Études sur Flaubert inédit/Les Œvres de jeunesse de Gustave Flaubert

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LES ŒUVRES DE JEUNESSE DE
GUSTAVE FLAUBERT

Traduit de l’allemand
par Benjamin Ortler

L’extrême réserve avec laquelle la nièce et l’héritière de Gustave Flaubert a toujours entouré la

mémoire de son oncle illustre, et ses égards parfois trop scrupuleux pour les relations encore vivantes du maître, nous ont empêché de voir clair dans plus d’un problème qu’impliquent l’art et la vie de cet éminent écrivain. C’est avant tout la jeunesse de Flaubert qui, jusqu’ici, a été un jardin presque complètement clos au grand public. Ceci fut regrettable non pas seulement au point de vue psychologique (car d’après tout ce qui avait transpiré, ces documents devaient révéler à nu l’âme adolescente du jeune Gustave), mais encore pour la solution d’une question littéraire, à savoir comment Flaubert a pu, à son début, donner dans Madame Bovary une œuvre d’une si extraordinaire perfection.

Aussi, dès que la Villa Tanit nous eut ouvert hospitalièrement ses portes, n’avons-nous pas hésité à profiter d’une inappréciable confiance, comme seules de longues années d’amitié la peuvent donner. Madame Franklin-Grout nous a gracieusement livré ses trésors, nous permettant d’étudier n’importe quels documents, et d’explorer les cartons qui contiennent les Ouvrages de Jeunesse. Les voilà devant nos yeux ces preuves d’une adolescence ardente et déjà fanatique d’un art qui devait, plus tard, devenir son éternel supplice et son unique bonheur à la fois.

Avons-nous là tous les premiers chants de sa jeune muse, ou y en a-t-il qui ont péri ? il nous semble qu’à partir de l’année 1835 tout ce que Gustave a produit fut conservé, mais que quelques essais antérieurs, qui d’après la correspondance devaient exister, ont été perdus.

Parfaitement en ordre, les pages sont réunies en cahiers, avec une devise pompeuse, hyperbolique et la date précise sur la couverture ; les feuilles jaunies représentent les premiers jets, le gazouillement du matin d’un grand artiste à venir.

Voici le manuscrit le plus ancien, venu jusqu’à nous, manuscrit de dix pages, d’une orthographe souvent extraordinaire, et qui s’intitule : Mort du duc de Guise daté de septembre 1835. Est-ce un drame, est-ce un récit ? l’un et l’autre. Petite histoire ferme et simple qui respire le charme de la naïveté enfantine et l’idéalisme d’un garçon de treize ans. Il regarde de ses yeux étonnés et admirateurs son intrépide duc « qui laissait échapper parfois des marques de faiblesse comme d’autres en laissent échapper de grandeur ». Et vis-à-vis de ce duc, le lâche, le misérable roi qui l’entraîne dans un guet-apens et le fait assassiner par ses bourreaux. Combien ce petit récit ne caractérise-t-il pas déjà Flaubert : ce qui est grand, noble, digne d’admiration périt par ce qui est petit, laid et méprisable, et jusque dans les détails : le duc, la fleur du siècle, tombe mourant sur le lit du roi. (dl fallait donc que ce lit honteux, témoin des débauches du roi, vit mourir en un seul homme toute la gloire du siècle. » Déjà, à cet âge, l’attention de Gustave est attirée et frappée par les antithèses douloureuses et ironiquement tragiques de la vie. L’année suivante, 1836, nous le voyons d’abord continuer ses Opuscules historiques. Le second s’intitule : Deux mains sur une couronne ou Pendant le XVe siècle, épisodes du règne de Charles VI.

Mais avec ces pages la veine historique est épuisée, et le jeune auteur se tourne vers un sujet de pure invention, sujet qui est pris dans un milieu profondément intéressant pour toutes les intelligences enfantines, dans la vie des saltimbanques.

