Études sur l’Angleterre/04

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ÉTUDES
SUR L’ANGLETERRE.

III.[1]
LIVERPOOL.

L’aspect de Liverpool ne rappelle celui d’aucune autre ville maritime. Ce n’est ni un port extérieur (out-port) caché dans quelque repli de la côte, ni un de ces ports intérieurs que forme l’estuaire des grands fleuves. Liverpool tient encore à la Mersey, et touche presque à l’Océan. Au point de jonction des eaux se dresse une batterie, la seule défense qui protége tant de richesses accumulées. Il semble que ces canons ne soient là que pour la forme, et que l’on ne puisse plus croire à la guerre quand on a retiré de tels avantages de la paix. La ville, vue du rivage, est assise en amphithéâtre sur la pente d’une colline. La rivière est comme l’arène de ce cirque commercial, le grand chemin de la navigation sur lequel, au milieu des vaisseaux qui entrent et de ceux qui sortent, la scène change à chaque instant. Au premier plan, l’on aperçoit, les docks, longue ligne de bassins bordés de granit et parallèles au fleuve. Là se pressent, chacun à son rang, les navires de long cours, les bateaux à vapeur et les bâtimens du cabotage. Leurs mâts innombrables, chargés de voiles et de cordages, forment une sorte de rideau derrière lequel s’agite en bon ordre l’essaim des spéculateurs et des ouvriers.

En face des docks s’élèvent de vastes maison à six ou sept étages qui occupent les quais et les rues adjacentes ; c’est là que sont déposées les marchandises, au sortir des vaisseaux. Un peu plus haut, on rencontre la bourse et la douane, lieux de réunion et de contrôle, auxquels aboutissent les principales artères de la cité, et où, pendant quelques heures de la journée, on brasse les affaires par millions. Vers le milieu de la ville, et devant le splendide portique du chemin de fer, se dressent deux moulins à vent qui semblent être restés là pour marquer les anciennes limites de Liverpool. Le chemin de fer descend jusqu’à Lime-Street par un tunnell qui porte les voyageurs au centre des quartiers du luxe et des affaires ; un autre tunnell, qui traverse toute la ville, conduit les marchandises jusqu’au dock du Roi (King’s-Dock). Au nord de la ville sont les usines, les rues habitées par la populace, et la prison ; à l’est, sur la hauteur, la maison de charité et les hôpitaux. La partie méridionale de la ville, habitée au commencement du siècle par les riches marchands, est aujourd’hui presque déserte ; les boutiques et le tumulte, gagnant les rues hautes à mesure que la population augmentait, les en ont chassés. Ils ont transporté leur domicile dans les campagnes des environs. Les négocians passent à Liverpool cinq à six heures de la journée ; ils y tiennent leurs comptoirs, comme font les capitalistes de Londres dans la Cité. Mais c’est hors de la ville qu’ils vont respirer et vivre. Insensiblement la classe moyenne en Angleterre, à l’exemple de l’aristocratie, émigre ainsi vers les champs. Les villes, abandonnées aux classes inférieures, deviennent l’asile exclusif d’une infime et turbulente démocratie.

Les monumens de Liverpool sont ses docks et ses ouvrages hydrauliques, dont l’entretien annuel exige une dépense de 2 millions. Il n’y faut chercher ni temples magnifiques, ni théâtres, ni musées. Les maîtres de cet immense marché sont des parvenus de la veille, qui n’ont pas eu le temps de contracter les goûts d’une aristocratie, et qui ne connaissent ni l’élégance des mœurs ni les besoins de l’esprit. Ce sera beaucoup si la pensée religieuse ennoblit ces rudes natures, et leur arrache des écoles, des institutions de prévoyance, des établissemens de charité.

Rien n’est plus triste à voir que Liverpool. Une ville de briques, rembrunie par le temps, se détache encore avec majesté sur un ciel du midi. Voyez Toulouse : la sombre cité a sa poésie qui parle à l’imagination comme un drame dans la vie réelle ; mais sous le climat de l’Angleterre, une ville née d’hier prend aussitôt cette livrée de la vieillesse. Sa physionomie est quelque chose d’informe et de lugubre qui attriste sans faire penser. Le brouillard et la fumée retombent en colonnes funèbres sur les rues. Les maisons suent l’humidité. Les hommes, vêtus de noir, sont silencieux et raides. On dirait que cette atmosphère opaque glace la parole ainsi que la joie.

Qui veut connaître Liverpool doit y descendre le soir, à la clarté du gaz qui en illumine les rues. Le jour, chacun vaque à ses affaires avec une activité fébrile et qui ne se laisse pas détourner ; les hommes sont tous des manœuvres ou des chiffres, et le mouvement les étourdit comme d’autres l’inaction. Dès que la nuit arrive, la ville se réveille et s’anime pour quelques heures. Le travail a cessé partout ; la population ne songe plus qu’au plaisir. Si ce n’est pas la gaieté de Naples, c’est peut-être le même empressement. Liverpool avait ses théâtres en plein vent, devant lesquels le peuple s’assemblait comme dans une ville italienne ; mais les mœurs anglaises ne s’accommodent pas des spectacles à bon marché (penny theatres), et la corporation municipale les a interdits. La foule est donc réduite à circuler devant les boutiques, dont elle admire le luxe, ou à s’enivrer phlegmatiquement dans les cabarets ; ceux qui ont la bourse mieux garnie entrent en conversation avec les prostituées dans les carrefours, ou se mêlent aux habitués des salons, qui sont des espèces de théâtres-cafés ; les plus rangés vont assister à quelque meeting religieux, philantropique ou politique, et se dédommager par d’interminables discours du silence de la journée.

Ce phénomène d’une ville anglaise en liesse est particulièrement visible le samedi soir. Le samedi soir est chaque semaine, à Liverpool, ce que la matinée du mercredi des Cendres est une fois par année dans les états catholiques du continent. Qu’on se figure une bacchanale sur le seuil d’un édifice consacré à la religion. Ce jour-là, les ouvriers et les matelots ont reçu leur paie ; les négocians et les commis, ayant réglé leurs écritures, ont du loisir à dépenser. Qui profitera de ces dispositions libérales, sinon les cabaretiers, les boutiquiers, les filles de joie et les voleurs ? Jusqu’à minuit, les magasins sont ouverts et resplendissent de lumière. Les revendeurs, criant leurs denrées, font un sabbat à ne pas s’entendre. Les enfans vous courent à travers les jambes ; les femmes vont régler chez les détaillans les comptes de la semaine et acheter à crédit les provisions de celle qui suivra ; les hommes remplissent le palais du gin, s’enivrent et se battent dans les rues. Les prostituées sortent par essaims, et arrêtent les passans presque de vive force dans leurs filets de chair. Les filous, disposés par bandes, font la presse au milieu de la foule affairée, cherchant leur bien dans les poches d’autrui. La police, enfin, surveillant cette agitation universelle, est obligée de multiplier ses mouvemens. Je plains l’étranger qui se jetterait seul en observateur au milieu d’une telle orgie. Il éprouverait un isolement plein d’effroi, comme s’il était placé entre deux armées prêtes à combattre. Traqué par la Vénus impudique, coudoyé par les ivrognes et renversé par les voleurs, les agens de police ne le relèveraient pas ; ce jour-là et à cette heure, la surveillance de répression fait oublier la surveillance de protection. Mais, minuit sonnant, l’orgie s’arrête : toutes les portes se referment, et le peuple commence à se recueillir. C’est dimanche. On n’entend bientôt plus dans les rues que le sifflet des malfaiteurs qui s’appellent, et le bâton ferré des inspecteurs de police qui retentit sur le pavé pour avertir les agens de veiller et d’être attentifs.

