Études passionnelles de décadence/Préface

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PRÉFACE


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Parmi les romans dont nous sommes si impitoyablement criblés, à cette heure, en voici du moins un que je n’attendais pas et qui n’a pas le ton des autres ! En voici un qui nous enlève avec puissance à la vulgarité des romans actuels qui abaissent la notion même du Roman et qui, si cela continue, finiront par l’avilir… Le Roman, en effet, tel que l’aime et le veut l’imagination contemporaine et tel que le lui font les Serviles du succès n’importe à quel prix, n’est guères plus maintenant que la recherche et la satisfaction d’une curiosité plus ou moins frivole ou plus ou moins corrompue. Pour la forme et pour l’art, de deux choses, l’une : Ou il s’effeuille misérablement en œuvres courtes, sans haleine et sans portée, auxquelles l’idéal manque autant que la moralité, ou il s’allonge, plus misérablement encore, en des aventures imbéciles. Ajoutez à cela dans les très rares où l’on distingue quelque talent, tous les morcellements et toutes les pulvérisations de l’analyse, car l’Analyse est le mal intellectuel d’un siècle sans cohésion et sans unité, et dont les œuvres littéraires portent, même sans le savoir, la marque d’un matérialisme qui est toute sa philosophie… On le comprend, du reste. L’Analyse, cette faculté de myope qui regarde de près et ne voit les choses que par les côtés personnels et imperceptibles, se trouve beaucoup plus exactement et naturellement en rapport avec la masse des esprits faibles dont la prétention est d’être fins, ne la vigoureuse et large Synthèse qui voit les ensembles d’un regard et les étreint quelquefois avec la poigne du génie. Il ne faut pas s’y tromper. Le temps n’est pas à la Synthèse ! Présentement Les ramasseurs de microbes et les cardeurs de riens l’emporteraient en littérature sur les plus mâles créateurs, s’il y en avait ! Je sais bien qu’on ne peut pas supprimer absolument la Synthèse dans l’esprit humain sans tuer l’esprit humain lui-même, mais dans la vaste décomposition qui s’avance sur nous, on peut très bien prévoir le moment où l’Analyse qui dissout tout, dans les livres comme dans les sociétés, dissoudra aussi le roman dont la Synthèse serait la beauté ; le roman, c’est-à-dire la seule grande chose littéraire qui nous reste, l’Épopée des sociétés qui croulent de civilisation et de vieillesse, et le dernier poème qui soit possible aux peuples exténués de poésie !

Eh bien ! c’est ce genre de roman dont si peu d’esprits sont capables dans l’amollissement et l’affadissement universels, c’est ce genre de Roman qui fit de Balzac le plus grand romancier de tous les temps et de tous les pays, qu’un jeune homme inconnu encore — du moins dans le roman — ose, après Balzac, aborder aujourd’hui ! Tête synthétique comme Balzac, M. Joséphin Péladan n’a pas été terrorisé par cet effrayant chef-d’œuvre, le sublime diptyque à pans coupés que Balzac appela « la Comédie humaine », et il a écrit le Vice suprême, qui n’est d’ailleurs qu’un coin de l’immense fresque qu’il va continuer de nous peindre.

Balzac, dans sa grande « Comédie humaine », sur laquelle il mourut, hélas ! sans l’achever, avait donné l’éblouissante synthèse de la société de son temps, éblouissante encore. Mais après Balzac, quelques années de la plus foudroyante décadence pour la rapidité, ont élargi sa colossale synthèse, et c’est cette colossale synthèse élargie que M. Joséphin Péladan a entrepris de nous donner à son tour… Il a pris sur ses jeunes bras plus lourd que Balzac, et, disons-le, plus terrible. Ce n’est pas de la synthèse d’une société entre toutes qu’il s’agit dans son livre, comme dans la Comédie humaine, — mais de la synthèse de toute une race, — de la plus belle race qui ait jamais existé sur la terre, — de la race latine qui se meurt.

Formidable sujet, car il est écrasant, mais magnifique, pour l’homme qui ne restera pas dessous !


ii


M. Péladan y restera-t-il ?… Qui le sait ?… L’œuvre qu’il projette est si grande qu’elle pourrait déconcerter jusqu’à l’espérance de la sympathie… Son livre d’aujourd’hui, ce premier volume des Études passionnelles de décadence, qu’il nous promet, et qu’il appelle de ce nom, le Vice suprême, est déjà presque un gage donné à une gloire future par des facultés supérieures. Elles sont indéniables, ces facultés… J’en connaissais déjà quelques-unes. Ce débutant dans le Roman n’est pas un débutant dans les lettres. Avant de publier le Vice suprême, il avait publié une biographie de Marion Delorme, véritablement délicieuse ; mais c’est surtout comme critique d’art qu’il s’était dernièrement révélé. Il avait passé deux ans en Italie et il s’y était fait une éducation esthétique très forte, dont il a donné la mesure dans l'Artiste de l’an dernier. Il y écrivit un Salon de la compétence la plus profonde. Les qualités de ce Salon, scandaleusement belles et qui firent scandale, comme le fait toujours ce qui est beau dans ce monde de platitudes et de vulgarités où nous avons le bonheur de vivre, annonçaient un écrivain et un penseur très indépendant et très élevé ; mais on ne se doutait pas qu’elles cachaient un audacieux romancier, qui, probablement et dans l’ordre du Roman, va faire un scandale plus grand encore que dans l’ordre de la Critique.

