Études socialistes/République et Socialisme
Il y a onze ans, au moment où la démocratie socialiste allemande élaborait son programme, le projet de programme qui devait être bientôt adopté à Erfurt fut soumis à Engels, l’ami survivant de Marx. Engels fit de graves objections à la partie politique de ce programme. Il la trouvait timide, inconsistante et inefficace. On parle, disait-il, de suffrage universel direct, de referendum et d’initiative populaire. Mais à quoi cela peut-il servir tant que la constitution même de l’Allemagne est absolutiste, et tant que l’Allemagne, morcelée en petits états où domine la volonté des princes, n’offre pas à la volonté de la nation un champ libre et uni ? Comment peut-on, avec une pareille constitution politique, espérer un passage régulier et tranquille du capitalisme au socialisme ?
Ici je cite textuellement, d’après la lettre de Engels qui vient d’être trouvée dans les papiers de Liebknecht et que publie la revue de Kautsky, la Neue Zeit :
« On se dit à soi-même et au parti que la société d’aujourd’hui va vers le socialisme par une évolution interne, et on ne se demande pas si, par cette évolution même, elle ne brisera point les formes, les enveloppes de la constitution actuelle.
On parle comme si l’Allemagne n’avait point à s’évader des chaînes d’un ordre politique absolutiste et chaotique. Il est permis de se représenter que la vieille société pourra se transformer pacifiquement en la nouvelle dans les pays où la représentation du peuple concentre en soi tous les pouvoirs, où l’on peut faire constitutionnellement ce que l’on veut dès qu’on a la majorité du peuple derrière soi, dans les Républiques démocratiques comme la France et l’Amérique, dans les monarchies comme l’Angleterre où la dynastie est impuissante contre le peuple. Mais en Allemagne, où le gouvernement est presque tout-puissant et où le Reichstag et les autres corps représentatifs sont destitués de pouvoir réel, tenir un pareil langage c’est se lier à l’absolutisme tout nu.
Si une chose est certaine, c’est que notre parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver au pouvoir que sous la forme de la République démocratique. Celle-ci est la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a montré déjà la grande Révolution française. On ne peut pas se représenter que nos meilleurs militants deviennent ministres sous un empereur, comme Miquel. »
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De ces remarquables paroles de Engels, je ne veux retenir aujourd’hui que deux points. Le premier, c’est que, pour l’illustre ami de Marx, la République démocratique n’est pas, comme le disent si souvent chez nous de prétendus doctrinaires du marxisme, une forme purement bourgeoise, qui importe aussi peu au prolétariat que toute autre forme gouvernementale. Mais la République est, selon Engels, la forme politique du socialisme : elle l’annonce, elle le prépare, elle le contient même déjà en quelque mesure, puisque seule elle y peut conduire par une évolution légale, sans rupture de continuité.
C’est donc nous qui étions fidèles à la véritable pensée marxiste, lorsque dans la crise des libertés françaises nous avons défendu la République contre tous ses ennemis. Et ceux qui, sous prétexte de révolution et de pureté doctrinale, se réfugiaient tristement dans l’abstention politicienne, ceux-là désertaient la pensée socialiste. Ils désertaient aussi la tradition révolutionnaire du prolétariat français. Engels parle de la République de 1793, de cette Révolution que quelques socialistes français déclarent exclusivement bourgeoise, et qui à un moment fut, selon Engels, l’instrument approprié de la dictature prolétarienne. Or, avant-hier, en cherchant aux Archives, avec Gabriel Deville, des documents sur la Révolution, j’y ai lu avec un tressaillement de joie ce fragment d’un journal de Babeuf. Babeuf se félicite d’avoir défendu la Révolution et la République, même quand elles étaient aux mains des persécuteurs du peuple. Il se félicite d’avoir sauvé la République au risque même de sauver en même temps les hommes indignes qui la représentaient : « Oui, dit-il, si les royalistes n’ont pas triomphé au 13 vendémiaire, c’est que, dans ce grand danger de la liberté publique, les démocrates sentirent que, pour un intérêt aussi sacré, ils devaient, au péril de leurs jours, sauver ceux de leurs persécuteurs qui l’avaient tant trahie, mais ne pouvaient périr eux-mêmes sans qu’elle succombât. » Admirables paroles, et qui crient contre le citoyen Vaillant. Elles ne laissent rien subsister des prétextes par lesquels il essayait de couvrir son abstention et sa politique d’équilibre aux jours du péril républicain, dans la crise boulangiste et dans la crise nationaliste. C’est par une usurpation de titre qu’il prétend se rattacher au babouvisme ; c’est nous qui avons été, en ces jours troublés, fidèles au communisme révolutionnaire de la France.