Un parfum à sentir ou les Baladins, conte philosophique, moral ou immoral, ad libitum — veut nous peindre la misère de cette vie artistique qui se cache sous des aspects si éblouissants pour la jeunesse. Marguerite, la femme de l’acrobate, occupe le centre du récit. La destinée ne lui épargne rien des souffrances terrestres, et les privations, la faim, la jalousie finissent par la pousser au suicide ; elle se jette dans la Seine. Ce qui mérite d’être relevé dans ce récit, ce sont les violentes protestations contre la cruauté de la société qui exile les êtres qui ne vivent pas comme elle, puis la profonde pitié pour la pauvre femme, laide, méprisée, car Marguerite a des cheveux rouges et déplaît à tout le monde par son manque de grâce. Puis ce fait, que le récit contient déjà des visions. Lorsque Pedrillo, le mari de Marguerite, voulant procurer du pain à sa famille, risque au jeu son dernier louis d’or, il gagne, puis il perd tout et rentre chez lui désespéré ; c’est pendant cette promenade au clair de lune que tous les objets semblent se transformer et prendre des formes bizarres dans l’imagination du malheureux. Ce penchant qui déjà se manifeste, devait plus tard entraîner Flaubert vers un sujet se composant uniquement de visions, vers la Tentation de Saint Antoine.

Nous procédons par ordre chronologique et nous arrivons à une Petite chronique Normande qui nous intéresse moins. La Femme du monde qui été écrite dans la nuit du 1er au 2 juin : c’est un jet lyrique en prose qui symbolise l’omnipotence de la mort et qui rappelle en certaines parties la Tentation. Deux récits d’une concision plus grande l’occupent dans le courant de l’année. Ils montrent son penchant pour des sujets lugubres et terribles, et sont probablement conçus sous l’influence des contes d’Hoffmann.

Le premier s’intitule : la Peste à Florence, Histoire de haine dans la maison des Médicis. Garcia, le plus jeune des deux frères Médicis, a toujours été dans l’ombre devant son frère aîné, le brillant François. Une haine profonde naît de sa situation inférieure, car son frère vient d’être nommé cardinal par le pape. Alors ses mauvais sentiments éclatent et il poignarde son frère à la chasse. Mais leur père est au courant du crime, et dès qu’il est seul avec le meurtrier auprès du cadavre de la victime, il le tue. La foule qui suit le convoi pompeux des deux morts croit qu’ils ont péri de la peste qui ravage alors Florence.

Bibliomanie, le second de ces récits, peint la passion satanique d’un jeune bibliophile de Barcelone pour les éditions rares et les vieux manuscrits, passion qui le jette dans l’assassinat et l’amène au Tribunal.

Mais l’élément infernal atteint son comble dans Rage et impuissance, conte qui est fait pour donner de l’effroi. Dans un petit village de Suisse, une vieille servante s’inquiète de ne pas voir rentrer son maître, un médecin, par un soir de neige. Enfin le médecin rentre. Toute l’atmosphère, surtout les étranges manières du chien donnent la sensation que quelque chose de terrible va arriver. Le médecin se couche après avoir pris de l’opium pour lutter contre son insomnie. Le lendemain on le trouve mort et on l’enterre. Mais ce n’était qu’une léthargie et il se réveille dans son cercueil après avoir vu dans des songes ravissants l’Orient, rêve favori de Flaubert lui-même. D’abord il se débat devant l’effroyable réalité, mais il est bien enterré vivant. Alors il lutte entre la croyance et l’athéisme et finit par rester dans le doute. Il meurt dans des souffrances atroces après avoir brisé son cercueil d’un effort surhumain.

Une abondance presque aussi grande de petits essais se retrouve l’année suivante 1837.

