Études littéraires sur l’Allemagne/02

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Études littéraires sur l’Allemagne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 8 (p. 844-862).

ETUDES


SUR L'ALLEMAGNE.




II.

PROFESSION DE FOI POLITIQUE DE DEUX POETES

DE MM. FREILIGRATH ET HENRI HEINE.




Il se passe à l’heure qu’il est, tout près de nous, sous nos yeux, sans que nous paraissions nous en douter, des choses dignes de l’attention la plus sérieuse. L’Allemagne entre à grands pas dans une voie nouvelle, et ce pays, qui nous semble si calme à la surface, est travaillé d’un étrange esprit d’agitation. Nous croyons connaître suffisamment nos voisins par les rapports officiels d’une presse censurée par les anodins récits des touristes de higk life, et par des travaux littéraires qui n’ont pas été précédés d’une étude assez complète de la langue allemande ; de là, parmi nous, des notions fort confuses, et qui, dans ce qu’elles ont de vrai, se rapportent à l’Allemagne d’il y a vingt ans beaucoup plus qu’à l’Allemagne d’aujourd’hui. Or, les nations vont vite dans les temps de libre examen, et parce que le génie allemand se fraie une autre route que le génie français, il ne s’ensuit pas qu’il demeure immobile.

Aux deux extrémités de la société allemande, une fermentation menaçante se manifeste simultanément et produit des actes analogues. Les masses incultes, les artisans, les prolétaires, se révoltent à main armée et demandent du pain ; l’aristocratie de droit divin, les penseurs et les poètes, rampent en visière avec le pouvoir ; ils attaquent l’ordre fondé sur le préjugé, ils demandent justice. On emprisonne les uns, on bannit les autres. Combien de temps un tel système de répression est il praticable et efficace ? Là est toute la question pour l’Allemagne. C’est un grave symptôme dans un état que l’union du nombre et de l’intelligence. Ce qui manque aux masses, ce n’est ni le courage, ni la volonté, ni la force ; c’est la connaissance et la parole. Le jour où elles arrivent à la conscience de leur droit par les philosophes, et à l’expression de leurs souffrances par les poètes, ce jour là l’insouciance n’est plus permise au pouvoir. Jetons un coup d’œil rapide sur le tableau que présente en ce moment la Prusse, partie vitale, tête du corps germanique. Qu’y trouvons nous ? Tous les élémens dont la coexistence sur le même point peut faire prévoir presque à coup sûr de périlleux conflits.

Un roi accueilli à son avènement par un enthousiasme immodéré, prince avide de pouvoir, altéré de louanges, de caractère mobile et d’esprit obstiné, curieux de nouveautés, amoureux, de vieilleries, dilettante politique, imprudent utopiste, qui rêve un règne brillant fondé sur l’alliance impossible de l’arbitraire et de la popularité[1] ; une noblesse aveugle et fortement attachée à ses privilèges, une bourgeoisie blessée dans ses instincts d’indépendance, et parmi laquelle le mot de constitution, étourdiment jeté, a semé en ces dernières années toutes sortes d’ambitions sourdes et d’exigences impatientes ; enfin le peuple, contenu encore par de longues habitudes de respect et des pratiques chrétiennes, mais travaillé de plus en plus par les doctrines communistes, et, en quelques provinces, la Silésie surtout, exaspéré par les souffrances aiguës d’une profonde misère : tels sont les élémens d’anarchie que renferme la Prusse Comme conciliation entre ces forces ennemies, l’ancien parti libéral ou patriote[2] propose encore le rétablissement de l’empire romain, la guerre contre la France, la conquête de l’Alsace et de la Lorraine, une réforme politique dont, le dernier terme : serait un système parlementaire assis sur des bases : plus ou moins étendues ; mais ce parti rencontre au dessus et au dessous de lui une défiance presque égale. Le monarque se montre résolu à ne jamais céder de son plein gré une parcelle de sa prérogative, et les organes des classes inférieures parlent ouvertement d’une complète réorganisation de la société, selon les lois abstraites de l’égalité absolue. La censure des feuilles périodiques et la confiscation des livres, entravent jusqu’ici, avec un succès apparent, la manifestation de ces tendances radicales ; mais les écrivains se soustraient par l’émigration aux tracasseries du pouvoir : ils s’en vont à l’étranger, la tête pleine de livres confiscables[3] ; ils viennent en France chercher la liberté, et Paris voit chaque jour grandir en nombre et en valeur cette milice déterminée, qui, tout en fuyant la partie géographique, emporte avec elle un vaillant amour de la patrie idéale, et reste par mille liens secrets, insaisissables à l’autorité, en rapport intime avec la partie la plus vivace de la nation. Ceux qui s’intéressent au mouvement nouveau de l’Allemagne n’ont peut être pas oublié ce que nous disions, il y a un an environ, des relations étranges de George Herwegh avec sa majesté Frédéric Guilaume IV ; ils se rappellent la pièce de vers émue, emportée, toute fumante d’espérance, si l’on peut parler ainsi, que le jeune homme adressait au souverain pour le conjurer d’écouter son peuple pendant qu’il était temps encore, l’entretien qui suivit au palais de Berlin, et qui se termina par ces paroles mémorables sorties de la bouche royale : « Monsieur Herwegh, vous êtes le second de mes ennemis qui vient me voir, et celui dont la visite m’est le plus agréable ; M. Thiers était le premier. Croyez moi, vous aurez comme Saul votre jour à Damas, et, alors vous accomplirez des œuvres immenses ; » ils se rappellent aussi l’interdiction lancée deux jours après contre un journal que le poète se proposait de publier, puis la fameuse lettre au roi dans laquelle George Herwegh irrité, poussé par l’indignation au delà des convenances, se contient encore assez toutefois pour ne faire tomber le blâme d’un acte arbitraire que sur les ministres, qu’il dénonce à la sagesse du monarque. On sait qu’un décret d’exil, châtiment sans mesure et sans prudence d’une faute contre l’étiquette, amena Herwegh à Paris ; on sait qu’il publia un second volume, dans lequel une nouvelle pièce de vers adressée au roi n’exhale plus que menace, colère, ironie. Eh bien ! La réaction qui s’est opérée brusquement dans l’esprit du jeune poète s’est faite aussi, on ne peut se le dissimuler, dans la nation tout entière. Koenigsberg et les provinces rhénanes ont, à la distance de trois années à peine, marqué, avec évidence l’altération sensible de l’opinion publique. Si l’on compare les hommages enthousiastes de l’université, à l’époque du couronnement, avec l’accueil récent qu’y a reçu le prince, si l’on compare la pose de la première pierre des constructions de Cologne au bruit des hourras fanatiques d’une population ravie avec le rejet du nouveau code et les toasts séditieux, des banquets patriotiques, on pourra se convaincre de l’amertume du désabusement, on sondera avec tristesse le mal qui s’est fait et la profondeur des dissensions qui séparent aujourd’hui la nation et le monarque.

