Études nouvelles sur Grégoire VII et son temps/03

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Études nouvelles sur Grégoire VII et son temps
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 141-174).
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ETUDES NOUVELLES
SUR
GREGOIRE VII ET SON TEMPS

I. Histoire de Grégoire VII, précédée d’un discours sur l’histoire de la papauté jusqu’au onzième siècle, par M. Villemain, 2 vol. in-8o ; Paris 1872. — II. Ponlificum romanorum vitæ ab æqualibus conscriptæ ; edidit J.-M. Watterich, 2 vol. gr. in-8o ; Lipsiæ 1862. — III. Monumenta gregoriana ; edid. Phil. Jaffé, in-8o maj. ; Berlin 1865. Du même auteur : Regesta pontificum romanorum, de 1 à 1198, in-4o ; Berlin 1851. — IV. J. Voigt, Hildebrand als Papst Gregor VII, 2 vol. in-8o ; Halle 1815. — V. H. Floto, Kaiser Heinrich IV und sein Zeitalter, 2 vol. in-8o ; Stuttgart 1855-56. — VI. Gfrörer, Papst Gregorius VII und sein Zeitalter, 7 vol. in-8o ; Schaffouse 1859-61. — VII. H. Stenzel, Geschichte Deutschlands unter den Fränkischen Kaisern, 2 vol. in-8o ; Leipzig 1828. — VIII. W. V. Giesebrecht, Geschichte der deutschen Katserzeit, 4 vol. in-8o ; Brunswick 1864-72. — IX. M. Mignet, La lutte des papes contre les empereurs d’Allemagne, 1861 à 1865


III
LES HÉRITIERS DE GRÉGOIRE VII[1].


I

Serait-il vrai que Grégoire VII eut regret de ses hardiesses au moment suprême de la mort ? Pour y croire, il faudrait en avoir un témoin bien digne de foi. C’est cependant ce que rapporte un contemporain qui en général mérite confiance, Sigebert de Gembloux[2] Sans partager l’irritation de Baronius, qui s’écrie brutalement que Sigebert en a menti, ni le dédain de Voigt et de son traducteur, qui n’estiment pas le témoignage du chroniqueur digne d’examen, je crois plus juste de l’expliquer et de lui faire la part qu’il mérite. Remarquons d’abord que Sigebert écrivait à Liège ou à Metz, et que Grégoire mourait à Salerne ? c’étaient au XIe siècle les deux extrémités du monde. Remarquons encore que Sigebert n’affirme pas ; il transcrit une information, sans commentaire : de hoc ita scriptum reperi. Religieux et chroniqueur de profession, Sigebert écrivait sur des documens qui lui étaient transmis, ou d’après ce qu’il croyait avéré lui-même. Ici, c’est un correspondant ou un rapporteur quelconque qui lui a fourni l’anecdote, et il l’enregistre avec exactitude. Quel est le fait dont il s’agit ? C’est qu’après s’être confessé à Dieu, à saint Pierre et à toute l’église d’avoir grandement péché dans sa charge, Grégoire aurait avoué d’avoir suivi l’inspiration du diable en allumant la colère et la haine parmi le genre humain, bien que son entreprise n’eût eu pour but que la gloire de la religion ; sur quoi, voyant venir sa dernière heure, et voulant revêtir la pureté angélique, Grégoire aurait député un cardinal à l’empereur pour dégager ce dernier de l’excommunication, et pour remettre les fautes commises à tout le peuple chrétien, clercs et laïques,[3]. Voilà ce que raconte en substance Sigebert, l’un des plus honnêtes et des plus exacts annalistes de cette époque.

Eh bien ! dans ce récit, il n’y a que sincérité ; mais il y faut porter le flambeau de la critique. Sigebert transcrit un document qui lui est fourni ; son lecteur en est dûment informé. Sigebert a-t-il cru le document digne de foi ? Bien qu’il s’abstienne de le dire, je suis porté à penser que oui. L’église de Liège, au milieu de laquelle a vécu Sigebert, a été affligée de l’ardeur des attaques de Grégoire VII contre Henri IV, et sans craindre le schisme elle est restée fidèle à son légitime souverain ainsi qu’à la famille salique, avec laquelle elle avait des liens d’origine et d’attachement héréditaire. Nous verrons plus tard quel témoignage touchant et solennel le clergé de Liège en a donné à l’empereur franconien dans son adversité dernière. De cette disposition d’esprit à la croyance aux regrets de Grégoire VII, il n’y a qu’un pas. Ces regrets soulageaient le clergé catholique de Liège, et quelque prêtre ou moine a bien pu transformer, soit en Italie, soit dans l’ancienne Austrasie, le souhait des regrets en un fait accompli, et voilà justement comme on écrit l’histoire, — car entre les simoniaques ou les schismatiques et les grégoriens déclarés il est resté une portion notable de l’église qui a gémi de la lutte entre le sacerdoce et l’empire, attribuant à chacun une part de droit et de tort, persuadée par conséquent que Grégoire avait pu quelquefois excéder les bornes ; comment ne le pas croire après Canosse par exemple ? De cette opinion furent plusieurs cardinaux parmi les contemporains, nombre de prélats non simoniaques en Italie, en France, en Allemagne, et plus d’un moine resté indépendant au milieu du mouvement général des monastères, tel que l’auteur problématique du de Vita Heinrici IV, dont nous parlerons en son lieu. Cette opinion a été celle de la majorité du clergé français au XVIe siècle, de tout le clergé français au XVIIe et au XVIIIe siècle ; elle était celle de nos grands bénédictins du XVIIIe siècle, celle du savant et pieux Muratori, écrivant à la même époque au milieu d’un pays catholique fort éclairé[4]. De cette opinion a pu donc être Sigebert de Gembloux, et je n’en doute même pas. Il a dû accueillir avec une propension favorable le renseignement écrit qui lui était transmis. On n’a aucun reproche à faire à sa véracité ; il a rapporté ce qu’il savait, et il en a indiqué la source incertaine. Il faut être homme de parti pour s’en irriter, d’autant plus que d’autres moines des mêmes contrées et d’un pays voisin confirment la même tradition dans leurs chroniques, je veux parler d’Albéric indûment surnommé des Trois-Fontaines[5] et de Florent de Wigorn[6], lesquels ont reproduit l’indication de Sigebert. Que si l’on veut remonter à la source d’où est venu le document au moine de Gembloux, je crois l’avoir découverte dans le pamphlet du cardinal Bennon : Vita et gesta Hildebrandi, dont on a vainement au XVIe siècle contesté l’authenticité, laquelle est aujourd’hui démontrée par l’existence de manuscrits du XIIe et du XIIIe siècle, conservés à Bruxelles et au British Museum[7]. Sigebert est mort en 1112, le cardinal Bennon en 1098. Eh bien ! le pamphlet de ce dernier, que M. Watterich a eu grand tort d’exclure de sa collection, se termine par un récit presque identique avec celui de Sigebert. Celui-ci dérive évidemment du premier[8]. Une incontestable curiosité s’attache à ces impressions de l’époque même où mourut Grégoire VII. Il n’avait pu attaquer tant de passions et renverser tant de fortunes sans exposer sa mémoire à ces déchiremens. D’ailleurs il est bien avéré qu’il a fait violence à son siècle en l’entraînant dans la voie de la réforme religieuse. « Cet homme impérieux, dit un prélat contemporain, veut que tout plie devant sa volonté : periculosus homo vult jubere, quæ vult ; il commande aux évêques comme à ses valets de ferme, episcopis ut villicis suis, et malheur à qui ne lui obéit pas aveuglément et promptement[9] ! »

De tout cela, on ne saurait rien conclure, malgré l’autorité contraire du docte Saint-Marc, pour la vérité du fait avancé par Sigebert. Sans recourir aux miracles, comme Baronius, Paul de Bernrieder et autres hagiographes, tout ce qui s’est passé autour du lit de mort du grand pontife dépose contre ses regrets prétendus. Il a pu regretter certains actes secondaires ou l’emploi d’amis compromettans comme Robert Guiscard et autres, et peut-être les relations de Sigebert et de Florent de Wigorn s’appuient-elles sur un fond de tradition, véritable en ce point, tradition qui a été altérée ou exagérée en passant de main en main ; mais, quant à la grande réforme elle-même et aux inflexibles moyens d’autorité dont il l’a soutenue, Grégoire à coup sûr n’a rien regretté : son âme n’était pas de trempe à faiblir devant l’adversité. Il avait la vigueur et la foi de Moïse : ce dernier n’a jamais regretté les morte moriatur tant prodigués dans ses lois ; Grégoire n’a pas plus regretté ses excommunications. D’incontestables témoignages[10] prouvent qu’il s’en est expliqué nettement, et tous ses actes de dernière volonté concourent à la confirmation de ses décrets fulminans. Le grand dessein de réformation auquel il avait voué sa vie, et sa ferme austérité, qui ne se démentit pas un seul jour, excluent la supposition d’un scrupule ou d’une faiblesse en face de la mort. Il a quelquefois obéi peut-être à un sentiment tout humain. Le premier des Grégoire, qui a justement obtenu le surnom de Grand, n’avait-il pas failli dans son affaire avec Phocas[11] ? Les deux Grégoire n’en restent pas moins au-dessus des misères de notre nature. Interrogé par les évêques et les cardinaux qui l’environnaient sur le choix de son successeur, il leur nomma quatre candidats, avec l’indication de celui qu’il convenait de choisir le premier, et, bien que par l’effet de diverses circonstances, telles que le refus prolongé de ce premier candidat, les maladies épidémiques et la guerre, toute élection ait été suspendue pendant près d’un an, la volonté de Grégoire fut ponctuellement observée, et le nouveau pape, Victor III, poursuivit la rigoureuse et inexorable exécution des décrets rendus contre les simoniaques et les schismatiques. En même temps furent renouées les relations politiques du saint-siège avec l’Allemagne, pour la continuation de la lutte contre l’empereur, et avec la puissante comtesse Mathilde et les Normands pour la défense de l’Italie contre les troupes impériales et l’antipape Wibert, qui avait usurpé le nom de Clément III. Ainsi par les actes publics comme par les personnes, Grégoire VII continuait du fond de la tombe à diriger la politique pontificale, et rien n’était changé par l’avènement d’un nouveau pape. Un pareil exemple de résolution dans les desseins, de confiance dans le succès et de fermeté dans la conduite n’était possible sur le trône du saint-siège qu’après la loi organique de Nicolas II sur l’élection des papes. Voyons quelle en fut l’influence sur la direction des affaires.

En Allemagne, il s’était passé depuis la mort de Rodolphe de Rhinfeld, l’anticésar opposé par le parti pontifical à l’empereur Henri IV, des événemens qui avaient rendu inutiles pour Henri les résultats obtenus par la chute du chef de la révolte. Cette époque avait été celle du paroxysme de la lutte ; jamais la guerre civile et religieuse n’avait été plus vivement et plus sérieusement engagée. La nécessité d’un nouveau chef apparut à tous les yeux. On n’avait plus à prendre dans la famille de l’empereur de personnage important, comme avait été Rodolphe, dont la défection ajoutait à la révolte un puissant effet moral ; mais on chercha les mêmes avantages dans des conditions différentes. On les trouva dans la personne du comte Hermann, de la première maison non impériale de Luxembourg, capitaine habile qui pouvait par ses relations féodales intéresser dans la révolte une nation qui s’était jusque-là montrée disposée pour Henri, la nation de Lorraine, étroitement liée à celle de la France orientale ou teutonique. La politique se joignait à la renommée militaire pour conseiller ce choix, qui fut accompli en décembre 1081 à Ochsenfurt, et consacré en 1082 par l’onction religieuse dans Goslar, la ville chérie des Otton, fondée par Henri l’Oiseleur lui-même, le chef de la grande dynastie nationale de Saxe[12]. Otton de Nordheim était usé : il mourut en 1083, quelque peu discrédité[13]. Berthold de Zäringhen cherchait trop ouvertement son profit personnel, et d’ailleurs son aspiration perpétuelle à l’empire était marquée d’une hésitation non moins constante. Il pouvait y avoir un intérêt public à le laisser en Souabe. Hermann était un cadet de grande race, d’origine carlovingienne, d’attaches ottoniennes, fils de Gilbert, puissant comte de Luxembourg et de Salm en Ardenne. Ses oncles avaient été ducs bénéficiaires de Bavière : il était neveu d’un évêque de Metz et de Baudouin, comte de Flandre, allié des Welfs, des maisons de Montbelliard, de Ferrette, de Bar, d’Alsace et de Boulogne, de la maison de Worms elle-même ; l’impératrice Cunégonde, l’épouse de Henri le Saint de Saxe, comptait parmi ses aïeules. Par le choix d’Hermann de Luxembourg, les grégoriens avaient ébranlé l’influence morale et personnelle de la maison de Franconie, dans la Basse-Lorraine, la Mosellane, l’Alsace et la France rhénane ; mais la politique à laquelle était due l’élection de l’anticésar n’avait pas été du goût des fougueux et revêches Saxons, qui ne purent supporter longtemps d’être gouvernés par un Austrasien. Hermann débuta pourtant par des succès militaires. Il remporta sur les impériaux une victoire à Hochstett. L’annaliste saxon lui accorde les grandes qualités d’un guerrier. Il n’en obtint pas moins difficilement l’obéissance, et fut appelé par mépris le roi d’Eisleben, du lieu de sa résidence ; on le nomma Gousse d’ail[14], on le tourna en dérision, tant il est malaisé, pour les chefs eux-mêmes, de gouverner longtemps la révolte. Élu par un parti, sa chute fut préparée par le parti opposé. Il eut des faiblesses qui furent vainement rachetées par de nouveaux succès, et les revers de 1086 achevèrent de ruiner son crédit. Le margrave Ekbert de Brunswick[15], qui convoitait depuis longtemps la royauté, finit par se déclarer ouvertement contre lui et força son abdication. La tentative ambitieuse du Saxon fut plus misérable encore que celle d’Hermann, lequel revint modestement dans ses domaines des Ardennes, où il a fondé la première maison de Salm, éteinte au XVe siècle et fondue en diverses maisons féodales des siècles suivans[16], dont plusieurs ont continué le nom de Salm sans être du même sang. Les succès de la cause impériale en Allemagne étaient dus en grande partie à l’habileté courageuse et dévouée de Frédéric de Hohenstaufen, qu’Henri IV créa premier duc héréditaire d’Alsace et de Souabe, et auquel il donna sa fille Agnès en mariage comme un éclatant témoignage de sa reconnaissance. Frédéric, dont le frère et le neveu furent successivement évêques de la puissante ville de Strasbourg, dut guerroyer longtemps avec les Zäringhen avant d’obtenir la possession paisible de son duché, où sa race s’est assuré un empire d’affection qui a duré jusqu’à l’extinction de la maison de Souabe[17]. C’est le petit-fils de ce Frédéric qui, sous le nom de Conrad III, a fondé cinquante ans plus tard la dynastie impériale des Hohenstaufen, avec laquelle a commencé une nouvelle phase de la lutte du sacerdoce et de l’empire.

