Études littéraires, t1, 1890/Artistes Juges et Parties

La bibliothèque libre.
Librairie F. Rouge (Tome Ip. 393-424).

ARTISTES JUGES ET PARTIES[1]



« Tout vrai poëte est nécessairement un artiste, et tout artiste est un original. L’artiste ne comprend qu’une seule forme de l’art, qui est la sienne ; le reste lui est étranger. Ne lui demandez pas de faire de la critique ; il n’y entend rien, parce qu’il rapporte tout à lui et qu’il ne se comprend pas lui-même. La critique et l’art sont deux fonctions incompatibles. L’homme né artiste a une organisation à part ; il a les sensations plus fines et plus vives ; il n’est maître ni de ses impressions ni de ses idées ; il ne s’observe pas, il ne cherche pas à se rendre compte de ce qu’il pense ; il s’oublie, il s’abandonne ; il a, comme les enfants, la joie prompte et la tristesse soudaine ; il est le jouet de son imagination, laquelle est le jouet d’une organisation nerveuse que tout impressionne. L’artiste est essentiellement nerveux. Le critique, au contraire, est une sorte de dégustateur phlegmatique, qui doit, sans doute, avoir le palais fin, mais qui, en jouissant d’un goût, se souvient d’un autre et les compare. La puissance de comparaison, voilà ce qui fait le critique. Or, pour comparer deux impressions, il ne faut être dominé ni par l’une ni par l’autre, il faut s’en éloigner et les juger du dehors, tandis que l’artiste est toujours tout entier dans chacune de ses impressions. »

Telle est la théorie généralement admise sur les rapports de la critique avec l’ail et la poésie.

On en tire cette conclusion pratique qu’il faut choisir entre la critique et la poésie, qu’on ne peut les cultiver l’une et l’autre qu’à la condition de ne réussir dans aucune, et que si l’on veut apprendre à juger des œuvres d’art et de poésie, il ne faut pas s’adresser aux artistes et aux poètes, mais aux critiques, incapables eux-mêmes de toute œuvre originale.

On ne saurait séparer plus exactement la théorie de la pratique, ni faire une application plus rigoureuse du principe qui veut que nul ne soit juge dans sa propre cause.

Cependant il y a eu de tout temps des voix qui ont protesté, et il n’en manque pas aujourd’hui. L’une des plus autorisées est bien connue des lecteurs de la Bibliothèque universelle.[2] M. Paul Stapfer estime que la meilleure manière de s’instruire des principes de l’art d’écrire et de s’initier aux secrets de la poésie est de prendre conseil des écrivains et des poëtes. Il a fondé sur ce principe un enseignement littéraire dont deux volumes, du plus haut intérêt, nous permettent d’apprécier les tendances et l’utilité.

M. Stapfer fit à Guernesey, en 1868, devant un auditoire de jeunes demoiselles, un premier cours de littérature, qui fut publié l’année suivante sous le titre de Causeries guernesiaises. Un sous-titre relégué plus loin, après la préface et la table des matières, résume exactement l’idée du cours : Les artistes juges et parties. Se prévalant de la liberté d’un causeur, M. Paul Stapfer a groupé dans ce volume, au gré de sa fantaisie, une multitude de noms et de questions autour des noms principaux de Chateaubriand, de Gœthe et de Byron. Mais quel que soit l’auteur qu’il aborde, toujours il se demande ce que pense cet auteur des autres et de lui-même, et ce qu’il nous a révélé des secrets de son art. Ainsi s’unissent deux enseignements à l’ordinaire séparés, celui de la rhétorique et celui de l’histoire littéraire. Avec M. Stapfer, on fait sa rhétorique en faisant son histoire littéraire, et ce sont les grands écrivains qu’on aborde tour à tour qui, en se complétant et se corrigeant par leurs contradictions mêmes, nous enseignent la théorie de l’art d’écrire.

Plus tard, en 1870, M. Paul Stapfer fit à Paris un cours du même genre, qui fut également publié quelque temps après. Cette fois, il mit bien en vue, à la place d’honneur, le sous-titre du volume précédent, afin que dès l’abord nul ne pût se méprendre sur ses intentions. Les artistes juges et parties, causeries parisiennes : tel est le titre complet. C’est à Victor Hugo que M. Stapfer a fait la part du lion dans ces nouvelles causeries, non cependant sans s’accorder le plaisir de parler à ce propos d’écrivains qui ne lui ressemblent guère : Boileau, Rabelais, Paul-Louis Courier, Béranger, Georges Sand, Bacon, etc. Puis, pour bien établir qu’il n’a pas l’esprit exclusif et qu’il n’entend point condamner toute autre méthode d’enseignement, il a glissé au milieu de ces capricieuses études d’histoire un sermon dans les règles, un beau sermon en trois points, sur quoi ?… sur le style. Nous voilà en pleine rhétorique ; mais la rhétorique de M. Stapfer ne ressemble pas à celle de tout le monde, car le premier de ses principes est qu’une jeune fille à qui l’on veut apprendre à écrire ne doit jamais faire de composition sinon sur un sujet qui lui plaise particulièrement. Il a d’autres principes du même genre, qui ne sont pas précisément ceux que les maîtres ont coutume d’appliquer, mais qu’il est inutile de rappeler ici, car ce sermon sur le style a paru en premier lieu dans cette revue même, et nous ne pensons pas que nos lecteurs et lectrices l’aient si tôt oublié.