Voici encore deux manifestations spontanées inspirés par le même esprit, et qui, pour être purement individuelles, n’en sont pas moins significatives à nos yeux. Deux poètes distingués, bien que d’une valeur très différente, Ferdinand Freiligrath et Henri Heine, se rangent ouvertement sous les drapeaux de l’opposition, et l’éclat de leur profession de foi (c’est ainsi que Freiligrath intitule le volume de poésies qu’il vient de publier) cause en ce moment de l’autre côté du Rhin une sensation universelle. Nous ferons observer toutefois qu’ils n’étaient point l’un et l’autre dans une position identique. M. Henri Heine avait déjà donné des gages nombreux au parti du progrès ; il avait eu les honneurs de l’exil et n’avait à justifier qu’un long silence interprété d’une manière peu favorable par ses ennemis, et surtout par ses amis politiques. M. Ferdinand Freiligrath, au contraire, appartenait, on le croyait du moins, à la grande famille des poètes indifférens ou conservateurs. Il n’avait guère chanté jusqu’ici que les beautés de la nature, et encore s’était-il jeté de préférence dans des contrées lointaines. Le lion, la gazelle et le chameau du désert étaient ses héros favoris. En fait de roi, il n’avait célébré qu’un roi maure absolument dépourvu de couleur politique. Une seule fois, touchant aux évènemens du jour, il avait déploré la mort de Diégo Léon dans un sentiment d’humanité pure. M. Herwegh en avait pris acte pour lui reprocher sa neutralité et le sommer, en lui citant l’exemple des dieux de l’Olympe, de prendre parti pour ou contre dans le combat des idées. M Freiligrath lui répondit par une violente diatribe. De là une polémique fort animée entre les deux poètes, et bientôt une pension de trois cents thalers donnée par le roi de Prusse au défenseur de l’indifférentisme politique.

Jusque-là rien de plus normal, rien de plus conséquent, et M. Freiligrath, marié selon son cœur, établi à Saint-Goar, dans un des sites les plus pittoresques des bords du Rhin, semblait devoir jusqu’à la fin de sa carrière y goûter en paix les joies du ménage, la saveur de l’assmanshaüser[4] et le doux encens d’une renommée très légitimement acquise par le mérite de ses poésies lyriques et de ses excellentes traductions des poètes étrangers, quand tout à coup, et ceci est un symptôme révélateur de la fièvre qui gagne de proche en proche et semble se transmettre dans l’air comme une maladie endémique, le voici pris d’un besoin effréné de liberté, de combat, voire de martyre ! le voici qui renvoie au roi de Prusse, la pension qu’il touchait depuis deux années, et qui lance dans la publicité un volume de vers précédé d’une longue préface, laquelle n’est rien moins qu’une déclaration de principe explicite et solennelle !

Nous le répétons, quels que puissent être le mobile et le mode de cette profession de foi, le fait en lui même n’est pas sans gravité, nous n’en voudrions d’autres preuves que les commentaires innombrables auxquels il donne lieu dans la presse allemande, les Te Deum entonnés d’un côté et les soupirs poussés de l’autre Il ne nous appartient pas d’examiner la part plus ou moins forte qu’il convient de faire au désir de l’effet pour apprécier équitablement la démarche de M. Freiligrath. Loin de nous la pensée de troubler par des réflexions chagrines les premières heures de sa popularité nouvelle. Nous ne pourrions hasarder sur un sujet aussi délicat que de hypothèses téméraires et qui d’ailleurs n’importent point en ce moment, où nous nous occupons beaucoup moins de l’individualité du poète que des rapports de cette individualité avec l’opinion. Or, la vanité de M. Freiligrath nous fût-elle dix fois plus démontrée, nous n’en ferions nullement un texte à nos reproches ; nous n’y verrions qu’une preuve de plus à l’appui de nos assertions précédentes, à savoir que les populations allemandes sont travaillées sourdement par l’esprit révolutionnaire, et que tous ceux qui aspirent aujourd’hui à des sympathies nombreuses et vives sont instinctivement attirés et bientôt entraînés dans les voies de l’opposition.

Admettons donc sans chicane et sans commentaire la parfaite sincérité, l’indépendance complète du poète, car ; hélas ! là devront se borner à peu près nos louanges. Le volume que M. Freiligrath offre en holocauste sur l’autel de la patrie est peu digne, il faut l’avouer, d’un tel honneur. La somme d’idées en est très mince et la forme en est très commune. M. Freiligrath, qui avait trouvé pour peindre les splendeurs de la nature un éclat de couleurs qui rappelait les Orientales de Victor Hugo, lui qui avait, avec un talent incontestable, ramené à une réalité précise le lyrisme allemand si enclin, à s’égarer dans le vague, il ne trouve en parlant de liberté que des images ternes, qu’un rhythme mou et pesant, que des rimes sourdes attelées à des phrases prosaïques. Sa préface tout en exprimant les sentimens les plus louables, est pédante et maladroite ; c’est un lourd harnais mis par un enfant à un pégase de carton. La conclusion, en vers dédiée à M. Hoffmann de Fallersleben[5] est, en vérité, une glose bien puérile ajoutée par le poète lui-même au grand fait de sa conversion politique. Il en rapporte le principal honneur à l’éloquence persuasive de l’auteur des Gassenlieder[6], mais il ne déguise pas la part considérable qu’a droit d’en revendiquer le champagne mousseux qui les rassemble à Coblentz, à l’auberge du Géant. « Nous vidâmes verre sur verre, dit il, jusqu’à ce que la lumière fût obscurcie par la mèche qui charbonnait, et que notre cœur, lui aussi, brûlât d’une colère sombre. » À travers l’orage de leur ame courroucée, le rire et le calembour luisent comme l’éclair. Deux heures sonnent. Les vaillans trinqueurs de la patrie éprouvent le besoin d’endormir leur audace ; ils vont éveiller le valet de l’hôtel qui ronfle, et montent dans leur chambre où M. Hoffmann de Fallersleben possède encore assez de présence d’esprit pour écrire sur l’album de son ami, moins capable de discernement, cet aphorisme remarquable : Coblentz est tranquille ! Tout cela, on aura peine à le croire, nous est raconté avec complaisance et fort au long par M. Frieligrath, comme s’il eût craint que ses ennemis manquassent de prétextes pour le tourner en ridicule, comme s’il eût voulu leur enseigner au plus vite de quelle manière il fallait s’y prendre pour dépouiller sa conversion du caractère de gravité qui seul lui convient. Il se délecte aussi deux pages plus bas dans un jeu de mots d’un goût médiocre et d’un sel fade sur les vers contre la couronne qu’il a faits à la Couronne auberge d’Assmanhausen. A moins que ce ne soit dans l’intention philanthropique de recommander l’aubergiste à la sympathie des touristes libéraux, nous avouons ne pas trop comprendre un volume de vers d’intention si sérieuse terminé par une semblable pointe.