Pendant que ces choses se passaient dans l’intérieur de l’Allemagne, Henri consolidait son œuvre de réparation en fondant sur les flancs de la Saxe et de la Bavière le royaume de Bohême[18], en faveur d’un duc national qui lui donnait depuis plus de dix ans des preuves et des gages d’une alliance fidèle. En Italie, l’empereur avait non moins habilement conduit ses affaires. Si le pape avait soulevé l’Allemagne contre Henri, à son tour ce dernier avait soulevé contre le pape l’Italie, où, malgré le vaillant appui de la comtesse Mathilde, Henri avait tenu Grégoire bloqué dans Rome même, pendant plusieurs années, et l’avait enfin obligé de déloger pour se réfugier chez les Normands. S’il avait été réduit à célébrer obscurément une des fêtes de la chrétienté en ses vieilles terres de la France rhénane, pendant que l’anticésar Hermann trônait avec insolence et célébrait Noël dans la cité impériale de Goslar, il avait à son tour intronisé le pape de son choix à Rome, où Wibert officiait pontificalement, pendant que son grand adversaire, le vrai pape, gémissait dans l’exil à Salerne, et cette interversion des rôles produisait sur les peuples[19] une vive impression. La balance penchait même évidemment en faveur de Henri. En effet, si nous considérons l’état général des choses, soit en Italie, soit en Allemagne, pendant les années 1085 et 1086, nous trouvons que la fortune de l’empereur a complètement changé de face, et que la grande œuvre de Grégoire VII est momentanément très compromise. Le destin a délivré Henri IV de ses plus terribles ennemis. Rodolphe de Rhinfeld, Otton de Nordheim, Grégoire VII, ont succombé déjà et l’anticésar Hermann est prêt à déposer sa vacillante couronne. En Italie, Henri tient les grégoriens refoulés dans les terres normandes de la Pouille et de la Calabre. Rome obéit à la loi impériale, et l’antipape Wibert y domine sans conteste ; les grégoriens n’osent en approcher, et l’élection d’un nouveau pape se fait attendre pendant un an. La grande-comtesse Mathilde, si dévouée à la cause de Grégoire, si active à la lutte contre Henri, est réduite pour l’heure à l’impuissance dans l’Italie centrale, et dans ses domaines de la Haute-Italie elle a peine à défendre ses forteresses.

En Allemagne, Henri avait pu, le siège de Mayence étant vacant, y placer une de ses créatures, et pour qui connaît l’immense étendue de cette métropole, qui comprenait la moitié de l’Allemagne au moyen âge[20], il sera facile d’apprécier l’importance de ce succès. En effet, le nouveau titulaire du siège de saint Boniface rendit à son prince de grands services dans les synodes ou assemblées dont, à l’exemple des papes, l’empereur multipliait la réunion en ce temps-là Au concile grégorien de Quedlinbourg, l’autorité vaniteuse du légat avait tellement amoindri la considération d’Hermann de Luxembourg que tout le monde avait senti la nécessité de relever le pouvoir civil trop abaissé. Au synode de Mayence, les choses avaient été mieux conduites au gré de Henri. Les adhérens de l’empereur avaient de nouveau proclamé l’indépendance des rois vis-à-vis la papauté, mis au ban de l’empire les princes révoltés et l’empereur Hermann lui-même, confirmé la déposition prononcée contre Grégoire dans les conciles précédens, reconnu l’autorité de Wibert ou Clément III, l’antipape, et proclamé la trêve de Dieu pour répondre au besoin général de calme et de repos qui se faisait sentir après de si désolantes agitations[21]. Enfin, pour satisfaire le vœu de conciliation qui se produisait de toutes parts, l’empereur jurait de maintenir aux Saxons la jouissance de leurs vieilles franchises et d’en respecter les privilèges séculaires. Le savant Hefele, dans son Histoire des conciles, nous a donné l’exacte analyse de ces deux synodes de Quedlinbourg et de Mayence, dont au siècle passé Schaten avait recueilli les décisions éparses, et qui au siècle même de Henri IV avaient été l’occasion pour le célèbre Waltram, évêque de Naumbourg, l’un des principaux défenseurs des droits de l’empire, de montrer son zèle et son savoir[22]. Une expédition de Henri dans la Saxe parut achever l’œuvre de pacification qu’avaient avancée encore la diète de Gerstungen et le synode thuringien de Bergstadt, où le droit d’excommunier les rois avait été refusé solennellement au pontife romain[23].


II

À ce moment, on put croire en Allemagne que le dernier mot restait à l’empereur Henri, et que l’insurrection était décidément terrassée. Chacun prit son parti en conséquence, et la cause grégorienne fut en complet désarroi. Un document contemporain, les Annales de Magdebourg, œuvre d’un moine du pays, nous retracent le tableau piquant et fidèle de l’état des esprits à cet instant. On croirait cette page écrite pour nos révolutions modernes, tant la misère humaine, qui est de tous les temps, s’y trouve peinte au naturel. « On pouvait voir, dit le chroniqueur, la face du pays complètement bouleversée. Ceux qui jadis se prononçaient exclusivement pour le siège apostolique contre l’empereur, ceux qui juraient naguère qu’ils ne communiqueraient jamais avec l’excommunié que par la grâce et l’entremise de l’excommunicateur, oubliant aujourd’hui et l’expulsion violente du saint-père et la disgrâce infligée à Hermann, l’homme de leur choix, adressaient sans pudeur et directement de fréquens messages à l’empereur, et, bien que ce dernier n’eût été consacré que par un évêque excommunié (Wibert), la foule était si hâtive à lui porter ses hommages que l’un craignait d’être devancé par l’autre dans ses empressemens, et, que l’on regardait comme se manquant à lui-même celui qui ne se mettait pas en mesure de coopérer à la restauration complète de l’empire franconien en Saxe. Enfin la Saxe entière semblait emportée par un sentiment étrange d’affection pour un excommunié qu’elle avait impétueusement expulsé avant qu’il fût frappé des foudres de l’eglise[24]. » Atterrés par cette révolution des esprits, les chefs de la révolte, Hermann en tête, s’étaient réfugiés chez les Danois. Les évêques de Magdebourg et d’Halberstadt avaient été déposés et remplacés par des évêques wibertistes, Une tentative de reprise d’armes s’étant manifestée, elle avait été sur-le-champ et sévèrement comprimée. La diète de Mayence de 1086 avait été des plus satisfaisantes, et Henri semblait avoir obtenu la garantie d’une sécurité future, en même temps qu’il faisait éclater la majesté impériale par la création du royaume de Bohême, laquelle fut d’un grand effet moral[25].

Comment des succès tant inespérés furent-ils neutralisés, et comment les vieillards réfugiés, à Terracine ou à Capoue ont-ils pu relever les affaires si compromises de la papauté ? Enfin quels ont été les instrumens de cette réaction ? C’est ce que nous avons à rechercher. Remarquons d’abord qu’une certaine hésitation dans la transmission du pouvoir pontifical a favorisé les affaires de l’empereur Henri IV. Un grave dissentiment d’opinion ou d’ambition s’est élevé entre les successeurs indiqués par Grégoire VII. Le premier désigné était Didier, abbé du Mont-Cassin, issu de la puissante maison des comtes de Capoue, personnage de grande autorité, homme de foi vive, esprit cultivé, mais borné, infirme et irascible, au demeurant honnête et plein de scrupule, qui accueillit avec effroi la proposition de s’asseoir sur la chaire de saint Pierre, et qui opposa une résistance en apparence obstinée à des ouvertures dont le fond ne lui déplaisait pas. Or un autre successeur désigné par Grégoire, Hugues de Bourgogne, archevêque de Lyon, homme de beaucoup d’esprit, du grand monde et de non moins grande réputation, aurait voulu qu’on prît Didier au mot sur son refus, et il paraît bien que son avis à cet égard n’était pas complètement désintéressé. De là des retards, des tiraillemens, et dans le collège des cardinaux même des oppositions, dont il reste l’irrécusable et regrettable monument dans une longue lettre pleine de piquantes révélations conservée par Hugues de Flavigny, adressée à la comtesse Mathilde de Toscane, et surtout dans une sentence fulminée au concile de Bénévent, peu de temps après, par Didier, pape élu, peu généreux envers son concurrent trop pressé et surtout trop désappointé. C’est un débat aujourd’hui oublié, mais qui a beaucoup occupé les contemporains et même les érudits du dernier siècle. La France se montra favorable à I’archevêque de Lyon, dont Richard, abbé de Saint-Victor de Marseille, partageait le sentiment, contre Victor III, dont l’irascibilité fut plus tard et heureusement tempérée par le bon sens d’Urbain II[26].

D’autre part, il était difficile aux grégoriens de pénétrer de la Pouille jusqu’à Rome, pour l’élection ou du moins pour faire consacrer l’élu. Enfin, après une année entière d’incertitude et d’interrègne, les princes de Capoue et de Salerne, aidés par les Normands, ménagèrent une pointe hardie sur la ville de Rome et obtinrent l’élection de Didier[27], qui prit le nom de Victor III (24 mai 1086). À part l’incident, de l’archevêque de Lyon, qui fut une faiblesse ou un travers, le gouvernail de l’église était mis en bonnes mains, et la chrétienté s’en ressentit, car le nouveau pape confirma résolument les décrets de Grégoire VII, et l’espérance, un moment suspendue, revint au cœur de tous les catholiques grégoriens. Les réfugiés du Danemark avaient déjà reparu dans la Saxe et réchauffé l’insurrection. Hermann et Welf de Bavière, recrutant de nouveaux soldats, vinrent mettre le siège devant la grande place de Würtzbourg, que Frédéric de Hohenstaufen entreprit vainement de protéger. Henri accourut à son secours, livra bataille aux insurgés, et la perdit. La révolte reprit ses avantages. L’empereur en eut la preuve à la diète de Spire, convoquée de pacando imperio. Il était pourtant encore en pleine confiance, malgré la défaite de Bleichfeld, que lui firent oublier quelques succès, à la suite desquels l’évêque d’Halberstadt fut tué les armes à la main. C’est alors que Henri associa son fils Conrad à l’empire en le faisant élire et couronner roi des Romains à Aix-la-Chapelle (1087), et en lui déléguant spécialement la lieutenance de l’empire en Italie.

