Études sur la Nouvelle Allemagne/01
ÉTUDES
SUR
L’ALLEMAGNE NOUVELLE
I
LES DROITS ET LES DEVOIRS DE LA PRUSSE.
Tout n’est pas fini au-delà du Rhin. La lutte sanglante a été aussi courte que terrible ; la guerre des idées sera longue. Quelles que soient l’attraction de la force et la fascination de la victoire, il est impossible que la vieille Allemagne disparaisse sans jeter un cri. Sera-ce un cri de douleur, d’effroi, de regret, ou simplement un cri de surprise, d’une surprise à laquelle doivent succéder chez le plus grand nombre la joie et l’espérance ? Voilà ce que nous voudrions examiner ici avec une impartialité scrupuleuse. Des intérêts de toute sorte sont en cause dans ce grand renouvellement de l’Allemagne au premier rang, les intérêts de la politique internationale et les intérêts de ce nouveau droit des peuples qui n’est autre chose que l’immortel esprit de la révolution française. Quelles sont à ce point de vue les conditions de succès pour la future Allemagne ? Quels sont aussi en conséquence les devoirs imposés à la fière et robuste nation qui tient aujourd’hui entre ses mains les destinées de la commune patrie ? Il est incontestable d’une part que la Prusse, des puis plus d’un demi-siècle, même sous les gouvernemens les plus rétrogrades, a toujours représenté les idées modernes au sein de contrées allemandes, que le vœu de toutes les âmes libérales d’un bout de la confédération à l’autre lui donnait, bon gré, mal gré, une mission civilisatrice, que le principal grief de ceux qui l’ont tant de fois injuriée était de la voir manquer si souvent à l’appel du patriotisme germanique ; la Prusse, en un mot, était au cœur de l’Allemagne ce qu’est la France au cœur de l’Europe. D’autre part, il est impossible de nier que des instincts, des sentimens, des traditions particulières, bien plus des principes réfléchis, s’opposaient en maint endroit à cette concentration de l’Allemagne aux mains de la Prusse. Et je ne parle pas seulement des représentans du passé, adversaires naturels de l’état révolutionnaire créé par Frédéric le Grand ; des libéraux même, d’énergiques soldats du progrès, appelaient de leurs yeux une Allemagne vraiment allemande, l’Allemagne saxonne et souabe, d’où seraient exclues à la fois et la Prusse et l’Autriche. Les événemens du mois de juillet ont-ils changé ces dispositions ? Quels sont les symptômes qui se manifestent ? À côté des causes qui attirent vers la Prusse toute une partie de l’Allemagne, y a-t-il des motifs de répulsion et de haine ? Quels seront la valeur, le nombre, le droit des partis que cette situation va faire naître ? La confédération du nord, si elle réussit à s’organiser, trouvera-t-elle dans ces partis nouveaux une force ou des entraves ? Toutes ces questions méritent une sérieuse étude. On peut dire que la victoire de Kœniggraætz et les graves changemens qu’elle a produits dans l’équilibre des divers états de l’Allemagne et de l’Europe ont ouvert comme une grande enquête chez celles des populations germaniques qui ont échappé jusqu’à cette heure aux annexions, prussiennes ; nous voudrions faire pour nous-mêmes une partie de cette enquête en suivant d’un regard attentif les polémiques allemandes.
Notre éminent collaborateur M. Eugène Forcade écrivait ici le 1er septembre : « Les Allemands ont fait appel à la force prussienne ou se sont soumis à elle pour le règlement de les constitution intérieure. Soit ; cela les regarde. Il est possible que l’expérience trompe leurs illusions ou réussisse à leur gré. Si la domination prussienne n’est point sans desagrémens, le peuple prussien et son gouvernement ont des qualités solides, qui peuvent faire accepter leur hégémonie par la race germanique. Nous devons assister à ce travail de réorganisation avec une curiosité sympathique, en donnant une attention vigilante aux accidens qui pourraient toucher nos justes intérêts. Le spectacle, sans contredit, sera compliqué et instructif. » Tel est précisément le point de départ de nos études. — Mais êtes-vous bien désintéressés ? diront les écrivains allemands, car en telle matière leur susceptibilité est vive, et tout ce qui vient de ce côté-ci du Rhin leur inspire des défiances farouches. Au nom de quel esprit, au nom de quel droit ferez-vous cette enquête ? Les craintes manifestées par l’opinion publique de la France à la nouvelle de nos triomphes, les cris de colère poussés par vos publicistes, les réclamations de votre diplomatie, tout cela ne montre-t-il pas que votre parti est pris d’avance, et que vous êtes hostiles, par intérêt ou par passion, aux destinées de la Prusse ?
Ces objections n’ont rien qui m’embarrasse. Je réponds simplement : C’est une enquête à faire sans parti-pris, sans passion mesquine, sans aucun souci de cette politique du passé qui plaçait la force des états dans la faiblesse des états voisins. Il n’y a ici d’autre règle que le droit, j’ajoute, afin de couper court à toute équivoque, le droit pur, celui qui appartient à tous les peuples de se constituer intérieurement d’après leurs propres intérêts et leur mission civilisatrice. Il est permis sans doute à la France d’invoquer ce droit et d’en surveiller l’exercice, puisque c’est elle qui a eu la gloire de l’introduire dans le monde.