J’ai parcouru la nuit les divers quartiers de Liverpool, accompagné du surintendant de la police, M. Whitty, qui avait bien voulu me servir de guide. Cette reconnaissance, que j’ai faite dans les principales cités de l’Angleterre et de l’Écosse, ne serait pas possible en France. La police, chez nous, est une institution que l’on tolère de peur d’un plus grand mal, mais que l’on envisage avec un certain mépris. Cela tient sans doute à la nature des moyens qu’elle emploie, et qui font qu’on lui sait peu de gré des services qu’elle rend. En Angleterre, la police n’a pas d’agens secrets, et elle ne dénonce personne. Chargée de réprimer les délits et de protéger les citoyens honnêtes, gardienne des personnes et des propriétés, elle est considérée comme une véritable magistrature. Le peuple la respecte partout ; dans quelques villes, ce respect va jusqu’à l’affection. C’est ce que l’on peut voir à Glasgow, ville pourtant bien turbulente, où les querelles entre les ouvriers vont jusqu’à l’assassinat. Là, dans les plus affreux quartiers, dans ces wynds tristement célèbres par l’insalubrité, par la misère et par le crime, j’ai entendu avec émotion la populace s’écrier, sur les pas du surintendant de la police qui m’en faisait les honneurs : « Longue vie au capitaine Miller ! Dieu vous bénisse, capitaine Miller ! (long life to captain Miller ! God bless you, captain Miller !) » Que M. Delessert visite la place Maubert ou le quartier des Halles, il n’y recueillera pas un salut.

La police n’exerce pas à Liverpool le même empire qu’à Glasgow. Elle est cependant bien accueillie partout, et le chef de ce corps ne craint pas de s’aventurer, suivi d’un seul homme, dans les endroits les plus suspects. M. Whitty, qui a vu Paris et qui sait ce qu’il y a d’instruction dans l’étude comparée des grandes villes, voulut me faire connaître, sous leur aspect le plus intime, les basses régions de Liverpool.

Nous visitâmes d’abord les rues situées entre Park-Lane et Wapping, quartier voisin des docks, et principalement habité par les ouvriers irlandais. Il était neuf heures du soir ; les enfans jouaient par troupes sur la chaussée, aux dernières lueurs du crépuscule, et les femmes, sur la porte des maisons, aspiraient un air plus pur que celui de leurs étroits taudis. Nous parcourions Crosbie-Street, une de ces rues où la fièvre règne dans toutes les saisons de l’année. Je m’attendais à des apparences plus choquantes. Sans doute, l’état de la voie publique atteste, comme à White-Chapel et à Bethnal-Green, l’incurie de l’autorité municipale : les immondices de toute nature restent, la semaine entière, étalées en plein air, et les rues n’ont pas d’égouts[2], ce qui, dans une ville anglaise, a de bien autres conséquences que dans une ville française, où les conduits souterrains sont destinés uniquement à faciliter l’écoulement des eaux. Cependant on n’y rencontre pas, comme dans ces quartiers de Londres qui semblent abandonnés de Dieu et des hommes des familles entières pourrissant entre les quatres planches d’une étable, ou rongées par une misère qui défie toute description. Parmi les mauvais côtés de Liverpool, la pauvreté n’est pas, à beaucoup près, le plus saisissant.

Les logemens des ouvriers à Liverpool sont encore plus insalubres qu’ils ne sont misérables. Leurs familles vivent, en majeure partie, dans des caves (cellars) ou dans des cours fermées, et manquent d’air avant de manquer de pain. On compte sept mille caves habitées par plus de vingt mille personnes ; cinquante à soixante mille personnes peuplent les arrière-cours.

Les caves dans lesquelles végètent les tisserands de la Picardie et de la Flandre sont des habitations de luxe auprès de celles que recherche la population irlandaise à Liverpool. Celles-ci sont des espèces de trous de dix à douze pieds carrés de surface, ayant souvent moins de six pieds anglais de hauteur, en sorte qu’il est difficile à un homme de s’y tenir debout. Ces tanières n’ont pas de fenêtres ; l’air et la lumière n’y pénètrent que par la porte dont la partie supérieure est généralement au niveau de la rue. On y descend, comme dans un puits, par une échelle ou par un escalier presque droit. L’eau, la poussière et la boue s’accumulent au fond ; comme le sol est rarement parqueté, et qu’aucune espèce de ventilation n’y est possible, il y règne une épaisse humidité. Dans quelques endroits, la cave a deux compartimens, dont le second, qui sert de chambre à coucher, ne reçoit de jour que par le premier. Chacune est habitée par trois, quatre et jusqu’à cinq personnes. Le loyer coûte deux shellings par semaine, ou plus de 130 francs par an. À ce prix, on peut avoir une chambre au premier étage, quand on loue à la semaine, et une maison tout entière, quand on loue à l’année. Un père de famille à qui je demandais l’explication de cette préférence des classes laborieuses pour les logemens souterrains me répondit : « Je suis plus près de la rue pour mes enfans. »

Les enfans des ouvriers passent, en effet, dans la rue les journées et même une partie des nuits. Sans ces habitudes d’une vie tout extérieure, la jeunesse, déjà si pâle et si peu agréable de formes à Liverpool, s’étiolerait bien davantage. Mais l’éducation qui se fait sur le pavé a aussi ses dangers. L’existence des Anglais étant plus intérieure et moins sociable que celle d’aucun autre peuple, il s’ensuit que l’on ne rencontre guère habituellement dans les rues que les hommes qui sont en lutte avec les lois. Voilà les instituteurs qui élèvent les enfans du peuple ; l’école, ou plutôt le champ d’expériences, ce sont les docks, où ces petits larrons s’exercent à piller la marchandise déposée sur les quais. En 1836, et dans un rapport du comité de police, on comptait 600 voleurs, dont le pillage de docks faisait la spécialité, et qui avaient pour aides-manœuvres 1,200 enfans.

Un autre trait distinctif de Liverpool est la construction de ces cours fermées qui doublent en quelque sorte les rues. Elles se composent de deux rangs de maisons à trois étages d’élévation, qui se font face et qui sont adossées à d’autres maisons. Un espace, qui varie de six à quinze pieds, sépare les deux côtés, et la cour ne communique avec la rue que par un étroit corridor sous lequel on entre en se baissant comme par la porte d’une prison. L’air empesté que l’on respire au fond de ces abîmes ne se renouvelle jamais. Pour achever d’épaissir les émanations fétides qui s’en exhalent, les habitans ont coutume d’entasser dans un coin de la cour les débris de leur ménage, et lorsque ceux-ci sont des Irlandais pur sang, comme dans le quartier du Vauxhall, il s’y joint l’odeur des porcs qu’ils engraissent, ou des ânes qu’ils introduisent jusque dans leur chambre à coucher[3]. Il y a près de 2,500 cours à Liverpool ; et chacune renferme en moyenne 6 à 8 maisons ; ainsi, la moitié des maisons de la ville (Liverpool a 32,000 maisons) se trouve dans ces conditions déplorables de salubrité.

Une maison de trois étages, et par conséquent de trois chambres, se loue 5 ou 6 liv. sterl. dans une cour fermée ; une habitation de la même grandeur vaut le double et souvent le triple de ce prix dans une rue. Tout ce qu’il y a d’ouvriers et d’employés à Liverpool habite donc les caves ou les cours, et souvent, par un raffinement d’économie et de patience, des caves dans les cours. Une clause des règlemens municipaux interdit aux propriétaires de maisons de consacrer l’appartement souterrain à l’habitation des hommes ; mais, par la cupidité des uns et par l’insouciance des autres, ce règlement est resté sans application. C’est dans les caves que se tiennent la plupart des écoles où l’on reçoit les petits enfans. Les caves servent d’hôtels garnis aux Irlandais de passage, aux musiciens ambulans, aux mendians et aux vagabonds. Ceux qui ont le moyen de payer 3 pence (6 sols) par nuit sont admis à prendre place dans un des cinq ou six lits que renferme l’unique chambre de chaque étage, un rideau séparant les femmes des hommes. Pour les moins magnifiques, on étend de la paille dans une cave, et l’on y entasse pêle-mêle autant d’êtres humains que ce bouge en peut contenir ; mais aussi le prix n’est que d’un penny.

Entre la bourse et la prison, un pâté de rues étroites et de cours infectes, dont Ray-Street et Highfield-Street sont les plus connues, est le quartier-général des recéleurs et des gens sans aveu. Il n’y a pas de jour où la police n’ait quelque descente à y faire, et le bruit des rixes qui éclatent à chaque instant avertit au loin les gens honnêtes d’éviter un endroit aussi impur.