Mais à cette heure mourait Victor III au Mont-Cassin, cédant la place à Urbain II après quatorze mois de règne seulement. Urbain II, appelé auparavant Odon, évêque d’Ostie, était l’un des candidats que Grégoire VII avait désignés pour lui succéder, et Victor III l’avait recommandé lui-même. Il fut élu à Terracine, le 12 mars 1088, sous la protection des Normands. Champenois d’origine, né à Reims selon les uns, à Châtillon-sur-Marne selon les autres, il était fils d’un châtelain de la contrée, et fut d’abord chanoine, puis moine à Cluny. Grégoire VII l’avait-il connu à Cluny même ? C’est ce qu’on ignore. Ce qui est assuré, c’est qu’il l’avait mandé à Rome dès l’an 1078, qu’il le fit évêque d’Ostie et le plaça dans son conseil. Il avait donc l’exacte tradition de toutes les pensées de Grégoire VII, sur les traces duquel il se fit gloire de marcher. Il aurait dû choisir un meilleur modèle, disent les bons bénédictins de 1783. La Providence lui réservait à peu près la même durée de pontificat qu’au moine Hildebrand, mais il eut en mourant à Rome, et non en exil, la satisfaction d’avoir accompli l’œuvre de réforme et de rénovation entreprise par son prédécesseur, sur lequel il avait l’avantage des formes extérieures[28]. Très résolu dans la poursuite du but, il renouvela tous les décrets de Grégoire VII, et, tout aussi inexorable pour le fond, il se montra moins impérieux et moins irritable dans la forme, plus indulgent surtout pour les personnes, réservant une intraitable rigueur pour les deux grands suppôts du schisme, l’empereur Henri IV et l’antipape Clément III, qui tenaient toujours Rome et la Haute-Italie sous leur loi. Tous les actes d’Urbain II visèrent ces deux personnages, qu’il isola peu à peu de leurs adhérens, ouvrant les bras à quiconque venait à lui, se montrant facile à recevoir en grâce les subalternes[29], et rarement inflexible envers les gens compromis, sachant bien qu’on avait soif de pacification. Quant à la direction supérieure des affaires, il fit emploi de tous les moyens, les grands comme les petits, les meilleurs comme les pires. Il paraît bien avoir partagé l’opinion de Hugues de Lyon sur Victor III, mais il fut plus circonspect, et assoupit cette affaire aussitôt qu’il fut le maître, ce qui lui rallia le clergé gallican. Politique aussi profond que Grégoire VII, il fit des moines son corps d’armée, raviva, réchauffa le penchant des esprits pour le cloître, fonda de nouveaux ordres, provoqua les réformes monastiques, et ouvrit un immense dérivatif à la lutte du sacerdoce et de l’empire en engageant l’Europe dans le grand mouvement de la première croisade, dont il vint en personne animer l’enthousiasme à Clermont. Tournant l’activité féodale vers la conquête de Jérusalem et les fortunes de l’Orient, il paralysa dans l’Occident l’empereur Henri IV, dont il détacha les capitaines les plus illustres, se rendit maître de l’opinion générale, captiva l’imagination des peuples, éleva plus haut que jamais l’action de la papauté sur les consciences, et couvrit de confusion les adversaires de Grégoire VII en face de l’indescriptible entraînement de la guerre sainte. C’est lui qui a terrassé l’empereur Henri IV ; il a vengé Grégoire VII expirant à Salerne, et il n’a pour ainsi dire laissé à son successeur Pascal II que le soin d’achever impitoyablement son adversaire en lui refusant toute merci. Il n’a été donné peut-être à aucun pape de montrer au monde combien il y avait de ressources dans le sentiment religieux au milieu des grandes crises de l’humanité. Urbain II a été l’agent décisif de la réforme grégorienne ; élevant la puissance papale presque au niveau de celle de Dieu, il absolvait les morts tout comme les vivans, et disposait de l’autre monde comme de celui-ci. Passant par Maguelonne, il accorda la remise des fautes aux habitans actuels ainsi qu’aux trépassés de l’endroit : omnibus sepultis et sepeliendis[30].

Plus politique que Victor III, Urbain II rallia les dissidens en France comme ailleurs[31], et ne mit aucune borne à la réconciliation des esprits, gardant son inflexibilité pour la grande victime qu’il fallait immoler. Bennon l’appelle plaisamment Turbanus ; c’est bien mieux à Bennon que le sobriquet convient, incapable et brouillon, quoique ne méritant pas les incroyables injures dont l’accable Baronius[32]. La base d’opération d’Urbain II, comme de Grégoire VII, a été l’appui des Normands et l’alliance de la comtesse Mathilde de Toscane. Si les deux papes ont obtenu de celle-ci un concours plus actif que des rusés Normands, l’assistance de ces derniers n’en a pas moins été très profitable au saint-siège, et si utile même qu’il est fort douteux que les papes se fussent soutenus contre le ressentiment de l’empereur franconien sans l’établissement des Normands en Italie. Il y eut seulement cette différence entre la coopération de ceux-ci et la coopération de la comtesse de Toscane, que les Normands firent leurs affaires et gagnèrent un royaume en prêtant secours aux papes, tandis que l’inconsistante et dévote Mathilde y a perdu sa considération et ses domaines. Les Normands n’avaient qu’une foi médiocre, leur intérêt passant avant toute chose, fort respectueux et très polis toujours, mais ne craignant pas à l’occasion de prendre le pape au collet, comme ils l’ont fait deux fois[33], et pour cela, toujours traités avec ménagement par les papes, la politique des uns comme des autres s’accordant à leur avantage commun, et les papes s’étant toujours mal trouvés de se brouiller avec les Normands, voisins assez dangereux, avec lesquels il valait mieux vivre en amis qu’en ennemis. Lorsqu’éclata le différend de Grégoire VII et d’Henri IV, il y avait cinquante ans à peine que les Normands étaient établis en Italie, à la suite de cette aventure de chevaliers errans que tout le monde connaît. Ils étaient trop loin des empereurs allemands pour avoir beaucoup à les craindre. Ils cherchèrent à leur être utiles, et obtinrent les bonnes grâces de Henri II et de Conrad II. Les Karolings et les Otton[34] avaient refoulé vers ces extrémités de l’Italie une aristocratie lombarde qu’ils n’avaient pu détruire et qu’ils avaient préféré se rattacher par un lien féodal. Ils l’y laissaient aux prises avec les Grecs du bas-empire qui, refoulés aussi dans les montagnes de la Pouille et de la Calabre, s’y étaient ménagé des refuges inexpugnables d’où ils donnaient la main aux empereurs de Constantinople. Entre ces deux races qui se disputaient la possession du pays était survenue une troisième, celle des Sarrasins de Sicile, qui essayaient aussi par ce côté de prendre pied en Italie. C’est au milieu de ce conflit qu’étaient apparus les Normands, qui, trouvant le climat et la terre à leur convenance, tantôt aidant les Grecs et tantôt les Lombards, se faufilant entre eux et les Sarrasins, finirent par les évincer tous, et fondèrent un état qui fut l’un des-plus florissans du moyen âge, avec lequel les papes d’abord, les empereurs ensuite, furent obligés de compter, état qui devint plus tard un des joyaux de la couronne impériale de Souabe. Robert Guiscard a été un autre Guillaume le bâtard, mais d’ordre inférieur ; son frère et lui venaient de conquérir la Sicile lorsque Grégoire parvint à la papauté (1072).

Les papes avaient favorisé l’ambition envahissante des Normands à l’endroit des seigneurs grecs et lombards de la Pouille et de la Calabre, et l’on en comprend facilement les motifs[35], s’agissant de schismatiques. Ils encouragèrent aussi les entreprises normandes sur l’Albanie et sur les îles ioniennes, où périt Guiscard, presque en même temps que Grégoire VII à Salerne. Roger, son frère, roi de Sicile, s’entendit parfaitement avec Urbain II, qui lui fit d’importantes concessions, entre autres celle d’être en Sicile légat perpétuel du saint-siège[36]. Grégoire VII avait flatté Guiscard d’être roi d’Italie ; c’était. la part promise aux Normands dans le partage des dépouilles d’Henri IV[37]. Le droit nouveau s’étant introduit en faveur de la papauté d’ôter aux rois leurs domaines par la voie de l’excommunication, la conséquence directe était le droit corrélatif de conférer les couronnes vacantes. En attendant la royauté d’Italie, les Normands s’assurèrent celle de Sicile et le duché de Naples, dont ils offrirent volontiers au saint-siège l’hommage féodal, qui ne les embarrassait guère, surtout quand ils eurent obtenu le cumul d’autorité religieuse et d’Autorité civile que leur garantissait le privilège de la légation perpétuelle. L’hommage féodal offrait même un notable avantage aux Normands. La Sicile, au temps de l’empire romain, était une province suburbicaire, c’est-à-dire soumise à l’autorité du préfet de Rome, chaîné d’assurer les approvisionnemens de la ville. De cette ancienne et bizarre circonscription territoriale, il était résulté qu’au temps où la hiérarchie administrative était devenue loi de l’église les évêques de Rome avaient été investis de la juridiction métropolitaine sur les évêques de Sicile, juridiction dont avaient hérité les patriarches de Constantinople lorsque la Sicile avait passé sous l’autorité des empereurs grecs. Roger trouvait donc son intérêt à rompre toute communication entre l’église de Sicile et celle de Constantinople. La suzeraine té féodale en était le moyen, puisqu’elle était l’équivalent d’un droit de supériorité consacré par l’histoire de la ville de Rome. Il fut donc établi que désormais les évêques élus de Sicile reviendraient chercher à Rome la consécration des mains du pape, en qualité de métropolitain[38]. Tels étaient les arrangemens qui, après bien des difficultés, avaient fait des Normands des alliés dévoués à la papauté. Le résultat de cette alliance était non point de mettre une troupe militante au service du saint-siège, si ce n’est dans des cas extrêmes, comme celui de la délivrance de Grégoire en 1084 ou de l’aventure tentée pour faire élire Victor III en 1086[39], mais d’assurer en tout temps une retraite et un asile au saint-père sans poser les Normands en agresseurs envers l’empire. Ils étaient une menace permanente, rarement des ennemis déclarés ; ce qui n’empêcha point l’empire de leur infliger plus tard une correction quelque peu méritée, sous le règne de Lothaire de Supplinbourg (1137). Du reste les Normands furent fidèles à la cause grégorienne, dans la mesure d’une coopération réservée. La chronique de l’archevêque Romuald de Salerne est un monument de leur esprit de modération diplomatique, et, le. jour de la guerre sainte arrivé, la postérité de Tancrède de Hauteville et de Guiscard donna aux croisades ses plus déterminés champions.

L’autre appui principal d’Urbain II, dans la période nouvelle qui va s’ouvrir, a été celui de la comtesse Mathilde de Toscane, dont nous avons déjà parlé. Le rôle énergique et dévoué que va jouer ce personnage exige que nous le fassions connaître plus à fond à nos lecteurs. Mathilde était fille de Boniface le Pieux, puissant et riche seigneur, qui possédait dans la Haute-Italie les comtés de Modène, de Reggio, de Mantoue, de Ferrare, de Crémone, de Canosse, etc., et que l’empereur Conrad de Franconie avait créé duc et marquis héréditaire de Toscane, probablement à l’occasion du mariage de Boniface avec Béatrix, fille de Frédéric, duc bénéficiaire de la Haute-Lorraine, nièce de l’empereur. Béatrix était cousine germaine maternelle de l’empereur Henri III[40]. Henri IV et Mathilde étaient donc issus de germains ; mais le second mariage de Béatrix avec Godefroi le Barbu[41]avait entraîné de la froideur entre elle et l’empire. Sans nous arrêter à l’histoire particulière de Béatrix, qui a été remplie d’événemens intéressans pour l’histoire d’Italie, en partie racontés par M. Villemain avec le talent qu’on lui connaît, mais avec quelque confusion de dates et de lieux, hâtons nous de dire que Mathilde, jeune et belle, restée seule héritière des vastes possessions de sa maison, dont sa mère avait eu l’usufruit jusqu’en 1076, avait été mariée, sans beaucoup de goût de sa part, avec Godefroi dit le Bossu, fils du premier lit de Godefroi le Barbu, duc de la Basse-Lorraine et second mari de sa mère. Les papes n’avaient pas été probablement étrangers à cet arrangement qui rémunérait des services rendus par le Barbu à la papauté, et qui promettait à celle-ci la continuation d’une alliance dévouée ; mais indépendamment de la répulsion naturelle qui naît entre la laideur et la beauté une dissidence politique, avait désuni les époux. Godefroi le Bossu était attiré par son intérêt de Lorrain vers la cause impériale. Grégoire avait favorisé l’éloignement de Mathilde pour son époux, et celle-ci en avait gardé pour Grégoire une reconnaissance passionnée. Demeurée veuve bientôt après, l’intimité entre elle et le pontife se resserra toujours davantage. Elle lui donnait asile au château de Canosse lorsque Henri IV, éperdu, vint demander l’absolution de la redoutable sentence dont Grégoire l’avait frappé. Si elle fut bonne parente en cette occurrence, il est permis d’en douter ; mais, l’ardeur de sa dévotion lui montrant le droit chemin du côté de Grégoire, elle y resta fidèle. Pourquoi faut-il ajouter, pour rester vrai, que ce grand esprit, tenant trop peu de compte des convenances d’une situation délicate, ne refusa point la donation secrète que Mathilde voulut faire à cette époque de ses états et domaines au saint-siège ? Nous aurons occasion d’y revenir[42]. Depuis lors, Mathilde a rempli son siècle du bruit de son nom ; le moyen âge l’appela la grande comtesse. Elle a été d’une part l’objet des plus enthousiastes éloges, et d’autre part livrée aux injures et aux outrages. Au siècle dernier, l’érudition s’est épuisée à éclairer son histoire, encore entourée de beaucoup d’obscurités[43] ; à côté de Leibniz et de Muratori, remarquons Fiorentini et notre Saint-Marc[44]. De nos jours encore, un écrivain trop tôt enlevé aux lettres, qu’il honorait, lui a consacré un volume écrit avec esprit[45], mais où le dithyrambe l’emporte sur le jugement impartial et calme de l’histoire. Dévouée à la cause des papes, elle a fait échec à la puissance impériale, quelquefois triomphé d’elle, soutenu avec une affection filiale Grégoire VII et Urbain II, et bravé, pour servir leur intérêt, tous les scrupules, toutes les délicatesses et tous les périls. Aussi affectionnée qu’inconsidérée, elle attacha son nom à une lutte héroïque en même temps qu’à des intrigues et à des actes que réprouve l’honnêteté politique, mais elle resta pure de beaucoup de calomnies privées que la haine et la passion accumulèrent contre elle. Bien rare était, en ce temps-là celui qui demeurait dans la mesure de la modération et de la vérité.