Les émotions qui ont agité la France dès le lendemain de la victoire de Sadowa tiennent à des causes très complexes, et peut-être est-il permis d’affirmer que la conscience publique ne s’en rend pas encore un compte parfaitement exact. Il y a d’abord les questions de parti. L’ancien et le nouveau régime, la révolution et la réaction sont en présence dans la guerre d’Allemagne, comme dans tous les grands problèmes du XIXe siècle. Que les hommes opposés au renouvellement de l’Italie voient avec douleur et indignation une œuvre analogue s’accomplir au-delà du Rhin, comment s’en étonner ? Leur esprit n’est pas notre esprit, leurs voies ne sont pas nos voies ; ce qui nous réjouit les afflige, et ce qui les réjouirait nous mettrait dans le deuil. Il ne faut donc pas que les publicistes de l’Allemagne du nord considèrent les clameurs de ce parti comme l’expression des idées de là France ; la France espère bien que le développement régulier des principes modernes causera encore d’autres déconvenues du même genre aux partisans de l’ancien droit, du droit de la force et de la violence, si insolemment appelé le droit divin. Quant à ceux qui, dévoués à la cause de la société issue de 89, ont été si vivement émus des derniers événemens de l’Allemagne, je crois que ce premier trouble de leur esprit doit être attribué à deux motifs de valeur fort inégale : d’abord à une connaissance incomplète des mouvemens d’idées qui ont agité l’Allemagne depuis 1840 et rendu inévitable l’immense conflit terminé à Sadowa, ensuite et surtout à la répulsion excitée chez les âmes honnêtes par les tristes procédés qui ont amené la lutte, par les procédés plus condamnables encore qui ont compromis la victoire. Cette répulsion est juste, et pour l’honneur de notre cause nous ne regrettons pas la généreuse explosion de l’équité française.
Sachons pourtant voir les choses d’un esprit libre et dégager la question vraie des détails qui l’obscurcissent. Les hommes passent, les idées restent. Ni les violences de M. de Bismark, ni les prétentions théocratiques du roi Guillaume ne doivent nous donner le change ; la victoire de l’Autriche eût été la victoire d’une réaction funeste. Voilà pourquoi, avant de suivre en ses péripéties la reconstruction de l’Allemagne, il nous a paru nécessaire de résumer à grands traits la situation d’où est sortie la lutte et les principes qui la dominent. Ces pages s’adressent à nos amis de France autant qu’à nos amis d’Allemagne ; il faut rappeler aux uns quels sont les droits de la Prusse, aux autres quels sont ses devoirs.
Il y a vingt-trois ans, après avoir raconté ici même les premiers symptômes d’une révolution morale qui transformait le génie allemand et faisait succéder le besoin de l’action au goût des études spéculatives ; après avoir montré que la Prusse, en dépit de son gouvernement, était le théâtre de cette révolution, et que tous les vœux, toutes les ardeurs des peuples germaniques se tournaient de son côté avec des cris d’encouragement ou de menace, je terminais par ces paroles : « Bien que la Prusse n’ait plus aujourd’hui, comme sous Frédéric-Guillaume III, la direction calme et régulière de la science, elle est toujours le centre de la vie. C’est dans son sein que se passent les agitations dont je viens de parler. On l’attaque, on lui adresse les reproches les plus amers ; qu’importe ? Ces mécontentemens attestent encore le haut rang qu’elle a conquis. Pourquoi, parmi tant d’écrivains, n’en est-il pas un seul qui, dans les questions générales, s’adresse à l’Autriche ou à la Bavière ? Parce que c’est la Prusse toute seule, ils le savent bien, qui est chargée désormais des destinées de l’Allemagne. Tandis que l’Autriche se retire de plus en plus de la société germanique, tandis que, tournée vers le midi et l’orient, elle ne peut empêcher ses provinces slaves de parler plus haut qu’elle et de chercher dans leurs traditions une vie qu’elle n’a point, tandis que Munich s’habitue chaque jour davantage à ne plus être qu’un lieu de repos, une paisible assemblée de vieillards lassés de la vie, — la Prusse au contraire demeurera toujours le champ de bataille des idées allemandes. Pour tout dire enfin, les états du midi possèdent des constitutions ; mais qu’est-ce que ces fictions vaines tant que la Prusse n’aura pas tenu ses promesses sur ce point ? Une constitution sérieuse, la liberté de la presse, la publicité des tribunaux, pour que toutes ces choses, depuis si longtemps espérées, aient une valeur réelle, il faut, c’est la ferme pensée de l’Allemagne, il faut que ce soit la Prusse elle-même qui les accorde… Quant à ce besoin d’unité, marque certaine de la maturité des peuples, faut-il croire qu’il mettra un jour entre les mains de la Prusse le gouvernement politique, comme il lui a donné déjà le gouvernement intellectuel ? Telle est, je le sais bien, la secrète ambition de l’Allemagne du nord ; mais cela ne saurait arriver sans une révolution immense, et qu’il est impossible de prévoir. Toutefois ce gouvernement des esprits conduit certainement à l’autre, et à moins que l’Autriche et la Bavière ne lui enlèvent cette supériorité, il est manifeste que la Prusse peut attendre les événemens avec confiance, car, si l’antique unité du moyen âge allemand devait se reconstituer, si le trône de Barberousse, brisé par la réforme, devait se relever tôt ou tard, celui-là n’y aurait-il pas des droits qui se serait chargé des destinées de la pensée ? Ne serait-il pas nécessaire enfin que, parmi les successeurs de l’empire, le sceptre appartînt au plus digne ?… » Le mouvement d’idées dont je résumais ainsi le tableau est le véritable point de départ de la situation présente. C’est en 1840, c’est à l’avènement de Frédéric-Guillaume IV qu’imposant un moment au nouveau roi les hautes ambitions qu’elle n’avait jamais abjurées la nation de Frédéric II ressaisit, après une longue éclipse, la conscience de sa force et de sa destinée.
