Études sur l’art et la poésie en Italie - Pétrarque

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ETUDES


DE


L'ART ET LA POESIE


EN ITALIE.




II.
PETRARQUE




Pétrarque a exercé sur les études littéraires de son temps une influence immense ; il s’est trouvé mêlé aux plus grandes affaires de son pays ; il a été chargé des ambassades les plus importantes ; dans ses lettres adressées à l’empereur, aux papes, aux princes les plus puissans de l’Italie, il a discuté avec franchise, avec éloquence, les plus hautes questions de la politique, de la diplomatie ; il a traité avec une rare sagacité les problèmes les plus difficiles de l’érudition et de la philosophie, et pourtant son nom, si éclatant et si glorieux il y a cinq siècles à peine, serait aujourd’hui à.peu près oublié, s’il n’eût pas aimé, s’il n’eût pas célébré son amour, s’il n’eût pas chanté l’objet de sa passion avec une élégance, une délicatesse, qui n’ont jamais été surpassées. Les querelles de l’empire et de la papauté, des Guelfes et des Gibelins, occupent tout au plus l’esprit des hommes studieux ; l’amour de Pétrarque pour Laure, les sonnets et les canzoni, où toutes les émotions, toutes les souffrances de cet amour sont racontées, gardent une éternelle jeunesse. La durée, la constance, la pureté de cette passion, ont rencontré beaucoup d’incrédules ; mais depuis les recherches ingénieuses de l’abbé de Sade, depuis les travaux patiens de Tiraboschi et de Ginguené, le doute n’est plus permis. C’est dans les œuvres latines du poète, dans ses lettres et surtout dans ses dialogues avec saint Augustin, qu’on trouve les éclaircissemens les plus complets, les plus décisifs, sur la nature et la durée de son amour. Pétrarque était né dans la quatrième année du XIVe siècle, trente-neuf ans après l’auteur de la Divine Comédie. Laure de Noves, qu’il devait immortaliser dans ses chants, naissait quatre ans plus tard. Quand Pétrarque vit Laure pour la première fois, en 1327, elle était marrée depuis trois ans à Hugues de Sade ; elle mourut en 1348, emportée par la peste qui décimait une partie de l’Europe, et, pendant plus de vingt ans, l’amour qu’elle avait inspiré ne se démentit pas un seul jour, ne perdit rien de son ardeur. Le cœur et la pensée de Pétrarque ne cessèrent pas un seul jour d’appartenir tout entiers à Laure de Noves. Cependant, pour réduire cette constance à des proportions humaines, nous devons dire que les sens de Pétrarque ne furent pas aussi fidèles que son cœur et sa pensée. En 1337, après dix ans d’une attente inutile, désespérant de fléchir celle qu’il aimait, il jeta les yeux sur une femme dont le nom est demeuré inconnu, dont il n’a jamais parlé ni dans ses œuvres italiennes ni dans ses œuvres latines, et en eut deux enfans : un fils, qui mourut avant lui, et une fille, mariée en Lombardie, qui lui survécut. Toutefois, malgré cet entraînement passager, qui s’explique très bien par l’âge du poète, car il n’avait alors que trente-trois ans, la passion de Pétrarque pour Laure se réveilla bientôt plus ardente, plus absolue que jamais, et la mort même ne l’éteignit pas : l’immortel désir devint un immortel regret.

Le langage mystique dont Pétrarque s’est servi dans la plupart de ses sonnets, en parlant de la femme qui régnait dans son cœur, a fait croire que son amour avait toujours été dégagé de toute pensée sensuelle ; c’est une erreur facile à réfuter. La lecture attentive de ses œuvres latines et même celle de ses œuvres italiennes montre clairement que l’amant de Laure tenait à l’humanité aussi bien que l’amant d’Henriette ; et, s’il ne s’explique pas avec la franchise de Clitandre, au moins faut-il reconnaître qu’il n’habite pas toujours la région des nuages. Je sais que l’opinion contraire est généralement accréditée ; mais cette opinion ne soutient pas l’examen. Dans les sonnets, dans les canzoni, dans le traité du Mépris du monde, divisé en trois dialogues, dort les interlocuteurs sont Pétrarque et saint Augustin, on trouve plus d’un passage à l’appui de l’opinion que j’émets ici. L’amant de Laure a désiré, espéré, supplié ; il n’est pas permis d’en douter. Pour nier ses désirs, ses espérances, ses supplications, il faut nier le sens même des mots, l’acception la plus naturelle, la plus légitime, des paroles auxquelles le poète a confié l’expression de sa pensée. Si le désir ne se fût jamais éveillé dans le cœur de Pétrarque, s’il ne se fût jamais enhardi jusqu’à l’espérance, jusqu’à la prière, comment s’expliqueraient les reproches que Laure lui adresse ? Si l’amant n’eût jamais rien demandé, pourquoi Laure lui dirait-elle : Je ne suis pas ce que tu penses ? Se plaindrait-elle dans ces termes d’une adoration muette ou constamment respectueuse ? Pour ma part, je l’avoue, j’ai peine à le croire. D’ailleurs, le désir, l’espérance, la prière, n’ôtent rien à la grandeur de l’amour. Les vœux les plus ardens, lorsque le cœur et la pensée y tiennent autant de place que les sens, ne sauraient être un outrage pour la femme la plus pure, la plus sévère pour elle-même. Aussi voyons-nous que Laure, malgré la vivacité de ses reproches, a rendu pleine justice à la passion de son amant. Elle a résisté, elle n’a rien accordé ; mais sa colère s’est apaisée. Heureuse et fière de l’amour qu’elle inspirait, si elle n’a pas voulu l’encourager, elle n’a pas voulu non plus le réduire au silence. Si elle n’accueillait pas, si elle refusait d’exaucer les vœux qui lui étaient adressés, ces vœux pourtant ne lui déplaisaient pas. Malgré sa ferme résolution de rester fidèle jusqu’au bout à la vertu la plus austère, elle né se plaignait pas, elle ne pouvait se plaindre d’être aimée avec tant de constance et d’ardeur. Il y a dans l’amour de Pétrarque pour Laure une exaltation, une sincérité, qui doivent désarmer le cœur le plus farouche. L’amour ainsi compris, malgré le trouble impérieux dont il ne peut s’affranchir, n’est pas seulement un hymne à la beauté ; c’est aussi un hymne au cœur, un hymne à l’intelligence. Le poète, en effet, ne dit pas à la femme qu’il supplie : Ce que j’aime en vous, c’est votre beauté, votre jeunesse, l’éclat de vos yeux, la fraîcheur de vos lèvres ; il lui dit aussi, il lui dit à toute heure : Votre cœur qui s’associe à tous les sentimens généreux, votre intelligence, qui devine toutes les nobles pensées, m’attachent à vous par une chaîne que le temps ne saurait briser. Votre beauté pâlira, vos yeux perdront leur éclat, vos lèvres leur fraîcheur ; mais la jeunesse en fuyant n’emportera pas mon amour. Votre beauté me ravit ; mais la meilleure partie de vous-même, celle que mes yeux ne voient pas, est-elle moins digne d’adoration et de prière ? J’aime le son de votre voix, j’aime jusqu’au bruit de vos pas, chacun de vos mouvemens semble réglé par une divine harmonie ; mais je ne chéris pas moins tendrement les sentimens cachés au fond de votre conscience, les pensées qui n’arrivent pas sur vos lèvres et que mon oreille ne peut entendre. Indulgente ou sévère, je vous bénis, car toute ma vie est en vous et je vous appartiens tout entier. Aussi Laure a pâli plus d’une fois en voyant Pétrarque s’éloigner. Quoique ses yeux n’aient jamais rien promis, elle ne se rappelait pas sans émotion, sans attendrissement, les regards ardens qu’elle avait rencontrés. Jamais l’aveu de son attendrissement ne s’est échappé de sa bouche ; mais cet aveu n’avait pas besoin de paroles pour arriver jusqu’au cœur de son amant. En pâlissant, Laure avait trahi son secret. Cette pensée aurait dû être pour lui une source de joie et de bonheur ; car un sourire, une parole affectueuse, un serrement de main de la part d’une femme sévère pour elle-même, esclave résignée de son devoir, ont plus de prix que la possession d’une femme qui n’a pour elle que la jeunesse et la beauté. Mais le cœur de l’homme le mieux fait pour aimer, pour inspirer l’amour, est un abîme d’ingratitude ; au lieu de remercier le ciel des bienfaits qui lui sont accordés, il ne songe qu’à s’affliger, à s’irriter des obstacles qui le séparent du bonheur rêvé. L’avidité, l’ambition, étouffent la reconnaissance. Laure devint mère onze fois, et neuf de ses enfans lui survécurent. Cette maternité féconde était pour Pétrarque un éternel sujet d’affliction, une torture sans fin. Chaque fois qu’il voyait s’accroître la famille de Laure, sa jalousie, un instant assoupie, se réveillait plus furieuse, plus ardente que jamais. Alors il se prenait à douter du témoignage de ses yeux ; cette pâleur dont la vue l’avait enivré lui apparaissait comme un rêve indigne d’arrêter un instant son attention. Il se disait qu’il avait été bien fou d’accepter comme une preuve d’amour ce trouble où peut-être il n’était pour rien. Il s’accusait d’ineptie, d’aveuglement ; il maudissait sa crédulité, niait résolûment tous ses souvenirs, et cette protestation obstinée contre l’évidence imposait silence pour un instant à sa jalousie ; ne se croyant plus aimé, il se promettait de contempler d’un œil indifférent cette famille, chaque année plus nombreuse, qui avait allumé dans son cœur une rage si désespérée, qui lui avait coûté tant de larmes brûlantes. Bientôt cependant l’évidence reprenait ses droits ; il rassemblait ses souvenirs, il passait en revue toutes les preuves muettes, tous les témoignages silencieux d’affection que Laure lui avait donnés, et la certitude d’être aimé ranimait toute sa jalousie.