III

Il nous reste à justifier par les faits accomplis les jugemens que nous venons de porter sur les personnes et sur les choses. La reprise d’armes des révoltés en Allemagne, et surtout la défaite de Bleichfeld, avaient profondément impressionné les esprits. La guerre, dont on était si fatigué, serait donc éternelle ? et la paix, dont on avait tant de soif, s’éloignerait donc toujours davantage ? Un seul homme, l’empereur, n’était-il pas l’obstacle à la pacification par son refus obstiné de se soumettre au saint-siège ? Et la mobilité des esprits favorisant cette pensée, on se montra disposé à se jeter aux pieds du pape avec la même facilité qu’on avait eue à se jeter aux pieds de l’empereur. Il s’établit qu’Henri était l’adversaire persistant d’une conciliation nécessaire, et, peu à peu la faveur publique l’abandonnant, il resta livré aux plus inexorables hostilités. On ne se croyait plus tenu à aucune loi humaine vis-à-vis d’un excommunié opiniâtre, et les plus abominables calomnies reprirent contre lui leur cours, un moment interrompu. Ekbert, violant la foi jurée, reparut à la tête des insurgés. Henri assiégea sa forteresse de Gleichen en Thuringe (1089), mais Ekbert fit diversion en attaquant Quedlinbourg, asile de la sœur et de la seconde épouse de l’empereur[46]. Henri livra bataille et fut encore malheureux, ayant à combattre un nouvel adversaire de sa maison, Lothaire de Supplinbourg, qui apparut alors sur la scène politique, et qui sera plus tard empereur. Le légat d’Urbain II en Allemagne était Gebhard de Zäringhen, évêque de Constance, ancien moine d’Hirsauge, frère du duc Berthold, actif instigateur de révolte et de troubles. Vainement la sœur d’Henri, abbesse de Quedlinbourg, celle même que d’odieux calomniateurs affirmaient avoir été outrageusement violée par son frère, assisté de plusieurs de ses amis[47], soutenait avec vaillance la cause impériale et terrassait l’agitateur Ekbert, qui succombait sous ses coups (1089), la révolte prenait de jour en jour plus de consistance, pendant qu’en Italie Urbain parvenait, avec l’aide des Normands, à expulser de Rome l’antipape Wibert, habile à maintenir sa domination[48]. Henri se défendait comme un lion à la bataille, mais il était impuissant contre la diffamation.

Il avait perdu en ce temps (1088) sa vertueuse épouse Berthe, pour laquelle il avait éprouvé l’indifférence enfantine dont nous avons parlé, remplacée par un attachement constant de la part d’Henri, et de la part de Berthe par un dévoûment qui a donné le démenti le plus formel aux calomnies contemporaines. Henri avait été jeune et léger ; ses galanteries premières avaient été provoquées, applaudies par les évêques ses instituteurs. Adelbert de Brême en souriait comme d’aimables espiègleries. « Le jeune roi serait un imbécile, disait-il, s’il n’en prenait au gré de ses désirs[49], » C’est sur ce premier fonds de vérité que la malice inventive des moines a brodé un si incroyable tissu d’aventures de débauche, qu’on rougit en les lisant détaillées dans les annales des couvens, mêlées d’accusations de meurtres, de cruautés inouïes, absurdes, invraisemblables, impossibles, dont il était, dit-on, toujours absous par Adelbert. Il suffit de comparer les versions diverses des chroniqueurs pour se convaincre de la fausseté de ces imputations ; mais on peut rapporter leurs récits multipliés à un très petit nombre de sources, d’où la calomnie se propageait avec promptitude dans tous les monastères, où chacun en ce temps-là venait s’alimenter de nouvelles, comme aujourd’hui on les prend dans les journaux. C’est à quelques couvens de la Saxe et de la Bavière, Halberstadt, Hildesheim, Magdebourg, Reichersperg, qu’aboutit la généalogie de toutes ces nouvelles scandaleuses inventées pour perdre Henri IV de réputation. Je n’en citerai qu’une pour faire juger des autres. Les moines racontent que, lorsque Henri voulut répudier Berthe, comme il cherchait des prétextes, il imagina de la faire séduire par un de ses jeunes amis, auquel il donna l’ordre de poursuivre la reine et d’en obtenir rendez-vous. Celui-ci consentit, et la reine fit semblant de donner dans le piège ; mais à l’heure donnée, comme Henri, qui accompagnait l’ambitieux amant, se pressa d’entrer le premier pour convaincre sa femme, une grêle de coups de bâton l’assaillit de toutes parts ; c’était la reine et de vigoureux jeunes gens déguisés en femmes qui lui donnaient la bienvenue en lui criant : Fils de…..[50], d’où te vient tant d’audace ? Henri essayait en vain de se nommer : Ego sum, ego sum. Ce ne fut qu’après l’avoir roué que l’on consentit à le reconnaître, et il en resta malade pour six mois. Est-ce un jeune homme de dix-sept ans et une jeune fille de quinze qui ourdissent de telles aventures ? Ce n’est pas tout ; Henri s’étant remarié vingt-deux ans après, cette facétie fut ravivée par les chroniques des couvens à la gloire de la seconde épouse, mais cette fois avec des additions destinées à la rendre plus piquante et Henri plus haïssable. Honteux d’avoir été joué par sa femme, Henri, après s’être remis des coups par lui reçus, aurait fait assassiner le confident qu’il supposait l’avoir trahi ; quant à la reine, il choisit mieux son temps. Un jour de Pentecôte, l’ayant dépouillée toute nue, il introduisit chez elle des jeunes gens aussi peu vêtus, que l’archevêque de Mayence, aposté par l’empereur, surprit au moment où ils allaient consommer leur crime sur la reine[51]. Gerhoh de Reichersperg enchérit encore sur ces infamies[52], qui n’auraient pas empêché Adélaïde et Henri de se retrouver en bons termes pendant plusieurs années, selon les Annales d’un autre couvent[53], pour se séparer enfin avec éclat en 1091. Berthold de Constance et les moines de Murbach accusent même Henri de lâcheté : primus inter primos terga verlens[54]. Pour être juste, il faut reconnaître que les henriciens ne sont ni moins grossiers, ni plus bienveillans. L’évêque d’Albe Benzo donne à la comtesse Mathilde le sobriquet d’os vulvœ[55]. La vertu même empruntait quelquefois son langage à la grossièreté, témoin le livre de Pierre Damiani, intitulé Gomorrheus, au sujet duquel Baronius raconte de si curieux détails[56].

Nous ne pouvons passer sur ces misères, qui ne respirent plus la grandeur de Grégoire VII, sans en rencontrer d’autres aussi déplorables. Henri se montrant toujours redoutable, et son passage en Italie étant attendu de jour en jour, la cour dévote de Toscane en conçut de grandes craintes, et ce fut pour les conjurer que le pape Urbain II et Anselme de Lucques, directeur de conscience de la comtesse Mathilde, imaginèrent de la marier avec le jeune Welf, fils du duc de Bavière, ce qui donnait un brillant défenseur à la papauté en Italie et augmentait la consistance de la révolte en Allemagne. Ce mariage offrait une habile combinaison politique : acte de pure obéissance de Mathilde, dont le caractère était peu propre à la soumission conjugale, mais tromperie envers les Welfs, à qui on laissait ignorer la fameuse donation de Mathilde au saint-siège. C’est un des faits qui ont entamé la considération de la grande comtesse aux yeux de la postérité. Il inquiéta l’empereur, qui se hâta de revenir en Italie : in Saxoniam cum expeditione profectus, sine honore reverti compellitur, dit un chroniqueur[57]. Henri se jeta sur Mantoue, l’une des plus fortes places de Mathilde, et après un long siège en obtint la soumission, ainsi que celle des pays voisins, en même temps que Rome ouvrait de nouveau ses portes à Wibert. Le succès de Henri l’aveugla. Welf le père, personnage prudent, aurait voulu traiter de la paix ; Henri en rejeta les propositions avec hauteur. C’était un moment solennel, Henri en a perdu l’opportune occasion[58]. Il lui suffisait d’abandonner Wibert pour avoir les meilleures conditions ; il s’y est refusé ; la passion avait passé de son côté. Il croyait Welf et Mathilde perdus sans ressource ; il a voulu les accabler[59] ; un coup de foudre inattendu a dû l’en faire repentir. Deux abominables trahisons, celles de sa deuxième femme et de son fils Conrad, sont venues en aide à Mathilde et à la papauté[60].

Le jeune Conrad avait été, nous l’avons dit, couronné roi des Romains à Aix-La-Chapelle le 30 mai 1087, et destiné par son père à le remplacer en Italie avec l’assistance des conseillers dont il l’avait entouré. Il avait à peine vingt ans à l’époque où a éclaté sa révolte, en 1092. L’annaliste saxon, moine d’Halberstadt, que le savant Eccard[61], au siècle dernier, avait cru pouvoir identifier avec Ekkehard, moine à Corwey, puis abbé d’Ursperg, mais qu’il n’est plus permis de confondre aujourd’hui après les recherches profondes et les éditions excellentes de M. Waitz[62], — l’annaliste saxon, écrivain fort instruit et dévoué au saint-siège, nous a laissé de Conrad un portrait qui explique parfaitement sa défection. Son père avait mal connu cette âme faible, et, absorbé par le soin des affaires, il avait probablement négligé la surveillance de son éducation première, ou plutôt cette rébellion du fils était un signe du changement des esprits contre le père et du triomphe de la cause de Grégoire VII dans l’opinion du siècle « Conrad, dit l’annaliste saxon, avait donné en Italie une telle idée de son caractère que tout le monde attendait de lui le rétablissement de l’ordre dans l’empire. Par-dessus tout, il était catholique et dévoué au saint-siège, erat enim vir per omnia calholicus et apostolicœ sedi subjectissimus, plus occupé de religion que d’armes et d’éclat, plus religioni quam fascibus et armis deditus, doué toutefois d’une volonté ferme et même de hardiesse dans ses desseins, plus sensible aux choses de l’esprit qu’aux jeux de son âge, doux et compatissant aux misérables, bienveillant pour tout le monde, affable et accessible à toutes les conditions de personnes, aimé de Dieu et des hommes. On assure qu’il avait voué sa vie au célibat… » Conrad était donc intérieurement tout gagné aux ennemis de son père. Peut-être ce dernier avait-il cru que les dispositions morales du jeune homme, auquel il prodiguait une confiance affectueuse, achèveraient de lui concilier les esprits en Italie ; il ne soupçonnait pas le parti que des adversaires décidés à tout oser pouvaient tirer de l’ascétisme étroit de son fils, et ce jeune prince devint facilement la proie des intrigues qui l’entouraient. Welf et Mathilde pratiquèrent auprès de lui des intelligences qui se pouvaient couvrir de l’affection du sang, et, tout en paraissant réserver le respect de l’autorité paternelle, ils obtinrent du prince des manifestations qui aboutirent à la révolte. La simplicité de l’adolescent catholique fut dupe des odieuses manœuvres d’un vieux politique comme Welf et d’une dévote intrigante comme Mathilde, dont la piété affectée fascina aisément le malheureux Conrad. Les motifs spéciaux de la révolte, allégués d’abord avec une discrétion perfide, puis répandus en éclat scandaleux, ajoutèrent encore à l’infamie du procédé, qui se masqua de religion. « La fausse dévotion, disent à ce propos les bénédictins de l’Art de vérifier les dates, va souvent plus loin dans le crime que le libertinage, parce qu’elle s’y porte avec plus d’ardeur et de sécurité[63]. » On ne prononçait le nom de l’empereur qu’avec révérence devant le jeune prince, et il ne souffrait pas qu’on parlât devant lui des causes présumées de sa révolte[64], mais on se disait à l’oreille que l’empereur avait voulu par un abominable caprice forcer le fils à souiller la couche conjugale de son père, et que telle était la cause de la rébellion. Cette détestable invention fut présentée à la crédulité publique comme la justification pour le fils d’avoir violé les lois de la nature envers le père. On la trouve répétée par les moines chroniqueurs de l’époque[65], et Baronius la reproduisait au XVIe siècle à l’usage de ses pieux lecteurs. L’archevêque de Milan couronna Conrad roi d’Italie aux applaudissemens de la foule, en présence des Welfs et de Mathilde[66], et la justa causa de la révolte, comme l’appelle Baronius, fut approuvée par Urbain II. Il faut se reporter à l’état de civilisation du XIe siècle, pour expliquer de pareils événemens. Henri fut atterré de la révolte de son fils, à qui bientôt l’on fit épouser la fille de Roger, roi normand de Sicile, ce qui unissait la péninsule entière dans une alliance étroite contre l’empereur. Sigebert de Gembloux, sur l’an 1093, a montré les funestes conséquences de la révolte de Conrad pour les affaires de Henri IV en Italie.