Nous avons d’abord La dernière heure et Une leçon d’histoire naturelle. Le premier de ces essais nous peint les sensations d’un jeune homme qui a résolu de se tuer et revit les années disparues, pendant cette dernière heure. A la fin il y a des souvenirs autobiographiques qui rappellent les Mémoires d’un fou. Le second est une étude sur les opinions et les habitudes d’un copiste, type de bourgeois d’une platitude écœrante. On ne peut nier, d’après ces quelques pages, que déjà les figures de Bouvard et Pécuchet ne germent dans l’imagination de Flaubert. Mais il se tourne vers un sujet fantastique. Le Rêve d’enfer qui est daté de mars 1837. Le duc Arthur qui est dégoûté des joies du monde se sent à la hauteur d’un Dieu, il s’est adonné à l’alchimie. Il représente une sorte de surhomme. En effet, il a des dons surnaturels. Comme il déteste la société des hommes, il s’est retiré dans un château solitaire en Allemagne. Un soir, Satan lui apparaît. Il voudrait posséder l’âme du duc, mais Arthur prétend ne pas en avoir. Alors Satan le tente par une vierge, une jeune bergère qui tombe amoureuse du duc. Mais celui-ci est incapable d’éprouver un sentiment quelconque et la pauvre fille désespérée se jette dans la mer du haut d’une falaise où, devenue folle, elle l’attendait chaque soir. Le souvenir de Faust peut-être et des réminiscences de vieilles légendes se mêlent à des sentiments de vie intérieure dans cette poésie symbolique, dont la pensée fondamentale ne nous semble cependant pas tout à fait claire. C’est surtout la question : Qu’est-ce que l’âme ? qui revient à chaque moment, ainsi que le désir de l’anéantissement du moi. Tel est le fond psychologique du récit.

Un sujet très étrange se trouve traité dans le conte : Quidquid volueris où Flaubert, selon le second titre, voulait donner une étude psychologique. Il s’agit du problème de l’homme-singe, qui, méprisé, repoussé par tous à cause de ses étrangetés, vit dans une effroyable solitude de cœur à la maison de son maître. Une passion naît en lui pour la jeune femme de celui-ci. Les souffrances du malheureux se terminent dans le meurtre et le suicide. Le dernier chapitre nous dit une conversation dans la famille d’un épicier où l’on s’entretient de cet horrible événement. Les jugements de ces bourgeois, portés sur cet incident qu’ils ne peuvent pas comprendre, se trouvent en contraste avec la profonde pitié que l’auteur a montrée en analysant les sentiments du malheureux.

Les derniers mois de l’année furent consacrés au travail du conte Passion et vertu. Ici pour la première fois, l’auteur prend pour sujet l’adultère. Une jeune femme aime d’abord d’une manière vague et mystique l’ami de son mari, un homme égoïste et froid. Son sentiment indécis se change en une passion irrésistible et elle se donne à lui. Par-ci par-là, cette étude rappelle Madame Bovary, mais la thèse du livre n’est pas l’adultère, c’est plutôt la femme abandonnée qui, encore dans la solitude, n’arrive pas à vaincre sa passion. Dans de longues analyses, l’auteur dissèque la vie intime de la femme malheureuse dont l’espoir agonise. Cette lente et complète désillusion finit par ne lui laisser que la décision du suicide. Le titre de Passion et vertu est par lui-même ironique, car c’est l’amant égoïste qui après avoir possédé une femme, l’encourage à la vertu parce qu’il est fatigué de sa tendresse et qu’il veut faire un riche mariage.

L’année suivante nous apporte le drame Loys XI en cinq actes et en prose. Après l’avoir terminé l’auteur nous décrit les sentiments qu’il a éprouvés pendant le travail ; nous relevons le passage suivant : « J’avais été vivement épris de la physionomie de Loys XI placé comme Janus entre deux moitiés de l’histoire ; il en rappelait les couleurs, il en indiquait les horizons. Mélange de tragique et de grotesque, de trivialité et de hauteur. »

Suit alors : Agonies. Ce sont des réflexions extrêmement sombres et lugubres sur la mort et l’éternité, la misère et le malheur, la vanité et les vices. Ces agonies, dédiées à Alfred Le Poittevin, ont été reprises à deux ans d’intervalle et terminées alors.

Un manuscrit plus volumineux s’intitule la Danse des Morts, poème symbolique en prose imprégné d’un violent lyrisme dont la pensée fondamentale est le scepticisme. Une partie, la chanson de la mort, a été éditée.

Ivre et mort est un conte de juin de la même année. Deux buveurs célèbres d’un petit bourg sont jaloux l’un de l’autre et se provoquent en duel. Sous l’influence des boissons la haine s’apaise et ils se plongent dans la béatitude des rêves. Mais tout à coup l’un deux se réveille et prend une bouteille de rhum qu’il lance à la tête de l’autre. Ensuite il ouvre les mâchoires du moribond et lui verse tout le contenu entre les dents. La fin nous montre l’enterrement du mort qui est constamment troublé par le meurtrier sorti de son ivresse. Apparition d’une hideur infernale.