Si j’avais à rendre ici un compte détaillé des deux volumes de M. Stapfer, je le tiendrais un moment sur ce mot de sermon et lui dirais, avec la franchise toute bienveillante qu’on se doit entre amis et collaborateurs, que s’il se glisse parfois une note moins heureuse dans ses charmantes causeries, c’est lorsqu’il cesse de causer. Il serait parfait, ce sermon, si ce n’était pas un sermon. À quoi bon, je vous prie, ce texte, ces trois points et cette parodie de solennité ? M. Paul Stapfer a retenu de sa première jeunesse quelques traces d’une habitude dont on se déprend avec l’âge ; il croit encore, comme on se le figure à vingt ans, que les idées ont besoin d’être présentées, habillées, arrangées. Son premier ouvrage, la Petite comédie de la critique littéraire, péchait par excès d’arrangement. Son dernier volume, celui dont nous parlons en ce moment, n’est pas entièrement dégagé de cette juvénile affectation. Peut-être ne manque-t-il à M. Paul Stapfer, pour prendre rang parmi les critiques actuels les plus fins et les plus dignes d’être connus, que d’avoir entièrement secoué cette première enveloppe, dont les restes lui donnent encore je ne sais quoi de contraint. Sa première causerie, par exemple, gagnerait au retranchement pur et simple du premier paragraphe. Si spirituellement qu’on dise qu’on va commencer, il est encore plus spirituel de commencer sans le dire. Il en est de l’idée comme du fruit ou de la graine ; quand elle est bien mûre, elle tombe ou s’envole d’elle-même.

Mais j’ai tort d’insister, car si je voulais proportionner l’éloge à la critique, il y faudrait une longue suite de pages, tant il y a de choses à louer dans ces deux volumes, et mon but, en en parlant aujourd’hui, est moins de dire tout le bien que j’en pense que d’examiner le principe même sur lequel repose l’enseignement de M. Stapfer et qui en fait l’originalité.

On veut donc que l’artiste ne soit pas juge dans sa propre cause ; c’est le jugement, dit-on, qui lui manque le plus.

Cette doctrine, qu’une critique ingénieuse et paradoxale a renouvelée de nos jours et formulée avec plus de rigueur que jamais, est, au fond, celle de tous les manuels, traités et précis d’histoire littéraire ; celle de l’immense majorité des maîtres et maîtresses de rhétorique, chargés de former le goût des jeunes gens qui fréquentent nos collèges et nos gymnases, ou des jeunes filles à qui l’on juge à propos de donner un vernis de littérature. Souvent elle inspire l’enseignement supérieur lui-même. Le maître n’est pas là seulement pour faire comprendre et goûter les beaux vers des poëtes, mais encore et surtout pour mettre en garde contre leurs erreurs de jugement. Il traite l’œuvre de l’artiste comme les compositions de ses élèves, c’est-à-dire qu’il la juge et la corrige. Il est le maître ; le poëte, enfant prodige, n’est encore qu’un enfant ; or, qui dit enfant dit écolier.

M. Paul Stapfer pensé, au contraire, que l’art et la critique ne vont pas l’un sans l’autre et que les enfants prodiges sont les meilleurs maîtres.

M. Stapfer doit avoir été conduit à ce principe, subversif de toutes les notions reçues, par l’application de la méthode comparative, la grande méthode moderne. Il a comparé beaucoup de critiques sur un certain nombre de sujets donnés. Ces comparaisons lui ont fourni la matière de son premier volume, la Petite comédie de la critique littéraire, qui n’est autre chose qu’une ingénieuse et piquante discussion des jugements contradictoires les plus célèbres sur Molière et la comédie française classique. Il a pris goût à ce travail ; l’expérience lui a montré que la veine était riche, et c’est en la fouillant qu’il y a trouvé la matière des deux premiers volumes de ses Artistes juges et parties. Il faut bien espérer que ces deux volumes ne sont qu’un commencement, car si mes impressions ne me trompent pas, on apprend avec M. Stapfer, en quelques pages, beaucoup plus de bonne littérature et de saine rhétorique qu’on ne le fait dans la plupart des écoles par les cours complets de rhétorique générale, de théorie des genres et de littérature élémentaire qui préparent à l’enseignement supérieur, ou qui, pour les jeunes filles, en tiennent lieu. Le principe de M. Stapfer est donc le meilleur, puisqu’il produit les meilleurs fruits. Comment se fait-il qu’il soit le meilleur ? C’est ce que nous voulons essayer d’expliquer.


Il faut accorder deux choses aux partisans de la séparation de la théorie et de la pratique, en matière d’art et de poésie.

Il n’est point impossible que l’exercice habituel de la critique nuise au développement poétique de l’imagination. L’esprit humain prend des habitudes, des plis, et à force de négliger certains mouvements, il devient incapable de les faire.

En outre, les artistes ont ordinairement une autre manière d’exprimer leurs sentiments que les critiques proprement dits. Ceux-ci cherchent à déduire les raisons de leurs sympathies et de leurs antipathies ; ceux-là, moins analyseurs, en sentent le pourquoi plus qu’ils ne l’expliquent. Mais ils n’en savent pas moins ce qu’ils sentent, partant ce qu’ils veulent et ce qu’ils font. Pour se présenter sous une autre forme, leur critique n’en est pas moins de la critique.

Cela dit, on peut poser en fait qu’il ne se produit aucune œuvre d’art sans critique, que la critique est toujours de moitié dans les choses parfaites, et que l’artiste pur artiste, le poëte exclusivement poëte, ne se rendant aucun compte de lui-même à lui-même, est un être chimérique, dont l’image ne peut hanter que le cerveau de théoriciens habitués à ne plus distinguer entre l’abstraction et la réalité.