Ce soir-là, par extraordinaire, la cour des miracles de Liverpool était d’un calme désespérant. Lorsque nous atteignîmes Highfield-Street, les habitans du lieu étaient rentrés chez eux comme de bons bourgeois. On n’apercevait dans la rue qu’une seule maison éclairée à cette heure : c’étaient une trentaine d’Irlandais rassemblés pour veiller devant le corps d’un enfant, et qui, dans leur dévotion superstitieuse, célébraient dans une chambre ouverte, à la clarté des flambeaux, les rites à demi païens de leur pays. Cependant les locataires attardés arrivaient un à un, et, voyant des étrangers, ils se glissaient en silence le long des murs ; les portes entrebâillées se refermaient aussitôt derrière eux.

J’aurais craint de porter mes regards au-delà, car je me rappelais que tout Anglais considère la maison qu’il habite comme un château-fort, où nul ne doit pénétrer sans son consentement ; mais la police a des priviléges, même sur cette terre de liberté. Toutes les portes auxquelles M. Whitty frappa s’ouvrirent sans délai ; partout l’hôte ou l’hôtesse mit le plus grand empressement à nous montrer le logis jusque dans ses moindres détails ; et couché ou à demi vêtu, homme ou femme, malfaiteur, vagabond ou mendiant, pas un des singuliers habitans de Highfield-Street ne parut contrarié de notre visite. Je ne décrirai pas l’ameublement de ces garnis ; des hommes vêtus de haillons pendant le jour trouvent très naturel qu’on leur donne des haillons pour couverture pendant la nuit. Tout ce monde-là semblait reposer à son aise ; souvent cinquante personnes étaient amassées dans un espace qui ne contenait de l’air respirable que pour huit ou dix. Voici, au surplus, le type des garnis souterrains tels qu’on peut les voir à Liverpool et à Manchester. Le logis se compose de trois pièces : une avant-cave, qui sert à la fois de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher, puis deux arrière-caves, dans chacune desquelles sont deux lits juxtaposés. La pièce principale reçoit le jour par la porte, et à ce luxe de lumière elle joint un certain luxe d’ameublement, car les lits ont des rideaux ; les autres ne sont éclairées que par un étroit soupirail, et les habitués y reposent mollement sur des paillasses que supportent des bois à demi pourris, et qui ont pour toute couverture des chiffons cousus. Là, sur les six grabats, 18 et souvent 20 personnes passent la nuit, dans ces trous dont chacun n’a pas plus de 8 pieds carrés, sur une élévation moyenne de 6 à 7 pieds. Autant vaudrait coucher à la belle étoile, au milieu des marais Pontins.

Le caractère essentiellement nomade de cette population atténue, à quelques égards, les conséquences d’un pareil régime. Liverpool est une ville de passage et de rendez-vous incessamment battue par le flux et par le reflux des émigrans, où les couches inférieures de la société n’ont pas le temps de se fixer, où le domicile et la famille n’existent pas en réalité. Entrez dans le work-house de Liverpool ; sur 1,534 pauvres qu’il renfermait au 22 juillet, l’on comptait 346 hommes, tous avancés en âge ; 712 femmes, la plupart jeunes encore, et 476 filles ou garçons. Ainsi, les femmes et les enfans forment les 77 centièmes des pauvres secourus ; à Manchester, la proportion n’est que de 70 pour 100. Dans la prison, sur 4,560 détenus, il est entré, en 1842, 1,678 femmes, soit 37 pour 100 du nombre total. À Manchester, les femmes ne comptent parmi les détenus que dans la proportion de 20 à 25 pour 100. Cette différence tient sans doute à ce que le travail dans un port de mer n’offre pas les mêmes ressources aux femmes et aux enfans que dans une ville d’industrie. « Il y a bien peu d’ateliers à Liverpool où l’on puisse employer les enfans[4], dit le commissaire du gouvernement, M. Austin. Cependant le grand nombre des femmes et des enfans qui tombent à la charge de la paroisse ou qui sont entraînés à commettre des délits vient surtout de l’abandon dans lequel les hommes laissent leurs familles, soit qu’ils aillent à la mer, soit qu’ils mènent, dans l’intérieur de l’Angleterre, cette vie errante qui a fait donner à une certaine classe d’ouvriers le surnom de navigateurs.

Pour bien comprendre Liverpool, il faut visiter l’asile de nuit (night asylum) à l’heure où commence l’interrogatoire des pauvres qui demandent à être admis. Il est situé dans Wauxhall-Road, au centre du quartier le plus misérable comme le plus malsain, et à quelques pas des fonderies et autres usines qui vomissent, du matin au soir, autour de l’édifice, des tourbillons de fumée. Rien de plus triste que les abords de cet établissement ; rien de plus négligé que l’administration. Les fondateurs de l’œuvre ne prennent pas la peine, comme cela se pratique en Écosse, d’examiner eux-mêmes les malheureux qui se présentent ; ils délèguent ce soin au gardien de la maison, vieillard asthmatique et morose qui s’en acquitte en fonctionnaire salarié. À Édimbourg, les pauvres admis sont aussitôt plongés dans un bain ; ils reçoivent ensuite une portion de gruau, et la nourriture spirituelle leur est donnée par le chapelain avant l’heure du repos. Ici, nulle trace de charité ni envers l’ame, ni envers le corps, et en retour point de respect pour l’autorité de la maison. On entre le chapeau sur la tête, on siffle, on chante, on crie, on se dispute dans les chambres ; il ne saurait être question de propreté ni de décence, là où trois rangs de lits[5] sont superposés l’un à l’autre comme dans l’entrepont d’un vaisseau.

Malgré ce défaut de règle et de comfort, il y a toujours foule aux portes. En 1842, l’asile a reçu 15,817 individus qui ont donné 37,544 journées de présence, ou 103 individus par nuit. Ce nombre augmente en hiver et diminue en été, jusqu’à présenter une moyenne de 125 en janvier et de 77 en juin. Parmi les 15,817 individus admis en 1842 figuraient 1,246 matelots, 9,643 ouvriers ou journaliers, 2,880 femmes, et 2,046 enfans.

De huit heures du soir à onze heures, j’assistai à la réception des pauvres sans asile, prenant note des motifs qu’ils faisaient valoir pour obtenir un gîte pendant la nuit. Il s’en présenta 78, hommes, femmes ou enfans. Voici les cas sommairement rappelés.

Un matelot avec une jambe de bois, chassé, faute de paiement, du garni où il logeait.

Le cuisinier d’un vaisseau, depuis deux jours à Liverpool, sans ressource, allant à Belfast.

Un journalier de Matyport, cherchant du travail.

Un moissonneur (harvest-man), retournant de Stockport en Irlande.

Une femme écossaise, venant de Manchester à la recherche de son mari.

Une femme avec un enfant naturel, renvoyée de la maison de charité depuis deux jours.

La femme d’un matelot absent, chassée, faute de paiement, du logement qu’elle occupait.

Une femme venant de Halifax pour chercher du travail. Un enfant de quatorze ans venant du comté de Stafford pour s’embarquer.

Une femme, renvoyée du logement qu’elle occupait à Leeds.

Une jeune fille, qui travaillait dans une fabrique de Manchester, allant à la recherche de sa sœur.

Une Irlandaise, qui était depuis deux mois et demi à Liverpool.

Une femme de Dublin, sans ressource, prétendant qu’on lui a volé 5 livres sterling sur le paquebot.

Un matelot américain de Savannah, depuis cinq semaines à Liverpool.

Mari et femme, venant de Nottingham, tisserands de leur état, allant à Dublin.

Une Irlandaise, avec trois enfans, à la recherche de son mari.

Deux enfans de quatorze ans, arrivant, l’un de Glasgow, l’autre de Newry, et que l’on a ramassés dans les rue.

Une femme de Liverpool, abandonnée par son mari.

Un matelot, sortant de l’hôpital.

Enfin, des soldats congédiés, des ouvriers de Macclesfield, de Birmingham, de Warrington ou de Londres, cherchant, les uns de l’ouvrage, les autres un navire qui les reçoive en qualité de matelots, et parmi ces derniers un jeune fileur de Manchester, qui arrivait, par une pluie battante, nu-pieds, couvert à peine d’un pantalon et d’une chemise, trempé jusqu’aux os, tremblant de tous ses membres, après avoir parcouru cette distance de 36 milles, et qui allait se coucher sans un morceau de pain, en attendant que le capitaine de quelque navire lui permît par charité de s’embarquer.