Une autre défection vint bientôt frapper le malheureux empereur et achever de le perdre moralement en Italie, celle de sa seconde épouse Adélaïde. Le scandale de cette rupture fut encore imputé aux intrigues de la comtesse Mathilde. Les détails de l’histoire de l’impératrice Adélaïde sont fort obscurs, les chroniqueurs l’appellent même de noms différens, tantôt Adélaïde, tantôt Praxède, tantôt Agnès. Elle était fille d’un prince de Russie, et avait épousé d’abord Henri le Long, margrave de Brandebourg, de la maison de Stade, dont elle demeura veuve en 1087. L’impératrice Berthe étant morte en 1087 ou 1088, Henri, après un an, peut-être deux, de viduité, épousa la veuve encore belle, paraît-il, de Henri de Brandebourg, et la fit couronner impératrice à Cologne en 1089[67], Elle ne vécut pas longtemps de bonne intelligence avec Henri IV, qui dut regretter auprès d’elle la douce et fidèle affection de Berthe de Suze. Traitée assez durement par Henri bien avant la défection de Conrad, elle avait pris refuge chez la comtesse Mathilde à Vérone. De là elle remplit le monde du bruit de plaintes incroyables contre son époux. On réunit un synode à Constance pour en connaître (1094), et devant les pères réunis Adélaïde révéla d’inouïes turpitudes dont elle se prétendit victime[68]. Accompagnée de Mathilde, elle fut porter les mêmes plaintes aux pieds d’Urbain II[69], et les renouvela au concile de Plaisance (1094) présidé par le pape, où elle reçut une absolution motivée sur sa participation involontaire à tant d’horreurs, mais où l’empereur son époux fut de nouveau frappé d’excommunication majeure pour tous ses forfaits accumulés[70]. Les chroniques ajoutent qu’après ces événemens accomplis elle se retira dans son pays natal, où elle entra dans un monastère dont elle fut nommée abbesse[71].


IV

Détournons les yeux de ces tristes pages de l’histoire, où l’on est heureux de ne pas rencontrer le nom de Grégoire VII, bien que Baronius veuille placer d’ignobles manœuvres sous ce grand patronage, prétextant que Grégoire n’a pas craint d’aliéner à l’empereur le cœur de sa mère l’impératrice Agnès[72]. On respire en retrouvant Urbain II à Clermont (1096), manifestant la puissance du catholicisme par la prédication de la croisade, et entraînant par un élan irrésistible l’Europe à la conquête de la terre-sainte. Il avait rencontré Conrad à Crémone, lequel lui avait fait office d’écuyer et prêté l’hommage de sa couronne d’Italie[73] ; mais la croisade fut un bien autre succès pour la puissance pontificale. Urbain II est par là devenu presque incontestablement le roi des rois, et l’on peut considérer dès lors la suprématie politique de l’empire comme abattue. Henri IV ne compte plus dans cet immense mouvement qui précipite l’Europe sur l’Orient. Ses capitaines sont emportés par le zèle de la croix et l’abandonnent. Godefroi de Bouillon, qui avait terrassé Rodolphe de Rhinfeld, court à Jérusalem ; Henri reste presque seul en Occident. Il avait trop à faire en Europe pour songer à se croiser, et tous les esprits étaient pourtant entraînés de ce côté. Cette situation fausse, au contre-pied de l’opinion, rendit sa cause encore plus mauvaise. Le maître des esprits à ce moment était le pape, escorté de sa phalange de moines. Jamais influence ne fut plus dominante, plus absolue et plus applaudie. Enveloppé dans l’affolement général, Henri IV eut peine à s’en isoler, et en demeura non-seulement amoindri, mais presque anéanti.

Henri résista toutefois avec une constance héroïque, demeura debout quand tout pliait, et attendit le jour favorable : une alliance avec les Vénitiens lui fut de quelque avantage, mais un événement plus important servit mieux ses intérêts ; c’était la brouillerie inattendue des Welfs et de Mathilde. Les Welfs avaient découvert la fameuse donation, s’étaient crus joués et volés, et, cédant à la fougue qui dans l’histoire est le caractère de leur race, ils étaient venus, passant d’un extrême à l’autre, offrir leur épée à l’empereur pour avoir raison de la perfidie d’une femme. Henri, après quelque séjour dans la Haute-Italie, où il eut peine à se maintenir, était passé en Allemagne, où la lutte se réchauffait et prenait quelque allure favorable pour lui. Il célébra la Pentecôte à Ratisbonne, se montra beaucoup à Nuremberg, à Spire, terres de son domaine où il était toujours bien reçu et où il vécut en grande familiarité avec le peuple. Il convoqua une diète pour l’apaisement des partis, de pacando imperio, à Mayence, où Welf de Bavière montra beaucoup de zèle pour le parti franconien ; de quoi touché, l’empereur lui accorda des faveurs signalées. Il lui rendit le duché de Bavière, dont il l’avait jadis expulsé, et lui conféra le marquisat de Ferrare avec les autres fiefs d’Azon, père de Welf, en Italie, lesquels étaient alors vacans, avec droit de réversion en faveur de l’époux séparé de la comtesse Mathilde. En même temps la Souabe, où les partis des Zäringhen et des Hohenstaufen étaient toujours en présence, fut pacifiée ; une transaction mit fin à leurs querelles. Le duché restait à Frédéric à titre héréditaire, mais Berthold conservait le titre isolé de duc avec des compensations qui maintinrent le fondateur de Fribourg en grande puissance seigneuriale. L’empereur déféra ensuite son fils Conrad au jugement de la diète, laquelle déclara le jeune prince coupable de rébellion, le mit au ban de l’empire et le déclara indigne de succéder au trône impérial. Henri, brisé de douleur, présenta son second fils Henri, alors âgé de dix-huit ans, pour remplacer, le fils rebelle, et le fit couronner quelque temps après à Aix-la-Chapelle (janvier 1098) en lui faisant prêter un serment particulier de fidélité à l’autorité paternelle et aux lois de l’empire.

En même temps que l’empereur obtenait ces manifestations favorables, une discussion s’éleva par la voie des publications écrites entre les évêques ses partisans et les grégoriens. Waltram, évêque de Naumbourg, dont Fleury, par erreur, fait un archevêque de Magdebourg, voulant ramener au parti impérial le comte de Thuringe, lui avait écrit une lettre dont les copies furent multipliées, où il disait entre autres choses : « L’apôtre inspiré de Dieu veut que toute personne soit soumise aux puissances souveraines, parce qu’il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu. Qui lui résiste, résiste à l’ordre de Dieu. Cependant vos amis disent aux femmes et au simple peuple qu’il ne faut pas se soumettre à la puissance royale. Veulent-ils donc résister à Dieu ? sont-ils plus forts et mieux appris que Dieu ? Le prophète a dit : Tous ceux qui combattent contre vous, Seigneur, seront confondus, et ceux qui vous résistent périront. Voyez Rodolphe, Hermann, Ekbert, Hildebrand lui-même : ils ont résisté à l’ordre de Dieu en la personne de l’empereur Henri, et ils ont péri. Croyez-le bien, ce qui a eu mauvaise fin devait avoir un mauvais principe. » L’évêque d’Halberstadt se chargea de répondre à Waltram. « Vous entendez mal, lui disait-il, le précepte de l’apôtre, car, si toute puissance vient de Dieu, comme vous le prétendez, d’où vient que Dieu dit par son prophète : Ils ont régné, mais ce n’est pas par moi ; ils sont devenus princes, et je ne les connais point ? Écoutez l’apôtre, qui explique lui-même sa pensée. Après avoir dit ce que vous rapportez, qu’il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, il ajoute : Et celles qui viennent de Dieu sont bien ordonnées. Pourquoi supprimez-vous ces paroles ? Donnez-nous donc une puissance bien ordonnée, et nous la reconnaîtrons comme venant de Dieu ; mais ne rougissez-vous point de dire que le seigneur Henri soit roi de par Dieu, ou qu’il ait de l’ordre en son pouvoir ? Est-ce avoir de l’ordre que d’autoriser le crime, et confondre tout droit divin et humain ? Est-ce avoir de l’ordre que pécher contre son propre corps et abuser de sa femme d’une manière inouïe ? Est-ce avoir de l’ordre que prostituer des veuves qui viennent lui demander justice ? Pour ne point parler de ses crimes sans nombre, des incendies, des pillages, des homicides, des mutilations, parlons de ce qui afflige le plus l’église de Dieu. Quiconque vend les dignités spirituelles est hérétique : or le seigneur Henri, que. vous nommez roi, a vendu les évêchés de Constance, de Bamberg, de Mayence, pour de l’argent, ceux de Ratisbonne, d’Augsbourg et de Strasbourg pour des meurtres, l’abbaye de Fulde pour un adultère, l’évêché de Munster pour une sodomie. Il est donc hérétique, et, étant excommunié par le saint-siège pour tous ces crimes, il n’a plus aucune puissance sur nous qui sommes catholiques ; nous ne le comptons plus entre les chrétiens nos frères, et nous le haïssons de cette haine parfaite dont le psalmiste haïssait les ennemis de Dieu. Quant à ce que vous dites que le pape Grégoire, le roi Rodolphe et le marquis Ekbert sont morts misérablement, et aux félicitations que vous adressez à votre maître de leur avoir survécu, vous devez aussi estimer heureux Néron d’avoir survécu à saint Pierre et à saint Paul, Hérode à saint Jacques et Pilate à Jésus-Christ[74]. »

Au ton de cette lettre, on peut juger de la disposition des esprits. Waltram composa un nouvel ouvrage plus approfondi, plus réfléchi, qui est parvenu jusqu’à nous, et qu’il intitula : de Unitate ecclesiæ conservanda, mais l’entraînement populaire et L’irritation des partis ne furent point arrêtés par cet écrit important, auquel il faut reconnaître au moins le langage de la modération, et qu’on peut lire dans la collection de Freher. La destinée était fatale à l’empereur Henri. Le ciel et la terre semblaient conjurés contre lui. Le mouvement monastique et celui des croisades entraînaient le monde occidental. Les évêques schismatiques revenaient un à un au saint-siège. Les souverains n’osaient se prononcer contre le pape, bien satisfaits de n’en pas être attaqués, et la papauté, laissant à l’écart les plaintes qu’elle pouvait adresser aux rois d’Angleterre et de France, concentrait sur Henri IV toutes ses colères, toutes ses poursuites, toutes ses vengeances, appuyée sur la foi populaire et sur l’empire des consciences. Dans le monde laïque, les affiliations avec les couvens devenaient générales et préparaient le triomphe définitif de l’église romaine[75]. Il se produisait une sorte de socialisme catholique dans lequel se réfugièrent des masses nombreuses de population ; c’est un des caractères de ce temps[76]. Depuis l’époque primitive où, pour se soustraire à l’oppression de la société païenne, on avait vu accourir des milliers de chrétiens dans les solitudes de la Thébaïde, le monde n’avaitplus été témoin d’une semblable aspiration religieuse, dont les plus nobles personnages donnaient l’exemple et montraient la pratique[77], car il ne faut pas confondre les fondations monastiques de l’époque franque avec le mouvement analogue de notre époque : les caractères en sont tout différens. Les premières avaient défriché le sol et converti les âmes au christianisme ; celles du XIe siècle luttent contre les évêques et sont la milice de la puissance pontificale. L’influence du schisme henricien est pour quelque chose dans cette direction nouvelle ; les calamités de l’ordre social y sont pour beaucoup plus encore. Parmi les phénomènes de ce temps, dit Berthold de Constance, il faut compter l’entraînement qui pousse les êtres, de tout sexe vers le cloître, comme un refuge des mortels contre tous les ennuis de la vie. Le nombre en est si considérable qu’il a fallu agrandir tous les monastères, Saint-Blaise, Hirsauge et Schaffouse[78]. En dehors de la féodalité militante, le génie de l’homme ne respirait plus que sous la bure monacale, et malheureusement, pêle-mêle avec la vertu, toutes les passions humaines prenaient place chez les moines. Rome avait déchaîné ces passions contre le prince qui depuis tant d’années tenait tête au chef de la catholicité. Des bandes innombrables allaient s’abattre aux croisades, continuant dans l’Orient ; sous la bannière de la croix, le mouvement de migration et d’invasion que l’établissement de l’ordre féodal avait momentanément suspendu dans l’Occident, et la domination de l’Occident passait de la grossièreté tudesque à l’ascétisme des couvens et à la subtilité scolastique. Les moines étaient les distributeurs des réputations, les propagateurs des idées, les organes de l’opinion. Le couvent était le foyer de l’activité humaine, et cet instrument puissant consomma la ruine de l’empereur Henri IV en déterminant le triomphe de la papauté. Les successeurs de Grégoire VII eurent autant de part que lui-même à ce triomphe en s’inspirant de son génie. Sur vingt conciles réunis sous Grégoire VII, dit M. Mignet, il y en avait eu cinq favorables à la cause de l’empereur. Sur trente-deux réunis sous ses quatre première successeurs, il n’y en eut pas un seul qui osât soutenir le parti de la puissance séculière. Les synodes dissidens, comme ceux de Mayence, ne font qu’une ombre passagère à ce tableau d’unanimité.