Observez les poëtes les plus naïfs, ceux qui doivent le moins à la réflexion, et toutes les fois qu’il vous sera possible de les prendre sur le fait, vous verrez que l’inspiration ne les a pas dispensés d’un travail d’enfantement, accompagné de reprises, de corrections, de ratures.

Il y a longtemps qu’on ne croit plus à ce La Fontaine dont on disait autrefois qu’il produisait des fables comme les pommiers produisent des pommes, c’est-à-dire sans effort et par le seul penchant de la nature, ou, si l’on en parle encore, c’est pour dire que les plus exquises des fables du fablier sont celles qui ont mis le plus de temps à mûrir, celles qui ont absorbé dans leur suc le plus de sève et de rayons. « La Fontaine corrigeait beaucoup et longtemps », dit Béranger.

On est également revenu d’une illusion semblable à propos de Lamartine. Il était, sans doute, dans la nature de Lamartine de chanter, comme dans celle de La Fontaine de conter. Jamais poëte n’eut la verve plus rapide, plus débordante, et ne put avec plus de justesse parler d’inspiration, de soudaine inspiration. Et cependant Lamartine, lui aussi, se lisait, se relisait et se corrigeait. Il se faisait même lire et critiquer par un ami. Il attachait de l’importance, dans les premiers temps, à ce que le vulgaire appelle le style, et les variantes ne manquent pas pour ses plus belles Méditations, Ce Lac immortel n’est point sorti du cerveau du poëte comme Vénus de l’écume des mers. Nous savons aujourd’hui, par des publications récentes, que ce chef-d’œuvre a subi des remaniements, que certaines strophes sont tombées, et que la critique, la froide critique, a contribué à sa perfection. Lamartine était bien poëte, il remplissait sa fonction de lyre harmonieuse quand il disait après le chant d’Elvire :

Elle se tut : nos cœurs, nos yeax se rencontrèrent ;
Des mots entrecoupés se perdaient dans les airs ;
Et dans un long transport nos âmes s’envolèrent

Dans un autre univers.

Nous ne pûmes parler ; nos âmes affaiblies
Succombaient sous le poids de leur félicité ;
Nos cœurs battaient ensemble, et nos bouches unies

Disaient : éternité !

Mais il a été plus grand poète encore lorsque, après avoir écrit ces deux strophes, il les a retranchées, faisant en cela œuvre de critique. Ce n’est pas qu’elles ne soient fort belles ; mais elles pèsent, allongent et enlèvent au morceau ce charme de discrétion qui en double la poésie, en ouvrant à l’imagination la carrière de l’infini. Le rien que ce qu’il faut n’importe pas moins que le tout ce qu’il faut.

Lamartine, il est vrai, s’est bientôt fatigué de ce double rôle de poëte et de critique : « Créer est beau, disait-il, mais corriger, changer, gâter, est pauvre et plat, c’est ennuyeux, c’est l’œuvre des maçons, et non pas des artistes. » À partir du jour où il a pratiqué la méthode de paresse contenue en germe dans ces lignes, où il a renoncé à la critique pour n’être plus que l’instrument mélodieux frémissant sous le doigt divin, l’instrument a perdu non-seulement sa justesse, mais sa sonorité.

Il y a chez tout poëte un idéal plus ou moins distinctement aperçu, un certain goût de plénitude, de limpidité, de légèreté, d’harmonie, qui veut être satisfait ; de là vient qu’il s’établit, même chez ceux qui composent le plus de verve et d’instinct, une comparaison incessante entre le degré atteint et celui qu’on voudrait pouvoir atteindre, qu’on se sent capable d’atteindre. Cette comparaison, décourageante pour les faibles, est l’aiguillon des forts. C’est par elle, c’est-à-dire par la critique, que le poète progresse et grandit.

L’improvisation elle-même suppose un travail de réflexion qui corrige et sollicite l’inspiration. Si rapide que soit ce travail, encore lui faut-il du temps. C’est pourquoi l’improvisation n’est jamais soudaine, ou ne l’est que par moments très courts, par accès. L’improvisateur s’accompagne, il débute par un prélude, il se donne du temps. Les improvisateurs villageois, en France et ailleurs, emploient de préférence des formes redoublées, comme dans cette chanson de l’Angoumois :

Allons dans ce p’tit bois charmant,
Quand on y va, que l’on est à l’aise ;
Allons dans ce p’tit bois charmant,
Quand on y va, que l’on est content !

Un beau mesieur y va chassant,
Quand on y va, que l’on est à l’aise ;
Un beau mesieur y va chassant,
Quand on y va, que l’on est content !

Presque toutes les chansons populaires de France sont dans un style analogue. Il y a des repos ménagés pour l’improvisateur, qui trouve le motif d’une strophe nouvelle pendant que les chanteurs, autour de lui, répètent celui de la strophe précédente.

Les improvisateurs lettrés, ceux qui, sur un sujet donné, vous débitent sur l’heure une tragédie en cinq actes, n’ont pas l’avantage des pauses ; il faut qu’ils improvisent à fil ; mais outre que le don d’improvisation suppose une concentration d’activité qui fait que les secondes valent des minutes et les minutes des heures, ils ne parviennent à ce degré de prestidigitation poétique qu’à force d’exercices et de patience, c’est-à-dire de travail accumulé, et, qu’on me passe l’expression, de critique emmagasinée. Il faut avoir la mémoire peuplée de tous les échos de la langue, il faut avoir écrit quelques centaines de milliers de vers pour que le talent naturel, toujours indispensable, s’assouplisse jusqu’à se transformer en un don de facile et élégante improvisation. Et même alors, le résultat se ressent toujours d’une trop grande rapidité de production, c’est-à-dire d’une diminution de critique : la poésie improvisée est rarement de la poésie.

