Études socialistes/Élargir non resserrer

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ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 71-77).
ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE


« ÉLARGIR, NON RESSERRER »


Il y a bien des contradictions dans la pensée de Liebknecht. J’imagine que dans son esprit, comme dans l’esprit de beaucoup de socialistes de la première heure, il y avait lutte entre les formules intransigeantes du début et les nécessités nouvelles du parti agrandi, et que dans cette lutte il ne parvenait pas toujours à se fixer.

Liebknecht avait commencé par être un révolutionnaire antiparlementaire. il avait dit et écrit que le parlement était un marais où s’enfonceraient les énergies socialistes. Il avait écrit que même pour la propagande, la tribune du parlement était inutile, car la propagande se faisait bien mieux dans le pays même. Quand la force des choses et la croissance du parti obligèrent Liebknecht à dépouiller ces formules, quand lui et ses amis entrèrent au parlement, il garda pourtant quelque souvenir de son intransigeance première. Il rappelle, dans les fragments cités par le Vorwaerts, qu’il s’opposa à ce que le groupe socialiste fût représenté par un délégué dans la « commission des doyens », qui règle le travail parlementaire. Ses collègues ne l’écoutèrent point, et ils eurent bien raison ; car à quoi bon entrer au Parlement, si sous prétexte de ne pas se compromettre, on se refuse, dans le détail, à tout ce qui peut rendre l’action parlementaire efficace.

Je ne note ce menu trait que parce qu’il caractérise un état d’esprit. Gêné par ses paroles tranchantes d’autrefois, Liebknecht, un moment, affectait d’être au parlement comme s’il y était pas. Quand il réfléchissait aux conditions de réalisation du socialisme, quand dans la sincérité de sa pensée il interrogeait l’avenir, il aboutissait à une conception tout à fait large : il voyait le socialisme pénétrant peu à peu la démocratie et s’imposant, par des conquêtes partielles et successives du pouvoir, même au gouvernement de la société bourgeoise en transformation. Puis, il était troublé et repris par les habitudes premières d’intransigeance. C’est de cette contradiction entre des formules anciennes qui ont cessé d’être vraies, mais qu’on n’ose rejeter nettement, et des nécessités nouvelles que l’on commence à reconnaître, mais qu’on n’ose pleinement avouer, que viennent les malaises, les mouvements chaotiques du socialisme à l’heure présente. C’est par une contradiction de cette sorte que Liebknecht, dans le manuscrit même où il prévoit la collaboration gouvernementale du socialisme avec d’autres fractions de la démocratie, répète pourtant et semble prendre à son compte la phrase simpliste si vigoureusement condamnée par Marx : « Tous les partis ne forment, vis-à-vis du socialisme, qu’une seule masse réactionnaire. » C’est absolument contraire à la pratique même des socialistes allemands, qui ne craignent pas, contre les hobereaux, contre la survivance de la féodalité agraire, de soutenir les bourgeois libéraux. Mais, par l’absolu de cette formule étroite, Liebknecht se faisait pardonner la conception générale, vaste et souple, qu’il apportait.

Il définissait en effet très largement la classe ouvrière :


Le concept de classe ouvrière ne doit pas être entendu trop étroitement. Comme nous l’avons exposé dans la presse, dans les écrits de propagande et à la tribune, nous comprenons dans la classe ouvrière tous ceux qui vivent exclusivement ou principalement du produit de leur travail et qui ne s’enrichissent point par le concours du travail d’autrui.

Ainsi, dans la classe ouvrière doivent être compris, outre les travailleurs salariés, la classe des paysans et cette petite bourgeoisie qui tombe de plus en plus dans le prolétariat — c’est-à-dire tous ceux qui souffrent du système actuel de la grande production.

Quelques-uns prétendent, il est vrai, que le prolétariat des salariés est la seule classe vraiment révolutionnaire et qu’il forme seul l’armée du socialisme — que tout ce qui vient des autres états ou des autres classes doit être considéré avec méfiance. Par bonheur, des conceptions aussi dépourvues de sens n’ont jamais été accueillies par la démocratie socialiste allemande.

La classe des salariés est celle qui est le plus directement soumise à l’exploitation ; elle fait directement face aux exploiteurs, et elle a surtout cet avantage que par sa concentration dans les fabriques et chantiers, elle est excitée à une pensée active et tout naturellement organisée en « bataillons de travailleurs ». Cela lui communique un caractère révolutionnaire qu’aucune partie de la société n’a au même degré. Il faut le reconnaître sans réserve.

Chaque salarié est ou socialiste, ou en voie de le devenir. Les salariés des ateliers nationaux de France, que le gouvernement bourgeois de la République de février voulait utiliser contre le prolétariat socialiste, furent au moment décisif des protagonistes du prolétariat ; et semblablement, nous voyons comment les unions de métiers, qui avaient été fondées par des agents de la bourgeoisie allemande pour combattre les travailleurs socialistes, ou bien n’ont qu’un semblant d’existence, ou bien entrent dans le courant des idées socialistes. Le salarié est conduit au socialisme j)ar tout son milieu, par toutes les conditions où il se trouve. Les conditions mêmes de son existence l’obligent à penser et des qu’il pense, il est socialiste.