Nous arrivons à l’année 1839 et nous avons à mentionner le mystère Smar daté du mois d’avril, mais commencé déjà à la fin de l’année précédente. Une grande partie a été publiée, la Correspondance en raconte le plan. On sait que ce mystère montre la future Tentation en germe. Puis nous avons à la date du mois d’août : Les funérailles du Dr Maihurin et Rome sous les Césars. Dans ce dernier on trouve des réflexions historiques sur la ville éternelle. Le premier est un conte dont le sujet, par son caractère grotesque, rappelle d’autres récits déjà analysés et qui donne encore une fois la preuve d’un profond scepticisme.

Pendant le cours de l’année 1840 la source poétique semble se tarir.

Un article enthousiaste sur Mlle Rachel, évidemment destiné à la publication, paraît être du mois de juin, comme on peut en conclure d’après une lettre adressée à Emile Hamard, le futur beau-frère de Flaubert.

Le voyage en Corse et dans les Pyrénées que le jeune écrivain fit en automne donna naissance au journal : Pyrénées et Corse, daté 22 août — 1er novembre. Il est impossible d’attribuer avec quelque certitude un travail à l’année 1841.

Avant de continuer, nous voulons faire mention des ouvrages non datés, qu’il faut attribuer encore aux années précédentes. Ce sont d’abord les Mémoires d’un fou, Flaubert avait donné le manuscrit à Alfred Le Poittevin. Le fils de celui-ci l’a vendu plus tard et c’est ainsi que cet ouvrage fut publié par un étranger, publication à laquelle l’héritière de Flaubert n’a consenti qu’avec hésitation et non sans protester.

De même il est impossible de dater les Études sur Rabelais qui ont été imprimées dans les Mélanges.

Nous avons aussi retrouvé la petite comédie en vers La découverte de la vaccine dont Du Camp nous parle. Mais elle est restée inachevée. Nous ajoutons le plan de la pantomime Pierrot au sérail suivi de l’apothéose de Pierrot dans le paradis de Mahomet.

Deux plans, qui se sont égarés dans le dossier des ouvrages de jeunesse, appartiennent évidemment à une période plus avancée.

L’un devait servir à un livre où l’auteur voulait montrer que le bonheur ne consiste que dans l’illusion, et s’intitule la Spirale. L’autre est celui de la fameuse Nuit de Don Juan qu’il voulait insérer dans la seconde partie de Bouvard et Pécuchet.

Nous ne nous arrêterons pas à tout ce que contient le dossier et qui ne regarde pas immédiatement l’artiste tels que les compositions de prix du collégien, les cahiers de cours de l’étudiant, les extraits des livres d’histoire et de littérature du lettré.

Mais voici encore quelques pages d’un intérêt spécial. Maxime Du Camp ne nous dit-il pas que Flaubert n’a jamais réussi à faire un vers ? et cependant nous retrouvons des feuilles, peu nombreuses il est vrai, mais où il y a des vers écrits de la main de Flaubert. Une longue poésie, en alexandrins, est adressée à Goethe. Elle prouve le culte qu’il avait pour le poète allemand. La pensée fondamentale est que le véritable artiste doit sacrifier sa vie à l’art comme Goethe et Spinoza l’ont fait.

L’année 1842 ne nous apporte qu’un seul ouvrage, mais il dépasse en volume tout ce qui a précédé. Il s’intitule Novembre, fragments de style quelconque. Toute la première partie ne consiste qu’en réflexions lyriques, jets de sentiments, analyses de la vie de son âme. Tout cela est souvent transposé dans la nature, mais la forme en reste toujours très vague et indécise. Parfois la phrase s’élève à une grande beauté lyrique. En somme, on dirait un nombre infini de petits poèmes qu’on a tâché de rendre en prose. Mais tant de matières pour des poèmes qui sont, pour ainsi dire, à l’avant —dernier état de leur formation, fatiguent l’attention. On voudrait faire sortir cette intelligence du cercle de ses idées, la jeter avec ses sen timents dans le courant de la vie. On attend avec impatience un événement quelconque et l’on se dit que cette vie dans son exubérance lyrique, avec son manque d’équilibre, avec ses désirs vagues, ses aspirations incertaines ne s’arrêtant à aucun objet précis, a souffert d’un horrible ennui.