Ne nous laissons pas prendre à des apparences souvent calculées. Le poëte trouve plaisir à ce rôle de demi-dieu que lui fait jouer la naïveté populaire ; non content d’être ce qu’il est, il pose pour l’être plus encore qu’il ne l’est. Il aime l’auréole et le nuage d’encens. Il lui plaît de passer pour le fils de Jupiter. Aussi dissimule-t-ii avec soin tout ce qui n’est pas d’accord avec l’idée qu’on a de lui. Il ne montre guère ses manuscrits chargés de ratures, il ne fait pas étalage de variantes, il ne dit pas le temps et les efforts que lui ont coûtés la réussite ; il parle d’inspiration. Ce mot est juste. Le poëte a des moments où il sent distinctement comme une puissance qui s’empare de lui. C’est peut-être une illusion. N’importe, l’effet est le même. Mais ce qu’il ne dit pas, par fausse honte, par vanité, peut-être par pudeur, c’est la peine qu’il faut à cette puissance divine pour le posséder entièrement, et faire circuler une vie nouvelle dans toutes les fibres de son être ; ce qu’il ne dit pas, c’est comme il halète sous l’étreinte, et de quelle fatigue se payent ces heures d’ivresse. Le poëte a beau faire, il est toujours homme, c’est-à-dire rebelle à la divinité. Il la désire et se dérobe ; elle, de son côté, ne se donne que lorsqu’elle est assez ardemment désirée. Lutte étrange, où la faiblesse humaine ne triomphe qu’en employant toutes ses ressources, en se jugeant sans cesse pour demander sans cesse davantage. Il faut, comme autrefois les prophètes en prière, il faut forcer la main à la divinité.

Il y a donc un critique dans tout artiste ; il y a de même un artiste dans tout critique.

La chose est évidente si l’on parle de ces critiques qui ne visent à rien moins qu’à faire revivre le passé, à peindre les grandes figures historiques, comme si elles posaient vivantes sous nos yeux, à reproduire le mouvement et la physionomie des sociétés qui ne sont plus. Ceci est de l’art, de l’art au premier chef, un art dont les hommes de notre temps se montrent avides. Il n’y a plus de limites entre l’histoire et la poésie.

On en pourrait dire autant, peut-être, de cette haute critique philosophique qui cherche les raisons profondes des choses, l’enchaînement des causes aux effets, le pourquoi des révolutions du goût. Mais ceci nous mènerait loin, et je ne parle en ce moment que de la critique courante, dont la fonction est d’apprécier le mérite des œuvres littéraires. Cette critique courante, dont les maîtres de littérature ont coutume de se réserver le monopole, suppose une comparaison perpétuelle entre l’œuvre à juger et un certain modèle, un idéal vu ou entrevu. Or cette comparaison sera d’autant plus fructueuse, elle produira une critique d’autant plus parfaite, que l’idéal sera plus clairement conçu. Concevoir un idéal, c’est déjà l’aimer ; le comprendre, c’est en être saisi. Plus on en est saisi, plus on est près de l’exprimer soi-même, non-seulement par des conseils et des formules, mais par une représentation vivante, par une création. C’est la règle ; de l’âme le mouvement se communique à l’imagination. Il suit de là que le plus grand critique d’une époque doit en être le plus grand poëte, et vice-versa. Dans l’état de perfection, ces deux fonctions seraient toujours réunies ; elles ne sont séparées que par la misérable condition de notre espèce, qui condamne tout homme à n’être jamais qu’une fraction d’homme.

La distance est donc grande du réel à l’idéal ; néanmoins ils s’écartent plus qu’ils ne se contredisent, et il y a des moments dans l’histoire où ce qui est laisse deviner ce qui pourrait être. On a vu en France le plus grand poëte de l’école romantique et celui qui devait devenir le premier critique des temps modernes unis un instant d’une amitié si étroite qu’ils semblaient n’être qu’un. Cette amitié n’a peut-être pas exercé une grande influence sur le premier ; mais elle a valu au second une initiation de poésie dont la trace est visible dans toute son œuvre. Artiste déjà, il l’est devenu plus encore et n’en a été que plus critique. Mais cet exemple n’est rien en comparaison de celui qu’offrait l’Allemagne à la fin du siècle passé et au commencement de celui-ci. Son plus grand poëte et son plus grand critique étaient alors réunis dans une seule et même personne, et il est assez évident que si le poëte devait sa finesse au critique, le critique’devait sa perspicacité au poëte. Est-ce de Schiller, est-ce de Gœthe que je parle ? Je pensais plutôt à Gœthe ; mais on pourrait, de Schiller, en dire presque autant. Et ce qu’il y a de merveilleux, c’est de voir ces deux génies se mirer l’un dans l’autre. Avec quelle pénétration Schiller entrait dans la pensée de Gœthe, avec quelle facilité Gœthe se mouvait dans celle de Schiller ! La manière dont ils se critiquent mutuellement est celle de deux poètes qui se comprennent par l’âme. Jamais, peut-être, la critique n’a été plus intime, parce que jamais elle n’a été plus près de la poésie. On eût dit le génie de l’Allemagne partagé en deux moitiés qui, s’étant reconnues et ne pouvant se fondre, s’associaient et s’enchaînaient l’une à l’autre par la puissance de la sympathie.