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Mais les paroles de Engels nous révèlent encore à quel point les socialistes allemands se préoccupaient des moyens de réaliser le communisme. Engels regrette passionnément qu’il n’y ait pas une République allemande. Et il laisse entrevoir qu’autant il lui répugnerait de voir des socialistes ministres sous un empereur, autant il lui paraîtrait naturel qu’ils prissent part à la direction gouvernementale d’une république démocratique évoluant vers le socialisme. Liebknecht, comme on le verra par les fragments cités, allait plus loin, puisqu’il prévoyait la participation des socialistes au gouvernement, même sous la constitution impériale ; mais quoi qu’il en soit de la question ministérielle, tout à fait secondaire, le problème qui les obsédait tous était celui-ci : comment passer de la société bourgeoise à la société communiste ? Par quels chemins ? Par quelle évolution ? C’est là, j’ose le dire, le problème qui est toujours présent à notre pensée. C’est à la solution théorique et pratique de ce problème que nous avons donné, sans réserve et sans retour, tout notre effort d’esprit, tout notre effort d’action.
Un moment, dans l’éblouissement de la grande victoire socialiste de 1893, dans le juste orgueil de l’action croissante exercée par notre parti, j’ai cru le triomphe total et final plus voisin de nous qu’il ne l’était. Que de fois alors le citoyen Vaillant m’avertissait de ne point me laisser aller à cette illusion dangereuse ! Que de fois alors nous a-t-il mis en garde contre les prophéties à court terme de Guesde et la mystique attente des catastrophes libératrices ! Mais même dans cette période d’espérance toute prochaine et enflammée, je n’ai jamais négligé l’œuvre de réforme, et toujours je m’efforçais de donner à nos projets de réforme une orientation socialiste. Je n’y voyais pas seulement des palliatifs aux misères présentes, mais un commencement d’organisation socialiste, des germes de communisme semés en terre capitaliste. Lorsque je repris les cahiers des paysans révolutionnaires de 1789 et demandai que l’état préludât, par le monopole d’importation des blés, à l’institution d’un service public d’approvisionnement que les syndicats ouvriers et paysans eussent géré avec la nation elle-même ; lorsque je demandai, dans le grand et long débat sur le sucre, la socialisation des raffineries et des fabriques de sucre, qui eussent été administrées, sous le contrôle de la nation, par la classe ouvrière organisée, contractant, pour l’achat de la betterave, avec des syndicats de producteurs paysans et avec des ouvriers agricoles assurés d’un minimum de salaire ; lorsque je demandai l’expropriation des mines, dont la direction eût été confiée à un conseil du travail comprenant des représentants de l’état, des représentants de toute la classe ouvrière et des ouvriers mineurs, je ne me préoccupais pas seulement de limiter la puissance capitaliste, et d’élever la condition des prolétaires ; je me préoccupais surtout d’introduire jusque dans la société d’aujourd’hui des formes nouvelles de propriété, à la fois nationales et syndicales, communistes et prolétariennes, qui fissent peu à peu éclater les cadres du capitalisme. C’est dans cet esprit que lorsque la verrerie ouvrière fut fondée, je pris délibérément parti contre les amis de Guesde, qui, dans les réunions préparatoires tenues à Paris, voulaient la réduire à n’être qu’une verrerie aux verriers, simple contrefaçon ouvrière de l’usine capitaliste. Je soutins de toutes mes forces ceux qui voulurent en faire et qui en ont fait la propriété commune de toutes les organisations ouvrières, créant ainsi le type de propriété qui se rapproche le plus, dans la société d’aujourd’hui, du communisme prolétarien. J’étais donc toujours dirigé par ce que Marx a nommé magnifiquement l’évolution révolutionnaire.
Elle consiste, selon moi, à introduire dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien. Les réformes ne sont pas seulement, à mes yeux, des adoucissants : elles sont, elles doivent être des préparations.