C’est avec un plaisir véritable, malgré l’apparente rigueur de notre critique, que nous signalerons dans ce recueil plusieurs pièces de vers où se retrouvent les qualités de forme qui ont fait la réputation de l’auteur. Il en est une surtout dont le style simple et noble et le sentiment, profond nous paraissent dignes de tout éloge. C’est une élégie inspirée par les récens malheurs de la Silésie, et qui se lie d’une façon très ingénieuse à une légende populaire fort poétique. Rübezahl est un esprit bienfaisant des montagnes, un gnome de mœurs fantasques, d’allures capricieuses, espiègle et lutin s’il en fut, généreux secourable aux voyageurs chéri surtout des enfans dont il égaie les promenades par des mystifications inoffensives, et qu’il ramène au logis lorsqu’ils s’égarent dans la forêt.


« Les haies verdissent, enfin ; voici déjà une violette ; quelle fête ! dit un pauvre enfant de tisserand qui se glisse en cachette hors de la maison et s’achemine vers le bois, portant un ballot de toile sur ses épaules. C’est ici l’endroit ; je vais me risquer. – « Rübezahl ! »

« S’il m’entend, je le regarderai hardiment en face ; il n’est pas méchant. Je vais mettre mon paquet de toile sur ce rocher. Il y en a une pièce tout entière, et belle ! Oh ! oui, j’en réponds ; on n’en tisse pas de plus belle dans la vallée. — Il ne vient toujours pas. Allons, courage, encore une fois : — « Rübezahl ! »

« Rien encore ! – Je suis venu dans le bois pour qu’il nous tire de peine. Ma mère a les joues si pâles ! Dans toute la maison, pas un morceau de pain ! Mon père est parti pour le marché en jurant. Trouvera-t-il des chalands enfin ? Moi, je vais essayer ma fortune auprès de Rübezahl. Où reste t il donc ? Pour la troisième fois : — « Rübezahl ! »

« Il a tant secouru de malheureux jadis ! — Ma grand’mère me l’a conté souvent. Oui, il est bon au pauvre monde que la misère torture. Je suis accouru ici tout joyeux avec ma pièce de toile bien mesurée. Je ne veux pas mendier, je veux vendre. Oh ! qu’il vienne donc. — « Rübezahl ! Rübezahl ! »

« Si cette pièce lui plaisait, peut être qu’il en demanderait davantage. C’est cela qui m’arrangerait ! Hélas ! il y en a tant encore d’également belles à la maison. Il les prendrait toutes jusqu’à la dernière ; alors je rachèterais aussi celles qu’on a mises en gage. Quel bonheur ! Rübezahl ! Rübezahl ! »

« Et alors j’entrerais joyeux dans la petite chambre, et je m’écrierais : « Père, de l’argent ! » Et alors il ne jurerait plus, et il ne dirait plus « Je ne tisse pour vous qu’une chemise de misère » Et ma mère, elle sourirait de nouveau et nous préparerait un bon repas. Et mes petits frères, comme ils gambaderait ! Mais qu’il vienne, qu’il vienne donc ! — « Rübezahl ! Rübezahl. »

« Ainsi appelle l’enfant de treize ans. Il reste là, pâle et défaillant, appelant toujours, mais en vain. De loin en loin, un noir corbeau traverse seul le domaine du vieux gnome. L’enfant reste encore. Il attend d’heure en heure jusqu’à ce que les ténèbres descendent sur le vallon ; alors tout bas, et d’une lèvre convulsive, il appelle une dernière fois en sanglotant : — « Rübezahl ! »

« Et alors, muet et tremblant, il quitte le taillis et retourne avec son ballot de toile vers la désolation du foyer. Il se repose souvent sur la pierre moussue, écrasé sous le poids de son lourd fardeau. Je crois que le père tissera bientôt pour son pauvre enfant non seulement la chemise de misère, mais encore le linceul de mort. – « Rübezahl ? »

Il y a, comme on le voit, dans cette élégie un fond sombre et désolé que le poète tempère avec beaucoup d’art dans un tableau d’une naïveté pleine de grace. La répétition de l’appel au gnome à la fin de chaque octave, la progression et la dégradation très bien senties des différentes nuances d’espoir, d’inquiétude, d’impatience et de découragement avec lesquelles l’enfant répète ce mot magique : Rübezahl ! appartiennent au petit nombre de ces choses heureuses en poésie qui satisfont, également l’oreille musicale par une cadence expressive, et le sentiment idéal des choses par une imitation subordonnée aux conditions du goût. Ces misères non décrites, mais entrevues à travers un paysage servant de cadre à une scène d’une mélancolie douce, produisent une impression morale bien supérieure à la sensation nerveuse que provoquent aujourd’hui les écrivains descriptifs par l’exactitude matérielle de détails repoussans. Le seul fait de cet appel au gnome comme une ressource unique et désespérée contient en germe un monde de réflexions qui naissent d’elles-mêmes dans l’esprit du lecteur et y engendrent une compassion d’autant plus sincère qu’elle a été moins directement sollicitée. Ce demi fantastique habilement ménagé, employé avec une sobriété, une mesure rares chez les poètes allemands, est du plus excellent effet. À un moment donné, l’angoisse du pauvre enfant se communique. On voudrait voir apparaître le bon Rübezahl, on se prêterait volontiers à la fiction ; on évoque la figure laissée dans l’ombre : c’est le triomphe de l’art, c’est le signe certain de la victoire remportée par le poète sur l’imagination de ses lecteurs