Qu’ils nous disent donc, ces théoriciens absolus, qui proclament l’incompatibilité de la critique et de la poésie, qu’ils nous disent ce qui est de trop, chez Schiller et chez Gœthe, chez Gœthe surtout, du critique ou du poëte. De quelle main veulent-il lui faire l’amputation, de la droite ou de la gauche ? De la gauche, sans doute ! Le monde est fait si singulièrement que les hommes ont tous un côté plus faible que l’autre, et ils sont si routiniers qu’ils s’arrangent pour que ce côté soit le même chez tous. Ainsi le veut la conscription. Le génie, dit-on, est sujet à cette infirmité aussi bien que le vulgaire. Soit ! Mais, quand à Gœthe, on peut les mettre au défi, ces chirurgiens émondeurs, de reconnaître sa gauche de sa droite, sa droite de sa gauche.

On objecte que de tels exemples sont extraordinaires, et que la théorie commune, fausse peut-être pour quelques génies exceptionnels, n’en est pas moins vraie dans l’immense majorité des cas, même pour des artistes de premier rang. Le poëte, dit-on, le poète ou l’artiste, est presque toujours l’homme d’un certain don ; il ne comprend qu’un certain ordre de beauté, celui qu’il doit révéler au monde, tandis que le critique, de sa nature amateur et non créateur, comprend et goûte tous les ordres de beauté.

L’objection s’évanouit quand on y regarde de près.

Non-seulement il y a dans chaque poëte un critique, mais ce critique est exactement de la taille du poëte. D ne se montre pas toujours à la vérité ; mais il se trahit presque toujours. Un vers, un hémistiche, une anecdote suffisent pour en juger. On n’aurait de Musset que son hémistiche sur la tisane à la glace de Boileau Despréaux, qu’il n’en faudrait pas davantage pour voir distinctement le critique sous le poëte et le critique égal au poëte. Il n’y a qu’une imagination pétulante et pétillante, comme celle de Musset, à qui la rhétorique de Boileau ait pu donner ce frisson et cette nausée de pharmacie ; il n’y a qu’un enfant terrible, comme Musset, insouciant de son génie et de sa santé, qui ait pu méconnaître à ce point ce qu’a de salutaire et de fortifiant cette prétendue tisane, froide au déguster, chaude à l’estomac.

Racine, le poëte pointilleux, inquiet de ne pas bien dire, capable de sacrifier à une convention la franchise du style, apparaît assez clairement dans la critique qu’il faisait de l’épigramme de Boileau sur Chapelain.[3] Mais c’est en vrai poëte, en poëte amoureux de la perfection, que Racine lisait, interprétait et faisait revivre devant Louis XIV ce divin Sophocle, qu’il s’interdisait d’imiter. Ici encore le critique, à peine entrevu, se montre égal au poëte, égal dans ses faiblesses, égal dans sa grandeur.

Et Victor Hugo ! En voilà un de grand poëte et de détestable critique ! Sa réputation sur ces deux points n’est-elle pas assez établie ? Eh bien, non ; il n’échappe pas à la règle, il la confirme. Il est comme critique ce qu’il est comme poëte, également magnifique, également détestable. Il suffirait, pour le prouver, de la piquante Causerie de M. Paul Stapfer intitulée : Le grammairien de Hauteville House, et bien connue des lecteurs de la Bibliothèque universelle. Ce sont des propos de table recueillis de la bouche même de Victor Hugo. Les médisances y pleuvent sur le tiers et sur le quart ; quelques illustres y sont fort maltraités, nul plus que Racine. Racine fourmille de fautes de français, d’images fausses, et de vers prosaïques, de « vers de mirliton ». Il y en a tant qu’on n’aurait jamais fini de les relever si on lisait attentivement une seule de ses tragédies.

Racine, ajoute Victor Hugo, est un poëte bourgeois… Les bourgeois veulent avoir leur poëte, leur bon petit poète, sage et médiocre, qui ne les dépasse pas trop et leur présente un ordre de beauté moyenne où leur intelligence soit à son aise : Racine est ce poëte par excellence. La famille des poëtes bourgeois commence à Racine et finit à Emile Augier, en passant par Casimir Delavigne et Ponsard.

À ce mot de poëte bourgeois, M. Paul Stapfer, d’ailleurs si respectueux, ne se contient plus.

Je ne puis tolérer, s’écrie-t-il, qu’on dise que Racine est un poëte bourgeois. Racine est un poéte de cour ; c’est la fleur de l’aristocratie la plus raffinée. Le parfum trop fin de cette fleur semble fade à nos sens blasés. Pour l’aimer, il faut aimer par sympathie des mœurs et une société qui ne sont plus ; nous sommes devenus grossiers, et quand notre démocratie avec sa lourde patte touche cette fleur si noble et la flaire de son nez rouge, elle se ferme comme une belle-de-jour à l’approche de la nuit.

M. Stapfer a très raison. Tous les défauts du poëte qui a écrit les Châtiments, se réfléchissent dans ce mépris de Racine, bien digne de notre goût moderne, violent et brouillé, épris de gueuserie théâtrale. Ce critique qui trouve Racine bourgeois, si par hasard il était poëte, ferait nécessairement des vers déclamatoires, heurtés, cahotés, prétentieux, et ne s’élèverait au sublime que pour retomber dans le trivial. Quiconque n’aime pas Racine, n’a pas le sens de la mesure, des proportions, des lignes soutenues et de la beauté régulière.

Et cependant Victor Hugo n’a pas tort. Relisez quelques-uns de ses bons vers, à lui, — des vers à l’emporte-pièce, où chaque mot ajoute à la pensée, — et vous comprendrez que la manière plus molle de Racine, ingénieuse et contournée, l’ait cent fois impatienté.

Voici la première scène d’Esther. Le volume s’est ouvert là, par hasard.

Elise, l’ancienne compagne d’Esther, lui raconte qu’elle la croyait morte. Un prophète l’a rassurée :

C’est pleurer trop longtemps une mort qui t’abuse.