L’année 1815, si désastreuse pour nous, n’avait guère été moins funeste pour les nations germaniques. C’était l’esprit de la sainte-alliance qui avait présidé à l’établissement de la confédération. La France était vaincue ; avec elle étaient écartées pour longtemps toutes les idées de progrès. Aussi, une fois l’orgueil national apaisé, une fois les mauvaises rancunes satisfaites, un immense malaise ne tarda point à peser sur la conscience de l’Allemagne. Où étaient les promesses de 1813 ? En vain le poète Uhland évoquait-il en face des souverains les morts de Dresde et de Leipzig réclamant l’exécution de tant de solennelles paroles ; on étouffait ce loyal appel comme une clameur séditieuse. La chancellerie autrichienne inspirait ou imposait à tous les gouvernemens germaniques la même ingratitude envers leurs peuples. Des esprits pénétrans et dégagés des haines de race purent comprendre alors quelle pensée profonde avait conçue l’empereur Napoléon, lorsqu’il s’était efforcé d’attirer la Prusse dans l’orbite de la France. Cette Prusse que le vainqueur d’Iéna avait combattue malgré lui, cette Prusse dont il avait voulu réveiller les traditions, cette Prusse, fille du XVIIIe siècle, parvenue glorieuse au milieu du vieux monde, et si naturellement appelée à défendre dans le monde nouveau les mêmes principes que la France de 89, qu’était-elle devenue ? Le satellite de la Russie et de l’Autriche. Chose singulière, le vieil empire d’Allemagne, si hardiment ébranlé par Frédéric le Grand et qui était tombé en 1806 sous les coups de Napoléon, semblait se reconstituer sous une autre forme au profit des Habsbourg. Le cabinet de Vienne dirigeait la politique de Berlin, et le successeur de Frédéric le Grand obéissait aux inspirations de la chancellerie impériale comme s’il n’eût été qu’un margrave de Brandebourg. Le génie de la Prusse n’abdiquait pas cependant. Quel essor de la pensée publique durant cette triste période ! Jamais on ne vit une foi plus grande dans les travaux de l’esprit, jamais un recueillement plus loyal ; c’est la période héroïque de l’université de Berlin. D’un côté, un peuple fidèle à ses traditions, obstiné à sa tâche, gardant comme un trésor le double héritage de la réforme et du XVIIIe siècle, de l’autre un gouvernement qui semblait avoir peur de son drapeau, voilà le spectacle que de 1815 à 1830 la Prusse a donné à l’histoire.
Même situation, plus douloureuse seulement, pendant les dix années qui suivent. La révolution de juillet avait eu son contre-coup au-delà du Rhin. Parmi les petits états de la féodalité germanique, les plus obstinés défenseurs de l’ancien régime avaient dû céder devant la volonté des peuples. Le libéralisme reprenait confiance. Généreuse agitation, frappée bientôt de stérilité ! Les passions révolutionnaires compromettent toujours les œuvres légitimes de la révolution. Que produisirent ces mouvemens soulevés par un malaise trop manifeste ? Ce qu’ils produisent partout quand ils ne sont pas réglés par une direction intelligente et forte. L’anarchie des idées, la violence des entreprises, fournirent des armes aux ennemis de la liberté. Toutefois, si un des gouvernemens de l’Allemagne avait essayé de donner satisfaction aux désirs qui travaillaient le pays, on n’aurait vu ni la fête de Hambach en 1832, ni l’émeute de Francfort en 1833. Ce pouvoir directeur invoqué par tous les esprits ardens, libéraux ou démocrates, c’était la Prusse ; la Prusse fit défaut à leur appel. L’homme d’état célèbre qui usait alors les plus rares qualités dans une lutte incessante contre la société moderne, M. de Metternich, avait décidément entraîné le cabinet prussien dans son cercle d’action. On voyait bien de temps en temps reparaître l’esprit libéral qui demeure toujours, quoi qu’on fasse, la tradition secrète, le tempérament intime de l’état organisé par le grand Frédéric ; lorsque les sept professeurs de Goettingue, en 1837, protestèrent contre les violences du roi de Hanovre, où trouvèrent-ils un refuge ? A Berlin. C’était une belle occasion d’affirmer aux yeux de tous le caractère de la Prusse ; Frédéric-Guillage III la saisit noblement, heureux en quelque sorte d’interrompre la prescription que lui avaient imposée si longtemps et sa propre faiblesse et l’influence de plus en plus prépondérante de la politique autrichienne. On n’en sentit que mieux dans toute l’Allemagne ce que pouvait la Prusse et ce qu’elle ne faisait point. L’accueil fait aux destitués de Goettingue n’avait été qu’un symptôme fugitif. Après cet éclair d’espérance, la situation étant devenue aussi sombre que par le passé, une sorte de désespoir s’empara des intelligences. Si la période de 1815 à 1830 avait vu se déployer la doctrine de Hegel avec ses ambitions démesurées et ses témérités prestigieuses, si l’école du puissant maître, comme une expédition conquérante, attirait les regards, occupait les âmes et les consolait de l’inaction, c’est quelques années avant 1840, c’est sous l’influence de ce long étouffement national que la jeune école hégélienne jeta son premier cri de révolte et fit du plus noble foyer d’études un foyer de rêveries exaltées. Les Annales de Halle, organe de la jeune école hégélienne, paraissent en 1838. « La Prusse n’existe plus, — dira bientôt un des chefs du parti, — nous quittons la Prusse pour l’Allemagne. » Et les Annales de Halle deviendront les Annales allemandes. La Prusse n’existe plus ! parole caractéristique dans le sujet qui nous occupe, indice de la haute place que les esprits même les plus violens assignaient à la monarchie de Frédéric. C’est comme s’ils eussent dit : Vous deviez prendre en main la cause de la société moderne, et vous abdiquez devant l’ennemi commun, Vous consentez à servir la sainte-alliance ! Trahis par ceux qui étaient chargés de nous conduire, nous ferons seuls nos affaires.