La douleur de Pétrarque fut profonde. Convaincu de la folie de ses premières espérances, il voulut voyager, et crut, dans l’ingénuité de son cœur, que les voyages le guériraient, que l’image de la femme aimée pâlirait peu à peu, et peut-être un jour finirait par s’effacer de sa mémoire. Vains efforts, inutile diversion, tentative impuissante ! son amour le suivait partout, il marchait avec lui, il faisait partie de lui-même. Au milieu des forêts, au bord des fleuves, sous le soleil brûlant de midi ou vers la fin du jour, quand le crépuscule calme et serein semble inviter aux douces rêveries, à toute heure, en tout lieu, l’amant de Laure était toujours le même. Face à face avec sa conscience, il avait beau chercher dans le spectacle de la nature une distraction à ses souffrances ; l’inexorable voix de son cœur le ramenait vers l’image adorée et fermait ses yeux à la beauté du paysage, ou, s’il lui arrivait de contempler d’un regard attentif les vallées qui s’étendaient à ses pieds, les montagnes qui se dressaient devant lui, les plaines fleuries ou dorées qui se confondaient avec l’horizon, les nuages qui passaient sur sa tête, dans chaque objet il retrouvait quelque chose de Laure. Dans les blés, il revoyait sa blonde chevelure ; dans le murmure des feuilles agitées par le vent, il entendait le bruit de ses pas ; dans la plainte du ruisseau dont les flots limpides venaient expirer sur la grève, il écoutait le chuchotement de sa voix. Parfois dominé par son illusion, il parlait à Laure comme si elle eût été près de lui, et il s’étonnait d’attendre inutilement sa réponse. Ainsi le voyage, au lieu de le calmer, au lieu de le guérir, redoublait son trouble et son agitation. Chaque matin il quittait le gîte où il avait passé la nuit, chaque matin il reprenait son bâton de pèlerin ; ses yeux voyaient de nouveaux horizons ; il fatiguait, il brisait son corps avec acharnement, mais il ne pouvait réussir à chasser de son cœur l’image adorée, et bientôt, las de cette lutte haletante, il se prenait à regretter l’air que Laure respirait, les sentiers où elle imprimait ses pas, l’ombre qui l’abritait, les haies discrètes derrière lesquelles il s’était caché pour apercevoir son beau front ou ses lèvres vermeilles qu’un voile jaloux dérobait à peine à l’avide curiosité de l’amant. Il regrettait jusqu’aux reproches, jusqu’à l’impatience, jusqu’à la colère qu’il avait lue dans les yeux de Laure. Ses souffrances, qu’il avait reprochées au ciel comme autant d’injustices, lui revenaient maintenant en mémoire comme autant de momens fortunés, comme des heures bénies, à jamais dignes de reconnaissance, et il demandait pardon à Dieu d’avoir blasphémé, d’avoir méconnu son bonheur, et son cœur s’exhalait en actions de graces.

Il revenait près de Laure, résolu à jouir pleinement de sa présence, à s’enivrer de sa vue, à ne plus accuser le ciel, à ne plus se rendre coupable d’ingratitude envers Dieu, qui avait mis un ange sur sa route ; mais bientôt, hélas ! sa douleur renaissait plus vive, plus cuisante, plus impitoyable que jamais. Consumé de désirs que la possession pouvait seule apaiser, trop sûr que la femme en qui se résumait pour son cœur le monde entier ne serait jamais à lui, il n’envisageait l’avenir qu’avec désespoir. Vainement se disait-il qu’il devait s’applaudir de l’avoir retrouvée, de respirer l’air qu’elle respirait, de pouvoir se placer sur son passage et rencontrer son regard : son cœur se taisait devant les reproches de sa raison ; à peine la raison avait-elle cessé de parler, à peine avait-elle épuisé les argumens qu’elle croyait victorieux, que le cœur recommençait à murmurer, à se plaindre, à se révolter. L’amant de Laure se sentait engagé dans une voie sans issue. Retourner en arrière, se détacher de la femme qui gouvernait toutes ses pensées, essayer de l’oublier, il ne fallait pas y songer ; un tel projet ne pouvait pas même traverser son esprit. Le malheureux sentait tout le poids de sa chaîne et n’osait la briser, car il comprenait trop bien qu’à peine libre, à peine rendu à l’indépendance, il pleurerait amèrement son esclavage. Une pensée inexorable assiégeait son ame à toute heure, s’asseyait à son chevet, troublait son sommeil et désolait ses rêves - Elle m’aime, je le sais, je n’en puis douter, j’ai lu dans ses yeux le secret de son cœur ; elle a beau s’en défendre, elle a beau se montrer sévère et cacher la pitié sous la colère, elle n’a pu me dérober son émotion, son attendrissement ; ce n’est pas contre moi seul, c’est contre elle-même aussi qu’il lui faut lutter. Loin de moi comme près de moi, elle trouve en elle-même un ennemi à combattre, un danger à repousser. Plus d’une fois peut-être ses vœux sont allés au-devant des miens, plus d’une fois elle s’est dit qu’elle n’avait rien à me pardonner, qu’elle-même, aux yeux de Dieu, avait besoin d’indulgence, qu’elle avait perdu le droit de me juger, de me condamner, qu’une commune sentence était suspendue sur nos têtes. En se condamnant, elle m’absout ; où commence la complicité, la justice se tait. Elle m’aime, je ne puis fermer les yeux à l’évidence ; elle a pâli en me voyant partir, ses yeux m’ont suivi ; Sennuccio était près d’elle, épiant les larmes qui roulaient au bord de sa paupière, et pourtant elle ne sera jamais à moi. Son devoir lui est plus cher que mon bonheur ; ai-je le droit de lui reprocher sa résolution ? Sa vertu fait mon supplice ; mais dois-je l’accuser, quand elle se défend contre elle-même comme elle se défendait d’abord contre moi ? Mes plaintes ne peuvent s’adresser qu’au ciel, qui l’a placée trop tard sur ma route.