Il se peut que pour les esprits délicats du XVIIe siècle une mort qui abuse signifiât une mort faussement annoncée ; mais il n’en sera probablement pas de même pour le critique qui reproche à Racine de n’avoir que les apparences de la correction, et il faut l’en féliciter.

Le même prophète charge Elise d’annoncer à Sion que le jour approche où le Dieu des armées

Va de son bras puissant faire éclater l’appui,

c’est-à-dire, — car on pourrait s’y tromper, — montrer par des faits éclatants qu’il est et veut être l’appui de Sion. Il serait facile, je crois, de’prouver qu’en parlant ainsi Racine ne s’est point écarté de l’usage de son temps ; mais qui oserait en vouloir à son terrible censeur de s’interdire toute alliance de mots semblable à celle de l’appui qu’on fait éclater. C’est, sans doute, ce qu’il appelle une image fausse.

Elise, rassurée, est accourue en toute hâte à Suze ; elle ne peut assez dire son étonnement en voyant la fortune d’Esther :

O spectacle ! ô triomphe admirable à mes yeux !

Mille exemples prouveraient que la rhétorique du XVIIe siècle était relativement coulante sur l’article des pléonasmes et des mots qui ne disent rien. Aujourd’hui, l’à mes yeux paraîtrait fort inutile, et l’on se passerait volontiers de l’admirable. Le triomphe suffit. Ce que Racine y ajoute le dîminue.

Par quels secrets ressorts, par quel enchaînement Le ciel a-t-il conduit ce grand événement ?

Mille exemples aussi prouveraient qu’il y a dans ce dernier vers un minimum de poésie suffisant pour les oreilles des auditeurs de Racine ; mais Victor Hugo a-t-il donc si grand tort lorsque, plus exigeant, il se refuse à tomber si près de la prose et s’étonne de ces « vers de mirliton » ?

Je n’ose continuer. Il s’agit d’une tirade de vingt vers, et je n’en suis pas à la moitié de mon chapelet. Que serait-ce si nous lisions la scène tout entière ? Victor Hugo l’a bien dit, on n’en finirait pas.

Je ne suis point un détracteur de Racine, tant s’en faut ; peu de personnes le goûtent plus vivement que moi ; je ne connais pas de poëte plus vrai ; mais il en faut bien convenir, il semble avoir peur de toucher aux choses qu’il dit ; le mot côtoie la pensée ou l’effleure, souvent par délicatesse, souvent par timidité ; il y a des vers qui ne sont qu’à moitié pleins ou qui s’allongent en périphrases, des images opaques, des façons de dire générales et des élégances de convention. Après tant de révolutions accomplies dans la politique, dans les mœurs et dans les idées, depuis que la démocratie — au nez rouge — a renversé l’ancienne hiérarchie des choses et des mots, depuis que l’on écrit non-seulement pour le grand monde, mais pour tout le monde, pour la famille autant que pour le salon, on a senti généralement le besoin d’un style plus net et plus familier, disant les choses par leur nom, et plus nourri de poésie dans sa simplicité. Ce style s’est trouvé, et Victor Hugo, malgré toutes ses emphases, est un de ceux qui en ont dérobé le secret ; nul plus que lui n’en a multiplié les exemples. La poésie moderne, — celle de Victor Hugo en particulier, — n’a pas la tranquille beauté de celle du XVIIe siècle ; elle est tumultueuse, désordonnée, incohérente ; elle n’a pas produit une seule œuvre dramatique qui puisse soutenir la comparaison avec Phèdre ou Athalie ; elle n’en a pas moins ce mérite d’être plus exigeante pour la qualité poétique du vers : elle le veut plus ferme, plus souple, plus plastique, même aux moments où il se détend. En se déployant pour suffire à une poésie lyrique toute nouvelle, la langue française a découvert dans son propre sein un fond de ressources inconnues, dont bénéficient l’épopée et le drame. Le vers de Racine ne suffit plus, même à la scène.

Victor Hugo n’est assurément pas un grand critique lorsqu’il parle de Racine comme d’un poëte bourgeois ; il n’entre pas dans son personnage ; c’est un art, une façon de poésie qui lui manque, et dont l’absence se fait sentir non-seulement dans ses jugements, mais dans ses œuvres les plus originales. Dans le drame non plus, il n’entre pas dans ses personnages, à moins toutefois qu’il n’y entre trop. En revanche, il est très grand critique lorsqu’il démêle les à-peu-près conventionnels, les touches molles, vagues, diffuses, de ce fameux vers racinien qui a si longtemps passé pour le type unique du beau, et qui n’en est qu’un des types. Mais qui ne voit qu’ici encore le poëte inspire le critique, est lui-même le critique ? L’idéal du nouveau poëte s’affirme à la rencontre d’un autre idéal, qui prétend jouir éternellement des droits du premier occupant.

Si en étudiant l’histoire du goût, on s’arrête aux moments où il se transforme, on y reconnaît toujours l’influence directe d’un poëte. Les Laharpe, même les Boileau et les Sainte-Beuve, sont des commentateurs, qui viennent après, quand la découverte est faite. Réduite à ses seules lumières, la critique n’irait pas bien loin. Elle ne se serait jamais fait une idée précise de ce qui manque au vers racinien sans le poète qui a créé un autre vers, et donné par là un point de comparaison. Le vrai critique n’est pas celui qui vient après coup, comme nous le faisons aujourd’hui, constater les différences ; le vrai critique est le poète qui a créé le point de comparaison, et qui ne l’aurait pas créé s’il n’avait pas senti plus vivement que tout autre l’insuffisance du premier idéal. Même en critique, c’est le poëte qui est le révélateur.