On vit bientôt cependant que la Prusse existait toujours. Dès l’avènement du roi Frédéric-Guillaume IV en 1840, c’est elle qui redevient le centre de l’Allemagne. Tant que le roi, si durement éprouvé en 1806, avait occupé le trône des Hohenzollern, il semblait qu’on fût d’accord pour ne pas troubler sa vieillesse. On se rappelait que, timide et irrésolu avant les jours d’épreuve, il avait grandi dans l’infortune. On lui savait gré de ne pas avoir désespéré de la patrie après Iéna et Auerstædt. Si les démocrates passionnés disaient que la Prusse était morte, les esprits sages ajournaient à l’ouverture d’un nouveau règne les réclamations du libéralisme. Aussi quel concert en 1840 ! De tous les points de la confédération éclatèrent des plaintes, des vœux, des cris d’espoir, des sommations impérieuses. Toutes les Allemagnes, celle du nord, celle du midi, toutes les Allemagnes libérales, avides d’action et d’unité, exigeaient que la Prusse prît enfin la direction de la cause commune. Ces désirs impatiens se faisaient jour par toutes les issues. Le philosophe dans sa chaire les exprimait aussi ardemment que le publiciste dans son journal ou l’orateur au sein des assemblées. On vit se former toute une légion de poètes qui jetaient aux échos les fanfares nationales et accusaient les lenteurs du gouvernement prussien.
Frédéric-Guillaume IV, intelligence brillante, caractère indécis, n’était pas fâché de ces manifestations tumultueuses malgré les embarras qu’elles lui causaient. Il jouissait en artiste de ces acclamations tour à tour enthousiastes ou menaçantes, au lieu d’utiliser en homme d’état cet élan de l’esprit public. N’osant se mettre à la tête du mouvement, il se gardait bien pourtant de le décourager. Tout son règne, quand on le considère à distance, semble n’avoir eu d’autre programme que celui-ci : laisser briller à tous les yeux l’idéal de l’unité allemande, en réservant à des successeurs plus hardis la mission de le poursuivre. Il rêvait, et, satisfait de son rêve, il eût voulu que tous les cœurs s’en contentassent comme lui. Il rêvait tout haut quelquefois, témoin ce jour où, haranguant une foule immense pressée sous le balcon de son palais, il annonçait ainsi sa politique : « Chevaliers, bourgeois, paysans, et vous tous, parmi cette foule innombrable, vous tous qui pouvez m’entendre, voici la question que je vous adresse : voulez-vous, en cœur et en esprit, en paroles et en actes, voulez-vous avec la loyauté sainte d’un cœur allemand, avec l’amour plus saint encore d’une âme chrétienne, m’aider à maintenir la Prusse telle qu’elle doit être pour ne pas périr ? Voulez-vous m’aider à développer plus richement chaque jour les ressources vivaces qui ont fait de ce pays, malgré son petit nombre d’habitans, une des grandes puissances de la terre ? Ces ressources, vous les connaissez, c’est le sentiment de l’honneur, la loyauté, l’amour de la lumière, l’amour du droit et de la vérité, surtout l’ardent désir de toujours marcher en avant, avec l’expérience de l’âge mur et l’héroïque intrépidité de la jeunesse. Êtes-vous bien résolus à ne point m’abandonner dans cette tâche, à y persévérer au contraire, à vous y obstiner avec moi dans les bons et dans les mauvais jours ? Répondez-moi donc par le son le plus clair et le plus joyeux de la langue maternelle, répondez-moi avec acclamations : Oui ! » Et les acclamations éclatèrent, bien qu’on ne s’entendît guère de part et d’autre. Tandis que ces mots de jeunesse, de maturité, d’héroïsme, résonnaient aux oreilles du peuple comme la promesse d’un développement viril et d’une marche en avant, le roi s’enthousiasmait secrètement pour je ne sais quelle restauration du moyen âge. Cette affectation de partager la nation allemande en classes distinctes, ces dénominations de chevaliers, de bourgeois, de paysans, adressées à des hommes dont le cœur battait à l’unisson et qui voulaient transporter enfin cette unité dans leur vie publique, c’étaient là des symptômes qui passèrent inaperçus en cette heure d’ivresse, mais qui ne tardèrent pas à prendre leur véritable sens. L’unité, forme trop révolutionnaire aux yeux de Frédéric-Guillaume IV, devait s’appuyer sur les institutions du XIIIe siècle pour ne pas effrayer ce mystique songeur. Relisez ses discours, rappelez-vous ses actes, interrogez les polémiques si vives, si curieuses, quelques-unes si éclatantes, auxquelles donna lieu son gouvernement et dont toute l’Allemagne fut le théâtre ; vous retrouverez toujours ce phénomène : ici, les peuples allemands avides d’une existence nouvelle, impatiens de concentrer leur action, impatiens de fournir leur part à l’œuvre commune de la moderne Europe ; là, l’héritier de Frédéric II à qui l’unité allemande n’apparaît que sous la forme d’une monarchie théocratique.