Mais si c’est le salarié qui souffre le plus directement et le i)lus visiblement du système d’exploitation capitaliste, les petits bourgeois et les paysans n’en sont pas moins gravement atteints xjar celui-ci, quoique de manière moins directe et moins visible.

La triste situation des petits cultivateurs dans presque toute l’Allemagne est aussi connue que le mouvement de l’artisanerie... Les petits bourgeois et les petits propriétaires i)aysans, parce qu’ils ne connaissent pas bien les causes profondes de leur triste situation, sont encore dans le camp de nos adversaires ; mais il est pour notre parti de la plus haute importance de les éclairer et de les amener à nous. C'EST UNE QUESTION VITALE POUR NOTRE PARTI, PARCE QUE CES DEUX CLASSES FORMENT LA MAJORITÉ DE LA NATION.

Il serait sans doute naïf et même fou d’exiger que, pour réaliser pratiquement nos principes, nous ayons en poche une majorité toute prête et toute cachetée. MAIS IL SERAIT ENCORE PLUS NAÏF DE CROIRE QUE NOUS POURRIONS RÉALISER NOS PRINCIPES CONTRE LA VOLONTÉ DE l’ÉNORME MAJORITÉ DE LA NATION.

C’est une erreur funeste que les socialistes français ont payée chèrement.

Peut-on combattre plus héroïquement que les ouvriers de Paris et de Lyon ? Et chaque combat ne se terminait-il point par une sanglante défaite, par les plus horribles représailles des vainqueurs et par le long épuisement du prolétariat ? Le prolétariat français n’a pas encore suffisamment reconnu la nécessité de l’organisation et de la propagande, et c’est pour cela que jusqu’ici il a été régulièrement vaincu.

La leçon de la Commune semble heureusement avoir servi à l’éducation du prolétariat. Nos camarades français travaillent avec zèle à l’organisation, et s’appliquent à la propagande, particulièrement dans la campagne.

Les socialistes allemands ont compris dès longtemps l’importance de la propagande et la nécessité de gagner à nous la petite bourgeoisie et les petits propriétaires paysans.

Seule une minorité infinie a demandé que le mouvement socialiste fût limité à la classe des salariés ...

Les phrases écumantes et théâtrales de ces fanatiques « de la lutte de classe » recouvraient un fond de machiavélisme féodal et policier.

Le socialisme de parade hyperrévolutionnaire, qui ne fait appel « qu’aux mains calleuses », a deux avantages pour la réaction : d’abord il limite le mouvement socialiste à une classe qui en Allemagne est trop peu nombreuse pour accomplir une révolution ; et en second lieu, il fournit un excellent moyen pour effrayer la grande masse du peuple, à demi indifférente, surtout les paysans et la petite bourgeoisie, qui ne sont pas encore arrivés à une activité politique autonome.


Et Liebknecht conclut tout cet ordre de pensées par ces fortes paroles :


Il ne faut pas demander : Es-tu salarié ? mais : es-tu socialiste ?

Réduit aux salariés, le socialisme est incapable de vaincre. Compris par l’ensemble du peuple qui travaille et par l’élite morale et intellectuelle de la nation, sa victoire est certaine.

Pourquoi devons-nous maintenant subir la persécution infligée à nos amis ? Pourquoi sommes-nous soumis aux plus indécentes brutalités ?

Parce que nous sommes encore faibles.

Et pourquoi sommes-nous faibles ?

Parce que seule une petite partie du peuple connaît la doctrine socialiste.

Et nous devrions, nous qui sommes faibles, accroître encore notre faiblesse en écartant de nous des milliers d’hommes, sous prétexte que le hasard n’a pas fait d’eux les membres d’un groupe social déterminé ? La sottise serait ici trahison envers le Parti.

Ne pas resserrer — étendre, voilà quelle doit être notre devise. De plus en plus le cercle du socialisme doit s’élargir, jusqu’à ce que nous ayons converti la majorité de nos adversaires à être nos amis, ou que tout au moins nous les ayons désarmés.

Et la masse indifférente, qui dans les temps paisibles n’est d’aucun poids dans la balance politique, mais qui dans les temps d’agitation est la force décisive, doit être si largement éclairée sur les buts et l’essence même de notre parti, qu’elle cesse de le craindre et qu’elle ne puisse plus être lancée contre nous comme la meute de la sorcière.

Toutes les mesures législatives, que, si l’occasion nous en est offerte, nous aurons à appuyer, doivent avoir pour but de prouver L"APTITUDE DU SOCIALISME À SERVIR LES INTÉRÊTS COMMUNS, et de détruire les préjugés courants contre nous.

Ainsi Liebknecht conçoit toute une période d’action législative, où le socialisme fera, si je puis dire, ses preuves de large compréhension, où il apparaîtra aux plus aveugles comme un parti d’intérêt général, et où il habituera ainsi tous les hauts esprits, toutes les nobles consciences, toute la petite bourgeoisie et les paysans, à le suivre jusqu’au bout de sa doctrine et de son idéal, sans répugnance et sans peur. Ce sera comme une propagande en action complétant la propagande de la parole.