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Voilà la pensée qui m’a animé dès le début de la bataille. Voilà la méthode de réalisation socialiste que j’ai pratiquée en cinq années de vie parlementaire qui ne furent qu’un long labeur et un long combat. Et puisqu’enfin on m’oblige à parler de moi, puisqu’on m’oblige à défendre cette part de la confiance du peuple que je n’avais conquise et que je ne veux garder qu’au profit de la Révolution, je dis bien haut qu’à cette méthode et à cette pensée, je suis pleinement resté fidèle.
J’ai vu, il y a quatre ans, par l’odieux soulèvement d’ignorance et de barbarie, par le triste fléchissement des volontés et des consciences, qu’il ne suffisait pas de pousser et de percer vers le socialisme, qu’il fallait encore raffermir la liberté républicaine ébranlée. Quand l’ouvrier mineur, qui enfonce son pic dans la houille et qui la détache bloc à bloc, s’aperçoit soudain que la galerie est ébranlée, que les appuis fléchissent et que le plafond s’abaisse, il dépose un moment le pic, et il raffermit les appuis. Dira-t-on qu’il s’est arrêté dans sa marche et qu’il a quitté le vigoureux outil offensif ? Non, il a au contraire assuré la suite et le progrès de son travail.
J’ai vu aussi par Lille, Roubaix, Paris, Carmaux, Rive-de-Gier, que la puissance capitaliste était grande encore, plus grande et plus résistante que Guesde ne nous l’avait dit. Et j’ai compris qu’il nous faudrait un long et immense effort, une longue suite d’œuvres, pour désarmer les préjugés les plus violents, et pour pénétrer les consciences. Et il ne m’a pas paru indifférent, pour dissiper une part des préjugés hostiles, que la société bourgeoise fût obligée elle-même, en une heure de crise, d’appeler un socialiste à une part du pouvoir. Je crois que, quoi qu’il advienne et quand même l’expérience ne serait jamais reprise, cet événement, dans un avenir prochain, servira la propagande de tous. J’ai cru, même à travers des circonstances difficiles, qu’il valait la peine de laisser cette combinaison prendre par sa durée une importance historique. Je pense encore qu’il serait funeste d’y mettre fiévreusement un terme.
Mais ce n’est pas seulement pour obéir aux décisions de principe de nos congrès, c’est par l’effet d’une conviction personnelle très réfléchie, que je dis très nettement qu’il me paraîtrait mauvais de faire entrer le Parti socialiste dans les combinaisons gouvernementales qui suivront. Il faut d’abord que le Parti socialiste se donne à lui-même le temps de juger à distance les effets bons et mauvais de la participation. Il faut qu’il puisse situer les événements dans une juste perspective. Et il faut aussi qu’il réserve d’abord tout son effort à déployer devant le Parlement et devant le pays son programme d’action agrandi et renouvelé. Il le fera avec l’autorité plus pressante que lui donne maintenant le rôle décisif joué par lui dans de grandes crises de la liberté et de la nation. Il le fera devant des esprits moins brutalement prévenus, plus ouverts aux libertés nouvelles. Il le fera sans se désintéresser un moment des parcelles de réformes qu’il pourra obtenir du gouvernement républicain, sans stériliser par une opposition systématique le ministère où il ne sera pas représenté, mais avec le souci de donner toujours toute la mesure de sa pensée.
L’heure est venue en effet où le problème même de la propriété peut et doit être porté devant le Parlement, non plus par de simples déclarations théoriques, mais par de vastes projets précis et pratiques, où la socialisation nécessaire et rapide d’une grande partie de la propriété capitaliste, industrielle et foncière, prendra une forme juridique et économique définie. L’heure est venue de mettre les partis politiques bourgeois non plus en face de formules générales, mais en face d’un programme d’action profond et vaste qui pose vraiment la question de la propriété, et qui représente scientifiquement toute l’étendue de la pensée socialiste.
C’est ma juste fierté de m’être, pour ma part de militant, préparé sans trêve à cette grande tâche, aujourd’hui comme hier. J’ai travaillé sous les outrages comme sous les acclamations. Et j’ai l’assurance que le fruit de ce labeur ne sera point perdu pour le prolétariat.
13 octobre 1901