De ces rêves de saint-empire, une secousse terrible le rappela bientôt au sentiment de la réalité. La révolution de février venait d’éclater à Paris ; un même mouvement fait explosion au-delà du Rhin, et de proche en proche soulève les capitales. Comment l’Allemagne, étouffant dans ses liens, n’eût-elle pas saisi cette occasion d’agir ? Puisque la monarchie prussienne manque à sa mission nationale, la nation elle-même, à ses risques et périls, essaiera de se donner les institutions que des millions d’hommes réclament. Trois semaines après, le 17 mars, la révolution est à Berlin. Voyez pourtant les instincts monarchiques de l’Allemagne, et comme le grand intérêt qui domine tous les autres, le besoin de l’unité, modérera les combattans au milieu même des plus violens désordres ; l’émeute est victorieuse dans la capitale de la Prusse, et Frédéric-Guillaume IV n’a point perdu son trône ! Il est vaincu, il est obligé de courber la tête devant l’insurrection ; il n’a pas cessé d’être roi. Est-ce un otage que l’on garde avec défiance, comme la révolution gardait Louis XVI ? Non, c’est l’héritier du grand Frédéric, c’est le dépositaire des destinées de la patrie ; un instinct général avertit les vainqueurs que découronner la Prusse serait découronner l’Allemagne. Quelles que fussent, là comme ailleurs, les passions et les espérances d’une démocratie effrénée, le sentiment national est plus fort. Un mot a suffi pour désarmer les hommes qui viennent de vaincre les troupes royales dans les rues de la ville et qui assiègent déjà la sombre forteresse du palais : « je serai le roi allemand ! » a dit Frédéric-Guillaume IV en saluant les morts tombés sur les barricades.
La fièvre de 1848 a beau suivre son cours, le rôle attribué à la couronne de Prusse par la majorité du libéralisme allemand continue d’occuper les esprits. Au milieu des alternatives de la lutte, au milieu des entreprises de la démocratie et des résistances du pouvoir, tandis que le roi prend sa revanche des événemens de mars, met Berlin en état de siège, transfère les chambres à Brandebourg et finit par les dissoudre, le parlement de Francfort persiste à faire de Frédéric-Guillaume le représentant de l’unité nationale. Après l’avoir humilié à Berlin, la révolution prussienne l’appelait le roi allemand, quand il a repris son épée et vengé sa couronne, quand il est suspect aux libéraux, haï des démocrates, et soutenu seulement par une aristocratie impopulaire, la révolution allemande lui offre l’empire d’Allemagne.
Il y a quelques mois, avant que la guerre eût éclaté, on fut surpris de voir M. de Bismark proposer un système d’organisation fédérale qui excluait l’Autriche des cadres de la future Allemagne. Ce système était à l’ordre du jour depuis bien des années, et il avait été en 1848 l’objet d’une discussion solennelle. C’est l’Allemagne elle-même qui avait prononcé l’exclusion de l’Autriche après un débat où toutes les opinions furent entendues, tous les argumens développés de part et d’autre. Au moment du vote décisif, plus d’un cœur avait saigné. Rejeter hors de la communauté germanique la puissance qui en avait eu si longtemps la direction, l’état qui depuis tant de siècles personnifiait l’empire, n’était-ce pas une nécessité cruelle ? On crut pourtant que c’était une nécessité impérieuse. Parmi les acteurs de ces grandes scènes se trouvait le vieux poète des guerres de 1813, celui qui avait chanté les strophes célèbres : « Quelle est la patrie de l’Allemand ? Est-ce la Souabe ? est-ce la Saxe ? est-ce la Prusse ? est-ce l’Autriche ? Non, la patrie de l’Allemand, c’est toute la terre allemande. » Lorsque M. Maurice Arndt, appelé à émettre son vote, vota l’exclusion de l’Autriche, un des députés autrichiens lui cria ces mots : Was ist des Deutschen Vaterland ? et le vieux chantre du patriotisme retomba évanoui sur son banc. J’ai raconté ici même le détail de ces discussions mémorables ; qu’il suffise aujourd’hui d’en rappeler le résultat. Au mois d’octobre 1848, le parlement de Francfort, cette grande assemblée réunie comme une constituante pour fonder l’unité de l’Allemagne, discutait la loi de l’empire préparée par une commission qui siégeait depuis cinq mois. Ce parlement était l’expression fidèle de tous les états et de tous les partis entre lesquels était divisée la société germanique. Or 340 voix contre 76 ne craignirent pas de voter deux articles qui eussent obligé l’Autriche à se séparer de l’union allemande. Quelques mois plus tard, après de longues luttes sur les droits du futur empereur, on procédait à l’élection, et le président, M. Simson, en proclamait le résultat en ces termes : « Les 290 votes qui ont été émis se sont réunis sur le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV ; 248 députés ont cru devoir s’abstenir. Donc dans sa cent-quatre-vingt-seizième séance publique, le mercredi 28 mars 1849, l’assemblée nationale de l’empire, conformément à la constitution qu’elle a fondée, a remis au roi Frédéric-Guillaume IV la dignité d’empereur d’Allemagne à titre héréditaire. Puisse le prince allemand qui tant de fois a exprimé en d’immortelles paroles son chaleureux dévouement à la cause allemande, puisse ce noble prince devenir le soutien de l’unité, de la liberté et de la grandeur de notre patrie, maintenant qu’une assemblée sortie du sein de la nation entière, une assemblée comme il n’y en a jamais eu sur le sol de l’Allemagne, l’a élevé au faîte de l’empire ! Que Dieu soit avec l’Allemagne et son nouvel empereur ! »
Ce n’était là, je le sais bien, qu’une création idéale, un rêve et un fantôme d’empire ; l’effet moral subsistait pourtant, et les 240 voix qui s’étaient abstenues, si forte que fût cette minorité, ne pouvaient diminuer de beaucoup le bénéfice qu’en retirait la Prusse. Un grand nombre de ces voix étaient des voix prussiennes qui refusaient pour Frédéric-Guillaume, un présent auquel l’assemblée avait mis des conditions trop révolutionnaires. Quant aux autres, elles ne représentaient que le morcellement du pays, ce morcellement qu’il s’agissait de faire disparaître, et elles n’avaient pas même un candidat à opposer au roi allemand. Comment donc se fait-il que l’élection du 28 mars 1869 n’ait pas produit plus tôt les conséquences qu’elle renfermait ? Comment la chimère n’est-elle pas devenue plus tôt une réalité ? En d’autres termes, comment Frédéric-Guillaume IV et ses conseillers n’essayèrent-ils pas de mettre à profit cette manifestation du vœu public, sauf à faire modifier ensuite, par le parlement lui-même, tout ce qu’il y avait d’impraticable dans les conditions de la loi ? C’est qu’un homme venait de se révéler, un défenseur de la monarchie des Habsbourg, un politique hardi, qui eût été pour l’Autriche ce qu’a été pour la Prusse M. le comte de Bismark, si la mort ne l’eût frappé au milieu de ses victoires. Ce Bismark autrichien, — la postérité pourra le comparer au ministre du roi Guillaume Ier, quand elle aura en main tous les documens, — ce Bismark autrichien s’appelait le prince de Schwarzenberg.
