rapprochement avait d’ambitieux, et l’engagèrent à continuer le nom de Clément, porté par l’auteur de sa fortune.
  38. Bernis à Choiseul, dans un très grand nombre de dépêches.
  39. Lettre du duc de Choiseul au cardinal de Bernis ; Compiègne, 20 août 1769.
  40. Dépêches de Bernis du 9 septembre, 20 novembre 1769, 31 janvier, 29 avril 1770, 26 juin 1771.
  41. Voici le texte même du cardinal de Bernis, dans sa dépêche du 29 avril 1770 ; il est de la plus haute importance et ne peut être réfuté :

    « La question n’est pas de savoir si le pape ne désirerait pas d’éviter la suppression des jésuites, mais si, d’après les promesses formelles qu’il a faites par écrit au roi d’Espagne, sa sainteté peut se dispenser de les exécuter. Cette lettre que je lui ai fait écrire au roi catholique le lie d’une manière si forte, qu’à moins que la cour d’Espagne ne changeât de sentiment, le pape est forcé malgré lui d’achever l’ouvrage. Il n’y a que sur le temps qu’il puisse gagner quelque chose ; mais les retardemens sont eux-mêmes limités. Sa sainteté est trop éclairée pour ne pas sentir que, si le roi d’Espagne faisait imprimer la lettre qu’elle lui a écrite, elle serait déshonorée, si elle refusait de tenir sa parole et de supprimer une société de la destruction de laquelle elle a promis de communiquer le plan, et dont elle regarde les membres comme dangereux, inquiets et brouillons. »

    Certes, il ne peut y avoir rien de plus clair. Quand les jésuites affirment l’existence d’une lettre, ils n’ont pas tort, mais ils se trompent sur l’époque. — Le cardinal-ambassadeur est encore plus explicite, ou du moins plus fécond en démonstrations, dans une dépêche du 21 août de la même année. « On croit communément que le pape est très fin et très habile ; cette opinion ne me paraît nullement fondée. S’il avait été si fin et si habile, il ne se serait pas engagé par écrit à détruire les jésuites ; il aurait évité de peindre ces religieux, dans sa lettre au roi d’Espagne, comme ambitieux, brouillons et dangereux. D’après ce jugement, on peut lui démontrer qu’il est obligé en conscience de supprimer cet ordre. En prenant un engagement par écrit (si le pape avait été fin et habile), il l’aurait subordonné à la restitution de Bénévent et d’Avignon, et il n’aurait pas manqué de raisons plausibles pour établir cette condition. Quelle a donc été l’intention du pape en se liant par écrit ? Celle de calmer l’impatience des cours, de se procurer de la tranquillité, de gagner du temps par sa correspondance avec le confesseur de sa majesté catholique, et de supprimer enfin les jésuites, si les souverains de la maison de France persistaient à l’exiger. Cette suppression dépend donc essentiellement de la volonté des trois monarques, et le moment en sera accéléré ou retardé par la vivacité ou la longueur de leurs instances. Si le pape n’avait voulu qu’amuser nos cours, il n’aurait pas promis par écrit. » Ne semble-t-il pas que, par cette répétition du même argument, Bernis ait voulu détruire une objection sérieuse qu’il avait prévue ?

  42. Dépêches de MM. de Merle, de Saint-Priest et de Clermont d’Amboise, ambassadeurs de France à Lisbonne pendant le ministère du marquis de Pombal.
  43. Ces détails secrets et curieux des relations du pape avec les Irlandais et de l’appui prêté par l’Angleterre aux jésuites se trouvent dans les dépêches de Moniño, ministre d’Espagne à Rome, adressées au marquis de Grimaldi. Ces dépêches sont très intéressantes, mais malheureusement en petit nombre.
  44. Ce mémoire existe.
  45. Lettre de Grimaldi au comte de Fuentes, ambassadeur d’Espagne en France, 18 mai 1772. (Copie légalisée et certifiée par la signature de M. de Fuentes.) — Lettre de don Joseph Moniño au marquis de Grimaldi ; Rome, 9 juillet 1772.
  46. Ces copies jettent un grand jour sur les négociations de Clément XIV, et corrigent, par une utile controverse, les éloges emphatiques que s’accorde le cardinal de Bernis.
  47. Il la vit chez l’avocat Achilli. Il faut des preuves pour de pareils faits. Le lecteur impartial ne les révoquera pas en doute, lorsqu’il saura que ces accusations sont articulées positivement dans une lettre très longue et très détaillée, adressée par Florida Blanca au pape Pie VI, et qu’elles ne sont ni réfutées ni niées dans la réponse de ce pontife (février 1775). Au reste, dans plusieurs pamphlets publiés en ce moment, on réhabilite la sorcière de Valentano.
  48. Il fut ensuite premier ministre pendant tout le règne de Charles III et pendant les premières années de Charles IV.
  49. Bernis à d’Aiguillon, juillet 1772. — Moniño à Grimaldi, juillet 1772.
  50. Moniño à Grimaldi, 16 juillet 1772.
  51. Le prince Louis de Rohan au duc d’Aiguillon ; Vienne, 11 septembre 1773. — On voit dans une autre partie de cette correspondance que le prince de Kaunitz méprisait le sacré collége et engageait leurs majestés impériales à ne plus répondre à ses lettres de bonnes fêtes, comme perte de temps inutile.
  52. Bernis à d’Aiguillon, 27 janvier 1773.
  53. Processo fatto al sacerdote Lorenzo Ricci, gia generale della compania di Gesù.
  54. Sa santé est parfaite et sa gaieté plus marquée qu’à l’ordinaire. — Expressions textuelles du cardinal de Bernis à la date du 3 novembre 1773.
  55. Georgel, Mémoires, t. I, p. 160.
  56. Pie VII, prisonnier à Fontainebleau en 1814, s’écriait qu’on finirait par le faire mourir fou comme Clément XIV. — Il papa (Pie VII) non prendeva riposo la notte e gustava appéna tanto di cibo, quanto bastava per tenerlo in vita, onde (sono sue parole) sarebbe morte pazzo come Clémente XIV. — Ces lignes sont tirées textuellement des Mémoires du cardinal Pacca (Memorie storiche del ministero del cardinale Bartolomeo Pacca ; Roma, 1830, p. 238).
  57. Georgel, Mémoires.
  58. Gorani, ennemi déclaré du saint-siége, nie pourtant l’empoisonnement.
  59. Nous avons vainement cherché cette relation ; elle a disparu.