Il y a, en effet, une triple raison pour que le scandale soit la destinée des livres de M. Joséphin Péladan. L’auteur du Vice suprême a en lui les trois choses les plus haïes du temps présent. Il a l’aristocratie, le catholicisme et l’originalité. En peignant la décadence de la race latine avec ce pinceau sombrement éclatant et cruellement impartial qui est le sien, M. Péladan a pris la société par en haut, parce que c’est par là, — par la cime, — qu’elle meurt ; parce que toutes les décadences commencent par la tête des nations et que les peuples, fussent-ils composés de tous les Spartacus révoltés, ne sont jamais, même après leur triomphe, que des esclaves. Les démocrates qui vont lire le livre de M. Péladan ne lui pardonneront pas d’avoir choisi pour héroïne de son roman une princesse d’Este et d’avoir groupé toute la haute société de France et d’Italie autour de cette femme qui a tous les vices de sa race et qui, de plus, en a l’orgueil. Depuis que les goujats veulent devenir les maître du monde, ils veulent être aussi les maîtres des livres qu’on écrit et y tenir la première place. Ils veulent des flatteurs d’Assommoir… et ils ne comprendront jamais que l’intérêt d’un roman, fût-ce le Vice suprême, puisse s’attacher à des races faites pour commander, comme eux sont faits pour obéir.

D’un autre côté, le catholicisme de M. Péladan, du haut duquel il juge la société qu’il peint, et qui lui fait écrire à toute page de son livre, avec la rigueur de l’algèbre, — que la race latine ne peut être que catholique ou n’être plus, — ce catholicisme est depuis longtemps vaincu par l’impiété contemporaine qui le méprise et qui s’en moque. Enfin, plus que tout pour le naufrage de son roman, il a l’originalité du talent dans un monde qui en a l’horreur parce qu’elle blesse au plus profond de leur bassesse égalitaire tous les esprits qui ne l’ont pas.

Telles les raisons qui peuvent empêcher le succès immédiat du livre de M. Péladan, mais que lui importe ! C’est un de ces artistes qui doivent beaucoup plus se préoccuper de la sincérité de leur œuvre que de leur destinée… Or la sincérité de l’observation est ici, comme la force de la peinture. Le roman de M. Joséphin Péladan qui a pour visée d’être l’histoire des mœurs du temps, idéalisées dans leurs vices, n’en est pas moins de l’histoire, et l’idéal n’en cache par la réalité. Le reproche qu’on pourrait faire au livre du Vice suprême, c’est son titre… Titre trop abstrait, mystérieux et luisant d’une fausse lueur. Il n’y a point de vice suprême. Il y a tous les vices qui, depuis le commencement du monde, pourrissent les nations, et avant même qu’elles aient disparu dans la mort, dansent la danse macabre de leur agonie… Ils sont tous « suprêmes » dans le sens de définitifs comme la dernière goutte d’une coupe pleine, qui va la faire déborder, mais il n’y en a pas un nouvellement découvert qui soit le souverain des autres et qui mérite ce nom de suprême, dans le sens d’une diabolique supériorité… Le cercle des Sept Péchés Capitaux tient l’âme de l’homme tout entière dans sa terrible emprise et Dieu même peut défier sa faible créature révoltée de fausser ce cercle infrangible par un péché de plus !


iii

On ne rencontre donc pas dans ce roman du Vice suprême, qui semblait le promettre, un vice de plus que les vieux vices, les vices connus, les vices éternels qui suffirent pour anéantir sous le feu du ciel Sodome et Gomorrhe et qui suffiraient bien encore pour que Dieu mit en morceaux sa mappemonde demain. Pauvres vices pour des blasés comme nous qui, semblables à l’empereur romain, en voudrions payer un de plus !… Mais que voulez-vous ? M. Joséphin Péladan a été bien obligé de se contenter de cette pauvreté, et sous son pinceau, on ne s’aperçoit jamais qu’elle en soit une… Je ne sache personne qui ait attaqué d’un pinceau plus ferme et plus résolu ces corruptions qui plaisent parfois à ceux qui les peignent ou qui épouvantent l’innocente pusillanimité de ceux qui craignent de les admirer… Peintre acharné de ressemblances, la panique morale ne prend jamais M. Péladan devant sa peinture, car il y a une panique morale moins odieuse, mais plus bête que l’hypocrisie. Il peint le vice bravement, comme s’il l’aimait et il ne le peint que pour le flétrir et pour le maudire. Il le peint sans rien lui ôter de ses fascinations, de ses ensorcellements, de ses envoûtements, de tout ce qui fait sa toute-puissance sur l’âme humaine, et il en fait comprendre le charme infernal avec la même passion d’artiste intense que si ce charme était céleste !