Le prince de Schwarzenberg était devenu premier ministre de l’empire d’Autriche au moment où l’empire, ébranlé par trois révolutions successives, ramassait toutes ses forces pour échapper à tant de périls et prétendait se reconstituer sur des bases nouvelles. Le 27 novembre 1848, il inaugurait sa politique par une proclamation aussi ferme que hautaine, et cette proclamation annonçait une résistance inflexible à toutes les décisions du parlement de Francfort. Cinq jours après, le 2 novembre, l’empereur Ferdinand Ier, qui avait appelé à son aide ce hardi personnage, abdiquait en faveur de son neveu François-Joseph. Il est évident que le prince de Schwarzenberg avait présidé à ce changement de règne ; on reconnaît bien là son esprit net, pratique, résolu, prompt au conseil, aussi prompt à l’action. C’était lui, comment en douter ? qui avait persuadé au vieil empereur que des mains plus jeunes, plus libres, pouvaient seules toucher à ces grandes affaires, qu’une souveraineté nouvelle serait mieux à l’aise pour opérer les transformations inévitables, que nul souvenir, nul engagement ne l’empêcherait de satisfaire aux exigences de la situation. Dès lors la lutte commence et contre le parlement de Francfort et contre le cabinet de Berlin. Au mois de janvier 1849, tandis que le parlement se prépare à la seconde lecture de la constitution, et quand il n’est plus douteux que, l’assemblée offrira la couronne impériale à la Prusse, le prince de Schwarzenberg déclare que cet empire est impossible. Il fait appel à tous les intérêts particuliers, à toutes les traditions locales, à toutes les antipathies secrètes dont les unitaires demandaient le sacrifice au nom de la mère-patrie ; c’est l’esprit de division, de morcellement, c’est l’esprit féodal qui se dresse avec autant d’habileté que de vigueur en face de l’esprit moderne et de l’instinct national. En même temps, pour dédommager les imaginations allemandes, pour satisfaire ce besoin d’action et de puissance extérieure qui se confond chez un grand nombre avec le désir de l’unité, il fait briller aux yeux de l’Allemagne l’idée d’une fédération immense. « Dans le plan de l’Allemagne tel que le proposerait le gouvernement de sa majesté impériale, — ainsi s’exprime la note du 4 février 1849, — il y a place et pour tous les états allemands et pour toutes leurs possessions non allemandes. Le gouvernement de sa majesté ne craint pas que l’union plus intime de l’Allemagne et des possessions non allemandes de l’empire d’Autriche soit pour la patrie une cause de divisions et de luttes entretenues par l’esprit de race ; il y voit au contraire d’un côté et de l’autre une source d’inappréciables bienfaits. » En d’autres termes, la Hongrie, la Bohême, la Galicie, la Croatie, la Transylvanie, le Banat, le grand-duché de Posen, une partie du Danemark et de la Hollande, une partie de l’Italie, devaient former une agglomération formidable au cœur de l’Europe. Le prince de Schwarzenberg comprenait bien que les principes nouveaux, si favorables à la Prusse, ne pouvaient que rejeter l’Autriche hors de la communauté allemande, ou du moins l’y réduire à une position secondaire ; le seul moyen pour elle de reprendre son ancien rang, c’était d’introduire dans la fédération projetée ses Slaves, ses Magyars, ses Tchèques, ses Croates, et ceux qu’elle appelait ses Italiens. Avec ce mépris des peuples, qui était le fond de la politique de la sainte-alliance, le ministre de François-Joseph promettait d’en faire des Allemands. Dans ce vaste empire fédératif, l’Autriche reprenait alors l’avantage du nombre et pouvait arracher à la Prusse le sceptre que l’Allemagne restreinte offrait au successeur de Frédéric le Grand. L’ancienneté des souvenirs, l’idée du vieux droit si chère aux esprits germaniques, le prestige de la majesté impériale si longtemps inféodée à la maison de Habsbourg, avec cela une politique nouvelle et intrépide à la place du vieux système de ruse et de temporisation pratiqué par M. de Metternich, en un mot la politique inaugurée par M. de Schwarzenberg en face des irrésolutions de Frédéric-Guillaume IV, n’était-ce pas là, pensait-il, autant de gages de triomphe ? Or, si dans l’état de confusion et de malaise où se trouvait alors l’Europe ce rêve avait eu le temps de se réaliser, qu’on songe aux conséquences d’un plan si opposé aux principes de la société moderne, qu’on se représente cette fédération de soixante-dix millions d’hommes dominée par l’esprit de la vieille Autriche, et s’étendant de la Baltique à la Méditerranée, des frontières de la Russie aux frontières de la France !