Mais, hélas ! dans nos temps d’analyse et de doute, le merveilleux a perdu le droit d’intervenir, comme dernière solution, comme dénouement suprême du drame humain. Le sourire pacifiant ou la foudre vengeresse du Deus ex machinâ ne satisfont plus nos esprits scrutateurs. La réalité nous prend à la gorge, comme parle Pascal Rübezahl ne vient plus en aide à personne. Qui donc nous aidera ? Telle est la question que l’on se pose en lisant l’élégie des monts silésiens, question vivante qui soulève le voile de l’avenir. Et c’est là la mission du poète. C’est à lui qu’appartient, tout en intéressant, en amusant les hommes comme des enfans qu’ils restent toujours un peu, de les forcer à descendre dans les profondeurs de la vie et à s’interroger sur les grands problèmes de la destinée humaine. Le poète vraiment inspiré est le sphinx de son siècle. Heureux les temps et les pays où le sphinx trouve son OEdipe !

Dans l’élégie des monts silésiens, qui n’affecte aucune prétention politique, mais dont le pathétique simple et profond touche à un intérêt social flagrant, gît suivant nous, toute la valeur morale du livre de M. Freiligrath. C’en est assez pour faire espérer encore beaucoup de lui, s’il sait reconnaître la nature de son talent. Il serait infiniment regrettable qu’il préférât au mode doux et tempéré de sa lyre modeste les grands éclats de trompette, la redondance et le fracas du jacobisme littéraire. M. Freiligrath, quoi que puissent lui dire ses nouveaux amis en ce premier moment de bien venue, n’est et ne sera jamais de complexion révolutionnaire. Le rôle de Tyrtée, ne sied point à ses instincts paisibles. S’il s’obstine à violenter sa muse pour lui arracher des marseillaises et des iambes républicains, il ne sera qu’un pâle imitateur. D’autres voix plus vibrantes ont poussé avant lui le cri de révolte ; d’autres accens plus mâles ont éveillé dans la jeunesse des frémissans. Que M. Freiligrath tende aux faibles et aux opprimés une main sympathique, mais qu’il n’essaie pas de brandir la torche incendiaire ; des bras plus vigoureux sont réservés à ce fatal destin, ce n’est point là sa vocation naturelle. Une meilleure part lui a été faite ; une tâche plus douce lui est réservée. Cette pensée nous est confirmée par deux autres pièces de vers du nouveau recueil dans lesquelles le souffle élégiaque du poète soupire des modulations charmantes dont rien ne vient troubler la gracieuse harmonie. L’une est adressée à la poésie romantique, qu’il personnifie sous la figure d’une belle femme en blanc habit de nonne, éplorée, les cheveux épars, étreignant avec désespoir l’autel croulant dans la nef déserte. L’autre commence par ces mots : Deutschland ist Hamlet, l’Allemagne, c’est Hamlet ; comparaison suivie avec rigueur et talent jusqu’à la fin du morceau, qui n’a pas moins de soixante douze vers. La Liberté, comme le spectre du roi de Danemark, apparaît chaque nuit aux sentinelles, et dit au rêveur inquiet : « Venge-moi, tire ton glaive ; on m’a versé du poison dans l’oreille. » Hamlet écoute en tremblant jusqu’à ce que la vérité épouvantable éclaire son esprit. Alors il veut, accomplir l’œuvre de vengeance ; mais l’osera t il ? il délibère, il songe ; il ne s’arrête à aucun moyen ; il a trop lu dans son lit, il est resté trop long-temps à Wittenberg ; la résolution lui manque. Il ajourne toujours ; il déclame de longs monologues, et, quand il s’avise enfin de tirer l’épée, au lieu du vrai tyran, c’est Polonius Kotzebue qui reçoit le coup mortel.

Nos lecteurs ne seront pas surpris d’apprendre que le volume de M. Freiligrath soit défendu dans la plupart des états de l’Allemagne. Par une de ces heureuses inconséquences des systèmes prohibitifs, qui ne peuvent jamais être ni complets ni logiques, le volume, bien autrement agressif, de Henri Heine a trouvé jusqu’ici la douane intellectuelle beaucoup moins rigoureuse. il est probable que cette différence d’appréciation tient à la forme ironique des poésies de M. Heine. Les Allemands, gens candides et sincères, ne soupçonnent pas le danger de l’ironie ; ils boivent sans défiance ce poison pétillant ; ils ne sauraient comprendre que ce qui provoque le rire puisse être tout aussi destructif que ce qui provoque la colère. L’ironie leur paraît une espièglerie d’enfant gâté qu’ils passent volontiers à M. Henri Heine, le plus gâté des enfans de l’Allemagne et ceux de ses compatriotes que sa raillerie blesse ou chagrine murmurent entre eux et à demi voix : « Quel dommage ! s’il voulait être sérieux, comme il pourrait devenir un grand poète ! » Mais là se borne le blâme qu’ils pensent devoir jeter sur une œuvre à leurs yeux sans conséquence. Nos voisins ne croient à la gravité des choses que lorsqu’elles sont gravement dites. Demandez-leur qui donc de Voltaire ou de Racine a accompli l’œuvre la plus sérieuse, il n’en est pas un seul peut-être à qui vienne en idée de nommer Voltaire.

C’est une individualité curieuse, que celle de M. Henri Heine : un talent des plus francs, des plus libres en ses allures, quoiqu’il soit le produit d’élémens divers, opposés, en apparence inconciliables. Imaginez quelque chose de la verve de Rabelais qu’auraient nourri les fantaisies du Wunderhorn[7], les légendes du Rhin et les rêves de Jean-Paul ; une imagination riche et féconde au service d’un bon sens intrépide, la mélancolie allemande jetée comme un voile léger sur la gaieté française ; c’est à défier l’analyse la plus exercée.