Dans la seconde partie, ce récit se condense dans une sorte d’aventure. Le héros nous raconte comme il entra un jour, tout jeune homme, chez une courtisane où il perdit sa virginité. La description est ici d’une grande puissance de sentiment. La femme perdue fait des confessions curieuses sur sa vie. Il y a dans tout cela quelque chose de vécu, des allusions à un événement réel qui semble s’être passé à Marseille, et dont Flaubert fait mention dans sa Correspondance. Des lettres de cette femme se sont retrouvées parmi ses papiers, documents dont il a évidemment profité pour la composition de ces aveux de courtisane. L’aventure a été courte dans la vie comme dans le récit. Ici le héros est encore longtemps hanté par le désir de retrouver cette femme. Plus cette possibilité semble reculer, plus son imagination s’échauffe de sentiments ardents pour elle. Ensuite, conformément à cette psychologie qui recherche l’inconnu, le lointain, l’impossible, le récit nous peint la passion des voyages et tourne notre imagination vers l’Orient tel qu’il se le figure. Le héros meurt enfin de tristesse et d’ennui, sans qu’aucun organe de son corps soit malade.

Cette note extrêmement personnelle contenue dans le roman de Novembre l’auteur cherchera à la garder dans ses ouvrages suivants. Mais en voulant profiter de son moi, il s’est bien aperçu qu’une vie purement intérieure et manquant totalement de faits comme la sienne, ne donnait pas matière à un roman. Donc il cesse de mêler ce qu’il appelle son lyrisme, c’est-à-dire sa personnalité, à une action. Il crée vis-à-vis de l’homme à imagination un type faisant contraste, l’homme à la vie réelle et ordinaire.

Cela donne naissance à la première Éducation sentimentale, manuscrit volumineux de plus de 300 pages dont la composition l’occupa avec des interruptions à partir de février 1843 jusqu’au janvier 1845. Ce roman n’a rien de commun avec celui qui est connu du public, sinon l’idée fondamentale qui est, certes, celle d’un roman d’éducation. Comme Flaubert lui-même l’a avoué souvent et comme ce premier ouvrage le démontre plus que le second, l’auteur s’est vaguement inspiré de Wilhelm Meister de Goethe. Cependant nous n’avons pas réussi, malgré une lecture attentive, à relever des passages presque textuels se retrouvant dans le texte allemand comme Maxime Du Camp a cru s’en apercevoir.

Avec ses deux héros Jules et Henry, le récit se divise en deux parties qui restent séparément l’une à côté de l’autre. II n’y a pas de fusion. Jules qui représente Flaubert lui-même, entre par ses occupations littéraires en rapport avec le directeur d’une troupe de théâtre qui lui promet de représenter une pièce de sa composition. En même temps il fait la connaissance d’une jeune actrice dont il tombe amoureux ; mais il n’a de succès ni dans l’art ni dans l’amour, et est doublement trompé dans ses espérances. Après ces déceptions amères qui le re jettent dans la solitude, il renonce à la vie commune et se destine uniquement à l’art. Dès lors, les faits perdent de plus en plus d’importance dans sa vie. Nous assistons aux rêves de son imagination qui ne pense qu’à toutes les femmes célèbres du monde ; nous voyons les changements de son goût pour les choses de la vie et de l’art ; nous assistons à la lente maturité de ses tendances artistiques. Un voyage avec Henri met en lumière le profond contraste qui le sépare de cet ami de jeunesse, dans la figure duquel l’auteur a peut-être voulu faire le portrait d’Ernest Chevalier.