Mais le moraliste invincible et chrétien, est là toujours derrière le peintre et c’est lui qui éclaire le tableau… Puisque M. Joséphin Péladan avait voulu peindre une décadence, il devait être hardi avec les détails comme avec le sujet de son livre, et s’il eût reculé devant aucun d’eux, il eût affaibli la conception de son roman. Dans le flot de personnages qui y passent sous nos yeux, on ne trouve pas même les trois justes qu’il fallait pour sauver Sodome. On n’y compte qu’une seule innocence et une seule vertu, l’innocence d’une vierge violée, et vertu d’un prêtre qui résiste à de démoniaques tentations. Tout le reste de ce monde, en chute, n’est que corrompus et corrupteurs, dépravés et pervers, mais sans les mesquineries de l’indécence. Ils sont par trop au-dessus d’elle ! Si un vice suprême, en tant que nouveau et spécial à la civilisation qui nous tue, était impossible, si l’auteur du livre été obligé de se rabattre sur les vieux vices connus, de tous, du moins, il a choisi celui qui communique aux principales figures de son œuvre cette contestable, mais affreuse grandeur qui reste à l’âme de l’homme, quand elle ose encore garder son orgueil, après avoir perdu sa fierté !

L’une de ces principales figures ou pour mieux parler la figure centrale de la fresque de M. Joséphin Péladan est comme je l’ai dit déjà une princesse d’Este, Malatesta par mariage, dont la beauté rappelle les plus beaux types de la Renaissance et le sang bleu roule le germe de tous les vices de cette époque funeste qui fut le Paganisme ressuscité. La princesse Léonora est, comme dit superbement Saint-Bonnet, toute l’addition de sa race et cette addition fait une colonne de hauteur à dépasser le cadre étroit du xixe siècle et à le faire voler en éclats comme un plafond qu’on crève… Parmi les plus grandioses vicieux qui entourent la princesse, aucun ne l’égale. Douée de toutes les puissances corruptrices de la vie, la beauté, le génie, l’esprit, la richesse et la science, une éducation fée mais perverse a développé en elle le monstre futur, mais c’est elle qui l’a elle-même accompli. La brutalité d’un mari bestial lui avait donné, dès la première nuit de son mariage, le dégoût des voluptés charnelles, et d’une Messaline ou d’une Théodora qu’elle aurait pu être, elle se fit un autre genre de monstre… Elle fut le monstre métaphysique. L’orgueil et la volonté domptèrent ses sens et elle fut chaste. Chasteté homicide ! Don Juan femelle plus fort que Don Juan le mâle, qui avait bon appétit et qui dévorait ses conquêtes, elle repoussa les siennes avec mépris. Elle n’avait soif que des désirs qu’elle allumait et elle buvait ce feu, comme de l’eau, d’une lèvre altière… Bourreau de marbre, elle se dresse en ce roman du Vice suprême à côté de toutes les débauches et de toutes les luxures dans sa placidité cruelle jusqu’au moment où, comme le diamant qui coupe le diamant, elle rencontre un bourreau de marbre plus dur que son marbre et à l’heure juste marquée par le destin.

Car il y a un destin dans ce livre, mais ce destin est un homme… et c’est cet homme, plus que la Critique, qui va porter, je le crains bien, à l’œuvre majestueuse de M. Péladan son plus rude coup.


iv

Cet homme, extraordinaire et oraculaire, qui voit l’avenir et le prédit sans se tromper jamais et qui prédit le sien, dans le roman, à la princesse d’Este, est plus qu’un de ces magiciens, comme on en trouve dans toute époque de décadence, depuis Apollonius de Thyane jusqu’à Cagliostre. Lui, c’est bien plus qu’un magicien… Il n’y a ceux qui veulent déshonorer le magisme, cette science sacrée de la vieille Assyrie, qui appellent les mages des magiciens. Mérodack est plus qu’un magicien, c’est un mage. M. Joséphin Péladan a, pour les besoins dramatiques de son œuvre, composé le personnage, dans le Vice suprême, avec beaucoup d’art, de sérieux et même de bonne foi ; seulement, on est bien tenu de le lui dire, pour un catholique qu’il est, partout ailleurs, dans son livre, et qui fait du catholicisme la seule certitude de salut qui reste aux nations latines décrépites, c’est là une redoutable inconséquence, et même, c’est beaucoup plus… Magisme ou magie, quel que soit le nom qu’on préfère, sont des erreurs absolument contraires à l’enseignement de l’Église qui les a condamnées, à toutes les époques de son histoire, pour les raisons les plus profondes et l’Église est toujours prête à effacer sous son pied divin, depuis la grande tour de Babel, toutes les petites qu’on veut recommencer contre elle. Or la magie est une de ces taupinières… Et, d’ailleurs, cette invention presque impie d’un homme, surnaturel par la Science, qui n’a plus les proportions humaines et dont l’action sur les événements est irrésistible, n’est pas meilleure ni plus vraie en littérature qu’en théologie, car une telle création supprime cet intérêt que tout roman a pour but d’exciter.