M. Henri Heine est né à Dusseldorfen 1799, de parens israélites. Il a fait ses études aux universités de Bonn, de Berlin et de Goettingue. Le 28 juin 1825, il a quitté la religion de ses pères pour embrasser e christianisme. C’est un fait officiel de sa vie qu’il est impossible de mettre en doute, mais qu’il est encore plus impossible d’expliquer. Une abjuration est un acte de foi, et dans la vie de ce mordant sceptique, un acte de foi est la plus inconcevable des anomalies. M. Henri Heine, en vers comme en prose, s’est raillé de tous les dieux et de Dieu. Non-seulement aucune croyance, mais aucun sentiment aucune idée, ne l’a jamais trouvé fervent ou enthousiaste ; il s’est moqué de la patrie, de l’amour, de l’art, de la nature, de ses amis, de ses proches et de lui même. Poète, il a injurié Goethe, le Jupiter de la poésie moderne, et outragé Platen, le Chénier peut être de l’Allemagne ; patriote, il a déchiré Boerne, le plus patriotique de ses contemporains. Son caprice de virtuose et, comme diraient les Allemands, sa subjectivité fantasque n’ont rien épargné. Il n’a pas fait, comme quelques autres, dans ses écrits une part réservée ; il n’a dressé aucun autel ; il n’a élevé aucune statue ; il n’a honoré aucun homme ni aucun symbole, et s’il a plutôt attaqué la vieille société que la nouvelle, on serait tenté de croire que c’est uniquement parce qu’un état de choses constitué fournissait des thèmes plus nombreux, des sujets plus palpables aux traits aiguisés de sa plume que les vagues hypothèses de doctrines encore abstraites et les embryons informes de l’avenir.

Ce fut le retentissement du canon de juillet qui appela M. Henri Heine à Paris ; comme un vrai enfant qu’il est, le bruit et le mouvement l’attirent. Il vint ici, et y publia successivement ses Reisebilder et des articles de critique littéraire dont le succès fit sa réputation en France[8]. Cet esprit incisif, ces vives étincelles sorties tout à coup, pétillantes et lumineuses, des brumes de la fantaisie allemande, surprirent et charmèrent le public parisien. Les Reisebilder sont à peu près tout ce qu’on connaît en France de M. Henri Heine ; mais cela a suffi, et cela devait suffire, pour qu’on saluât en lui sinon un frère, du moins un cousin germain de quelques uns de nos plus rares esprits.

Les poésies lyriques de M. Heine, répétées en Allemagne de bouche en bouche, n’étaient pas de nature à pouvoir être aussi goûtées parmi nous que sa prose. La traduction leur enlève, une grande partie de leur valeur. On ne saurait reproduire cette beauté musicale accomplie, cet abandon, ce laisser aller apparent sous le contour le plus net, et surtout ces accens de mélancolie profonde brisés soudain, cette antithèse perpétuelle de tendresse et d’amertume fondue dans les nuances les plus délicates, ces abîmes de tristesse entr’ouverts comme par une baguette fleurie qui les referme aussitôt. La prose de M. Heine, au contraire, en se dégageant des traditions allemandes, en dépouillant la consciencieuse longueur des périodes et la pédantesque monotonie des imitateurs de Goethe, en se faisant vive, alerte, pimpante, coquette, un peu fardée il est vrai, mais comme par bravade ; comme pourrait le faire une jeune fille de vingt ans qui s’amuserait à jeter des mouches sur les roses de son visage, cette prose ne perd que très peu à passer d’une langue dans une autre, et M. Henri Heine a pu, sans trop de présomption, aspirer dans la fièvre de juillet à se faire reconnaître et adopter parmi nous comme un dernier, enfant du XVIIIe siècle.

L’Allemagne, conte d’hiver, tel est le titre du volume nouvellement publié par Henri Heine. Ce volume est précédé d’une préface qui en explique et en motive l’apparition. C’est aussi une espèce de profession de fois non pas comme celle de Freiligrath, la profession de foi d’un jeune cœur ému et tremblant encore de son audace, qui fait un appel candide à la sympathie du public, mais un cri de gare ! jeté d’une voix moqueuse à la foule parmi un homme qui s’avance en courant et en faisant le moulinet ; tapant à droite, à gauche, attrapant au hasard amis et ennemis, tombant sur choses et gens avec effronterie, sans pitié et sans vergogne. Cette préface est la cynique apologie du livre le plus cynique qui soit sorti de la plume de M. Heine. La pièce de vers, qui ouvre le volume en est à elle seule la plus claire explication. Toute la pensée de l’auteur s’y exprime en douze lignes ; il y dit, mieux que de longues pages de commentaires et d’analyses ne sauraient le faire, sa vocation, son instinct, sa tache et son but.

Cette pièce de vers est intitulée : Doctrine. C’est une raillerie piquante de l’abus des théories et des abstractions qui a été si long-temps et qui est encore jusqu’à un certain point l’erreur de l’Allemagne.

« Bats le tambour et n’aie pas peur, et embrasse la vivandière. C’est là toute la science, c’est le sens le plus profond des livres.

« Tambourine les gens hors de leur sommeil. Tambourine le réveil avec une vigueur juvénile ; marche en tambourinant toujours en avant, c’est là toute la science.

« C’est là la philosophie de Hegel, c’est le sens le plus profond des livres ; je l’ai comprise parce que j’ai de l’esprit et parce que je suis un bon tambour. »


Puis l’auteur comme une narration grotesque et poétique tout à la fois de son voyage en Allemagne. La première apparition qui lui révèle la patrie, c’est, au moment où il passe la frontière, une petite joueuse de harpe qui chante avec un sentiment vrai et une voix fausse, dit-il, une histoire d’amour et de douleur, de renoncement ici-bas dans cette vallée de larmes, et de réunion dans un meilleur monde, dans le ciel ou l’ame nagera au sein des félicités éternelles.


« O mes amis ! s’écrie le poète, moi, je vous chanterai une chanson plus nouvelle et plus agréable. Je vous chanterai le bonheur sur la terre, car il y a ici-bas assez de pain, de roses, de myrtes, de beauté et de plaisir pour tous les enfans des hommes.

« La vierge Europe est fiancée au beau génie de la liberté ; ils se tiennent enlacés dans l’ardeur d’un premier baiser.