Quelle est donc la fonction de celui qu’on appelle ordinairement le critique ?

Elle est nulle, à moins qu’il ne fasse, lui aussi, œuvre d’art et de poésie.

D’abord, le critique lit et tâche de comprendre.

S’il y parvient, il a déjà fait œuvre de poésie. Les mots que nous lisons ne font que donner le branle à notre esprit, montrer l’idée ; il reste à la voir, et nous ne la voyons que par une opération, à laquelle nous sommes sollicités sans doute, mais que nul ne peut faire à notre place. Comprendre, c’est penser pour soi ce qu’un autre a pensé avant nous et le penser avec la même intensité que lui. Celui-là n’a pas compris, qui n’a pas senti courir dans ses veines le frisson créateur, et qui ne s’est pas cent fois frappé le front en s’échant : « C’est moi qui ai écrit cette prose, moi qui ai dicté ces beaux vers. Ils sont à moi. Qui donc me les a dérobés ? »

En second lieu, le critique explique.

S’il explique réellement, il fait encore œuvre de poésie. Les esprits sont ainsi faits que la communication de la pensée n’est pas toujours immédiate de l’un à l’autre. Ils n’ont pas tous la même facilité d’intuition ; il faut, pour qu’ils voient, montrer plus ou moins. Le critique montre ce que le poëte n’a pas assez montré, il ouvre ce qui n’est qu’entr’ouvert, il déploie, il expliqué ; expliquer est déployer. Une idée n’est pas complète, si elle ne se mire pas dans une image ; de même le poëte a besoin de critiques qui le multiplient et le réfléchissent. Chacun de ces critiques est un miroir vivant qui rend à sa façon la pensée du poëte ; plus cette pensée est puissante, plus elle produira de ces reflets originaux ; c’est par eux qu’elle découvre sa richesse et atteint à tout son rayonnement.

En troisième lieu, le critique choisit.

Ceci est l’œuvre poétique par excellence. Ce qu’on appelle création en poésie, est une sélection, comme disent les naturalistes modernes. Le monde où vit le poëte se condense en se réfléchissant dans sa pensée, et la physionomie en devient plus saillante. Le temps fait sur l’œuvre du poëte un travail tout semblable. Cette œuvre est le fruit d’une pensée originale qui se dégage de tout ce qui n’est pas elle et ne retient absolument que ce qui lui appartient en propre. Il reste quatre vers de telle Messénienne de Casimir Delavigne, vingt vers de tout Millevoie, quelques scènes et quelques silhouettes hardies, surtout quelques mots, de tout Corneille. Le souvenir, qui est le grand poëte, est aussi le grand choisisseur. Les œuvres les plus parfaites sont celles que le souvenir a purifiées par un plus long travail de sélection.

Je n’en veux d’autre exemple que les grandes épopées homériques. Il n’y a pas dans toutes nos littératures modernes un seul poëme étendu qui se soutienne au même degré. L’Enéide, le Paradis perdu, le Faust, même la Divine Comédie, ont l’air, en comparaison, d’être faits de pièces rapportées ; la composition en est à certains égards plus régulière ; mais l’inspiration en est infiniment moins égale, et ils se dissolvent en fragments par le travail de la mémoire. Il n’y a pas non plus dans nos littératures modernes un seul poëme de quelque étendue plus franc de ce faux goût qui mêle les tons et les genres, qui oblige les récits à traîner une morale à la remorque, qui glisse l’analyse dans le drame, et montre indiscrètement la petite personne de l’auteur partout où l’on n’a que faire de lui. La poésie homérique est celle qui a le moins de prétentions et d’affectations. On l’attribue, en général, à l’heureuse naïveté des premiers âges, et sans doute l’on n’a pas tort. Volontiers aussi on se figure sous le nom d’Homère, au milieu de la foule des aëdes qui ont contribué à l’œuvre commune, un poëte d’un génie exceptionnel. On n’a pas tort, non plus. Il y a dans l’Odyssée et dans l’Iliade une puissance de poésie extraordinaire et qui ne s’explique pas sans un très grand poëte, peut-être plus d’un. Mais la perfection relative de ces antiques poëmes a une autre cause encore. Ils sont plus parfaits que ceux d’aujourd’hui, parce que le grand ouvrier de poésie, le souvenir, a eu le temps d’y mettre la main et d’en faire son œuvre. Les aëdes ont succédé aux aëdes, se transmettant de l’un à l’autre le trésor de la poésie nationale, et ce trésor s’est purifié par le simple fait que tout ce qui n’était pas dans le ton, tout ce qui ne méritait pas de subsister, est tombé peu à peu dans l’oubli. Les poètes actuels, qui composent dans le silence du cabinet et n’ont devant eux que quelques années d’activité féconde, sont de pauvres improvisateurs en comparaison de ce poëte multiple, de ce poëtenation qui, dans la Grèce antique, ne cessait de travailler sur le même fonds de traditions héroïques. L’Odyssée est le produit d’un travail séculaire de création et d’épuration combinées. Sur les pas de cette muse capricieuse, qui chante aujourd’hui pour se taire demain, passait et repassait la muse du souvenir, qui trie et choisit. Il y a du choix dans ces vieux poëmes, il y en a plus que dans tout ce que nous faisons aujourd’hui. Les épopées homériques doivent à plus de critique leur plus haut degré de perfection.

Ainsi tout procède de la même source, tout est poésie, la critique aussi, du moins la bonne. Le critique ne vaut que dans la mesure où il est artiste ; il n’est bon juge qu’à la condition d’être partie, lui aussi.