Certes, pour qui considère ces choses à distance, après tant d’événemens qui ont vengé l’ordre nouveau, l’image que nous venons d’évoquer semble une fantasmagorie. — On ne pouvait, dira-t-on, soutenir une plus mauvaise cause par des moyens plus désespérés. Pour relever l’Autriche éliminée de l’Allemagne ou réduite à un rang subalterne par le seul développement du principe des nationalités, appeler à son aide les populations qui maudissaient le joug allemand, quelle folie ! n’était-ce pas rendre plus manifeste à tous les yeux le rôle bienfaisant de la Prusse ? n’était-ce pas rallier à sa cause bon nombre d’esprits qui hésitaient encore ? Eh bien ! telle était l’indécision de Frédéric-Guillaume IV, et telle fut l’ardeur impérieuse du prince de Schwarzenberg que, pendant trois années, la victoire appartint à l’Autriche. Ce furent d’abord des victoires diplomatiques. Au moment où Frédéric-Guillaume IV ne voulait ni accepter sans réserve ni refuser absolument la couronne impériale, qui donc l’obligea soudain à rompre avec l’assemblée, c’est-à-dire avec l’Allemagne elle-même ? qui le contraignit à reculer ? qui lui arracha des mains ce sceptre apporté solennellement par les représentans de la nation ? Le prince de Schwarzenberg. Les notes se suivaient, toujours plus pressantes. C’étaient des sommations plutôt que des notes : l’accent du commandement y éclate. Le prince de Schwarzenberg voulait à la fois détruire l’œuvre de la révolution allemande et humilier la Prusse ; il y réussit. C’est le 28 mars 1849 que le parlement de Francfort avait élu Frédéric-Guillaume IV empereur d’Allemagne à l’unanimité des suffrages exprimés ; le 28 avril, pressé entre la révolution qui le supplie et l’Autriche qui le menace. Frédéric-Guillaume emprunte les paroles mêmes du prince de Schwarzenberg pour condamner l’œuvre de l’assemblée de Francfort et rejeter son hommage.
L’Allemagne est là pourtant, impatiente de toucher au but, irritée de son impuissance, et le malaise profond qu’elle éprouve fait beau jeu aux chefs de la démocratie. La Prusse va-t-elle donc se renier elle-même ? Non ; il est impossible que le successeur de Frédéric II n’entende pas le cri de la nation. Un homme grave, l’ami et le conseiller secret du roi, — M. le général de Radowitz, — entreprend alors de dégager l’œuvre de Francfort des élémens révolutionnaires qui en ont causé la ruine. Ce que l’assemblée nationale n’a pu faire, le gouvernement prussien essaiera de l’accomplir. Un traité signé le 26 mai 1849 entre la Prusse, la Saxe et le Hanovre établit un commencement d’unité, l’union restreinte, comme on l’appelait, espèce de centre auquel on espérait bientôt rattacher les autres états germaniques, l’Autriche seule exceptée. Toute la seconde moitié de l’année 1849 est consacrée à ce projet, contre-partie ou plutôt rectification du plan voté à Francfort. Le système de M. de Radowitz institue deux pouvoirs qui représenteront l’unité allemande, le collège des princes et le parlement fédéral. Le collège des princes aura son siège à Berlin, le parlement fédéral à Erfurth. Au parlement issu de l’élection appartiendra le pouvoir législatif, aux princes désignés par les gouvernemens le pouvoir exécutif. Déjà l’union restreinte a donné signe de vie ; le parlement fédéral s’ouvre à Erfurth le 26 mars 1850, et M. de Radowitz, chargé de l’inaugurer au nom du roi, ne craint pas de dénoncer dans son programme « l’intelligente jalousie de l’Autriche. » Malheureusement M. de Radowitz est un esprit aux pensées élevées, aux combinaisons ingénieuses, plutôt qu’un homme de volonté précise. Figurez-vous l’âme la plus austère, mais la plus mystique tout ensemble, en face de ce terrible Schwarzenberg, qui supplée à la raison et au droit par l’arrogance des desseins et l’impétuosité de l’action. Que fait le prince de Schwarzenberg pour déjouer les nouvelles tentatives : de l’Allemagne ? Avant l’ouverture du parlement d’Erfurth, il avait détaché de l’union restreinte la Saxe et le Hanovre, c’est-à-dire les deux gouvernemens qui en avaient posé les bases avec la Prusse ; au moment où le parlement clôt cette première session, il signifie à toute l’Allemagne que ce sera la dernière. Il reconstitue la diète, la diète de 1815, la diète dont les peuples allemands ne veulent plus, la diète, qui n’est plus à leurs yeux que l’image du morcellement de la patrie et l’instrument de la domination autrichienne (26 avril 1850). Est-ce assez d’humiliations pour cette Prusse que ses traditions, son génie et l’enthousiasme de 1848 avaient failli porter si haut ? Elle est réservée encore à de plus dures épreuves. Quelques mois après, une affaire qui intéressait toute l’Allemagne, la lutte de l’électeur de Hesse avec la loyale population de ses états, exige l’intervention du pouvoir fédéral. La Prusse voudrait défendre le droit violé par l’électeur ; l’Autriche soutient le parti contraire, ne cherchant là qu’une occasion de montrer à tous l’impuissance de son ennemie. La diète reconstituée par M. de Schwarzenberg charge l’Autriche, et l’Autriche toute seule, de soumettre les Hessois. Vainement la Prusse réclame sa part d’action, vainement elle veut s’associer à l’Autriche et régler de concert avec elle ce conflit déplorable ; le prince de Schwarzenberg est inflexible, il est heureux d’humilier aux yeux de l’Allemagne et de l’Europe ceux qui ont failli recevoir l’empire des mains de la révolution. Comment peindre à ce moment l’indignation de la Prusse ? M. de Radowitz comprend qu’une plus longue patience est impossible ; il convoque la landwehr, et un cri d’enthousiasme lui répond : Guerre à l’Autriche ! c’est le vœu de la Prusse, c’est le salut de l’Allemagne. — La guerre n’eut pas lieu, l’épée de la Prusse fut remise dans le fourreau ; la situation de l’Europe, la crainte d’une conflagration générale, la crainte de la révolution toujours menaçante, l’intervention de la diplomatie, le caractère pacifique de Frédéric-Guillaume IV, surtout l’attitude inébranlable du prince de Schwarzenberg, firent prévaloir d’autres conseils. M. de Radowitz quitta le ministère, et la Prusse entra dans ce long recueillement d’où elle n’est sortie qu’après la mort de Frédéric-Guillaume IV, après la mort du prince de Schwarzenberg, avec un Radowitz bien autrement énergique et hardi qui se nomme M. de Bismark.