L’affliction, le désespoir de Pétrarque devaient aller plus loin encore. A force de s’apitoyer sur sa vie, à force de souhaiter, d’appeler la mort, l’amant de Laure devait concevoir, devait rêver, devait invoquer le suicide comme son unique refuge. Et ce n’est pas ici une conjecture plus ou moins vraisemblable, une conclusion tirée hardiment de quelques mots obscurs qui se prêtent aux interprétations les plus diverses. L’idée de la mort volontaire paraît dans les vers de Pétrarque sous une forme qui n’a rien d’ambigu. Cette idée s’est-elle souvent présentée à son esprit ? Il est difficile de le savoir, et la lecture attentive de ses œuvres ne fournit à cet égard aucun renseignement. Quoi qu’il en soit, le poète a triomphé de son désespoir, il a résisté à la tentation du suicide. Si l’on soumet à un examen sévère les sonnets et les canzoni où Pétrarque exhale sa douleur, on arrive à comprendre qu’il a trouvé dans l’analyse et la peinture de ses souffrances une consolation que l’amitié la plus sincère, la plus dévouée, ne pouvait lui offrir. En étudiant la cause de sa douleur, en se rappelant jusqu’aux moindres circonstances qui avaient accompagné les premiers développemens de sa passion, en recherchant avec un soin patient les épisodes les plus obscurs de ce récit enfoui au fond de son cœur, il a donné le change à sa pensée. Peu à peu, sans doute, il s’est exalté dans la contemplation de ses souffrances, il s’est enorgueilli des épreuves qu’il avait traversées. Peut-être même, dans un accès de fierté, est-il allé jusqu’à se dire : Personne encore n’a souffert autant que moi ; personne n’a aimé d’un amour aussi ardent, aussi fidèle, aussi persévérant, aussi désintéressé ; personne n’a élevé dans son cœur à la femme préférée un temple aussi magnifique, personne ne lui a rendu un culte aussi fervent. C’est une folie commune chez les amans de s’attribuer le privilège de la douleur et de la fidélité, folie bien digne de pardon, puisqu’elle sert à consoler, à soulager sinon à guérir, à tromper sinon à renouveler les cœurs dominés par une passion sans espérance. En suivant toutes les transformations de la pensée de Pétrarque dans les sonnets et les canzoni consacrés à la peinture de son amour, il est impossible de ne pas arriver à la conclusion que j’énonce. Ses plaintes sont d’abord modestes et résignées ; bientôt elles changent de ton et se laissent emporter jusqu’à l’orgueil. L’ame du poète s’élève par son martyre au-dessus du vulgaire ; elle se fait de sa douleur un trépied, un trône d’où elle domine la foule ignorante, la foule que les épreuves de la passion n’ont pas sanctifiée.

Bientôt toutes ses pensées se tournèrent vers la gloire. Le désir ardent d’obtenir une renommée européenne imposa pour quelque temps silence à la douleur. Ce fut à la langue latine que Pétrarque voulut demander la gloire. Quand on songe que ses œuvres latines comptent à peine aujourd’hui dans l’Europe entière quelques centaines de lecteurs, on s’étonne d’abord de cette résolution. Pourtant, si l’on veut bien se rappeler que dans la première moitié du XIVe siècle, c’est-à-dire quand Pétrarque prenait le parti qui nous étonne aujourd’hui, la langue italienne était à peine formée, la surprise s’évanouit. Quoique le XVe siècle ait donné tort à Pétrarque, nous comprenons sa défiance envers la langue vulgaire de son pays. Comme il avait fait de Cicéron et de Virgile les compagnons assidus de ses promenades solitaires, comme il passait une partie de ses nuits dans la lecture de l’orateur et du poète romains, il devait naturellement être amené à imiter ces deux illustres modèles. Les lettres de Cicéron donnèrent à Pétrarque l’idée d’une correspondance latine avec les personnages les plus éminens de son temps, soit dans les lettres, soit dans l’église, soit dans la politique. Dans son désir de s’entretenir avec les grands hommes de l’antiquité, il allait jusqu’à écrire aux morts glorieux dont le nom domine l’histoire, aux guerriers, aux hommes d’état, aux poètes, qui représentent le génie militaire, politique et poétique de l’ancienne maîtresse du monde. Parmi les héros de l’antiquité, Scipion l’Africain avait surtout captivé l’attention et la sympathie de Pétrarque ; l’alliance du courage et de la pureté morale l’avait particulièrement séduit. Ce héros devint pour Pétrarque le sujet d’une épopée latine. Ce poème, connu sous le nom d’Africa, mais qui compte aujourd’hui bien peu de lecteurs, fut au XIVe siècle, il faut bien le dire, quelque étrange que puisse paraître un tel fait, le principal ou plutôt l’unique fondement de la gloire poétique de Pétrarque. Je ne veux pas en conclure, à Dieu ne plaise ! que ses vers en langue vulgaire n’eussent, de son vivant, aucune célébrité ; ce serait faire au goût de ses contemporains une injure gratuite. Pourtant, quel que fût le charme, quel que fût le succès, quelle que fût même, si l’on veut, la popularité de ses sonnets et de ses canzoni, qu’il, désigne dans ses œuvres latines sous le nom de jolies bagatelles, ni les sonnets ni les canzoni n’auraient donné à Pétrarque la couronne poétique du Capitole. Ces créations spontanées de son génie étaient acceptées comme de simples délassemens, et personne ne songeait à y voir un titre de gloire vraiment sérieux.

Ce fut l’Afrique, l’Afrique seule, qui décida le couronnement de Pétrarque. Et pourtant ce poème était loin d’être achevé : à peine l’auteur en avait-il écrit quelques centaines de vers ; mais ces vers, copiés à la hâte, lus et relus avidement, étaient alors un événement littéraire de la plus haute importance : une épopée, une épopée latine, une lutte corps à corps avec l’auteur de l’Enéide, il y avait là de quoi émouvoir, de quoi étonner, de quoi passionner l’Europe savante, et la manière dont cette nouvelle fut accueillie le prouve bien. Le même jour, presque à la même heure, Pétrarque reçut du sénat de Rome et de l’université de Paris des lettres qui l’invitaient à venir recevoir la couronne poétique. Il hésita quelque temps entre l’université de Paris et le sénat de Rome ; après avoir pris conseil de son meilleur, de son plus fidèle ami, de Giacomo Colonna, il se décida pour le sénat de Rome. Cependant il ne voulut pas franchir les degrés du Capitole avant d’avoir consulté sur le mérite de son poème Robert, roi de Naples, qui passait alors pour un des plus savans hommes de son temps. Il lut au roi Robert les premiers chants de l’Afrique, et soutint pendant trois jours un examen public sur la plupart des connaissances humaines. Après cette épreuve dont il sortit triomphant, il se crut vraiment digne d’être couronné au Capitole, et ne douta plus de lui-même. Le roi Robert l’ayant prié de lui dédier son poème de l’Afrique, il se rendit à ses instances avec empressement. Le couronnement de Pétrarque se fit à Rome en 1341 avec une pompe, une splendeur capables de satisfaire l’ame la plus ambitieuse. L’orgueil le plus exigeant devait être content d’un pareil hommage, et pourtant il est permis de douter que la joie de Pétrarque fût vraiment complète. S’il avait souhaité la gloire, s’il l’avait conquise, ce n’était pas pour la gloire elle-même : c’était pour que Laure tressaillît de joie et d’orgueil en contemplant le laurier posé sur le front de son amant. Cette espérance ne serait-elle pas déçue ? La gloire obtiendrait-elle ce que l’amour n’avait pas su obtenir ? Cette pensée dut se présenter à l’esprit de Pétrarque à l’heure même où il franchissait les degrés du Capitole pour recevoir la couronne poétique. La gloire la plus éclatante peut-elle contenter, peut-elle apaiser un cœur agité par l’amour ? La gloire est une distraction et parfois une trêve à la souffrance ; mais, pour un homme dominé par une affection ardente, le bruit qui se fait autour de son nom, les témoignages publics d’admiration prodigués à ses ouvrages ne sauraient effacer le souvenir de la femme préférée. Quand une femme est détrônée par la gloire dans le cœur de son amant, elle peut se plaindre, elle peut s’étonner, elle peut souffrir dans son orgueil humilié ; elle n’a vraiment rien à regretter : le cœur qui lui échappe ne valait pas la peine d’être disputé. La gloire est une épreuve dangereuse, une épreuve décisive ; les cœurs qui la subissent victorieusement, qui résistent aux applaudissemens, à l’enivrement de la foule, méritent seuls un souvenir éploré. La gloire, digne récompense du génie, mais impuissante pour le bonheur, n’effaça pas l’image adorée dans le cœur de Pétrarque ; l’amour demeura tout entier, et, pendant les sept années qui s’écoulèrent entre le couronnement du poète et la mort de Laure, il fut toujours aussi ardent, aussi absolu.