Urbain II est mort le 29 juillet 1099, emportant la certitude du succès définitif. L’an d’après est mort Wibert l’antipape, qu’Henri tenta vainement de faire remplacer. Le temps n’était plus où l’empire élevait les pontifes. La fortune sembla servir encore Henri en brouillant son fils Conrad avec la comtesse Mathilde. Le mépris public avait fait justice de la félonie de ce prince malgré les honneurs dont les grégoriens l’entourèrent. Il traînait une existence languissante. Le remords de sa révolte a-t-il agité son âme faible ? On peut le croire. Il est certain qu’il fut en froideur avec sa cousine, d’après le témoignage du chapelain même de Mathilde[79]. Comment la peu scrupuleuse princesse a-t-elle perdu son ascendant sur ce jeune homme dont elle avait fait la fortune ? On l’ignore. A-t-elle craint qu’il ne retournât dans le giron paternel ? On le présume. Le malheureux a-t-il alors été victime d’un odieux attentat ? Les ennemis de Mathilde n’ont pas manqué de le dire lorsqu’on apprit la mort imprévue (1101) et si prématurée du jeune roi d’Italie. Il paraît assuré qu’il mourut de poison. Les chroniqueurs grégoriens eux-mêmes en conviennent[80]. Qui donna le poison ? Un contemporain, Landulfe de Milan, assure que ce fut Avien, médecin de la comtesse Mathilde[81], et Landulfe n’est point un partisan d’Henri IV. La fortune était encore trompeuse pour le chef de l’empire. Au pape Urbain succédait un autre héritier désigné par Grégoire VII et par Urbain lui-même. C’était Pascal II, élu à Rome le 13 août 1099, noble romain, connu auparavant sous le nom de Rainier, cardinal du titre de Saint-Clément[82], et qui fut bien plus dur envers Henri que son prédécesseur. Henri, que gagnait le découragement, se montra résigné à des conditions conciliantes après la mort de son fils Conrad. L’opinion l’exigeait de lui ; il en affirma la volonté dans la diète de Mayence de 1102, et annonça qu’il se soumettrait à un concile général dont il proposait et acceptait la convocation, à Rome même[83] ; mais la réponse de Pascal fut qu’Henri n’avait qu’à purger son excommunication et qu’un nouveau concile était inutile après tant de condamnations. Du même coup Pascal renouvela solennellement les sentences fulminantes de ses prédécesseurs. Henri demeura confondu ; ses ennemis l’accusèrent même de mauvaise foi et de duplicité dans ses propositions. La guerre était donc rallumée et plus désespérée que jamais. Un désaccord qui survint entre l’empereur et les Flamands montra combien sa puissance était ébranlée et son pouvoir affaibli.

Robert, comte de Flandre, osait se prononcer contre son souverain, à l’occasion des schismatiques de Cambrai. Le pape Pascal écrivit à Robert pour le féliciter de son courage, et il l’excitait en ces termes : « Poursuivez partout selon vos forces Henri, chef des hérétiques, et ses fauteurs. Vous ne pouvez offrir à Dieu de sacrifice plus agréable que de combattre celui qui s’est élevé contre Dieu, et qui a élevé l’idole de Simon dans le lieu saint. Nous vous ordonnons cette entreprise à vous et à vos vassaux, pour la rémission de vos péchés, et comme un moyen d’arriver à la Jérusalem céleste[84]. » Pascal II signalait ensuite le clergé de Liège comme coupable d’adhésion à l’hérésie de l’empereur. Le clergé de liège répondit au pape par une lettre qui eut du retentissement, qu’on peut lire en substance dans Fleury, et qui contient les principes gallicans sur l’indépendance du pouvoir des rois. Cette réponse très mesurée, très respectueuse, respirant le sentiment catholique des pères de l’église primitive, honora le clergé de Liège, mais ne servit que peu la cause de Henri IV[85]. Une nouvelle diète convoquée à ; Mayence retentit de nouvelles protestations de Henri, pour le rétablissement de la paix publique. Il toucha l’assemblée en annonçant l’intention de partir pour la terre-sainte dès qu’il aurait mis ordre aux affaires de l’empire, et d’abdiquer la couronne en faveur de son fils Henri[86] ; mais cette émotion sympathique ne fut que passagère ; on l’accusa de mensonge pour l’avoir provoquée[87] et le vide se fit de nouveau autour de lui. Enfin un coup accablant vint abattre son courage ; Henri, son second fils, son enfant chéri se révolta aussi contre lui malgré tous les sermens de fidélité qu’il avait prêtés en présence de la diète germanique à Mayence.

C’était vers la fin de 1104 ; le jeune prince avait alors vingt-trois ans. Il ne manquait aucune douleur à ce père malheureux, mais celle-ci dépassa toute mesure. Quel fut l’instigateur de cette rébellion ? On n’en pouvait cette fois accuser une femme habile et artificieuse ; l’opinion l’attribua au pape Pascal[88], à qui elle profita, et qui du reste l’approuva en déliant le fils rebelle du serment qu’il avait prêté à son père[89]. Un excommunié, un relaps était à cette époque un être à qui tout droit, même celui de la nature, était refusé, et envers lequel non-seulement personne n’était plus tenu d’aucun devoir, d’aucun égard, mais auquel tout devoir, tout égard devait être refusé. L’excommunié n’inspirait plus que de l’horreur[90]. Henri en éprouva les tristes effets au milieu d’un peuple et d’une famille que le sentiment catholique ultramontain avait complètement détachés de lui[91]. L’auteur contemporain et très lettré de la Vita Henrici IV nous a transmis à ce sujet les plus poignans détails. Aucun sentiment de pitié ne se manifeste pour Henri dans les chroniques des couvens. Par exemple dans celle de Spire, la ville franconienne par excellence, voici tout ce qu’on lit : Rebellionem ab eo sensit (imperator) propter excommunicationes romanorum pontificum, sub specie religionis regno miserabililer diviso[92].

Ce jeune prince paraît avoir été séduit par une ambition prématurée et par la crainte d’être privé de son droit de succession, s’il restait attaché à son père excommunié. C’est la version générale des chroniques de l’époque. Déjà maître dans l’art de feindre, il opposa peu de résistance aux provocations. Les Bavarois, excités par lui, prirent les armes, et les Saxons suivirent leur exemple. Le 3 mai 1105, le jeune hypocrite, en versant des larmes, déclara devant le synode réuni à Nordhausen que son âme ne s’était point inspirée par l’ambition, et que son unique motif était de forcer son père à rentrer dans la communion de l’église. L’assemblée fut émue par ces accens, qu’on voudrait croire sincères sans les absoudre pour cela ; les armées du père et du fils se rencontrèrent près de Ratisbonne, et tous les vassaux du père abandonnèrent leur souverain, qui fut obligé de se retirer précipitamment pour ne pas tomber aux mains de ses ennemis. La monarchie d’Henri IV s’effondrait ; son trône s’écroulait. L’empereur se réfugia auprès du roi de Bohême, son vieil allié, qui le reçut affectueusement et lui donna un vaillant capitaine, vieux soldat d’Henri IV en Italie[93], pour lui frayer passage jusqu’au Rhin. Le fils révolté convoqua une diète à Mersebourg, se fit reconnaître roi, rétablit sur leurs sièges les évêques grégoriens, expulsa les schismatiques, se dirigea rapidement sur Mayence pour restaurer l’archevêque orthodoxe, ce qui était de grande considération à cause de l’importance de la métropole, et en traversant la France orientale, il mit la main sur le trésor impérial. Henri IV de son côté, ayant réuni quelques forces, se portait aussi sur Mayence, où une diète générale était indiquée pour prononcer entre le père et le fils, et se montra disposé à essayer les chances d’une nouvelle rencontre[94]. Le fils, alarmé de cette résolution, vint au-devant de l’empereur à Coblentz et sollicita son pardon avec toute l’apparence du repentir. Henri IV, touché, embrassa son fils. Alors ce dernier sut persuader au crédule père de renvoyer son escorte pour ne pas, disait-il, paraître en attitude menaçante devant les états assemblés. Quelqu’un ayant averti l’empereur qu’on le trahissait, celui-ci, accablé du nouveau coup, tomba aux genoux de son fils en s’écriant : « Mon fils, mon fils, si Dieu veut punir mes péchés, ne souille pas au moins ton nom et ton honneur, car la nature ne veut pas que le fils s’érige en juge de son père. » Le jeune roi protesta de ses bons sentimens, et les deux princes firent route jusqu’à Bingen. Là il fut signifié au malheureux Henri IV de se rendre au château de Böckelheim pour y attendre de nouvelles dispositions. Le père était prisonnier de son fils ; il fut sommé de rendre les insignes de la dignité impériale, dont la possession était, dans les mœurs germaniques, le complément de l’inauguration souveraine. Le père donna ordre de les remettre ; mais, ayant réclamé d’être transporté à Mayence, où la diète était réunie, le fils craignit que ce spectacle de la majesté dégradée ne fît une trop vive impression sur le peuple, et refusa. Il fit conduire son père au château d’Ingelheim, où, n’épargnant aucune menace et aucune violence, il fit souscrire au vieil empereur l’aveu de toutes les fautes qui lui étaient reprochées et une abdication solennelle (31 décembre 1105). L’empereur signa ce qu’on voulut, mais demanda au moins que le légat du pape présent à la diète le relevât de l’excommunication. Le légat répondit que cette absolution ne pouvait être accordée qu’à Rome. Cependant, au milieu des fêtes qui furent données à Mayence pour le couronnement d’Henri V, le prisonnier royal trouva le moyen de s’évader. Il restait au malheureux père l’affection d’une fille, la veuve de Frédéric de Hohenstaufen ; l’influence du légat la détacha aussi de la cause impériale.

Henri IV, parvenu jusqu’à Liège, y retrouva des amis fidèles, dans l’évêque de cette ville, Otbert, et dans le duc de la Basse-Lorraine. Il écrivit au comte de Poitiers, son proche parent, et à Henri Ier, roi d’Angleterre, pour réclamer leur assistance, et il adressa au roi de France, Philippe Ier, une longue et lamentable lettre dont nous avons le texte[95], où il exposait avec un accent déchirant ses cruelles infortunes. Cette lettre a été connue des contemporains ; Sigebert de Gembloux en parle en sa chronique, et l’honnête abbé Suger atteste les sentimens sympathiques avec lesquels la cause de Henri IV fut accueillie en France[96]. M. Villemain a traduit à la fin de son livre cette lettre, qu’on ne saurait lire encore aujourd’hui sans une profonde émotion ; mais tous ces appels du désespoir furent inutiles : l’ombre redoutable de Grégoire VII terrifiait les puissances de la terre. Henri IV voulut mourir les armes à la main ; à la tête d’une troupe dévouée, il se disposait à marcher vers l’armée de son fils. La ville de Cologne se déclarait pour lui, et la cause du père infortuné paraissait se relever, lorsqu’après une maladie de quelques jours, qu’on soupçonna l’effet du poison, Henri IV mourut à Liège le 7 août 1106, à l’âge de soixante-six ans. Ses malheurs n’étaient point terminés. Le fidèle évêque Otbert avait fait religieusement enterrer l’empereur dans sa cathédrale ; mais le légat pontifical força l’évêque à faire exhumer le cadavre de l’excommunié et à le faire déposer dans une île de la Meuse, jusqu’à ce que le pape eût levé l’excommunication. Un pieux pèlerin, revenant de Jérusalem, suivit le corps de son prince dans cet endroit solitaire, et passa bien des jours et des nuits en prière auprès du cercueil abandonné, jusqu’à ce que Henri V en eut ordonné le transport à Spire, où ces déplorables restes demeurèrent encore cinq ans déposés dans un lieu non consacré. Enfin en 1111 le pape Pascal II autorisa la sépulture d’Henri IV au caveau des empereurs dans la cathédrale.

Ainsi finit misérablement l’empereur Henri IV, après cinquante ans du règne le plus agité qui fut jamais, succombant sous les malédictions de quatre pontifes, — prince dont il est difficile d’assigner exactement les vertus et les vices, fort innocent à coup sûr des crimes dont la haine entassa les accusations contre lui, mais coupable du crime qui faisait alors supposer tous les autres, la désobéissance à l’église romaine. Engagé par de funestes conseils dans une lutte dont sa jeunesse ne prévoyait point les conséquences, il fut plus tard l’adversaire trop obstiné de réformes nécessaires que son père, plus habile, eût lui-même accomplies, en ôtant le prétexte à un pouvoir rival de réclamer davantage. Ses ennemis eux-mêmes lui reconnurent d’éminentes qualités : il fut brave, spirituel, généreux, mais incapable politique, faible de caractère, et poursuivi par la fatalité presque dès sa jeunesse, — bien choisi par Grégoire VII comme personnification du pouvoir civil, pour arracher d’abord à la souveraineté temporelle l’indépendance de l’église, et pour la soumettre ensuite à la suprématie de la papauté émancipée[97]. Son fils Henri V eut à son tour des dissentimens violens avec les successeurs de Grégoire VII ; il en fut même excommunié ; mais un traité conclu entre le sacerdoce et l’empire, en 1122, mit fin à ce qu’on a nommé la querelle des investitures, et les deux puissances vécurent en une sorte d’armistice pendant quelques années, jusqu’à la reprise d’hostilités qui aboutit, après de nouvelles et plus terribles péripéties, à la chute de la maison impériale de Souabe. Il était réservé aux rois de France de replacer, au moment opportun, les deux pouvoirs dans un juste équilibre.


CH. GIRAUD, de l’Institut.