Les hommes, en effet, ne s’intéressent qu’à ceux qui leur ressemblent, et c’est la raison qui les fait émouvoir et se passionner aux œuvres dans lesquelles ils ont affaire à des hommes comme eux. Les enfants seuls font exception parce qu’ils ont la naïveté et la foi de l’enfance. Ils croient à tout ce qu’on leur raconte, ogres ou fées, mais ce sont là des contes et non pas des romans ! L’imagination des hommes est plus difficile. Elle peut accepter ce qui étonne et ce qui lui est supérieur, mais elle ne veut pas de ce qui l’écrase, et on l’écrase, quand on veut la faire s’intéresser à des créatures hors nature, et qui ne sont plus en proportion avec elle. Alors, du coup, les sources de l’émotion et du pathétique sont taries… Balzac lui-même, l’omnipotent Balzac, qui croyait pouvoir tout oser, s’est heurté à cet écueil contre lequel M. Péladan pourrait se briser. Plusieurs fois, Balzac est sorti de la nature humaine. Dans Séraphitus-Séraphita où il a peint l’androgyne céleste de Swédenborg, dans sa Peau de chagrin dont la donnée est orientalement fabuleuse, et dans Ursule Mirouet où le magnétisme moderne joue un rôle qu’on n’y voudrait pas voir et que M. Péladan, dans son Vice suprême, a exagéré. Eh bien ! malgré l’imposant exemple de Balzac, c’est toujours une tentative téméraire et dangereuse, car elle permet tout, que d’introduire merveilleux extra-humain dans la réalité des ses telles qu’elles existent ou telles que nous les connaissons. Avec un pareil procédé, l’art est trop facile. Et si les trois romans que j’ai cités saisissent l’imagination, pourtant, avec la force de chefs-d’œuvre, c’est que l’intérêt humain, diminué par l’impossibilité du sujet, se retrouve dans la beauté transcendante des détails. Mais le procédé de composition n’en reste pas moins inférieur, quoique magnifiquement couvert par la supériorité du génie.


v

M. Joséphin Péladan aura t-il ce génie qui fait tout oublier, même les fautes et les imperfections d’une œuvre ? On en jugera plus tard, car son livre d’aujourd’hui n’est que le commencement de la tâche qu’il s’est imposée. Seulement le conseil à lui donner, c’est de rester le plus qu’il pourra dans la réalité humaine. Il peut y être très puissant et son livre du Vice suprême nous en donne la preuve. À côté de ce personnage de Mérodack qui occupe trop de place dans son roman et en détermine trop l’action dramatique, il y a des figures d’une énergie de réalité qui montrent bien que le talent auquel on les doit n’a besoin, pour nous passionner, ni de l’hyperbole, ni de l’impossible. La grande figure du P. Alta, ce prêtre aimé de la princesse d’Este et qui résiste à ses ensorcellements avec l’auguste invulnérabilité de son sacerdoce ; celle du Prince royal de Courtenay, vivant avec la pensée de sa race déchue, qui est son remords dans le vice et qui lui inspire des actions sublimes, dans la guerre de 1870, sont bien autrement impressionnantes que la figure de l’homme des sciences occultes, dressée à côté d’elles et qui n’en efface pas la poésie. Les plus beaux chapitres du roman, par exemple le Krack et l’Argentier du roi en 1881, l’Orgie chez le prince de Courtenay, le P. Alta à Notre-Dame, et l’Émeute au théâtre ne nous remuent tant dans le livre de M. Péladan que parce qu’ils sont de ces faits que nous touchons encore du coude dans la décadence de ces derniers temps… Aussi, que le peintre de cette décadence, exprimée dans ce livre étonnant de vérité en beaucoup de ses parties, se souvienne qu’il n’a pas besoin pour la beauté et la gloire de son œuvre future d’une autre magie que de la magie de son talent !


JULES BARBEY D’AUREVILLY.

Constitutionnel du mardi 10 Septembre 1884