Comme la passion de Pétrarque est le principal événement de sa vie, comme ses voyages, ses travaux, sa renommée, se rattachent à cette passion, j’ai négligé à dessein de raconter tous les incidens dont se compose sa biographie, et jusqu’ici j’ai limité ma tâche à l’analyse de cette passion. Cette méthode, qui peut, au premier aspect, sembler singulière, n’est pas, je crois, sans avantage lorsqu’il s’agit d’un homme tel que Pétrarque, dont le cœur a gouverné l’esprit et la volonté. Maintenant, en effet, l’homme nous est connu, nous le savons tout entier ; tous ses désirs, toutes ses souffrances ont passé sous nos yeux. L’homme ainsi étudié nous explique le poète, et nous pouvons ouvrir avec confiance le Canzoniere où Pétrarque a déposé la meilleure partie de lui-même.

On a fait aux sonnets de Pétrarque un reproche très grave et qui ne manque pas de justesse, pourvu qu’on ne l’applique pas d’une façon absolue à l’ensemble de ces compositions ; on a dit qu’ils manquent de simplicité. Cette accusation, je le reconnais, est fondée sur le bon sens, sur l’évidence ; seulement il ne faut pas la généraliser, car la moitié au moins dès sonnets du Canzoniere offre toute la simplicité, toute la clarté, toute la franchise qu’on peut souhaiter. Quant à ceux où l’esprit seul domine, où des pensées souvent ingénieuses, mais presque toujours étrangères à la passion, sont combinées avec patience, présentées avec adresse, j’avouerai sans hésiter, malgré l’heureux choix de mots qui les distingue, qu’ils offriraient peu d’intérêt, si le nom de Pétrarque ne les recommandait à l’attention. L’élégance et la grace des images méritent d’être étudiées ; mais cette lecture ne dit rien au cœur, et je conçois très bien qu’elle rebute ceux qui, n’ayant pas une connaissance profonde de la langue italienne, sont obligés de méditer sur chaque ligne avant de deviner ce que l’auteur a voulu dire. Quand Pétrarque se compare à un cygne parce que ses cheveux blanchissent, quand il décompose le nom de Laure pour y trouver la louange, le respect et le silence, ou bien quand, à l’aide d’une apostrophe placée entre la première et la seconde lettre, il voit dans ce nom sacré l’air même qu’il respire, assurément tous ces enfantillages ne peuvent donner à personne un plaisir bien vif ; mais les sonnets exclusivement ingénieux, dont la seule valeur repose sur l’arrangement des mots et le choix des images, forment à peine la moitié de ceux où Pétrarque a parlé de son amour. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que l’amant de Laure a contribué aussi puissamment que l’auteur de la Divine Comédie à la formation de la langue italienne ; il est même avéré pour les philologues que le style du Canzoniere est généralement plus pur, plus châtié, plus fidèle aux origines latines, que le style de la Divine Comédie. Il ne faut donc pas s’étonner si Pétrarque, écrivant sur un thème unique plusieurs centaines de sonnets, s’est quelquefois laissé aller au plaisir puéril d’arranger des mots, d’assortir des images. Quand on poursuit courageusement la lecture du Canzoniere, on ne tarde pas à s’apercevoir que la passion y joue un rôle très important ; mais pour trouver les pages où le cœur parle seul, où les sentimens les plus délicats, les plus vrais, les vœux les plus ardens, sont exprimés avec franchise, il faut se résigner à lire sans impatience plus d’une page remplie de purs jeux d’esprit. La plupart de ceux qui parlent de Pétrarque et le condamnent magistralement comme un poète constamment maniéré n’ont pas lu cinq cents vers du Canzoniere, c’est-à-dire ne connaissent pas même la huitième partie des sonnets. Un jugement prononcé avec tant de légèreté ne mérite pas d’être discuté.

Le poète a su éviter la monotonie ; en racontant ses joies, ses espérances, ses regrets, il a trouvé moyen d’intéresser, d’émouvoir, de mettre dans la peinture d’un sentiment unique une variété que le sujet semblait exclure. Il bénit le jour, l’heure et le lieu où il a vu Laure pour la première fois. Il se rappelle avec ivresse le sentier fortuné où elle a daigné lui montrer un visage moins sévère, où elle lui a souri. Cette passion si souvent mystique dans son langage ne s’interdit pourtant ni les reproches ni l’ironie. Le miroir où Laure prend plaisir à se contempler, les perles et les fleurs qu’elle mêle à ses cheveux excitent à bon droit la colère de l’amant et amènent sur ses lèvres des paroles sévères. C’est en s’admirant sans relâche que Laure apprend à ne pas aimer ; c’est en attachant sur son image un regard ébloui qu’elle enseigne à son cœur l’oubli et le dédain. Un jour le poète conçoit les espérances les plus hardies, il croit toucher au bonheur ; son espérance est déçue, et il se plaint avec amertume. Si cette plainte est sincère, si les reproches qui l’accompagnent ne sont pas un caprice d’imagination, Laure, malgré l’immuable pureté de toute sa vie, aurait laissé s’échapper de sa bouche une promesse imprudente. Qu’avait-elle promis ? Pétrarque ne le dit pas d’une manière formelle ; mais, sous la discrétion de son langage, il est facile de deviner toute la hardiesse de ses espérances ; il compte les heures et il s’écrie : Si mon aveugle désir ne m’égare pas, le moment promis à la pitié est maintenant arrivé. Ces mots semblent indiquer assez clairement un rendez-vous auquel Laure a manqué. Puis il ajoute : Quel vent cruel a tué la semence qui allait éclore et donner le fruit désiré ? Quelle muraille s’est élevée entre ma main et l’épi ? Si cette plainte ne doit pas être prise dans un sens général, si, au lieu de s’appliquer à une série d’espérances déçues, elle désigne un jour, une heure, promis à la pitié, si la muraille placée entre la main et l’épi n’a pas une signification purement figurée, on conçoit quel dut être le désespoir de l’amant trompé dans son ambition. A coup sûr, il n’y a dans le ton de cette plainte rien qui justifie l’accusation portée habituellement contre Pétrarque ; il n’y a pas un vers dans ce sonnet qui manque de franchise et de vivacité. Quelle que soit l’interprétation à laquelle on s’arrête, qu’on prenne ce morceau dans le sens littéral ou dans le sens figuré, il est impossible de méconnaître le mérite singulier de l’expression. Toutes les images conviennent parfaitement à la pensée ; l’analogie est fidèlement respectée. L’arrangement des mots n’a rien de laborieux ; l’art du poète est si parfait, qu’il réussit à se cacher tout entier. Il y a dans la forme tant de spontanéité, tant d’abondance, qu’on oublie d’admirer l’harmonie des vers pour s’associer au désespoir de l’amant. Combien d’autres sonnets dans le Canzoniere méritent la même louange ! Combien d’autres parlent au cœur dans une langue qui n’a jamais été surpassée !