Ainsi, dans la détresse qui pèse depuis quelques années sur le travail, les hommes vont de la terre à la mer, et du commerce aux manufactures, et Liverpool est le lieu où se font ces perpétuels reviremens.

Une autre conséquence de la nature flottante de la population à Liverpool est la multiplicité des lieux de divertissement et de débauche, des salons, des cabarets et des maisons de prostitution, avec leur cortége obligé de vols et d’excès. Suivant un document publié en 1836, il existait à Liverpool 1,600 débits de liqueurs spiritueuses (public houses), 70 restaurans de bas-étage (taps), 585 débits de bière, 20 salons, et 300 maisons qui renfermaient 1,200 prostituées. Le nombre des débitans de genièvre et de whiskey a quelque peu diminué depuis les prédications du père Mathieu, qui ont ramené au régime de l’eau pure et du thé une certaine quantité d’Irlandais. Liverpool en renferme cependant proportionnellement plus que Londres et les comptoirs du gin y sont tout aussi brillans. Dans ces longues salles où l’on a prodigué les glaces, les dorures et la lumière, les tonneaux sont rangés d’un côté, et de l’autre les hommes, les femmes, les enfans, assis par centaines sur des bancs où ils savourent avec un plaisir morne les illusions contenues dans un verre d’eau de feu. Je ne sais pas de plus affligeant contraste que celui d’une population en guenilles s’enivrant dans un palais. Et comment les enfans ne seraient-ils pas initiés, dès leur bas âge, aux mêmes excès que leurs pareils ? Quand il n’y a pas de pain dans la maison ni de chaleur au foyer, le père de famille les envoie, avec son dernier penny, chercher du genièvre ou du whiskey, et ceux-ci doivent prendre une bien haute idée d’un genre de consolation auquel on sacrifie tout !

Les salons sont des lieux de réunion qui forment un café au rez-de-chaussée, et au premier étage une salle de théâtre, de danse ou de concert. Ces établissemens se multiplient aujourd’hui dans toutes les villes ; il y en a pour tous les goûts et pour tous les rangs de la société. Les salons fréquentés par les commis (clerks) et par les marchands ont un certain air de bonne compagnie ; les femmes n’y sont pas admises, et pendant que les habitués boivent, le propriétaire chante ou exécute au piano les airs des opéras nouveaux. Dans quelques autres, des couples, qui viennent de se former au coin de la rue, assistent conjugalement à des scènes de mimique ou de ventriloquie. Un de ces établissemens est tenu par un gros homme de bonne humeur, qui passa long-temps pour la fleur des pugilistes, et que l’Angleterre boxante avait élu pour son champion officiel, James Ward ; il achève, dans cette spéculation que son nom fait prospérer, une fortune commencée dans les combats singuliers et dans les paris. Ailleurs, on ne reçoit que des matelots, et quand ils ont échauffé leur imagination à boire du grog, dans les stalles du rez-de-chaussée, on leur sert au premier étage des parades militaires et des farces appropriées à leur goûts grossiers. Les filous de profession ont aussi leurs amusemens publics. J’en ai vu deux ou trois cents dans une salle assez semblable au Café des Aveugles, où on les régalait de chansons grivoises et de vaudevilles salés ; mais le lieu, malgré une sorte d’ordre apparent, n’avait rien de bien sûr, et je n’y restai que le temps de me faire désigner, parmi ces visages sinistres, les habitués les plus réguliers de la prison.

Le nombre des prostituées va croissant à Liverpool comme à Londres. À ne consulter que les documens officiels, il était de 1,902 au 1er  janvier 1838, de 1,695 en 1839, de 2,394 en 1840, de 2,683 en 1841, et de 2,900 en 1842. Les comptes-rendus de la police signalent 770 maisons suspectes, 246 garnis fréquentés par les mendians, et 93 maisons de recel. Voilà ce que la police sait, mais elle ne sait pas tout. Sans aller au-delà du vice constaté, l’on voit que Liverpool dépasse Londres même ; ce qui semble indiquer que les causes de dépravation sont pareilles dans les deux villes, et que ces causes rencontrent à Londres, au foyer même de la civilisation, des contrepoids dont Liverpool est dépourvu.

Le nombre des personnes arrêtées en 1842 a été à Liverpool de 15,900. Dans ce total figurent les délits de simple police, tels que l’ivrognerie et les désordres commis dans les rues. Voici les principaux chapitres de ce budget criminel :

DÉLITS CONTRE LES PERSONNES ET CONTRE L’ORDRE.
prévenus.
Meurtre et tentative de meurtre 
8 
Violences avec effusion de sang 
20
Tentative de viol, bigamie, etc. 
33
Rixes et violences (common assaults
965
Violences commises contre les agens de l’autorité 
508
Tapage dans les rues 
776
Tapage fait par des prostituées 
387
Ivresse et désordre 
2,880
Prostituées dans cet état 
902
Simple ivresse 
2,976
Mendicité 
334
DÉLITS CONTRE LES PROPRIÉTÉS.
Incendie 
4 
Vols avec violence ou avec effraction 
119
Vols simples 
3,105
Filouteries 
517
Faux 
14
Escroqueries 
231
Vols commis par des prostituées 
528
Recel 
242
Gens suspects arrêtés au moment de voler 
712
Contrebande 
106

Le trait le plus sombre du tableau est dans ce fait que, sur 6,202 prévenus de délits graves (felonies), on en comptait 2,197 de dix-huit ans et au-dessous, et dans cet autre, que les femmes y figurent à raison de 30 pour 100.

Les vols de toute nature sont à peu près aussi nombreux à Liverpool, dans une population de 300,000 ames, que dans le département de la Seine, peuplé de 1,200,000 habitans. Toutefois, suivant un calcul fait par l’habile gouverneur de la prison, M. Highton, les délinquans nés à Liverpool ne fourniraient à la somme des arrestations qu’un contingent de 37 pour 100. Il en résulte que si, dans l’échelle de la criminalité, les villes de commerce et de passage tiennent le premier rang, elles doivent être considérées plutôt comme le rendez-vous que comme le foyer de la corruption.

Le capitaine Miller a publié, dans une brochure intéressante[6], une comparaison entre les principales villes du royaume-uni, sous le rapport des désordres qui s’y commettent. Ce rapprochement prend pour point de départ l’année 1839, et le résultat présente 1 délinquant sur 24 1/4 habitans à Londres, 1 sur 7 à Dublin, 1 sur 16 à Liverpool, 1 sur 22 3/4 à Glasgow. La proportion était à Manchester, en 1840, de 1 sur 22 habitans, et de 1 sur 14 à Édimbourg en 1841. On voit que, par une exception qui n’appartient qu’à l’Angleterre, la métropole britannique, malgré l’effrayante accumulation qui s’y fait des crimes et des délits, n’est pas encore le théâtre où le mal se déploie avec le plus de puissance ni de liberté.

L’institution d’une police sévère n’a pas été sans influence sur la masse des délits. On sait déjà que les malfaiteurs anglais, depuis qu’ils trouvent les villes mieux défendues contre leurs déprédations, se rabattent sur les campagnes. Cette émigration paraît avoir été particulièrement sensible à Liverpool, qu’un millier de voleurs émérites ont quittée de leur propre mouvement. Depuis leur retraite, le nombre des vols a beaucoup diminué. En 1838, les rapports municipaux signalaient 482 vols avec violence ou avec effraction, 3,600 vols simples, 844 vols commis par des prostituées, et 2,480 gens sans aveu arrêtés au moment de commettre des vols. La réduction, sur ces quatre chapitres, a été en quatre années de 27 pour 100. L’action d’une force répressive ne saurait aller au-delà ; c’est par d’autres institutions et par d’autres influences qu’il faut pourvoir à la réforme des mœurs.

La police de Liverpool est organisée sur le même plan que celle de Londres, qui a servi de modèle à toutes les grandes villes du royaume-uni. En France, vous rencontrez jusque dans les moindres villages l’uniforme du gendarme qui représente l’ordre public. En Angleterre, la police rurale n’existe pas, à proprement parler ; le ministère whig a vainement tenté d’introduire cette machine répressive qui est un des plus beaux produits de notre centralisation. En revanche, la police urbaine de l’autre côté du détroit a une supériorité décidée, et nous gagnerions à l’imiter. Il vaut donc la peine d’expliquer cette organisation, qui est, à mon sens, le chef-d’œuvre administratif de sir Robert Peel.