  1. Voyez la Revue du 15 mars et du 1er avril.
  2. Sigebert est né vers 1030 et mort en 1112. Il a vécu dans les abbayes de Gembloux, près Liège, et de Saint-Vincent de Metz. Voyez à son sujet M. Pertz dans ses Archives, XI ; M. Bethmann, en la préface de son édition de ce chroniqueur, dans les Script, rer. germ. de Pertz, VI, 268 et suiv. ; Foppens, Biblioth. belg., II, p. 1096 et suiv., enfin Wattenbach, Deutschlands Geschichtsquellen, p. 291 et suiv.
  3. Voici le texte : « De hoc ita scriptum reperi. D. Apostolicus Hildebrandus,… in extremis positus, ad se vocavit unum de 12 cardinalibus… et confessus est Deo et Ste Petro et toti ecclesiæ, se valde peccasse in pastorali cura,… et suadente diabolo contra humanum genus odium et iram concitasse. Postea vero sententiam, quæ in orbo diffusa est, pro augmento christianitatis cœpisse dicebat. Tune misit prædictum ad imperatorem, ut optaret illi indulgentiam, quia finem vitæ sus aspiciebat, et induens se angelica veste, dimisit vinculum omnium auorum bannorum Imperatori, etc. » Dans la collection de Pistorius, I, p. 845, et dans la collection, de Pentz, VI, sub. ann. 1085.
  4. « Si les moyens qu’il mit en œuvre pour arriver à la fin louable qu’il se proposait sont tous aussi dignes de louange, c’est ce que ma vénération pour les chefs de l’église et mon peu de lumières ne me permettent pas de vouloir décider. » Annales d’Ital. sur l’an 1085. Les bénédictins, dans l’Art de vérifier les dates, t. Ier, sont encore plus catégoriques. Voyez aussi Saint-Marc, Hist. d’Italie, III, p. 1.
  5. Voyez le texte d’Albérie dans les Accessiones historicœ de Leibniz, I, sur l’an 1085.
  6. Voyez l’annotation savante de M. Bethmann sur Sigebert, dans Pertz, VI, p. 365. Florent de Wigorn tenait le document d’une source particulière. Il faut lire son texte dans le tome Ier des Monutn. hist. brit. publiés par la commission des Records ; cf. Pertz, V, 564.
  7. Voyez Pertz, Archiv., VIII, 872, et Potthast, p. 104.
  8. L’opuscule très curieux du cardinal Bennon se trouve communément à titre d’annexe, avec la date de 1581, dans la collection des Script, rer. german. d’Urstitius, 2 tomes in-f° ; Francfort 1585. C’est l’édition originale ; elle a passé dans d’autres recueils avec beaucoup d’incorrections, surtout dans l’Apologia pro Henrico IV du savant Goldast, 1611, in-4o. Struve, p. 333, allègue l’autorité confirmative de l’Annalista saxo. C’est une erreur assurée du compilateur.
  9. Voyez le Registrum publié par Sudendorf, I, n° 5, aux pièces justificatives, et Giesebrecht, III, p. 1089.
  10. Voyez les textes indiqués dans Jaffé, Regesta, p. 443.
  11. Voyez, à cet égard, un bon livre de M. Pingaud sur la Politique de saint Grégoire le Grand ; Paris 1872, in-8o.
  12. Voyez les Annales Yburgenses, dans Pertz, XVI, p. 437 et suiv., et l’Histor. landgr. Thurtngiœ, dans Pistorius-Struve, I, 1303. Cf. Giesebrccht III, p. 1118.
  13. Otton de Nordheim laissa deux fils, Henri le Gras, margrave de Frise, et Otton, comte de Bichlirg, lesquels restèrent à la tête de l’insurrection saxonne jusqu’à leur mort. Otton de Nordheim avait été très variable dans sa conduite politique ; tantôt révolté, tantôt soumis, il passait de l’extrême arrogance à l’extrême humilité, de la disgrâce à la faveur, aux dépens de sa considération. Lambert d’Aschaffenbourg, sur l’an 1076, nous fournit d’intéressans détails sur ce point. Cf. Mascov, p. 95. Les deux évêques d’Halberstadt et de Magdebourg devinrent par l’influence des Nordheim de vrais boutefeux grégoriens, et plus puissans que les Nordheim eux-mêmes, dont les vastes héritages ont passé plus tard par mariage dans la maison des Welfs de Bavière, et par ceux-ci dans la maison de Hanovre, leur héritière, qui en a possédé les débris jusqu’à nos jours.
  14. Voyez les Annal. Palidenses, dans Pertz, loco cit.
  15. « Echertus maichio de Bruneswich… animi strenuus et animosus atque ditissimus, iterum in Saxonia contra imperatoris tyrannidem suscitavit, etc. » — Annalista saxo, dans le Corpus d’Eccard, t. Ie », p. 567.
  16. Voyez Ungewitter, Erdbeschreibung, I, 218 (1872) ; Schœll, Hist. des traités, etc. ; Hopf, Atlas, etc., I, p. 341, et l’Art de vérifier les dates, t. III.
  17. Voyez Gfrürer, et l’Art de vérifier les dates. Cf. Raumer, Geschichte der Hohenstaufen, t. Ier (1858), et Köhler, Geneal. fam. aug. Staufensis, in-4o ; 1727.
  18. Voyez le chron. Citizence, sur l’année 1086, dans Pistorius-Struve, I, p. 1146, et Cosmas, en sa Chronique de Bohême, dans la collect. de Menken, t. Ier.
  19. « Anno dom. incarn. 1085, nativitatem dominicain egere Herimannus rex Goslariæ, Heinricus imperator Coloniæ, confluentibus ad ejus curiam plurimis, utpote novi domini cupidis. Similiter Gregorius papa Salerni, ejus supplantator Romæ natale Domini celebraverunt » Annaliste saxo, dans le Corpus d’Eccard, t. 1er, p. 564.
  20. Voyez les cartes géographiques jointes au grand ouvrage de Gfrörer.
  21. Ibi etiam communi consensu atque consilio constituta est pax Dei. Chronic. Ursperg. ad 1085 ; Mascov, p. 96, et Hefele, Concilien, t. V.
  22. Voyez les Annales de Paderborn, de Schaten, 1774, 3 vol. in-fol. L’ouvrage de Waltram, De unitate ecciesiœ, auquel il est fait ici allusion, a été inséré dans la collection de Freher, t. Ier.
  23. Voyez le très curieux récit des Annales Magdeburgenses, dans Pertz, XVI, p. 176. Le discours de l’évêque d’Utrecht est très remarquable.
  24. Pertz, XVI, p. 177. — « Videres tunc temporis faciem Saxoniæ irrevocabiliter alteratam. Qui enim se antea pro solo apostoticæe sedis patrocinio Heinrico adversatos affirmaverant, qui se et nisi per suum excommunicatorem, papam scilicet Gregorium hujus nominis septimum, réconciliato nunquam communicaturos juraverant, jam obliti papam eumdem violenter expulsum, Hermannum regem inhumane destitutum, Heinrico per crebras legationes non solum communicant, verum etiam imperatorem, quamvis ab excommunicato consecratum, appellant, in captanda ejusdem benevolentia altero alterum préoccupante, et illum sibi ipsi defuturum judicante, quicumque Heinricum, jam Saxonia et integritate teutonici regni potiturum, sibi debitorent suæe restitutionis non faceret. Conspirans quippe omnis fere Saxonia, tanto excommunicatum reposcit affectu, quanto prius nondum excommunicatum expulit impetu. »
  25. Voyez Mascov, p. 99 ; et Giesebrecht, t. III.
  26. L’authenticité de la lettre de Hugues à Mathilde ne peut être récusée. Voyez le P. Lanbe, en ses Conciles, X, 415, et Pertz, Monum. Germ. hist., VIII, p. 288-502. Saint-Marc, Hist. d’Italie, en a donné la traduction exacte, t. IV, p. 832 et suiv., et fourni une discussion approfondie à ce sujet, t. III, p. 553-89, où les appréciations impartiales des bénédictins, dans l’Hist. littéraire de la France, et de Fleury, dans son Histoire ecclésiastique, sont rapportées et discutées. On dirait que le docte Hefele a voulu, dans son Histoire des conciles, glisser sur cet incident, qui, si Victor III eût vécu plus longtemps, aurait pu faire de l’archevêque Hugues un autre cardinal Bennon. Quant à la sentence du concile de Bénévent, le texte en est perdu. Nous n’en avons que la substance dans les monumens contemporains (voyez Saint-Marc, t. III, p. 553 et 575) ; mais la certitude en est indubitable.
  27. Voyez les Vitæ pontificum de Wattorich, t. Ier, p. 547 et. suiv.
  28. « Hic erat natione Gallus, dit Orderic Vital (dans Duchesne, Script, rer. normann., p. 677), nobilitate et mansuetudine clarus, civis remensis, monachus cluniacensis, ætate mediocris, corpore magnus, modestia discretus, religions maximus, sapientia et eloquentia præcipuus. » Voyez les biographies contemporaines recueillies par Watterich, loc. cit., I, p. 571.
  29. Voyez Bernold, le continuateur d’Hermann le Contract, en sa chronique sur l’an 1088, dans Pertz, V, p. 385-467, et Watterich, loc. cit., p. 579.
  30. Voyez Labbe, Biblioth. nova, I, p. 799, et l’Art de vérifier les dates, t. Ier.
  31. Voyez une deuxième lettre de Hugues de Lyon à la comtesse Mathilde, dans Saint-Marc, t. IV, p. 838, et t. III, p. 589. La conduite d’Urbain II envers Hugues de Lyon prouve que ce dernier n’avait pas tous les torts. Voyez Saint-Marc, p. 579 et 581.
  32. Voyez Baronius, sur l’an 1048, n° 1 et V ; sur l’an 1053, n° IX ; sur l’an 1055, n° XXVIII ; sur l’an 1061, n° XXXII ; sur l’an 1073, n° XIV et XXII ; sur l’an 1076, n° XXVII ; sur l’an 1077, n° XXII ; sur l’an 1078, n° XII et XIII ; sur l’an 1079, n° IV ; sur l’an 1084, n° IV ; sur l’an 1098, n° XI et XIII. Je cite toujours l’édition de Theiner.
  33. Sur Léon X et sur Innocent II voyez l’Art de vérifier les dates, III, p. 811, et notre deuxième article, dans cette Revue, p. 619 et suiv.
  34. Voyez l’Historia principum langobardorum, beneventanæ olim provineiæ quæ modo regnum fere est neapolitamun ; edid. Cam. Peregrini, Neapoli, 1740,. 4 t. in-4o.
  35. Voyez Gfrörer, loc. cit., où cette question est très bien traitée ; — l’Art de vérifier les dates, t. III, p. 789 et 806 ; — Giesebrecht, t. III, p. 1082.
  36. Voyez Muratori, et l’Art de vérifier les dates, loc. cit., p. 808 et 807. — La bulle d’Urbain II a ému Baronius d’une sainte colère.
  37. Voyer tes Gesta Rob. Wiscordi, de Willelmus Appulus, dans Pertz, IX, p. 239. et suiv. Le chroniqueur atteste que tel était le bruit commun du temps. Ct. les Annales de "Romuald de Salerne, dont le témoignage impartial est à remarquer, dans Pertz, XIX, p. 407 et suiv., et Giesebrecht, loc. cit., p. 1040.
  38. Voyez l’Art de vérifier les dates, III, p. 807 et 812, et Muratori, Annal. d’Italia, sur l’an 1090.
  39. Voyez Hefele, Concilien-Geschichte, V, p. 169.
  40. Cette parenté, demeurée d’une explication obscure jusqu’au siècle dernier, a été parfaitement débrouillée par l’érudit Saint-Marc, IV, p. 1198 à 1210.
  41. Voyez la deuxième partie de cette étude, dans la Revue du 1er avril, p. 622.
  42. Cette donation est un détail tout humain dans la grande histoire de Grégoire VII. Elle a exposé l’austère pontife aux coups de fouet de Voltaire. Que de faiblesses dans ce fatal château de Canosse ! « Avouons, dit Voltaire, que Grégoire eût été un imbécile, s’il n’avait pas employé le profane et le sacré pour gouverner cette princesse et pour s’en faire un appui contre les Allemands. Il devint son directeur, et de son directeur son héritier. » J’aurais voulu que l’auteur du Dictionnaire philosophique, v° GREGOIRE VII, n’ajoutât point, en s’inspirant des pamphlets du temps : « Je n’examine pas s’il fut en effet son amant, ou s’il feignit de l’être, ou si ses ennemis feignirent qu’il l’était, ou si dans ses momens d’oisiveté ce petit homme très pétulant abusa quelquefois de sa pénitente, qui était femme, faible et capricieuse : rien n’est plus commun dans l’ordre des choses humaines ; mais, comme d’ordinaire on n’en tient point registre,… comme ce reproche n’a été fait à Grégoire que par ses ennemis, nous ne devons pas prendre ici une accusation pour une preuve ; c’est bien assez que Grégoire ait prétendu à tous les biens de sa pénitente sans assurer qu’il prétendit encore à sa personne. »
  43. Le principal document contemporain que nous possédons sur Mathilde est sa biographie écrite en vers latins par son chapelain Denis ou Donizo, publiée imparfaitement d’abord par Leibniz et par Muratori, et avec une exactitude complète par M. Bethmann, dans Pertz, t. XII. M. Renée n’a point connu cette dernière édition.
  44. Fiorentini, Memorie della gran contessa Matilda, etc. Lucca 1756, 2 vol. in-4o. Saint-Marc, t. IV, p. 1194 à 1316.
  45. La grande Italienne, Mathilde de Toscane, par M. Am. Renée, in-8o ; Paris 1859.
  46. Voyez Wahram, dans Freher-Struve, t. I,, p. 308 et 297.