Le plus beau, le plus grave, le plus complet à mon avis de tous les sonnets de Pétrarque, c’est celui où le poète raconte son entretien dans le ciel avec Laure morte depuis plusieurs années. Il y a dans le récit de cette vision un accent qui rappelle le style des prophètes. Ravi par sa pensée jusqu’à la troisième sphère qu’habitent les amans, le poète revoit plus belle et moins fière celle qu’il a tant aimée. Elle le prend par la maire, et d’une voix angélique lui annonce qu’un jour il sera près d’elle. Le bonheur de Laure ne peut être compris par l’intelligence humaine, et pourtant Laure attend son amant dans le ciel. Son bonheur ne sera pas complet tant qu’ils ne seront pas réunis. Pourquoi a-t-elle ouvert la main qui tenait la mienne ? s’écrie le poète éploré. Au son de ses paroles compatissantes, peu s’en est fallu que je ne restasse dans le ciel. Il faut lire dans l’original cet admirable sonnet que je ne veux pas traduire. La fidélité la plus scrupuleuse, l’interprétation la plus littérale ne réussirait pas à rendre le charme divin qui respire dans chaque vers. Jamais l’amour ne s’est exprimé avec plus de délicatesse, jamais le regret ne s’est révélé sous une forme plus pathétique, jamais l’espérance d’une vie meilleure et d’une réunion ardemment désirée n’a trouvé des accens plus pénétrans. Le cadre du sonnet est tellement étroit, qu’il semble impossible, en l’acceptant, de donner à la pensée toute la grandeur que permettrait le nombre indéfini des strophes d’une ode. Pétrarque a démontré victorieusement par le récit de cette vision céleste qu’il y a place, même dans le cadre étroit du sonnet, pour le développement complet des idées les plus sublimes. Toute la difficulté consiste à choisir les traits caractéristiques de l’idée qu’on veut exprimer. En réduisant la donnée poétique à ses élémens principaux, en négligeant tous les élémens secondaires, on élargit le cadre qui d’abord semblait si étroit. Mais, pour faire le choix dont je parle, le goût le plus sûr ne suffit pas ; le génie seul saisit par intuition les traits caractéristiques, le génie seul sait éliminer hardiment tout ce qui n’a pas une véritable importance. Aussi ne conseillons-nous à personne d’enfermer sa pensée dans les quatorze lignes d’un sonnet. L’ode ou l’élégie, qui offrent au poète plus d’espace et de liberté, nous semblent devoir être préférées dans la plupart des cas. Cependant je ne crois pas que la pensée de Pétrarque, développée dans de plus larges proportions, eût rien gagné à cette métamorphose. Toutes les parties essentielles de la donnée se trouvent très nettement rendues dans le sonnet dont je parle ; l’ode ou l’élégie ne pouvaient rien ajouter qui rendît l’émotion plus profonde. Ici la sobriété dans l’expression était de nécessité absolue ; si le poète, au lieu de raconter en quelques lignes son entretien avec Laure, eût multiplié les détails, la divine vision n’aurait pas eu, j’en suis sûr, la grandeur et la grace touchante qui excitent dans l’ame du lecteur une si légitime admiration.

Les canzoni sont de véritables odes divisées en strophes régulières. Dans ce genre de composition, comme dans le sonnet, Pétrarque a touché les dernières limites de l’art lyrique ; il sert encore aujourd’hui de modèle et de guide à tous ceux qui veulent s’aventurer dans cette voie difficile. L’élégance et la noblesse du style n’ont jamais été portées plus loin, et cependant ces deux qualités si précieuses ne recommandent pas seules les canzoni de Pétrarque. Ce qui les caractérise, à mon avis, d’une manière toute particulière, ce qui leur donne une physionomie toute spéciale, c’est la simplicité presque familière du début et l’adresse merveilleuse avec laquelle l’auteur s’élève de strophe en strophe jusqu’aux plus hautes pensées. Il ménage si bien ses forces, il met tant de naturel dans les transitions, il enchaîne si habilement toutes ses idées, que le lecteur se trouve transporté comme à son insu dans les plus hautes régions de la fantaisie. Dans les canzoni de Pétrarque, les premières strophes ont presque toujours le ton de l’épître ; elles annoncent rarement le ton des strophes qui vont suivre. Ce contraste entre le début et le reste de la composition, facile à constater, est d’ailleurs si bien déguisé, qu’il ne saurait offenser le goût. Une des plus gracieuses canzoni est celle où le poète s’adresse au ruisseau qui a reçu dans ses ondes limpides le beau corps de la femme qu’il aime. Il porte envie aux fleurs qui émaillent les rives bénies de ce ruisseau, aux fleurs qu’elle a foulées, à celles qui sont tombées sur ses blanches épaules, sur les tresses dorées de sa chevelure. Il y a dans l’expression de ces sentimens une délicatesse, une simplicité pleines de charme ; chaque parole ressemble à une caresse. Peu à peu la tendresse prend l’accent de la mélancolie. Le poète pense à la mort, et il adresse au ciel une prière fervente : il demande à reposer sous les fleurs que Laure a foulées, au bord du ruisseau qui l’a reçue dans ses ondes limpides. Un jour peut-être, elle arrosera de ses larmes le tombeau de l’homme qui l’a tant aimée. Il est impossible de lire sans émotion cette pièce dont chaque vers respire la sincérité la plus parfaite. Quoique toutes les paroles soient choisies avec un art infini, il semble que ces strophes n’aient pas coûté au poète un instant de réflexion, tant elles ont de naturel et de liberté dans leur mouvement ; toutes les pensées ont une forme si précise, qu’il serait impossible de la changer, de la modifier sans altérer d’une manière fâcheuse le caractère de la composition. A ceux qui accusent Pétrarque d’une prédilection exclusive pour les idées ingénieuses ; on peut offrir cette canzone comme une éloquente réfutation de leur opinion. Si, après l’avoir lue, ils persistent dans leur accusation, c’est qu’ils prendront plaisir à nier l’évidence. S’obstiner à vouloir les convaincre serait perdre son temps et ses paroles. Quant à ceux qui se laissent aller naïvement à leurs émotions et les traduisent avec franchise, sans s’inquiéter des formules accréditées, leur avis ne saurait être douteux : ils verront certainement dans cette canzone un chef-d’œuvre de tendresse et de mélancolie.

Pétrarque a écrit sur les yeux de Laure trois canzoni connues sous le nom des Trois Sœurs. En traitant trois fois le même sujet, il a trouvé moyen d’être toujours nouveau. Quoique l’éloge de la beauté tienne une large place dans ces trois compositions, cet éloge est bien loin d’occuper seul la pensée du poète. Il règne dans ces canzoni, dont le sujet semble devoir s’épuiser si rapidement, une élévation et en même temps une variété qui excitent à bon droit une admiration générale. Je ne pense pas, comme la plupart des critiques italiens, qu’il n’y ait absolument rien à reprendre dans les Trois Sœurs ; je crois qu’il est permis, sans se rendre coupable d’irrévérence envers le génie, de blâmer certaines images, certaines comparaisons qui n’ajoutent rien à la valeur du sentiment exprimé, et qui ont le défaut de ressembler à de purs jeux. Ces taches, nous devons le dire, sont en bien petit nombre et n’altèrent pas le mérite de ces belles odes. C’est dans la première des trois que se fait jour la pensée du suicide. Après avoir parlé de son ravissement et de ses souffrances, le poète laisse éclater son désespoir. Il se dit qu’après tant de plaintes et de soupirs inutiles, après tant de vœux, tant de prières emportées par le vent, il vaudrait mieux peut-être sortir de sa prison, reconquérir sa liberté par une résolution énergique, et il nomme très clairement la mort volontaire comme l’unique moyen de délivrance ; mais la crainte d’un châtiment sévère dans une autre vie, la foi chrétienne en un mot, impose silence à ce terrible conseil de la douleur. Le poète revient au sujet difficile qu’il a choisi, aux yeux de Laure, qu’il ne sait comment célébrer dignement. Et pourtant, tout en accusant l’insuffisance ou plutôt l’impuissance de la parole, tout en demandant pardon pour sa témérité, il célèbre les yeux de Laure avec un enthousiasme, une ferveur, qui tiennent à la fois de la dévotion et de l’amour. Dans la seconde canzone, il envisage les yeux de Laure sous un aspect purement moral. En regardant les yeux de la femme qu’il aime, il s’élève jusqu’à la contemplation du ciel. C’est elle qui l’encourage, c’est elle qui lui donne la passion du bien, la passion du beau ; c’est dans ses yeux qu’il lit la règle de sa vie ; c’est pour lui plaire, pour être digne d’elle, qu’il combat toute mauvaise pensée, qu’il se résout à la pratique des vertus les plus difficiles. Il n’y a pas dans cette seconde canzone un seul vers qui rappelle l’ardeur des sens ; tout y respire la résignation et le dévouement mystique. Dans la troisième enfin, essayant une dernière fois l’éloge des yeux de Laure, qu’il ne croit jamais pouvoir célébrer en termes assez magnifiques, il les chante comme la source unique de tout bien et de toute joie. S’il est devenu quelque chose, si son nom est répété de bouche en bouche, s’il est arrivé à la science par l’étude, si la gloire a mis sur son front une couronne éclatante, c’est aux yeux de Laure qu’il doit, c’est aux yeux de Laure qu’il rapporte son savoir, sa vertu, sa renommée. Quelle femme a jamais été louée plus éloquemment ? Quel poète a jamais trouvé pour l’objet de son amour des paroles plus pures et plus ferventes ?