Il n’y a donc que des apparences, une pure illusion d’optique dans l’antithèse qu’on établit entre l’artiste, dont l’imagination toute personnelle ne comprend qu’elle-même, et le critique, dont l’intelligence générale comprend tout le monde. Et cette illusion provient uniquement de ce que le critique, d’ordinaire moins artiste que le poëte, a les impressions moins fortes que lui, partant les antipathies et les sympathies moins vives. On lui croit l’intelligence plus étendue parce qu’il l’a moins passionnée. En réalité, il sent moins, il pense moins, il vit moins. Mais, dans sa sphère inférieure, il a aussi ses préjugés, ses étroitesses, et si l’on prend la peine d’y regarder, on verra qu’il n’y a pas beaucoup plus de critiques larges que de poètes à l’esprit ouvert. Critique ou poëte, nul ne gravite autour du vrai centre. Tous dévient vers quelque tangente. L’équilibre qui fait l’intelligence complète est rare à tous les degrés. Gœthe le critique n’est pas moins extraordinaire que Gœthe le poëte.

Nous sommes donc en droit de déclarer la pratique ordinaire mauvaise, et de poser, contrairement au préjugé général, les conclusions suivantes :

Ce qu’il faut par-dessus tout éviter dans l’enseignement littéraire, ce sont les juges qui ne sont pas parties, c’est-à-dire les critiques qui ne sont pas artistes.

Le critique artiste se fera connaître à ce signe infaillible que son premier soin et son plus constant souci sera de mettre ses élèves à l’école des grands critiques, qui sont les grands artistes, et de se faire suppléer par eux. S’il y a quelque nouveauté dans l’œuvre de M. Paul Stapfer, c’est tout simplement parce qu’il a appliqué ces principes élémentaires à deux cours destinés à une classe de jeunes demoiselles, et fait entrevoir la possibilité d’un enseignement littéraire infiniment plus fécond que celui qu’on obtient au moyen de précis, de manuels, et de ces cours réguliers et complets dans lesquels on donne de chaque auteur un échantillon accompagné d’une étiquette : Corneille, sublime ; Racine, tendre ; Bossuet, aigle ; Fénelon, cygne, et ainsi de suite.

Mais voici maîtres et maîtresses qui jettent les hauts cris, et les mamans qui sont fort inquiètes : « Ne voyez-vous pas, nous dit-on, que les causeries de M. Stapfer ne sont que des causeries ; il nous faut un enseignement plus grave, un cours régulier, qui ait un commencement et une fin ; il faut que nos enfants et nos élèves apprennent la littérature de suite, et qu’ils ne soient pas empruntés à répondre quand on leur demandera, à l’examen, d’où était Corneille, en quelle année il est né, en quelle année il est mort, et par quelles qualités se distingue le style cornélien ? »

Il est vrai que les Causeries de M. Stapfer sont des causeries, et je suis prêt à reconnaître que dans un cours d’études régulièrement distribué, on peut souhaiter, avec le même esprit, une marche plus méthodique. Ceci est l’affairé du maître ou de la maîtresse. Ils sont payés pour cela. Mais je suppose qu’il faille absolument choisir entre la causerie capricieuse, littéraire, et le cours régulier, machinal, que choisiriez-vous, bonnes mamans, et vous, maîtres et maîtresses, dites, que choisiriez-vous ?

Si vous préférez le cours machinal, voici M. Lefranc, M. Demogeot, et vingt traités analogues.

Si vous préférez la causerie littéraire, voici M. Stapfer.

Quand on les pousse au mur, les maîtres, les maîtresses, surtout les bonnes mamans, avouent et reconnaissent, proclament même la supériorité de M. Stapfer ; mais quand on va chez le libraire, on demande toujours M. Demogeot.

Ah ! M. Stapfer, pour un homme de tant d’esprit, vous avez fait une grande sottise. Votre prétendue méthode n’en est pas une, et rien ne distingue votre enseignement, sinon plus d’intelligence et un sentiment plus vif de l’art. Où cela mène-t-il ? À rien.

Vos livres sont excellents ; mais on n’en usera guère.


*

P. S. Avec les épreuves de cet article, je suis informé qu’il existe une seconde édition des Artistes juges et parties. On ne pouvait recevoir plus gracieux démenti. Félicitons-en l’auteur, surtout le public. Toutefois, je ne m’en dédis pas encore. Un livre pareil devrait avoir eu déjà plusieurs éditions, car sa place est marquée dans une infinité d’écoles et d’institutions, et dans toutes les familles où l’on attache quelque importance à une bonne éducation littéraire.

1874.
  1. Causeries guernesiaises, par Paul Stapfer. 1 vol. in-8, Guernesey, Le-Lièvre ; Paris, St-Ivre, 1869. — Les artistes juges et parties, causeries parisiennes, par Paul Stapfer. 1 vol. in-12. Paris, Sandoz et Fischbacher, 1872.
  2. Ces pages ont été publiées d’abord dans la Bibliothèque universelle et Revue suisse, livraison de juin 1874.
  3. Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire.
    De ne savoir pas lire oses-tu me blâmer !
    Hélas ! pour mes péchés je n’ai que trop su lire,

    Depuis que tu fais imprimer.

    « Mon père, dit Louis Racine, représenta que, le premier hémistiche du second vers rimant avec le précédent et avec l’avant-dernier vers, il valait mieux dire de mon peu de lecture. Molière décida qu’il fallait conserver la première façon : « Elle est, lui dit-il, la plus naturelle ; et il faut sacrifier toute régularité à la justesse de l’expression ; c’est l’art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des régles de l’art. »