Cependant les deux jeunes gens sont partis du même point, leurs goûts artistiques les avaient liés au commencement. Mais si Jules est resté fidèle à son idéal, Henri s’est plié aux circonstances de la vie pour réussir dans des succès extérieurs. Il a été heureux en amour. Ses parents l’avaient envoyé à Paris pour faire ses études ; il contracte bientôt une liaison avec la femme du professeur chez lequel il est en pension. Après quelque temps de bonheur secret, le couple amoureux fuit en Amérique. Les ressources manquent bientôt. Henri et sa maîtresse connaissent la gêne. Le sentiment amoureux s’affaiblit. Cependant le jeune homme ne désespère pas. Il reste vainqueur dans la lutte contre la misère. Deux ans se sont écoulés, quand tous deux sont pris du désir de revoir la France. La maîtresse d’Henri retourne plus tard chez son mari. Lui-même fait son chemin par son extraordinaire habileté dans le monde à Paris et sait se créer une belle position par son mariage. Malgré l’avis de Mme Collet d’enlever du roman toute la partie de Jules, cette partie nous semble plus intéressante que les autres. En effet cette histoire de Jules n’est autre que celle de Flaubert lui-même. C’est ici que nous puisons les renseignements précieux et intimes sur l’auteur qui plus tard reste insaisissable dans ses écrits.

Si nous continuons nos recherches, la source si abondante dans les premières années semble presque tarie pendant 1845—1848. Nous n’avons que le récit du voyage Par les champs et par les grèves fait en collaboration avec Maxime Du Camp. On se demande quelle est la raison de cette stérilité apparente. Peut-être les chagrins survenus pendant ce laps de temps, les morts de son père, de sa sœur, ont-ils paralysé la force créatrice de Flaubert. Ou bien y a-t-il au contraire pendant ces années une période d’extrême tension intellectuelle et de repliement sur soi-même, une recherche pénible de moules nouveaux pour sa pensée ; nous sommes tentés de le croire ; ce serait alors une longue préparation vers un effort suprême et immense, vers sa première Tentation de Saint Antoine.

C’est en 1845, pendant un voyage en Italie, que Flaubert fut profondément frappé par un tableau de Breughel représentant la Tentation de Saint Antoine. Ce tableau n’est pas au palais Doria ainsi que l’affirme Maxime Du Camp, mais dans la collection Balbi, à Gênes. L’idée lui vint immédiatement de profiter de cette forte impression en s’emparant du sujet qui l’occupa une grande partie de sa vie. Mais ce n’est qu’en 1848, peu après la mort d’Alfred Le Poittevin, qu’il se met à l’exécution de ce travail.

Tout un groupe de manuscrits nous représente les formes successives de sa pensée. Voici d’abord le gros manuscrit qui porte les dates : « Mai 1848 — Septembre 1849 » avec la devise expressive et symbolique : « MM. les démons, laissez-moi donc ! MM. les démons, laissez-moi donc ! » Il renferme 541 pages dont l’auteur fit la lecture à Maxime Du Camp et à Louis Bouilhet peu avant son voyage en Orient. Comme on le sait, cette lecture eut pour résultat une critique absolument défavorable de la part des amis et le manuscrit fut mis de côté.

Cependant il fut repris en automne 1856. Cette seconde rédaction va avec la première. Elle ne donne pour ainsi dire que le texte écourté et coupé du manuscrit de 1849. N’est—il pas étrange que Flaubert, alors qu’il avait vu l’Orient, ne pensât guère à une refonte complète ou ne cherchât même pas à profiter de ses impressions de voyage ? Rien de tout cela n’est visible dans le manuscrit de 1856.

Ce n’est que dans la dernière rédaction dont le manuscrit est daté : « Juillet 1870 — 26 juin 1872 » que nous nous apercevons de changements considérables. Une copie de ce manuscrit avec de petits changements et annotations de la main de Flaubert nous donne enfin le texte définitif connu du public.

Voyons un peu le rapport de toutes ces rédactions entre elles. La dernière nous donne encore le Flaubert du début, c’est-à-dire que nous y retrouvons de longs fragments qui ont été conservés presque textuellement après avoir subi des coupures. Ce sont, pour la plupart, les visions les plus belles, tant admirées, que l’auteur a jugées dignes d’être gardées dans l’édition définitive. Mais le plan général, l’arrangement de ces visions, la gradation d’après leur valeur psychologique, la personnalité du saint et surtout la description du milieu présentent des différences remarquables avec la première rédaction qui abondait en surnaturel (nous y trouvions le cochon qui parlait) et qui ne possédait pas cet admirable tableau de paysage, au début de l’œuvre définitive. La première rédaction était conçue en pièce de théâtre et restait, quant à l’endroit, dans le vague.