L’effet utile de la force publique dépend non-seulement de l’organisation qu’on lui donne, mais de la direction qu’elle reçoit. S’il fallait en juger par le nombre des hommes que l’autorité tient sur pied, Paris devrait être la ville la mieux gardée dans le monde entier. Sans compter 12 à 15,000 hommes de garnison, et un millier de gardes nationaux de service appuyés sur une réserve de 60,000, le préfet de police a sous ses ordres « une garde municipale de plus de 2,500 fantassins et 400 cavaliers, un corps de sapeurs-pompiers de 830 hommes, des bureaux où travaillent tout le jour et souvent la nuit près de 300 employés, un service extérieur de commissaires, d’inspecteurs, de sergens de ville, d’agens de tous ordres, qui comprend plus de 2,000 personnes[7]. » Ce personnel, tout nombreux qu’il est, ne fait pas régner à Paris une sécurité plus grande que celle dont on jouit dans les autres capitales de l’Europe ; il ne nous met pas à l’abri des émeutes, et les efforts de la surveillance quotidienne ne paraissent pas tenir en échec, autant qu’il le faudrait, l’audace des malfaiteurs. À Londres, la garnison se compose de trois ou quatre régimens de la garde, qui ne servent qu’à parader devant les casernes et les palais royaux. La force de la police municipale, en y comprenant celle de la Cité, est d’environ 5,000 constables, sergens et inspecteurs. Ce corps maintient l’ordre au sein de la nombreuse population et dans l’immense étendue que renferme la métropole. Bien loin d’être insuffisant, il fournit des détachemens que l’on envoie, par les chemins de fer, au premier bruit d’une émeute, à Birmingham, à Manchester, dans le pays de Galles, sur tous les points menacés. À Liverpool, malgré tant d’élémens de désordre, et bien que la police ait à contenir, sans l’assistance d’une garnison, la foule remuante des Irlandais ainsi que 7 à 8,000 matelots, elle ne compte pas plus de 600 hommes dans ses rangs.

Je sais ce que l’on peut dire sur la différence des populations, et je ne conteste pas qu’avec les habitudes militaires du peuple français la force publique doive affecter des proportions plus imposantes que dans un pays où 10,000 hommes prennent la fuite devant un escadron de dragons ; mais les crises dans lesquelles on peut avoir à déployer cet appareil de baïonnettes et de canons sont heureusement fort rares, et les circonstances qui appellent surtout la surveillance de l’autorité ne présentent pas en Angleterre moins d’obstacles à surmonter qu’ailleurs. Toutes choses égales, il paraît évident que la police produit chez nos voisins tout ce qu’elle peut produire, tandis que chez nous la moitié de la force disponible ne reçoit aucun emploi.

Cette inégalité dans les résultats obtenus tient uniquement à la différence des systèmes. La police, en Angleterre, ne procède pas du même principe qu’en France ; elle ne relève pas de la même autorité, et elle n’a pas la même organisation.

En France, un agent de police voit ses devoirs bornés à la répression des délits et des contraventions ; il ne se regarde pas comme chargé d’un autre mandat. Protéger les honnêtes gens n’est pas son affaire ; les coquins tombent seuls sous sa juridiction. Il ne prévient et n’empêche aucun mal, il se borne à le réprimer en prêtant main-forte à la loi. De là son ton acerbe, son regard insolent et quelquefois provocateur ; de là l’épée qu’il porte au côté. C’est une machine à procès-verbaux et un instrument d’arrestation, rien de plus, mais aussi rien de moins.

L’officier de police (policeman), en Angleterre, a des devoirs beaucoup plus étendus ; il est chargé, il répond de la sûreté des personnes et de celle des propriétés. Autant il doit se montrer vigilant et vigoureux dans la répression des délits, autant on lui recommande d’être bienveillant, prévenant et soigneux des intérêts de la communauté. Il se considère comme l’ennemi des coquins et comme le serviteur des honnêtes gens. À toute heure du jour et de la nuit, vous le trouvez sur votre chemin qui vous donne le nom des rues, l’adresse des habitans, en un mot, les renseignemens qui vous peuvent être utiles. Il ferme la porte de votre maison, si vous l’avez laissée ouverte, vous avertit en cas d’incendie ou d’effraction, et donne le signal des secours ; vous ramène ou conduit au poste votre enfant égaré, écarte tout embarras et tout danger de la voie publique, veille enfin pour vous et sur vous.

Si la police commande aux citoyens en France, et si elle les sert en Angleterre, cela vient peut-être de ce qu’elle procède ici du pouvoir municipal, et là du pouvoir central. À Paris, le préfet de police est le représentant direct de l’autorité ministérielle. Dans les départemens, le maire de chaque commune, étant nommé par le ministre de l’intérieur ou par le préfet, ne dirige la police communale que par une délégation du pouvoir exécutif et sous le contrôle immédiat du préfet ; et comment une police qui ne relève pas des habitans se croirait-elle tenue de les ménager ou de prendre leurs intérêts ? Dans la Grande-Bretagne, au contraire, les maires, étant les élus de la cité, en ont le gouvernement sans réserve ; l’autorité centrale n’intervient qu’au défaut de l’autorité municipale, et pour ajouter aux forces des localités la puissance de l’état.

Dans l’exercice de la surveillance, la police française emploie des agens secrets et des agens publics ; ceux-ci sont les seuls dont la police anglaise admette le concours. « La police de sûreté, dit M. Vivien[8], comprend des agens publics et des agens secrets ; les premiers surveillent les voleurs sans se joindre à eux ; les seconds s’en approchent davantage, et, sans jamais, en aucune façon, de loin ni de près, tremper dans leurs méfaits, ils les rencontrent, les connaissent personnellement, et peuvent avec exactitude révéler les noms, les caractères de ces misérables, sauvages égarés au milieu de la civilisation… » Et ailleurs : « La préfecture de police a cessé depuis long-temps d’employer des repris de justice dans les brigades de sûreté. Toutefois, il est impossible de renoncer entièrement aux services de cette classe d’hommes, et des agens mêlés à la vie et aux habitudes des malfaiteurs ne peuvent se recommander par la pureté du caractère et la dignité des mœurs. »

Certes, si l’on tient à conserver la tradition d’une police secrète, M. Vivien a raison, on doit se résigner à l’emploi des hommes qui ne se recommandent ni par la pureté du caractère, ni par la dignité des mœurs. Il faut avoir trempé dans le crime pour faire métier de la délation et de la trahison ; ces basses œuvres de la police ne conviennent qu’à des mains déjà souillées. Mais une police secrète est-elle nécessaire au maintien de l’ordre public ? Pour ma part, je ne le pense pas. Je crois même que, si le nom seul de la police est devenu un opprobre en France, cela tient à la nature mystérieuse des moyens et au caractère peu moral des agens qu’elle a employés, tandis que, si la police est universellement respectée en Angleterre, on peut sans hésitation attribuer sa popularité à la franchise et à la dignité de ses procédés. Tous les hommes qui ont de l’expérience en cette matière, M. Miller à Glasgow, M. Whitty à Liverpool, M. Beswick à Manchester, sont les adversaires les plus déterminés de la police secrète. Ils s’applaudissent de n’y avoir jamais eu recours, et ils trouvent, dans l’empressement que mettent tous les citoyens à leur donner des indications et des renseignemens sur les délits ainsi que sur les auteurs des délits, une assistance qu’aucune brigade secrète n’aurait pu leur prêter.

La méthode de surveillance exercée chez nous laisse encore beaucoup à désirer. Notre police procède comme une armée en campagne ; elle établit des postes de loin en loin, et pousse par moment des reconnaissances, des expéditions sur le territoire ennemi. Écoutons le partisan avoué de ce système, M. Vivien : « La nuit, les agens de sûreté se répandent dans les rues, et par petits groupes, bien armés, bien résolus, ils parcourent les lieux les plus déserts, les plus propres à tenter l’audace des malfaiteurs ; ils se glissent dans l’ombre, sans bruit, se blottissent le long des maisons, arrêtent l’individu qu’ils trouvent porteur de paquets suspects, ou même embarrassé dans sa contenance, et jugent, d’après ses réponses, s’ils doivent lui laisser continuer sa marche, le reconduire au domicile qu’il s’est donné, ou le conduire en lieu sûr. La garde municipale leur prête assistance pour ces courses nocturnes, et des patrouilles, où les pas n’ont point de bruit et les uniformes point d’éclat, saisissent aussi et les individus prêts à commettre un crime, et ceux qui emportent dans les ténèbres les produits du crime déjà commis. »

Ainsi la surveillance de la police française est ambulante, et la patrouille en est le type vrai. À Londres, à Liverpool, et dans les autres villes de la Grande-Bretagne, la surveillance est stationnaire et à poste fixe, système qui paraît tout à la fois, exiger des forces moindres et avoir plus d’efficacité.