  47. Voyez le moine Brunon, Hist. belli saxonici, dans la collect. de Freher-Struve, t. Ier, p. 177. Sur les effets terrifians de l’excommunication, il faut lire Langeron, Grégoire VII, p. 413.
  48. « Hic, dit la chronique de Peterahausen, nefandissimus heresiarcha sanctam matrem ecclesiam infestavit plus quam decem et novem annis. Erat tamen literis adprime eruditus et linguæe facundissimua, et, si justus, huic officio satis esset idoneus. » Dans la Quellen, Sammlung de Mone, I, p. 114-174, sur l’an 1080. Cf. Giesebrecht, t. III, p. 1114.
  49. Voyez Brunon lui-même, loc. cit. p. 176 et 177. « Stultum dixit esse (Adelbertus) si non in omnibus satisfaceret suis desideriis adolescentiæ. »
  50. Fili meretricis, unde tibi hœc audacia ? Brunon, dans son Hist. sax. belli, adressée à l’évêque de Mersebourg, p. 176 de l’édit. de Freher.
  51. Annales Palidenses, dans Pertz, XVI, p. 71. « Rex autem proditum se autumans rémunerat in utroque, scilicet in barone perfidiam, in regina pudicitiam. Nam illum perdi jussit, ad illam autem, semel in die pentecostes denudatam, quamplures juvenes etiam denudatos admisit. Interim Rothardus Mogontinus archiepiscopus præparatus superveniens, stupri nefas intercepit, sed et domno Apostolico ipsam inhumanitatem scripto delegavit. » Cette histoire est répétée par plusieurs autres annalistes, mais avec des variations de date. Aucune des chroniques d’Italie, où Henri a passé tant d’années, n’en fait mention. Un passage de qui de Ferrare, recueilli par Giesebrecht, III, p. 1071, doit contenir la vérité tout entière sur les déportemens prétendus d’Henri IV.
  52. Voyez Pertz, XVII, p. 446, et les inventions accumulées dans la collection d’Alzreiter, p. 490. Selon les Annales de Magdebourg, le plaisir favori d’Henri était de faire enlever des filles nobles de Saxe pour les livrer à la brutalité des manans. Pertz, XVI, p. 174.
  53. Les Annales de Disibodenberg, dans Pertz, XVII, p. 16.
  54. Dans la collection d’Urstitius, p. 358, et Pertz, XVII, p. 156.
  55. Dans Pertz, t. XI, p. 591.
  56. Aannales, sur 1049, p. 22 de l’édit. de Theiner.
  57. Voyez Berthold de Constance, sur l’an 1089, et Saint-Marc, t. IV, p. 1253, où la matière est amplement traitée. Cf. aussi l’Art de vérifier les dates, t. III, Toscane.
  58. Voyez le texte de Berthold de Constance, sur l’an 1091, et Mascov, foc. cit., p. 110.
  59. Voyez Struve, p. 336, 346, 347, et Giesebrecht, t. III, p. 622.
  60. Voyez Giesebrecht, ibid., p. 630 et suiv., et Mascov, p. 110 et suiv.
  61. Voyez son Corpus historicum rnedii œvi, Lips. 1723, 2 vol. in-fol., t. Ier, préface et p. 585.
  62. Dans la collect. de M. Pertz, t. VII. Cf. aussi les Archives de M. Pertz, t. VII, p. 469-509.
  63. L’Art de vérifier les dates, t. III, p. 760, article de Mathilde, la grands-comtesse.
  64. « Legalis præcepti memor, turpitudinem patris tui non revelabis, itemque honora patrem tuum, murmor quod per totem romanum imperium patris sui mores laniabat, quod etiam offensæ patris, ac suæ discessionis ab illo sibi causa extiterat, auribus prepriis nunquam patiebatur inferri, etc. » Annalista saxo, loc. cit.
  65. « Dicitur etiam in talem incidisse dementiam ut prædictum filium suum hortaretur, quatinus ad eam (reginam) ingrederetur. Quo recusante patris polluere stratum, eum adhortando rex non suum sed peregrini filium esse affirmavit, etc. » Annales de Disibodenberg, dans Pertz, XVII, p. 14. Cf. les Annales de Würtzbourg, ibid., II, sur l’an 1097, et Struve, Hist. imp. German., I, p. 336. Mansi répète la même calomnie en y ajoutant quelque chose avec d’autres annalistes : « Henricum regem qui uxorem suam legitimam filio aliisque extraneis violandam obtulerat iterum excommunicavit (Urbanus), etc. » Concil. collect., XX, p. 642.
  66. Baronius, Annales, sub A. 1093, p. 605 et 606 de l’édit. de Theiner. Mascov, p. 114, a montré l’impossibilité matérielle du fait calomnieux relatif à Conrad.
  67. Voyez les textes divers réunis par Mascov, p. 108 et 114, et l’Art de vérifier les dates, t. II, p. 19, et t. III, p. 513.
  68. C’est le moine Berthold, de Constance, un ennemi d’Henri IV, qui nous l’apprend, sur l’an 1094 : « Querimonia reginæ ad constantiensem synodum pervenit : quæ se tantas tamque inauditas fornicationum spurcitias et A TANTIS passam fuisse conquesta est, ut… omnes catbolicos ad compassionem tantarum injuriarum sibi conciliaret. » Voyez dans Pertz, t. V, et dans Mascov, p. 114.
  69. Voyez les Annales de Disibodenberg, dans Pertz, p. 14.
  70. « In synodo placentina, dit Berthold sur l’an 1095, Praxedis regina jamdudum ab Heinrico separata, super maritum suum domino Apostolico et sanctæ synodo conquesta est, de inauditis fornicationum spurcitiis, quas apud maritum passa est. Cujus querimoniam dominus papa cum sancta synodo satis misericorditer suscepit, eo quod ipsam tantas spurcitias non tam commisisse, quam invitam pertulisse, pro certo cognoverit. » Le chapelain de Mathilde, Donizo, nous raconte les mêmes choses, lib. II, cap. VIII, de l’édit. de Leibniz.
  71. Annal, disibod. : « Regina reversa est in regionem suam, et ingressa monasterium, facta est abbatissa. » Pertz, loc. cit., p. 14.
  72. Voyez à ce sujet ce qu’en dit M. Villemain.
  73. Voyez son serment dans Giesebrecht, III, p. 1136.
  74. Voyez le texte de ces deux lettres dans la collection de Freher-Struve, t. Ier, p. 235 et suiv. ; — Fleury en a seulement donné une analyse fidèle, Hist. ecclés., liv. LXIII, § 52. — Voyez aussi Pertz, Annal. Disibod., sub anno 1090.
  75. Voyez Fleury, loc. cit., § 57 et suiv., et Berthold de Constance, ad anno 1091.
  76. « His temporibus, dit Berthold de Constance, in regno Teutonicorum communis vita multis in locis floruit, non solum in clericis et monachis, verum etiam in laïcis, religiosissime commorantibus, se suaque ad eamdem communem vitam devotissime offerentibus : qui et si habitu nec clerici nec monachi viderentur, nequaquam tamen eis dispares mentis fuisse credantur. »
  77. « In his itaque monasteriis, dit encore Berthold de Constance, nec Ipsa exteriora officia per seculares, sed per religiosos fratres administrantur, et quanto nobiliores in seculo tanto se contemptibilioribus officiis occupari desiderant, ut qui quondam erant comites et marchiones in seculo, nunc in coquina et pistrino et porcos pascere pro summis computent deliciis. »
  78. « Ad quæ monasteria mirabilis multitudo nobilium et prudentium virorum hac tempestate in brevi confugit, et depositis armis, evangelicam perfectionem, sub regulari disciplina, exequi proposuit : tanto inquam numero, ut ipsa monasteriorum ædificia necessario ampliarint, eo quod non aliter in eis locum commanendi haberent. »
  79. « Iïntra Chonradus Longobardos comitatus dum staret, discors a Mathilde fuit ipso tempore. » Donizo, II, 13.
  80. Ekkehard, ou la chronique d’Ursperg, sub ann. 1101. Dans Pertz, VI.
  81. Landulfus junior, Histor. Mediol., cap. I, dans Muratori, Script, rer. ilalic, V, p. 459-520 : « Rex ipse, prudens et sapiens, atque decorus specie, proh dolor, adolescens, accepta potione ab Aviano, medico Mathildis comitissæ, vitam finivit. »
  82. Voyez les Vitæ de Watterich, t. II, p. 1 et suiv., et les Regesta de Jaffé, p. 479.
  83. « Imperator ; habito cum principibus colloquio, Romam se profecturum, ac générale concilium ibi habiturum condixit, quatenus tam sua quam domini Apostolici causa canonice ventilata, catholica inter regnum et sacerdotium firmaretur unitas, quæ tot annis scissa permanserat, » Annalista saxo, ad ann. 1102.
  84. Voyez Fleury loc. cit., LXV. 11. La lettre de Pascal est dans Baronius, sur l’an 1102.
  85. Sur cette démonstration de l’église de Liège, voyez Laurent, Études, t. VI, p. 362 et suiv.
  86. « Inter ipsa missarum solemnia, episcopo populum monente, imperator quasi corde compunctus, filio suo Heinrico reégi, rerum summam dimissuim, seque sepulcrum Domini visitaturum, per Emehardum episcopum publice prædicare fecit » Annalsaxo, ad ann. 1103.
  87. « Favorem maximum tam vulgi, quam principum et clericorum fallendo acquisivit, multosque ad ejusdem itineris comitatum se præparare voto ipso succendit. » Ibidem.
  88. Voici les paroles d’Hermann, abbé de Saint-Martin de Tournai, écrivain contemporain : « Callidus papa Henricum adolescentem, filium Henrici imperatoris, adversus patrem concitat, et ut ccclesisæ Dei auxilietur, admonet. Ille regni cupidus et gaudens se competentem occasionem ex apostolica auctoritate invenisse, contra patrem ferociter armatur. » Voyez ce texte dans le Spicilegium de Dacheri, qui l’a publié le premier, XII, p. 358, et dans l’édition de Mansi, n, p. 888. Pertz a inséré seulement un fragment de l’ouvrage, XII, p. 669-62.
  89. Le témoignage non suspect de l’Annalista saxo ne permet pas d’en douter. Il est corroboré par celui d’Ekkehard, ou l’abbé d’Ursperg, et d’autres contemporains. Voyez Mascov, p. 130.
  90. Voyez dans le Grégoire VII de M. Langeron le tableau éloquent des mœurs et des idées du moyen âge sur ce point.
  91. Voyez l’auteur de la Vita Henrici IV, dans Freher-Struve, t. Ier.
  92. Dans Pertz, p. 81 du tome XVII. Il faut lire sur cet événement l’honnête et grave Fleury, loc. cit., LXV, 37, et l’Art de vérifier les dates, t. Ier et t. II, aux Papes et aux Empereurs.
  93. C’est le fameux Wipert de Groisch, sur lequel il y a tant de légendes en Allemagne ; voyez les Annales Pegavienses dans Pertz, t. XVI, p. 235-243 ; — Menken, Script, rer. german., t. III, p. 834 et suiv., et la Vita Wiperti, dans les Scriptores rerum lusaticarum de Hoffmann, 1re partie, p. 3 et suiv. (Lips. 1719, in-fol.).
  94. Ekkehard et l’Annalista saxo donnent le détail de cette campagne malheureuse d’Henri IV. Voyez Mascov, p. 433 et suiv., et Giesebrecht, où tous les faits sont racontés par le menu.
  95. Dans la collection d’Urstitius. Son authenticité ne paraît pas douteuse. Voyez Mascov, p ; 134, et l’Annal, saxo, p. 512, Eccard. On peut voir aussi dans le tome II des Leges de Pertz, p. 63, un curieux fragment du manifeste d’Henri V lui-même, a la date de janvier 1106. Cf. Pfeffel, t. 1er, p. 248 (1777).
  96. Voici le texte de Suger (Vie de Louis le Gros) : « Henricus V vir affectus paterni et totius humanitatis expers, qui et genitorem Henricum crudelissime persecutus exheredavit, et ut ferebatur nequissima captione terrens, inimicorum verberibus et injuriis, ut insignia regalia, videlicet coronam, sceptrum et lanceam sancti Mauritn reddcret, nec aliquid in toto regno proprium retineret, impiissime coegit. »
  97. Voici comment l’un des adversaires les plus animés d’Henri IV, le rédacteur contemporain des Annales de Disibodenberg, résume son acte d’accusation contre lui. « Verum ut brevi epilogo onerosam istiua viri complectar historiam : Henricum hominem perversum et justo judicio ab ecclesia ejectum, omnibus revera constat manifestum. Vendidit enim omnia spiritualia, fuit inobediens apostolicæ sedi, et in ipsam sedem fecit supplantationem, substituendo Wibertum Gregorio, in légitima uxore modum christianitatis excedendo, apostolicæ sedis sententiam parvipendendo. Hinc orta est maxima persecutio in ecclesia Dei… Enimvero ut de illo omnia loquar, erat valde misericors. Aliqui enim eum perforare volentes capti sunt, qui convicti et confessi, abire jussi sunt impuniti. Multi etiam principes, qui ei multa mala fecerunt, mox ut ei se prostraverunt, omnia eis condonavit. Et quamvis esset valde compatiens et misericors, obstinata tamen mente in excommunicatione permansit, quæa omnia bonitatis ejus opera obnubilant » Dans Pertz, t. XVII, p. 49. Un homme de talent a essayé de mettre en action les mœurs du XIe siècle, dans son livre intitulé Grégoire VII, ou le pape et l’empereur au moyen âge, drame, par D. Laverdant, Paris 1860.