L’amour, qui a tenu tant de place dans la vie de Pétrarque, ne l’a pourtant pas remplie tout entière. Les sentimens patriotiques de cette ame généreuse sont exprimés avec une rare énergie dans deux canzoni qui sont, comme les Trois Sœurs, en possession d’une légitime célébrité. La première est adressée, selon quelques-uns, au cardinal Colonna, selon d’autres et plus généralement, à Cola da Rienzo. Le poète évoque tous les souvenirs de la grandeur romaine pour encourager le tribun, maître absolu de Rome, aux plus hardies entreprises. Il lui parle de tous les hommes illustres qui l’ont précédé dans le gouvernement de cette ville prédestinée ; il lui montre les factions se disputant avec acharnement les derniers débris du colosse romain, et, pour donner à cette peinture plus de vivacité, il personnifie chacune de ces factions, chacune de ces familles, sous la figure des loups, des serpens, des ours, des aigles et des lions dont se composent leurs armoiries. Il y a dans ce caprice poétique une beauté que tout le monde comprendra. La guerre civile ainsi représentée devient plus hideuse, plus révoltante, et cette image sert admirablement le dessein du poète. Après avoir raconté les larmes et les angoisses des femmes, des enfans et des vieillards qui demandent merci et dont la voix suppliante attendrirait Annibal même, la colère des saints dont les dépouilles mortelles sont profanées, les églises servant de refuge aux voleurs et aux meurtriers, les cloches élevées dans les airs pour remercier Dieu donnant le signal du combat, il termine en disant au tribun de Rome « Quelle gloire sera la tienne, quand on te nommera après tant d’hommes illustres ! Ils ont soutenu Rome jeune et forte, et toi, dans sa vieillesse, tu l’auras sauvée de la mort. » Il y a dans toute cette pièce une vigueur, un accent mâle et résolu qui étonne après la lecture des Trois Sœurs. Cette vigueur ne se dément pas un seul instant, et ne coûte rien au poète qui tout à l’heure ne semblait fait que pour chanter l’amour. Dans la canzone adressée aux grands d’Italie pour les exhorter à délivrer leur commune patrie, Pétrarque n’a pas été moins heureusement inspiré. Toutes les strophes de cette pièce sont animées d’un noble orgueil. Dès le début, il parle avec autorité, avec amertume. Bien qu’il désespère du salut, de l’affranchissement de l’Italie, cependant il sait que sa voix sera entendue sur le Tibre et sur l’Arno ; il s’adresse à Dieu et le supplie de jeter un regard compatissant sur ce beau pays qu’il a traité avec tant de prédilection. « Que faites-vous, s’écrie-t-il, que faites-vous, princes d’Italie, de toutes ces épées étrangères ? que faites-vous de ces soldats qui vous ont vendu leur sang et leur ame ? Espérez-vous trouver l’amour et la fidélité dans cette race vénale ? La nature avait pourvu à notre défense en plaçant le rempart des Alpes entre nous et la race germanique. Maintenant les bêtes féroces et le troupeau sont logés dans la même cage, si bien que les bons gémissent toujours. Et pourtant ces barbares que vous appelez parmi vous et qui vous dévorent sont de la race à qui Marius ouvrit le flanc, et la mémoire de cette œuvre n’est pas encore éteinte ; et, quand le vainqueur haletant voulut se désaltérer, il but dans le fleuve autant de sang que d’eau. Et vous souffrez que cette race vous surpasse en intelligence et répande à flots votre sang, cette race que Dieu avait faite pour vous obéir, et qui maintenant se nourrit de vos discordes ! Ne voyez-vous pas les larmes, n’entendez-vous pas les plaintes du peuple qui vous implore ? Au nom de Dieu, laissez-vous émouvoir ! C’est de vous seul, après Dieu, que le peuple attend son repos. Donnez-lui seulement un témoignage de pitié ; la vertu prendra les armes contre la fureur, et le combat sera court. Voyez comme le temps vole ; la vie s’enfuit et la mort est sur nos épaules. Maintenant vous êtes ici, pensez au départ, car il faut que l’ame, seule et nue, arrive au passage douteux de l’éternité. Au moment de franchir cette vallée, déposez donc la haine et la colère, vents contraires à la vie sereine. Le temps que vous dépensez pour le tourment d’autrui, employez-le à quelque action plus digne, faites quelque belle et grande chose ; ainsi vous jouirez ici-bas, et la route du ciel vous sera ouverte. »

Cette rapide analyse suffit pour montrer toute l’élévation, toute la grandeur de la canzone adressée aux princes d’Italie. La canzone sur la gloire rappelle par le ton et par le fond des pensées les Trois Sœurs, et en particulier la seconde. Le poète s’est épris de la gloire parce qu’elle lui montrera la route de la vertu ; tel est le thème que Pétrarque essaie de développer. C’est par amour de la gloire qu’il a entrepris une œuvre longue et difficile, et, s’il arrive au port désiré, il espère vivre encore long-temps quand on le tiendra pour mort. « Rarement, lui dit la Gloire, il s’est rencontré un homme qui, entendant parler de moi, ne sentît en son cœur une étincelle, pour quelque temps au moins ; mais mon ennemie, qui trouble le bien, éteint vite cette étincelle. Toute vertu meurt, et le pouvoir appartient à un autre maître qui promet une vie plus tranquille. L’amour, qui le premier pénétra dans ton ame, m’en a dit des choses d’après lesquelles je vois que l’ardeur de ton désir te rendra digne d’atteindre un but honorable ; et comme tu es déjà au nombre de mes plus chers amis, pour te le prouver, je te montrerai une femme qui donnera à tes yeux plus de bonheur que je ne saurais le faire. Lève la tête, et regarde cette femme qui s’est montrée à bien peu d’hommes. — Je baissai le front en rougissant, continue le poète, je sentais en moi une flamme plus ardente. La Gloire me dit en souriant : Je sais bien ce que tu penses. De même que le soleil avec ses puissans rayons fait sur-le-champ disparaître toute autre étoile, ainsi ma vue te paraît maintenant moins belle, parce qu’une lumière plus éclatante m’efface. Pourtant je te compte toujours au nombre des miens ; car, cette femme et moi, nous sommes le fruit d’un seul enfantement ; elle est née la première, et je suis venue après elle. Ainsi qu’il a plu à notre Père éternel, chacune de nous deux est née immortelle. Malheureux ! à quoi vous sert notre immortalité ? Il valait mieux pour vous que l’imperfection fût de notre côté. Pendant quelque temps, nous avons été aimées, belles, jeunes, gracieuses ; maintenant nous sommes réduites à un tel état, que cette femme bat des ailes pour retourner à son antique asile. Pour moi, je suis une ombre, et je t’ai dit maintenant tout ce que je pouvais te dire en si peu de paroles. — Quand ses pieds furent mis en mouvement : Ne crains pas, me dit-elle, que je m’éloigne. Elle cueillit une guirlande de vert laurier, et de ses mains en ceignit mes tempes. »

Il est inutile d’ajouter que la sœur aînée de la Gloire n’est autre que la Vertu.