La police de Liverpool se compose, comme je l’ai dit, d’environ 600 hommes, dont les mouvemens sont dirigés par un constable chef (head constable) ou surintendant. Cette force doit suffire à des attributions très étendues. Elle se partage naturellement en deux services, le service civil et le service criminel. Le premier comprend la brigade des firemen, ou préposés aux incendies, institution analogue à celle de nos sapeurs-pompiers, et les inspecteurs des marchés, de l’éclairage, ainsi que de la voirie ; la seconde renferme les agens préposés à la sûreté publique, les gardes de jour (day watchmen) et les gardes de nuit (night watchmen), environ 500 hommes, dont la moitié seulement sont sur pied à la fois.

Les agens de la police criminelle, les policemen proprement dits, observent une discipline toute militaire. Pour faciliter la surveillance, la ville a été partagée en deux grandes divisions, la division du nord et celle du sud. Chaque division, placée sous les ordres d’un lieutenant, se partage elle-même en sections ; chaque section est commandée par un sergent et comprend plusieurs quartiers, en anglais beats, dont chacun est mis sous la garde d’un watchman. Le quartier assigné à un garde est comme un pâté de rues et de maisons, et doit avoir une étendue qui permette à l’agent d’en visiter tous les points dans une demi-heure en se promenant à pas lents. On lui remet, au moment où il commence cette faction de douze heures, une carte exacte de son district, en lui recommandant d’apprendre à connaître ceux qui l’habitent à leur figure et par leur nom. Le jour, il ne porte pas d’autre arme qu’un bâton court ; la nuit, on y ajoute une lanterne, une crécelle, une cape et une espèce de poignard (twitch). C’est à lui de surveiller les gens suspects, de s’assurer que les portes et les fenêtres ne restent pas ouvertes ; en cas de délit, de tumulte ou d’incendie, il doit donner l’alarme avant de se porter au secours. On le rend responsable, et l’on récompense moins ceux qui ont appréhendé quelque malfaiteur que ceux sur le territoire desquels aucun délit n’a été commis[9].

Les sergens, les lieutenans et le surintendant lui-même font des rondes de jour et de nuit pour s’assurer que les constables sont à leur poste, et que leur vigilance n’a pas été en défaut. Tout garde surpris en état d’ivresse, endormi, fumant ou en conversation avec une femme, est renvoyé sur l’heure. En même temps qu’on leur ordonne d’agir, en cas de nécessité, avec décision et avec énergie, on leur recommande de ne pas se mêler de toutes choses, de n’être pas tracassiers, de parler toujours avec politesse, et de rester maîtres d’eux-mêmes lors même qu’ils sont provoqués.

Un certain nombre d’hommes est tenu en réserve la nuit dans les grandes stations, le jour au bureau de la police et dans l’enceinte du tribunal, afin d’exécuter les ordres des magistrats, et de se porter partout où l’intérêt de la sécurité publique pourra les appeler. Liverpool a cinq grandes stations de police. Chacun de ces postes comprend un hangar où les constables se livrent aux évolutions militaires et sont passés en revue par leurs chefs ; un bureau où l’on enregistre les ordres du jour, où l’on tient note de la conduite des agens et des arrestations ; deux chambres de force ou cachots (locks-up), l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, dans lesquels on enferme jusqu’à l’heure de l’audience les personnes arrêtées perdant la nuit. Ces violons, comme on les appellerait en France, sont des bouges affreux qui ne reçoivent l’air et la lumière que par un étroit soupirail. On devrait du moins les convertir en cellules, afin qu’un honnête homme, que l’on a ramassé ivre dans la rue, ne fut plus exposé à passer la nuit côte à côte d’un malfaiteur.

Ce qui ajoute à l’excellence de cette organisation, c’est le scrupule que l’on apporte dans le choix des hommes. La police prend ses agens dans la classe des sous-officiers qui ont obtenu leur congé, ou parmi les ouvriers qui ont quelque instruction, et qui sont désignés par leurs bons antécédens. Comme on exige aussi la force physique et une taille élevée, il en résulte que les constables de la nouvelle police sont bien réellement la fleur de la population. Règle générale, un policeman sans armes vaut deux hommes ; trois cents policemen armés contiennent une ville soulevée. Je ne connais, quant à-moi, que la garde municipale de Paris, ce corps admirable entre tous les corps d’élite, que l’on puisse comparer aux constables de Londres, de Liverpool et de Glasgow.

La police, dans les villes de l’Angleterre, est une institution complète, qui a ses tribunaux ainsi que ses hommes d’action. Les tribunaux de police sont investis des pouvoirs les plus divers comme les plus étendus : le magistrat est à la fois juge de paix, juge d’instruction, juge de simple police, et arbitre de certains intérêts ou priviléges municipaux. Les lois lui allouent un traitement proportionné à l’importance de ses fonctions, et au temps qu’il est obligé d’y consacrer. C’est une exception toute récente aux usages de ce gouvernement aristocratique, dans lequel les fonctions du juge de paix sont gratuites et appartiennent, comme un droit seigneurial, aux grands propriétaires du sol. Par une autre exception non moins remarquable, le commissaire de police (police commissionner), qui enregistre les plaintes et qui expose les faits de chaque cause devant le tribunal, est un homme de loi, et donne des consultations gratuites. Enfin, la procédure est simple et le résultat prompt. Voilà des innovations dont le succès peut paraître extraordinaire, si l’on considère le parfait contentement d’esprit avec lequel la nation anglaise se laisse, depuis huit cents ans, mener par les juges et exploiter par les avocats. Liverpool n’a qu’un tribunal de police ; Manchester en a deux, et Londres neuf, sans compter ceux de la Cité.

Entrons dans le prétoire. Le tribunal de police à Liverpool est une vaste salle partagée en deux enceintes, l’une à l’usage exclusif de la justice, l’autre pour le public. Le juge occupe un siége élevé sur une estrade ; devant lui, mais à un rang inférieur, sont le commissaire de police qui fait fonction de ministère public, le greffier qui enregistre les dépositions, et le trésorier qui reçoit les amendes. En face et au milieu de la salle se dresse la tribune où comparaissent les prévenus ; elle communique avec la geôle par un passage souterrain. À la droite du juge, les agens de police occupent les bancs devant lesquels est placée la tribune (box) des témoins ; ceux de gauche sont réservés aux parties civiles. Le public se presse au fond de la salle sur l’amphithéâtre qui lui est destiné. Il y a toujours foule, et quelle foule ! Les assistans de la veille seront à coup sûr les patiens du lendemain.

Dans l’ordre des décisions, on appelle d’abord les contrevenans aux règlemens municipaux, ensuite les prévenus de crimes et de délits, et en troisième lieu les contestations civiles ; ajoutez que le magistrat donne ou refuse l’autorisation d’ouvrir un cabaret ou un salon, et cela d’après les renseignemens qui lui sont remis ; enfin il entend les personnes qui demandent à en citer d’autres pour obtenir le recouvrement d’une créance ou pour faire fixer leurs droits. Un seul juge, dans une même séance, a souvent plus de cent cas à décider.