« Et je chante le cantique des noces. »


Un instant, le poète semble vouloir se monter au ton enthousiaste, s’élever dans les régions idéales, mais aussitôt il revient à la réalité burlesque et nous raconte que, pendant qu’il écoutait la petite joueuse de harpe (faut-il supposer à M. Henri Heine l’intention de parodier la Mignon de Goethe ?), les douaniers prussiens visitent ses malles et ses coffres ; son voisin de diligence lui fait observer avec beaucoup de sagacité que l’Allemagne marche à une unité imposante : à l’unité matérielle par le Zollverein et à l’unité morale par la censure.

Arrivé à Cologne, il voit aux clartés de la lune le gigantesque colosse de la cathédrale, cette bastille que les catholiques romains voulaient construire pour y tenir l’intelligence captive, quand Luther est venu et a crié d’une voix de tonnerre son halte énergique, mot tout puissant, dit le poète, expression de la force allemande et de la mission du protestantisme. Le Rhin demande à M. Heine des nouvelles de la France ; il se plaint amèrement des vers de Nicolas Becker qui l’ont politiquement compromis ; il voudrait bien revoir, dit-il, ces chers petits Français et cet espiègle Alfred de Musset, qui marchera sans doute comme tambour à leur tête. — Les Français sont bien changés, lui répond M. Heine. Ils ne chantent plus, ils ne dansent plus ; ils sont devenus philosophes ; ils parlent de Kant, de Fichte, de Hegel, ils fument du tabac, ils boivent de la bière ; ils ne sont plus voltairiens, ils sont hengstenbergistes[9].

M. Heine arrive en Westphalie, il traverse la forêt de Teutoburg, il passe auprès du marais classique où Varus resta embourbé.

« Si Hermann avec ses hordes blondes, s’écrie plaisamment le poète, n’avait pas gagné la bataille, la liberté allemande n’existerait pas ; nous serions devenus Romains. ». Suit un tableau piquant, une comparaison bouffonne du sort qui attendait la nation germanique, si elle fût devenue romaine, et de la glorieuse destinée qu’elle s’est faite en restant elle-même : persiflage plein de verve des choses et des individus :


« Figurez-vous qu’il y aurait des vestales à Munich, et les Souabes s’appelleraient Quirites. Hengstenberg serait un aruspice et fouillerait dans les boyaux des bœufs. Neander[10] serait un augure ; il observerait le vol des oiseaux. Raumer ne serait pas un barbouilleur allemand mais un scriba romain. Freiligrath ferait des vers sans rimes, comme jadis Flaccus Horatius. Les amis de la vérité lutteraient dans l’arène avec des lions, des hyènes et des chakals, au lieu de se battre avec des roquets dans les petits journaux. Nous aurions un Néron au lieu de trois douzaines de pères du peuple, et nous nous ouvririons les veines pour narguer les suppôts de la tyrannie.

« Schelling serait un Sénèque… Mais, Dieu soit loué ! reprend M. Heine avec une gravité comique, Hermann a gagné la bataille, et nous restons Allemands comme devant. Un âne s’appelle toujours un âne, et non asinus ; les Souabes sont restés Souabes ; Raumer reste une canaille allemande dans notre nord allemand ; Freiligrath fait des vers rimés, n’étant pas devenu un Horace.

« O Hermann ! c’est à toi que nous devons tout cela. Aussi t’élève-t-on à Detmold un monument pour lequel je me suis empressé de souscrire. »


Dans un des chapitres suivans, M. Heine fait une sorte d’apologie de son silence politique, sous la forme d’un discours adressé aux loups. Sa chaise de poste a cassé la nuit ; le postillon va chercher de l’aide au village prochain ; le poète, resté seul dans la forêt, entend tout à coup des hurlemens épouvantables ; il voit des centaines d’yeux flamboyans éclairer les ténèbres. « Ce sont mes vieux camarades les loups, dit-il, qui, sachant mon passage, me fêtent par une sérénade et une illumination ; » et aussitôt, montant sur le siége de la voiture, il leur adresse ses remerciemens dans ne allocution qui est la parodie des discours adressés en semblable circonstance par les grands personnages politiques.


« Je suis heureux, chers loups, mes camarades, de me trouver au milieu de vous, et d’entendre tant de nobles cœurs me hurler leur sympathie. Ce que j’éprouve en ce moment est indicible. Ah ! cette heure fortunée restera éternellement gravée dans ma mémoire. Je vous remercie de la confiance dont vous m’honorez, et que vous m’avez conservée à travers toutes les épreuves.

« Loups, mes camarades, vous n’avez jamais douté de moi ; vous ne vous êtes pas laissé abuser par de mauvaises langues qui vous ont dit que j’étais passé aux chiens, que j’avais déserté, et que je serais bientôt conseiller aulique à la cour des moutons. Me défendre de pareilles assertions était tout-à-fait au dessous de ma dignité.

« La toison que j’ai parfois jetée sur mes épaules ; cette fin de me réchauffer, croyez moi, n’a jamais eu pour effet de m’enthousiasmer pour le bonheur des moutons. Je ne suis ni mouton, ni chien, ni conseiller aulique ; je suis resté loup, et mon cœur et mes dents le prouveront. Je suis un loup et hurlerai toujours avec les loups. Oui, comptez sur moi et aidez-vous, alors le ciel vous aidera. »

« Tel fut le discours que je tins en cette circonstance, et sans préparation aucune, dit le poète. Le docteur Kolb[11] l’a publié, mais mutilé, dans la Gazette Universelle. »


Enfin M. Heine arrive à Hambourg, qui, brûlé à demi, à demi reconstruit, ressemble à un caniche à moitié tondu. En tant que république, continue le poète, Hambourg n’a jamais égalé ni Venise ni Florence, mais on y mange de meilleures huîtres. Puis il raconte que son éditeur Campe le conduit au restaurant et lui donne un excellent dîner en joyeuse compagnie ; si bien que, faisant in petto cette réflexion attendrie, qu’un autre éditeur l’eût peut être laissé mourir de faim, il en conclut que Campe est un grand homme, la fleur des libraires, et il rend grace à Dieu d’avoir créé l’éditeur Julius Campe, l’huître au fond des mers, le vin du Rhin sur la terre, et d’avoir fait mûrir le citron pour en humecter les huîtres. A l’issue de ce repas inspirateur, ému, enflammé d’amour pour ses semblables, M. Heine va errer dans les rues aux clartés d’une lune tentatrice. Hammonia, déesse protectrice de Hambourg, fille de la reine, des morues et de Charlemagne, venue au monde le jour de la fondation de la ville, lui apparaît. (Que nos lecteurs nous dispensent de trop particulariser.) Elle salue le retour du poète : « Après treize ans d’absence, lui dit elle, je te retrouve le même. Tu cherches toujours les belles ames que tu as rencontrées si souvent dans ce quartier. Hélas ! tu ne reverras plus ces fleurs charmantes ; elles sont flétries, effeuillées, écrasées même par les rudes pieds du destin. »