Les poèmes de Pétrarque désignés par le nom collectif de Triomphes sont moins célèbres et comptent moins de lecteurs que les sonnets et les canzoni. Cependant ils méritent d’être étudiés, et le troisième surtout, le Triomphe de la Mort, offre de grandes beautés. Le but commun de ces poèmes est de prouver que l’amour triomphe de l’homme, la chasteté de l’amour, la mort de l’amour et de la chasteté, la renommée de la mort, le temps de la renommée, et l’éternité du temps. Il est certain que la démonstration de cette thèse ne semble pas offrir à la poésie des ressources bien variées ; mais la figure de Laure nomme les Triomphes, et cela suffit pour animer cette série de compositions dont le sujet a quelque chose de scolastique. Le Triomphe de la Mort, où le poète raconte la mort de Laure, est assurément un des morceaux les plus parfaits qui soient sortis de sa plume. Écrit en tercets, comme la Divine Comédie, il soutient sans désavantage la comparaison. Ce mètre grave et simple est d’ailleurs commun à toute la série des Triomphes. Jamais le talent de Pétrarque ne s’est élevé plus haut qu’en racontant la mort de Laure. On sent dans ce récit une béatitude angélique, un parfum de piété, qui donne à chaque tercet un caractère presque surnaturel. « Toutes ses amies étaient rangées autour d’elle ; alors avec sa main la mort arracha de cette blonde tête un cheveu d’or. Ainsi elle choisit la plus belle fleur du monde, non par haine, mais pour montrer plus clairement sa puissance dans les choses élevées. Combien de sanglots, combien de larmes répandues, tandis que demeuraient secs ces beaux yeux pour lesquels j’ai brûlé si long-temps, pour lesquels j’ai tant chanté ! Au milieu de tant de soupirs, de tant de gémissemens, elle seule était assise dans le silence et dans la joie, cueillant déjà les fruits de sa belle vie. Véritable déesse mortelle, pars en paix, disaient-elles, et c’était vraiment une déesse ; mais sa divinité ne la défendit pas contre la mort inexorable. C’était la première heure du sixième jour d’avril, de ce jour qui me fit prisonnier et qui maintenant me délivre ; jamais personne ne s’est plaint de l’esclavage et de la mort comme je me plains de la liberté qui m’est rendue et de la vie qui me reste. La mort devait au monde, la mort devait à mon âge de me prendre le premier, moi qui étais venu le premier. Pourquoi ravir à la terre son plus bel ornement ? La vertu est morte et avec elle la beauté, disaient tristement les femmes réunies autour de son chaste lit. Son ame en s’échappant de ce beau sein avait purifié le ciel sur son passage. Non comme une flamme éteinte violemment, mais comme une flamme qui se consume d’elle-même, son ame joyeuse s’en alla en paix. Plus blanche que la neige qui tombe à flocons sur une belle colline sans être chassée par le vent, elle paraissait se reposer comme une personne fatiguée. Ce que la foule ignorante appelle mourir n’était dans ses beaux yeux qu’un doux sommeil, quand son ame avait abandonné son corps. La mort paraissait belle sur son beau visage. »

Le second chapitre du Triomphe de la Mort offre encore plus d’intérêt que le premier. Il nous explique le cœur de Laure avec une franchise et une chasteté qui ne laissent aucun doute sur la nature et les limites de cette mutuelle passion, « Ma mort, qui t’afflige, dit Laure à son amant, te remplirait de joie, si tu sentais la millième partie de mon bonheur. Quand j’avais toute ma beauté, toute ma jeunesse, quand je t’étais le plus chère, la vie m’était presque amère, comparée à cette mort douce et clémente, si rare parmi les mortels. A l’heure suprême du départ, j’étais plus joyeuse que celui qui revient de l’exil au toit paternel. Seulement je me sentais prise de pitié pour toi. Jamais, dit-elle en soupirant, mon cœur ne fut séparé du tien, jamais il ne le sera ; mais je modérai ta flamme avec mon visage, parce qu’il n’y avait aucun autre moyen de nous sauver tous deux. Combien de fois me suis je dit : Il aime, il brûle ; il faut maintenant que je pourvoie au danger ; qu’il voie mon visage et qu’il ne voie pas le fond de mon cœur ! C’est là ce qui souvent t’a ramené en arrière, et t’a étreint comme le frein un cheval qui s’égare. Plus de mille fois la colère se peignit sur mon visage, tandis que l’amour brûlait mon cœur ; mais jamais en moi le désir ne vainquit la raison. Puis, quand je te voyais vaincu par la douleur, je levais doucement mes yeux sur toi, sauvant ainsi ta vie et notre honneur. Ce furent là mes ruses et mes artifices avec toi, tantôt un accueil bienveillant, tantôt la colère. Parfois je voyais tes yeux tellement remplis de larmes, que je me disais : Il va mourir si je ne viens à son secours. Alors je te secourais sans manquer à l’honneur. Parfois je te voyais de tels éperons au flanc, que je me disais : Il faut ici un mors plus dur. Ainsi ardent et vermeil, pâle et glacé, tantôt triste, tantôt joyeux, je t’ai conduit jusqu’ici sain et sauf, bien que las. Le doux nœud que tu avais autour du cœur me plaisait, et le beau nom que tu me fais avec tes paroles me plaît aussi. En nous les flammes amoureuses furent presque égales, au moins dès que je me fus aperçue de ton ardeur ; mais l’un les montrait, tandis que l’autre les cachait. Tu demandais merci et pitié quand je me taisais, parce que la pudeur et la crainte imposaient silence à mon désir ; mais le voile ne fut-il pas déchiré quand seule, toi présent, j’accueillis tes paroles en chantant : Notre amour n’ose en dire davantage ? Mon cœur était avec toi, je ne te refusais que mes yeux, et tu te plains de l’injustice du partage, toi à qui j’ai donné la meilleure partie, à qui je n’ai ravi que la moindre partie de moi-même ! Et si je t’ai dérobé mes yeux mille fois, mille et mille fois je te les ai rendus et je les ai tournés vers toi avec pitié. Et leurs regards tranquilles auraient été sans cesse attachés sur toi, si je n’eusse craint tes dangereuses étincelles. Heureuse dans toutes les autres choses, je me plaignais d’une seule, d’être née dans un lieu trop peu illustre. Aujourd’hui même, je m’afflige de n’être pas née au moins plus près de ton nid fleuri, car le seul cœur en qui je me fie pouvait se tourner d’un autre côté, ne me connaissant pas. Et mon nom serait moins éclatant et moins célèbre. Mais le pays où je t’ai plu est revêtu d’une beauté souveraine. »

Nous devons croire que Pétrarque n’aurait pas mis dans la bouche de Laure ces paroles empreintes d’une ineffable tendresse, s’il n’eût trouvé dans ses souvenirs la meilleure partie des pensées dont se compose cet admirable entretien. Tous ses sonnets, toutes ses canzoni respirent une si parfaite sincérité, il a toujours montré dans l’expression de son amour tant de réserve et de discrétion, il a toujours donné à ses plaintes un accent si résigné, que sans doute il se fût reproché toute sa vie comme une profanation, comme un sacrilège, un aveu imaginaire que son oreille n’eût pas entendu. Il y a tout lieu de penser que le second chapitre du Triomphe de la Mort relève au moins aussi directement de la réalité que de la poésie. Si le cadre est une fiction, le tableau doit être vrai.