Tous ces éléments ont été supprimés. Les visions ne sont plus des réalités surnaturelles, mais des œuvres de l’imagination surchauffée du saint, c’està-dire des hallucinations. De cette manière, le travail a pris un caractère réaliste. Tout ce qu’il y avait de trop visiblement satirique a été adouci ou voilé et le triste-grotesque se montre avec un goût plus recherché.

Certes, en suivant de près tous ces changements de la Tentation, on étudie en même temps la genèse artistique de Flaubert. Mais revenons pour un instant à la première rédaction. Ce n’est qu’après avoir pris connaissance de tous les essais précédents qu’on peut comprendre l’immense déception de Flaubert causée par le jugement de ses amis. Car en effet cet ouvrage est le confluent de mille petites scènes de la vie intime de Flaubert ; il s’efforce de réunir dans une grande synthèse tout ce qu’il avait rêvé et senti jusqu’alors. Et si cette première Tentation clôt ainsi la période de jeunesse de Flaubert, elle est, dans son ensemble et par la persistance de son auteur à revenir toujours à son même sujet, devenue l’œuvre de sa vie toute entière.

Ceux de nos lecteurs qui connaissent la correspondance si instructive de Gustave Flaubert doivent s’être aperçus combien cette première période, dont nous venons d’analyser succinctement les ouvrages, diffère de celle de l’artiste arrivé à l’âge mûr. Si ce dernier fait alors abstraction complète de ce qui s’appelle l’inspiration, s’il cherche à la remplacer à force de volonté et par l’habitude d’un travail régulier, l’écrivain d’avant 1850, au contraire, se laisse aller aux jets brusques de son imagination spontanée. Or, en jetant un coup d’œil sur l’ensemble des ouvrages, la chronologie témoigne une irrégularité intéressante et instructive. C’est d’abord une forte production de courts récits qui remplit les premières années. Puis, dès 1839, le nombre diminue et, par contre, chacun des ouvrages prend plus d’extension. Cette seule évaluation extérieure nous donne la preuve de la cristallisation qui s’opère intérieurement chez l’artiste. Si l’auteur a tâché de faire apparaître dans les premiers essais d’abord timidement ici et là sa vie personnelle, son moi lyrique prend, avec le temps, des essors de plus en plus vastes ; il arrive à déborder, à dominer tous les autres éléments du récit, à les chasser même pour se poser comme objet central et unique. Mais en même temps la trame du récit disparaît. Les sujets qui lui ont servi d’abord de charpente, s’effondrent petit à petit, et il ne reste qu’un lyrisme personnel vague et indécis comme une fine poussière.

Certes, ces récits de jeunesse ne tirent pas leurs qualités de leur valeur artistique, mais de leur intérêt psychologique, relativement à la formation et à la genèse de l’artiste. Quant au Flaubert que nous connaissons, que nous aimons et que nous admirons tant, nous le retrouvons à peine avant 1850. Cependant, si l’artiste éminent n’est pas encore formé, nous sommes en présence du même homme ; nous voyons dans un mélange varié la même haine contre le bourgeois et les opinions reçues, le même regret du passé et le même désir s’envolant vers le lointain et l’inconnu, le même orgueil noble mais dédaigneux, et l’amour fanatique de l’idéal de l’art, le renoncement douloureux mais ferme à tout bonheur personnel, l’éloignement du monde, le sentiment de la solitude, son scepticisme et son pessimisme. Voilà les sentiments qui se trouvent au fond de ses ouvrages comme sources inspiratrices et qui en constituent les sujets. Mais l’idée fondamentale se présente rarement sous un jour clair dans son exécution, notamment dans les ouvrages philosophiques où la pensée se cache sous tant de décors romantiques, et le problème cherché, par suite de digressions, oscille perpétuellement. Cependant il y a un motif qui se poursuit d’un bout à l’autre, un cri qui revient et se répète partout, le cri : qu’est-ce que l’âme ? y a-t-il vraiment une âme ? Tantôt ce cri est féroce et désespéré, tantôt lugubre et résigné, mais le plus souvent c’est un ricanement satanique. L’effroyable idée de l’individu en face de l’éternité, du néant, ne lui laisse pas un instant de repos. Les désirs mystiques s’envolent de son âme pour se perdre dans l’espace vide et froid du scepticisme ; nulle part un soutien, un secours amical, un repos. Souvent il le cherche dans l’oubli, dans la négation, dans l’anéantissement de l’individu, mais, hélas, il le cherche seulement et il ne le trouve pas.