Tout en devisant de la sorte, la déesse conduit M. Heine en son logis et lui offre une tasse de thé mêlé de rhum. (Elle avale le rhum sans thé, observe le poète.) Alors, d’une voix flatteuse et en appuyant sa tête sur l’épaule de son bien aimé, elle lui reproche d’avoir quitté l’Allemagne pour Paris, ce pays de frivolité, sans même s’y être fait accompagner par un éditeur fidèle, qui, prudent mentor, l’ait su guider et préserver de tous écueils. Elle l’engage à revenir au pays.


« Je t’assure, dit-elle que les choses n’ont jamais été aussi désespérées qu’on se plaisait à le dire. On a fort exagéré. Toujours, en Allemagne, on a pu, comme jadis à Rome, se soustraire à l’esclavage par le suicide. Le peuple a toujours joui de la liberté de la pensée ; elle exige pour les masses ; elle n’est limitée que pour le petit nombre de ceux qui se font imprimer… Cette liberté pratique que l’on vante, elle détruira un jour la liberté idéale que nous portions dans notre cœur, et qui était pure comme le rêve d’un lis. Et notre belle poésie, elle va s’éteindre. Le roi maure de Freiligrath, il mourra avec bien d’autres rois. Oh ! Si tu connaissais l’avenir de ta patrie ! »

Ici, malgré la meilleure volonté du monde, il nous devient impossible de dire à nos lectrices où cette Béatrix de carrefour conduit son Dante Polichinelle pour lui découvrir les destinées futures de l’Allemagne. Qu’il suffise de savoir que le poète est suffoqué par des exhalaisons et des miasmes tels, qu’ils surpassent tout ce que son nez a jamais pressenti de plus horrible.


M. Heine interrompt sa narration, en promettant de conter une autre fois ce qui advint encore durant cette nuit mémorable. « Je le raconterai, dit il, à cette jeune génération qui succède à la génération des hypocrites, qui comprend le poète et vient se réchauffer contre sa poitrine. » M. Heine en prend occasion de nous affirmer que sa lyre est aimante comme la lumière, pure et chaste comme la flamme, et, non content de cette affirmation quelque peu hasardée, il nous apprend que cette lyre est identiquement la même que touchait jadis son père Aristophane.

« Dans mon dernier chapitre, dit il, j’ai tenté d’imiter les Oiseaux, la meilleure des comédies de mon père. Les Grenouilles sont excellentes aussi, ajoute-t-il ; le roi aime cette pièce ; cela témoigne d’un bon goût antique. Toutefois, si l’auteur vivait encore, je ne lui conseillerais pas de se montrer à Berlin, il pourrait fort bien lui arriver malheur ; nous le verrions reconduit à la frontière par des chœurs de gendarmes. »

Le poète, il faut en convenir, n’a pas ménagé avec beaucoup d’art sa transition ; il ne s’est donné aucune peine pour amener là le roi de Prusse, qui devait être la fin le couronnement de son livre, le bouquet de son feu d’artifice.

« Ô roi ! lui dit-il, je veux ton plus grand bien, et je te donnerai un bon conseil : honore les poètes morts, mais épargne les vivans.

« N’offense pas le poètes vivans ; ils sont armés d’un fer et d’un feu plus de Jupiter, créées d’ailleurs par le poète.

« Offense, si tel est ton bon plaisir, les dieux anciens et les dieux modernes ; offense toute la clique de l’Olympe et le très haut Jéhovah par-dessus le marché, mais garde toi d’offenser le poète.

« À la vérité, les dieux châtient sévèrement les prévarications des hommes. Le feu d’enfer est passablement chaud ; on y rôtit et on y grille.

« Mais il est des saints qui, par leurs prières, délivrent le prévaricateur de la fournaise. Par des offrandes et des messes pour les ames, on rachète de gros péchés.

« Et, à la fin des temps, le Christ viendra et brisera les portes de l’enfer, et si même il porte un jugement sévère, plus d’un bon vivant s’y soustraira.

« Mais il est des enfers d’où la délivrance est impossible. La prière y est vaine, le pardon du sauveur y est impuissant.

« Ne connais-tu pas l’Enfer du Dante, les redoutables tercets ? Celui que le poète y a renfermé, celui-là, aucun dieu ne peut plus le sauver.

« Aucun dieu, ô aucun messie ne le délivrera jamais de ces flammes chancelantes !

« Prends garde, ô roi ! que nous ne te condamnions à un tel enfer. »

On le voit, c’est aussi au roi de Prusse que s’adressent les menaces de M. Heine ; c’est à l’élève d’Ancillon[12] que parle Freiligrath ; c’est par lui que Herwegh ne peut s’empêcher de conclure ; c’est à lui encore que Mme d’Arnim dédie son livre démagogique ; c’est vers lui que se tournent involontairement les esprits les plus enclins à la rébellion, tant la sage Allemagne est portée d’instinct à honorer ses souverains, à les invoquer même en les maudissant, tant elle persiste à les considérer comme la source, l’origine, l’initiative nécessaire de tout bien. Aussi, sommes-nous disposé à croire, que malgré les symptômes effrayans qui se manifestent, malgré cette fièvre dont les accès se pressent avec une intensité redoublée, il serait encore temps d’arrêter l’invasion du jacobinisme et du communisme par des concessions sérieuses et sincères, par l’accomplissement de promesses échappées à des lèvres augustes, dont les paroles devraient toujours se traduire en faits. Une large part accordée au besoin de publicité, devenu général en Europe ; une tribune, une presse libres, seraient à coup sûr de meilleurs remparts pour le trône que des citadelles sur le Rhin et des prisons en Silésie[13]. Moins de méfiance et de mauvais vouloir dans les rapports avec la France, moins de condescendance et d’empressement pour le despote moscovite, rassureraient le pays et seraient les signes mille fois bienvenus d’une volonté véritablement libérale. Ces espérances de conciliation seraient-elles chimériques ? Nos sympathies pour l’Allemagne nous les font-elles accueillir d’un esprit trop crédule ? Ce sont là des question d’un avenir assez prochain devra trancher.