Il est curieux de comparer le Canzoniere de Pétrarque aux élégies amoureuses de l’antiquité latine. Ovide, Catulle, Properce et Tibulle ont chanté leurs maîtresses, et la passion leur a fourni d’éloquentes inspirations, d’ingénieuses pensées, des images pleines de grace et d’élégance ; mais quelle différence profonde dans la nature des sentimens ! Le plus tendre, le plus sincère des quatre poètes que je viens de nommer, Tibulle, est séparé de Pétrarque par un intervalle immense. Ovide, Catulle et Properce ne semblent pas avoir aimé aussi sérieusement que Tibulle : c’est pourquoi il serait souverainement injuste de vouloir les comparer à Pétrarque ; mais Tibulle, Tibulle lui-même, dont presque toutes les élégies expriment une affection si vive, n’a jamais trouvé la délicatesse et l’élévation qui se rencontrent presque à chaque page du Canzoniere. La différence qui sépare Tibulle de Pétrarque ne tient pas seulement à la nature diverse de leur génie, elle tient encore et surtout à la diversité de leurs croyances. Sans doute la lecture assidue de Platon pouvait ravir l’ame jusqu’aux plus hautes régions de la pensée, sans doute le Phédon et le Timée avaient deviné, avaient devancé sur plus d’un point les enseignemens de la foi catholique ; mais la lecture de Platon n’était pas, ne pouvait pas être populaire. Pour se complaire dans la société d’un tel génie, il fallait s’y être préparé par des études persévérantes, et le spiritualisme de l’académie combattait, sans les terrasser, les doctrines sensuelles du paganisme. Aussi ne faut-il pas s’étonner si Tibulle, malgré la sincérité des sentimens qu’il exprime, malgré la vivacité des émotions qu’il retrace, malgré le choix heureux des couleurs qu’il emploie, ne laisse pas dans nos cœurs une trace profonde. Dans ses élégies si remarquables à tant d’égards, les sens tiennent plus de place, que le sentiment. Parfois il se laisse aller à des mouvemens de véritable tendresse ; mais ces mouvemens ne sont pas nombreux. En général, l’amour est pour lui plutôt un plaisir qu’une passion. Comme Ovide, comme Properce, comme Catulle, il ne voit guère dans la femme qu’il aime que la beauté qui réjouit les yeux, qui enflamme les sens ; le cœur et l’intelligence de sa maîtresse tiennent dans son amour si peu de place qu’il semble parfois les oublier complètement. Riches, éclatantes, variées dans les peintures voluptueuses, les élégies de Tibulle abordent rarement le côté intellectuel et moral de la passion, et cela se conçoit sans peine. Le polythéisme réduit aux croyances populaires divinisait l’entraînement des sens ; quelques ames d’élite, nourries dans l’étude et dans la méditation, s’efforçaient en vain de spiritualiser la foi commune et d’imprimer à la pensée une direction plus élevée ; ces tentatives généreuses n’altéraient pas le caractère dominant des doctrines païennes. Or, le caractère de ces doctrines se retrouve tout entier dans l’amour chanté par Tibulle. Le poète parle de sa maîtresse comme d’une belle chose qui lui plaît, parce qu’elle est belle ; il ne songe pas à chercher en elle un cœur pur, une intelligence pénétrante ; pourvu qu’elle soit jeune, qu’elle se pare avec grace, avec habileté, il ne lui demande rien de plus. Tibulle a dit de l’amour tout ce qu’il pouvait dire sous le règne des croyances païennes. Tant que les sens étaient divinisés par la religion, ils devaient être nécessairement divinisés par la poésie ; les protestations de la philosophie devaient demeurer impuissantes, car la philosophie ne s’adresse pas à la foule, et les vérités qu’elle enseigne modifient lentement les croyances populaires. A l’avènement du christianisme, tout change d’aspect ; les sens ne sont plus divinisés ; le cœur et l’intelligence reprennent le rang qui leur appartient, et bientôt la poésie réfléchit fidèlement la révolution accomplie dans le domaine des idées religieuses. C’est à la foi chrétienne qu’il faut demander le sens intime, le sens profond du Canzoniere. Supposez Pétrarque né sous l’empire du polythéisme, et les sentimens exprimés dans ses œuvres italiennes ne se comprennent plus. Rien n’est plus facile, au contraire, que de concevoir le développement de ces sentimens sous le règne de la foi chrétienne. Le croyant se fait gloire de lutter contre l’entraînement des sens, de combattre ses désirs, et ce combat même est un des sujets les plus féconds que la poésie puisse se proposer. Pétrarque, on le sait, était sincèrement attaché aux dogmes catholiques : ses ouvrages philosophiques et sa correspondance ne laissent aucun doute à cet égard. D’ailleurs, lors même qu’il n’eût pas accepté sans réserve toutes les affirmations de l’église, lors même qu’il s’en fût tenu au spiritualisme de l’Évangile, la foi puisée à cette source primitive suffisait pour modifier profondément l’imagination et le cœur du poète. Or, si Pétrarque ne peut se concevoir sous le règne du paganisme, Tibulle ne se concevrait pas davantage sous le règne de la foi chrétienne. L’amour, tel que nous le voyons dans les élégies de Tibulle, eût éveillé au XIVe siècle bien peu de sympathie ; au milieu des croyances populaires, à peine eût-il été compris.

On s’est demandé plus d’une fois en lisant le Canzoniere si Pétrarque, heureux dans son amour, eût été inspiré par la joie aussi bien que par la douleur. Je ne me charge pas de résoudre cette question délicate. Si l’amour, en effet, s’attiédit souvent dans la possession, souvent aussi il trouve dans la possession même un aliment sans cesse renouvelé ; à cet égard, il serait impossible d’établir des maximes générales. Il est permis de croire que, si Laure se fût donnée à son amant, elle n’eût pas été chérie moins fidèlement et moins long-temps, car elle avait pour entretenir le feu de la passion quelque chose de plus que la beauté. Quand la beauté seule éveille l’amour, quand la seule jeunesse allume les désirs, on peut prévoir que l’amour se lassera, que les désirs s’éteindront le jour où la beauté sera flétrie ; mais quand le cœur et l’intelligence ne sont pas captivés moins sûrement que les yeux, quand l’échange des sentimens et des pensées, aussi bien que le désir, développe la passion, la femme qui se donne n’a pas à redouter les outrages du temps. Ses yeux peuvent impunément perdre leur éclat, elle est protégée contre l’infidélité, contre l’abandon par la nature même de la passion qu’elle inspire ; le temps ne saurait atteindre son cœur et son intelligence, qui défendront son bonheur bien mieux que la beauté. Si Laure était vraiment telle que Pétrarque nous la représente, si elle réunissait tous les dons précieux dont il s’est plu à l’orner, elle pouvait sans danger subir l’épreuve des années. Pétrarque eût-il chanté sa joie comme il a chanté ses souffrances ? Si la douleur est féconde, le bonheur n’a-t-il pas inspiré au génie des hymnes éloquens ? La reconnaissance n’offre-t-elle pas à l’imagination du poète autant de ressources que la plainte ? J’aime à penser que Pétrarque eût trouvé dans le bonheur un thème poétique d’une richesse inépuisable. Et puis, s’il n’eût pas été condamné à une plainte éternelle, peut-être se fût-il abstenu de toutes les combinaisons exclusivement ingénieuses, de toutes les allusions mythologiques, de tous les enfantillages laborieux par lesquels il cherchait à tromper sa douleur ; peut-être les taches que le goût signale dans le Canzoniere ne blesseraient-elles pas nos yeux, si le poète, au lieu de supplier, au lieu d’adresser à la femme qu’il aimait des prières qui ne devaient jamais être exaucées, lui eût adressé des actions de graces. Le contentement donne à l’esprit l’instinct de la clarté ; la douleur, en troublant toutes nos facultés, nous pousse à notre insu vers les images ambitieuses, vers les comparaisons bizarres. Quelle que soit, d’ailleurs, la valeur de ces conjectures, le Canzoniere restera comme un des monumens les plus parfaits que le génie humain ait consacrés à l’expression de l’amour.


GUSTAVE PLANCHE.