La procédure en matière criminelle ou correctionnelle est, quoique sommaire, environnée de toutes les garanties. À Paris, un inculpé en état d’arrestation attend souvent trois jours avant que le juge d’instruction puisse examiner les charges qui pèsent sur lui et convertir le mandat d’amener en mandat de dépôt ou ordonner la mise en liberté. Encore cette procédure se passe-t-elle entièrement à huis-clos, le prisonnier n’ayant d’autre refuge que les lumières et l’équité du magistrat instructeur. À Liverpool, ainsi que dans les autres villes de l’Angleterre, tout constable peut mettre en liberté sous caution, à l’instant même où il est arrêté, un prévenu qui n’est inculpé que d’un léger délit. Dans tous les cas, le prévenu arrêté la veille ou dans la nuit a la certitude d’être interrogé et entendu le lendemain. L’instruction se fait sous les yeux du public. Le commissaire de police ou le greffier ayant expliqué en peu de mots les circonstances et les motifs de l’arrestation, le juge demande à l’inculpé son nom et sa profession ; si le prévenu a eu déjà affaire à la justice, le greffier de la geôle rappelle ses antécédens. Viennent ensuite Les dépositions des témoins ; ceux-ci, et les agens de la police comme les autres, prêtent serment sur l’Évangile de dire la vérité sans haine et sans passion. Quand ils ont déposé, le conseil du prévenu leur fait subir un contre-interrogatoire par lequel il cherche, dans l’intérêt de la défense, à les mettre en contradiction avec eux-mêmes. Le prévenu est enfin invité à dire ce qu’il juge utile de dire, et, s’il préfère garder le silence, on respecte sa détermination, selon le principe de la jurisprudence anglaise qui porte que nul n’est forcé de s’accuser. Dans le cas où le délit commis est du ressort des assises, le juge, après avoir fait lire le procès-verbal des dépositions au prévenu qui en conteste ou en reconnaît l’exactitude, l’envoie dans la prison du comté pour y attendre que le grand jury prononce définitivement sur l’accusation. Si l’offense est légère, le juge décide lui-même en dernier ressort, acquitte ou condamne ; mais la condamnation n’excède jamais une amende de 10 liv. sterl. ou un emprisonnement de six mois. Toute cette procédure n’a pas duré plus de dix minutes, et souvent elle en prend moins de cinq. C’est la justice expéditive du cadi, entourée des formes tutélaires qui tiennent au progrès même de la civilisation.

C’est en assistant aux audiences de ces tribunaux que l’on apprend à connaître les élémens dont se composent les populations urbaines. La scène est à la fois plus étendue et plus variée que dans l’enceinte de nos tribunaux correctionnels. Il semble que l’on ait agité la société jusque dans ses abîmes les plus secrets pour faire monter l’écume à la surface. Toutes les figures qui passent devant l’observateur portent le stigmate fortement marqué des habitudes de la vie. Les filles publiques saisies dans quelque tumulte de nuit sont des créatures à peine vêtues, aux traits avinés et d’une malpropreté repoussante. Auprès des vagabonds et des mendians d’aujourd’hui, ceux que le pinceau d’Hogarth a immortalisés pourraient passer pour des grands seigneurs. Les prêteurs sur gage (pawn-brokers), classe nombreuse en Angleterre et surtout en Écosse, ont un type particulier de physionomie qui tient du hibou et du vautour, mélange d’hypocrisie et de rapacité. Les voleurs expérimentés sont gens dont la figure ne trahit aucune émotion, qui refusent communément de répondre au juge, et ne paient l’avocat que pour embarrasser les témoins ; mais, quand ils ont perdu l’espoir d’échapper à toute punition, leur insolence et leur férocité naturelle se donnent carrière. Il en est qui passent alternativement de la prison au work-house, et qui ne se gênent pas pour traiter les administrateurs (relieving officers) de coquins, pour les frapper même, lorsque ceux-ci leur refusent des secours dont ils ont cent fois abusé. Les vagabonds irlandais tranchent sur les autres, et ont le privilége d’égayer l’auditoire par la vivacité de leur pantomime ainsi que par la naïveté de leurs réponses ; peuple enfant que ses conquérans ont mis sous la rude tutelle de la misère et de l’oppression. Les seules personnes d’une apparence un peu décente qui figurent devant le tribunal sont les gentlemen que l’on a trouvés ivres dans les rues, et qui en sont quittes pour payer l’amende en refusant de faire connaître leur nom, et les entrepreneurs de cabarets ou de salons qui ont la prétention, en fermant les yeux sur les désordres commis dans leurs établissemens, de préserver intact leur caractère personnel (respectability).

Dans cette besogne, qui a ses difficultés comme ses dégoûts, l’autorité du magistrat est ce qui étonne le plus. Il doit ce respect du public non moins à sa qualité de jurisconsulte éminent qu’à l’équité habituelle de ses décisions. M. Jardine à Bow-Street (tribunal de Londres), M. Rushton à Liverpool, et M. Maulde à Manchester, sont des juges que tout le monde s’honorerait d’avoir pour collègues, et qui figureraient avec distinction sur le banc de la reine, à Westminster. Toutes les misères qui appellent l’attention des magistrats ne sont pas de nature à provoquer des sentences rigoureuses ; ils ont souvent aussi à faire acte d’humanité. À Glasgow, la police est chargée en hiver de quêter pour les ouvriers nécessiteux. À Liverpool, elle intervient pour obtenir le passage gratuit sur quelque navire en faveur des malheureux qui désirent rentrer dans la paroisse où ils sont nés. À Londres, elle reçoit les dons volontaires du riche et les distribue aux familles sans ressource, dont la charité légale n’a pas prévu ou n’a pas soulagé le dénuement.

Liverpool est peut-être la ville où le tribunal de simple police est le plus surchargé d’affaires graves ; c’est pourtant celle où les acquittemens ont lieu dans la plus forte proportion. L’encombrement des prisons gêne la liberté du juge ; celui-ci condamne le moins qu’il peut, ne sachant où placer les détenus. La maison d’arrêt (lock-up) en contient cinquante à soixante, et la geôle en renferme près de huit cents. Cette prison, construite sur les plans d’Howard, a eu beau s’étendre et resserrer l’espace accordé à chaque détenu : le crime a marché d’un tel pas, que la fréquence même lui assure aujourd’hui une sorte d’impunité.

Cet accroissement dans le nombre des délits à Liverpool peut s’expliquer, indépendamment des raisons générales, par la même cause qui a produit l’augmentation de la mortalité, je veux dire par la densité de la population. Liverpool n’est pas la ville qui présente la plus grande somme de misère, mais c’est assurément celle que le vice infecte au plus haut degré et celle où la mortalité est la plus grande.

À Londres, l’insalubrité des quartiers pauvres se trouve compensée en quelque sorte par la salubrité des quartiers riches. Si la mort est prompte à White-Chapel, la vie est facile et longue dans le West-End. Mais à Liverpool, il n’y a pas de quartiers salubres. La ville est ramassée sur elle-même : 32,000 maisons dans un espace de deux milles carrés ! Comme si les quartiers bas ne lui semblaient ni assez obscurs, ni assez humides, le peuple y vit dans des caves, ou dans des cours qui ne voient pas le soleil. Dans les quartiers élevés, les rues et les maisons ont envahi le terrain libre : il n’y a ni places, ni squares, ni arbres, ni verdure, ni eaux, rien de ce qui peut récréer la vue et rafraîchir les sens. On dirait que les habitans qui viennent s’entasser à Liverpool ont jugé suffisans pour chacun d’eux, durant leur vie, les six pieds d’air et de sol que mesure un tombeau.

Dans une brochure pleine d’intérêt, le docteur Duncan, observateur scrupuleux et compétent, précise la densité de la population à Liverpool et montre les tristes conséquences qui dérivent de cette agglomération de tant d’êtres vivans. Je ne puis mieux faire que de suivre, en les résumant, des données dont l’administration supérieure a reconnu l’exactitude, et qu’elle reproduit dans ses publications[10].

La densité de la population en Angleterre (England and Wales) est en raison de 275 habitans par mille carré, si l’on fait masse des habitans des villes avec ceux des campagnes. Si l’on ne prend que ceux des villes, la population, calculée d’après vingt-une des principales cités, est de 5,045 habitans par mille carré. En se bornant à cinq ou six grandes villes, la densité augmente ; elle est, par mille carré, de 20,892 habitans à Leeds, de 27,423 à Londres, de 33,669 à Birmingham, de 83,224 à Manchester, et de 100,899 à Liverpool. Enfin, dans ces villes elles-mêmes, certains quartiers agglomèrent la foule. M. Farr cite un district de Londres qui renferme 243,000 habitans par mille géographique carré, et M. Duncan, un district de Liverpool peuplé de 12,000 personnes, qui donnerait par mille géographique carré 460,000 habitans.