Mais revenons aux deux poètes :

On a pu s’en convaincre par les citations que nous en avons faites, il y a un abîme entre la profession de foi de M. Ferdinand Freiligrath et celle de M. Henri Heine. D’un côté, nous trouvons l’expression emphatique d’un sentiment débile qui se gonfle avec effort, de l’autre la prodigue incurie d’une verve intarissable, d’une muse tapageuse et dévergondée qui s’ébat sans grand souci de sa robe bariolée à travers carrefours et rues, jetant, comme les masques du carnaval romain, tantôt des fleurs, tantôt des dragées de plâtre à la face des passans qui rient de ses incartades. Les critiques délicats reprochent à M. Henri Heine d’offenser trop souvent les règles de la bienséance et du goût. Il a répondu à cette accusation, en plusieurs endroits de ses écrits, par des rapprochemens où la vanité d’auteur s’exprime avec une singulière franchise. Dans la préface de ce nouveau volume, il pourrait, dit-il, s’autoriser d’Aristophane, qui parlait devant un public de classiques. Toutefois les Athéniens étant des païens sans aucune notion de morale, il préfère ne citer en exemple d’une licence au moins égale à la sienne que Cervantes et Molière, dont le premier s’adressait à la fleur de la noblesse castillane, et le second au grand roi et aux grands seigneurs de Versailles. Sans placer M. Heine aussi résolument à côté de Cervantes et d’Aristophane, nous lui accorderons cependant de par talent une indulgence plénière pour ses écarts. Ce mot de goût d’ailleurs est élastique et multiple ; chaque siècle, chaque peuple, on pourrait presque dire chaque individu, l’explique à sa manière. Nous croyons, pour notre part, que le sentiment burlesque des choses, l’ironie à tous les degrés est un élément essentiel de l’esprit humain ; ce sentiment a de tout temps revendiqué son droit ; il s’est fait sa place jusque dans les monumens religieux du moyen-âge, d’une époque d’enthousiasme et de foi. Ne soyons donc ni surpris ni choqués aujourd’hui, au sein d’une anarchie et d’une désorganisation complète, qu’il perce et s’exprime dans toutes ses nuances, depuis le rire amer et sardonique de lord Byron jusqu’à la cynique jovialité de M. Henri Heine.

Il y a d’ailleurs une grande faiblesse, et nous voudrions ne pas la partager, dans cette critique qui, au lieu d’apprécier un homme de talent suivant sa nature propre, s’obstine à lui imposer une loi conventionnelle et à le ranger dans des catégories. S’il est au monde une chose libre, indépendante et sacrée, c’est à coup sûr l’inspiration et la direction de l’esprit C’est à ce point de vue que nous demandions en commençant à M. Ferdinand Freiligrath de ne pas abandonner, pour l’arène poudreuse des luttes politiques, les horizons lumineux et paisibles où sa muse se plaisait naguère, car nous croyons fermement qu’il s’abuse et détourne le cours naturel de ses pensées. C’est pourquoi aussi nous dirons aux lecteurs trop prudes d’y regarder à deux fois avant de rien retrancher de l’héritage des siècles. Et sans évoquer les noms immortels d’Aristophane, Rabelais, Cervantes, Shakspeare, Dante et Voltaire, pour nous en faire une arme nous oserons prétendre qu’il peut y avoir au sein de cette confusion de principes, de préjugés, de tendances et de coutumes qui caractérise notre étrange époque, un enseignement caché sous les boutades facétieuses et les audacieux sarcasmes de ce satyre mélancolique que l’on nomme Henri Heine.


D. STERN.

  1. Ce qui caractérise jusqu’ici le règne de Frédéric-Guillaume IV, c’est le nombre infini de projets avortés, de choses commencées et abandonnées : une loi restrictive sur le divorce inspirée par la rigidité méthodiste, repoussée avec énergie par le sentiment public ; l’introduction de l’ancien code prussien dans les provinces rhénanes, rejetée par les états ; la création de l’évêché de Jérusalem et le rétablissement de l’ordre du Cygne, tombés sous la raillerie ; l’installation, dans les universités, de professeurs contraints de cesser leurs cours faute d’auditoire ; la fondations de plusieurs journaux qui n’ont pu trouver de lecteurs, etc., etc.
  2. Un des représentans les plus célèbres de ce parti, désigné aussi sous le nom des noir rouge et or (schwarz-roth-golden), est le professeur Arndt, auteur de la fameuse chanson : Quelle est la patrie de l’Allemand ?
  3. Expression de M. Henri Heine dans le volume dont nous allons parler.
  4. Cru du Rhin que M. Freiligrath a spécialement désigné à la faveur du public.
  5. M. Hoffmann, né en 1798 à Fallersleben, dont il a retenu le nom, auteur des Chansons Impolitiques et d’un grand nombre de poésies familières très répandues du Allemagne.
  6. Chansons des rues, par Hoffmann de Fallersleben.
  7. Le Cor enchanté, recueil de chants populaires du moyen-âge réunis par MM. d’Arnim et Clément Brentano.
  8. C’est dans cette Revue même que parurent les premiers extraits des Reisebilder, traduits par M. Loeve Veimars, en qui M. Henri Heine avait trouvé un interprète d’un goût exquis et d’une rare délicatesse. Plus tard, on publia une traduction complète du livre faite sous les yeux de l’auteur même des Reisebilder.
  9. Hengstenberg, professeur de théologie à Berlin, rédacteur du Journal de l’Église évangélique.
  10. Néander, professeur de théologie à Berlin ; auteur d’une Vie de Jésus écrite dans le sens le plus orthodoxe.
  11. Rédacteur en chef de la Gazette Universelle d’Augsbourg.
  12. Titre d’un quatrain de Freiligrath.
  13. Un grand nombre d’ouvriers silésiens viennent d’être condamnés pour tumulte, dit le jugement rendu, à six et neuf ans de zuchthaus (prisons et travaux forcés).