Il est naturel qu’une intelligence qui s’oriente tant vers les côtés douloureux de la vie, ne puisse exprimer ses rêves sous de riantes images, et qu’elle recherche principalement les sujets lugubres et tristes. Ce sont la mort, le suicide, la fin de la vie sous des circonstances affreuses et ridiculement grotesques, la détresse, la haine, les crimes, la folie, qu’il traite de préférence. C’est presque toujours un avortement de l’individu, jamais un essor, quelque chose qui monte, qui s’épanouit, qui jouit. Et le fond lugubre de ces sujets est encore renforcé par la mise en scène. Le récit se passe souvent pendant la nuit. Des cimetières, de vieilles halles, des endroits sombres sont le milieu favori. Des lumières solitaires tremblent à travers les fenêtres, des chiens hurlent à côté des maisons désertes, le vent siffle dans les feuilles mortes, et le regard reste suspendu à l’horizon lointain au delà des mers. Rarement le soleil se montre, et s’il apparaît, ce ne sont que de pâles rayons qui se projettent sur des paysages d’hiver. La lune, au contraire, occupe une place importante, elle jette sa lumière lugubre et verdâtre sur de vieux murs, des squelettes, des crânes et des linceuls. Souvent l’artiste a recours au fantastique et au surnaturel. Dans les réflexions de Jules on trouve même tout un long plaidoyer où il réclame le droit de mettre en scène de tels sujets. Déjà le triste-grotesque est très et quelquefois même trop visiblement accentué. L’auteur cherche des effets tragiques et ridicules à la fois.

Dans tous ces ouvrages nous voyons le tâtonnement de l’artiste qui veut s’objectiver dans un sujet. Il a recours à l’histoire, prend une scène saillante et c’est justement une action palpitante d’intérêt qui est le thème de ses premiers essais et à laquelle on ne s’attend pas. Si sa fougue s’épanche dans des réflexions en dehors du sujet, elle est en même temps dans le récit lui-même. De plus on remarque le penchant à rendre précisément les détails, surtout dans les portraits des personnes. Le milieu est rendu souvent assez nettement. Mais toute cette tension qui se rapporte à l’intérêt de l’action faiblit et semble fuir peu à peu, et il ne, reste dans Novembre qui nous représente le point culminant du développement, qu’un fond de lyrisme ; on ne voit pas les choses, on respire seulement leur parfum.

Malgré les efforts de Flaubert, pour atteindre dans la première Éducation et dans Saint Antoine à une fusion de son moi et du sujet, ces deux éléments restent étrangers l’un à l’autre ; c’est ainsi que son moi nous regarde dans un cadre, qu’il se donne dans des réflexions, qu’il fait son portrait dans de longues analyses, qu’il révèle ses sentiments en des devises grandiloquentes et qu’il nous renseigne sur ses intentions par des sous-titres et des préfaces. De là, dualisme entre l’artiste et le sujet. Nous savons avec quelle sévérité Flaubert s’est interdit plus tard de mettre en scène son moi afin d’éviter cet écueil. C’est qu’il avait appris à dégager le sujet de son tempérament et à déverser cette fougue lyrique dans les choses qu’il voulait rendre. Par un long effort gigantesque et douloureux, il arriva ainsi à envelopper et à pénétrer de son lyrisme même les sujets qui lui furent profondément antipathiques. Mais dans les Ouvrages de jeunesse, toute cette grande fougue vibre dans l’espace sans se mêler aux éléments sur lesquels le grand artiste s’abattra plus tard comme un nuage fécondant, comme une rosée, comme une exhalaison mélodieuse de l’âme, en les pénétrant et en leur rendant la vie, tel le Dieu panthéiste à la création.