La mortalité se mesure partout à la densité des agglomérations. Elle est annuellement en Angleterre, de 1 habitant sur 54 91/100 dans les districts, ruraux, et de 1 sur 38 16/100 dans les districts urbains. À Londres, on compte un décès, sur 37 38/100 habitans ; à Birmingham, 1 sur 36 79/100 ; à Leeds, 1 sur 36 73/100 ; à Sheffield, 1 sur 32 92/100 ; à Bristol, 1 sur 32 38/100 ; à Manchester, 1 sur 29 64/100 ; à Liverpool, 1 sur 28 75/100. La durée moyenne de la vie est de 26 ans et demi à Londres, de 21 ans à Leeds, de 20 ans à Manchester, et de 17 ans à Liverpool.

Le docteur Watt[11] a démontré que les mêmes faits avaient eu à Glasgow les mêmes conséquences. En 1831, la population de Glasgow était de 202,426 personnes, et la mortalité dans la ville n’excédait pas la proportion de 1 décès sur 41 47/100 habitans. En 1841, la population s’élevait à 282,134 personnes ; mais on comptait aussi 1 décès sur 30 41/100 habitans, proportion qui se rapproche plus que celle d’aucune autre ville de la mortalité de Manchester et de Liverpool.

Le docteur Duncan explique comment l’air de Liverpool, vicié par cette agglomération contre nature, devient une sorte de poison qui agit tantôt en engendrant des épidémies, tantôt en affaiblissant les constitutions et en les prédisposant ainsi à toutes les maladies. Les cas de fièvre, y compris le typhus, sont infiniment plus nombreux à Liverpool que dans le reste du royaume, et M. Duncan calcule que 1 habitant sur 55 y paie tribut. Il meurt annuellement à Liverpool 1,800 personnes de la fièvre, et la proportion des décès qui proviennent de cette cause au nombre total des décès, étant à Birmingham de 4 10/100 pour 100 et à Londres de 4 83/100 pour 100, est de 6 78/100 pour 100 à Liverpool. Même résultat pour les maladies de consomption. Le nombre des personnes qui sont emportées par ce mal terrible est, pour une période de trois ans, de 22,027 à Londres ou de 13 39/100 pour 100 du nombre des décès ; à Liverpool, il est de 4,120 ou de 18 31/100 p. 100 du nombre des décès.

Mais le fait le plus affligeant de cette funèbre énumération, c’est la mortalité qui se déclare parmi les enfans. 53 sur 100 meurent avant d’avoir atteint leur cinquième année, et ils meurent presque tous dans les convulsions, à ce point que les décès provenant de cette cause sont dans la proportion de 14 79/100 pour 100 au nombre total. Quelle barbare imprévoyance que de tolérer ces entassemens pestilentiels des populations, qui ont pour effet nécessaire la mort d’un enfant sur deux !

M. Duncan n’a pas de peine à établir que les classes pauvres, étant les plus mal logées et les plus agglomérées, sont aussi celles que le poison atmosphérique épargne le moins. Ainsi, dans les rues étroites qui avoisinent la bourse et Castle-Street, et où l’espace n’est que de 17 yards carrés par habitant, la fièvre en attaque 1 sur 32, tandis que dans le quartier de Rodney-Street, où chaque habitant jouit d’un espace de 57 yards carrés, la fièvre n’en frappe que 1 sur 237. Le district de la bourse (Exchange-Ward), considéré séparément, renferme une population de 11,860 habitans dont chacun n’a qu’un espace de 9 yards carrés, et qui est accumulée à raison de 657,963 habitans par mille géographique carré. C’est celui où les caves et les cours qui servent à loger les ouvriers sont le plus obscures et le plus humides, et où le sol est le plus mal disposé pour l’écoulement des eaux. Là aussi le nombre des habitans attaqués de la fièvre est de 1 sur 26. Enfin, pour résumer toutes ces différences, à population égale, il meurt 177 personnes à Liverpool dans les quartiers les plus surchargés, contre 100 personnes qui meurent dans les quartiers où les habitans sont plus clairsemés.

Le parlement a voté une loi (act) exécutoire depuis le 1er  novembre 1832, et qui a pour objet d’améliorer à Liverpool les conditions de salubrité[12]. Cet acte, calqué sur celui que le parlement avait rendu en faveur de Londres, contient quelques dispositions utiles pour l’avenir, telles que la clause qui fixe le minimum de largeur des rues qui seraient construites à 21 pieds anglais, et celui des cours intérieures à 15 pieds ; mais il ne remédie d’aucune façon aux maux actuels, à moins que l’on n’attribue cette vertu à la clause qui interdit d’habiter les caves situées dans des cours, article qui est resté sans exécution.

La corporation municipale de Liverpool devrait faire ce qu’on fait à Paris, en prenant sur son immense revenu pour encourager l’ouverture de rues nouvelles et bien aérées sur l’emplacement des quartiers les plus encombrés, pour former de vastes squares, pour achever les égouts, et pour donner des primes aux entrepreneurs qui construiraient des logemens sains et commodes à l’usage des ouvriers. Ces précautions de l’autorité locale atténueraient le mal ; mais il faut, pour le détruire, une révolution dans les habitudes de la société.

Les grandes villes de l’Europe ressemblent, depuis un quart de siècle, au corps d’un enfant qui aurait grandi tout d’un coup sans mesure, et qui resterait, après cette croissance soudaine, long-temps faible et maladif. Mais l’enfant se remet de cette secousse temporaire, grace au développement des forces vitales qui reprend son cours. Sommes-nous encore dans la jeunesse de la civilisation ? va-t-elle, après le temps d’arrêt qui n’a que trop duré, déployer de nouveau ses ailes et balayer, dans une course victorieuse, les maladies et les scories qui se voient à la surface de la société ? Je l’espère, pour mon compte, car mon optimisme va jusque-là. Cependant je m’étonnerais peu si, après avoir vu Paris, Londres et Liverpool, beaucoup allaient juger de l’avenir par le présent.


Léon Faucher.
  1. Voyez le premier article sur Liverpool, dans la précédente livraison.
  2. « Depuis douze ans, la paroisse de Liverpool a consacré à la construction des égouts plus de 100,000 liv. st. ; mais ces égouts sont de grandes artères établies dans les principales rues : le bienfait de cette mesure n’a été étendu qu’à un petit nombre de rues secondaires (bye streets), habitées par les classes ouvrières. J’estime le nombre des rues habitées à 566, ayant une étendue de 101,290 yards ou d’environ 57 milles et demi, dont 235, ayant une étendue de 25 milles et demi, sont pourvues d’égouts dans toute leur longueur ou dans une partie de leur longueur. Malheureusement ces 25 milles et demi sont répartis d’une manière inégale entre les diverses classes de la population, car, tandis que sur 243 rues, ayant une étendue de 20 milles, habitées surtout par des ouvriers, 56 seulement sont pourvues d’égouts sur une étendue de 4 milles, la proportion des égouts, dans les 33 rues habitées par les autres classes, est de 21 milles et demi sur 37 et demi. » (Duncan On the physical causes of the mortality in Liverpool.)
  3. « Dans une maison située dans une cour de Thomas-Street, un malade était dans un coin de la chambre, couché sur un tas de paille ; dans l’autre coin, un âne était commodément établi. Sous la fenêtre, on apercevait le tas de fumier que l’âne aidait à ramasser dans la rue. » (Rapport de M. Duncan, Sanitary condition of working classes.)
  4. Children’s employment commission.
  5. Ces lits triples, que l’on retrouve aussi dans les prisons, sont appelés berths.
  6. Papers relative to the state of crime in the city of Glasgow.
  7. Voir dans la Revue des Deux Mondes, no du 1er  décembre 1842, un article très remarquable de M. Vivien, ancien préfet de police et ancien garde-des-sceaux.
  8. Revue des Deux Mondes, article déjà cité.
  9. « The absence of crime will be considered the best proof of the efficiency of the police. » (Regulations and instructions.)
  10. Voir le curieux rapport de M. Chadwick, secrétaire de la commission des pauvres, On sanitary condition of labouring classes ; 3 vol. in-8o.
  11. Glasgow mortality bill.
  12. An act for the promotion of the health of the inhabitants of Liverpool.