Nous sommes trop portés à oublier ces épisodes ; l’histoire contemporaine est celle que nous connaissons, le moins. Nos propres affaires à cette date, nos difficultés et nos périls attiraient notre attention d’un autre côté. Tout cela se passait à la fin de 1850 et dans la première moitié de l’année suivante. Il importe de s’élever au-dessus des mille détails des annales courantes, si l’on veut saisir l’enchaînement des faits. Je ne saurais douter, pour ma part, que les événemens extraordinaires dont nous sommes témoins n’aient leur origine dans les luttes que je viens de rappeler. Croit-on que ces douloureuses épreuves, succédant à des espérances si belles, n’aient pas profité à la Prusse ? Croit-on que l’arrogance de l’Autriche n’ait pas donné à la Prusse de nouveaux partisans dans les états secondaires, en même temps qu’elle l’empêchait de s’endormir et l’excitait à des revanches décisives ? Ne sont-ce pas ces conflits qui ont mieux dessiné à tous les yeux ce que les publicistes libéraux appellent la mission allemande de la Prusse ? Les causes immédiates de la dernière guerre sont assurément des plus tristes ; il y a eu des ruses, des manques de foi, tout un ensemble de tactiques mauvaises qui affligent encore les cœurs allemands au nord comme au sud de la ligne du Mein[1]. La punition de l’Autriche a éclaté au moment où elle faisait d’honnêtes efforts pour le bien, où elle continuait ses réformes intérieures, où elle essayait tour à tour différens systèmes en vue de concilier le droit de l’autorité centrale avec les droits des peuples réunis sous son sceptre ; on a pu enfin, même dans la France libérale, même au nom de l’équité, s’intéresser à la monarchie des Habsbourg ! C’est le jeu des choses humaines, c’est l’ironie de la destinée. Comme les changemens de ce monde dépendent presque toujours de causes lointaines, le coupable a souvent disparu quand le châtiment arrive. La morale fait bien de maintenir ses principes dans l’appréciation des faits particuliers ; mais la raison politique ne considère pas toujours les choses au même point de vue, elle cherche l’idée générale qui domine les circonstances fortuites et découvre une justice dans l’histoire.
L’Autriche obéissait au détestable esprit de 1815 et de la sainte-alliance quand elle empêchait les peuples allemands de suivre leur pente naturelle, et violentait dans la Prusse un des plus actifs représentans de la société moderne. Alors même qu’elle essayait de se régénérer pour son propre compte (et certes, depuis quinze ans, elle y a employé à maintes reprises les efforts les plus louables), chaque fois qu’un différend quelconque ramenait l’antagonisme des deux états, on voyait reparaître la tradition arrogante de la chancellerie impériale. Ceux qui ont suivi ces polémiques avec quelque attention ne me démentiront pas. Ce ton altier était devenu commun à toute la presse officielle. Quel mépris pour l’Allemagne du nord ! Je me rappelle un manifeste autrichien dont l’auteur s’écriait à propos d’une opinion exprimée par le cabinet de Vienne et discutée par le cabinet de Berlin : « Silence ! quand l’empereur a parlé, les margraves se taisent. » Le margrave, c’était le successeur de Frédéric le Grand. C’est ainsi qu’on effaçait d’un trait de plume cent cinquante ans de l’histoire d’Allemagne, le XVIIIe siècle et le XIXe. Incidens puérils, dira-ton, intempérances de la plume ! quelle polémique en est exempte ? Oh ! non pas ; c’était bien le fond de la pensée, le secret du système. Jusqu’au jour où M. de Bismark, avec les moyens qui lui sont propres et que je n’ai pas à juger en ce moment, a relevé tous ces défis, le gouvernement autrichien a considéré l’Allemagne comme un fief qu’il prétendait reconquérir, et la monarchie prussienne comme une vassale rebelle. Ainsi s’expliquent les proclamations du maréchal Benedek au début de la guerre, surtout ces instructions faites en vue de la victoire, instructions si étranges, si hautaines, si fortement marquées de l’esprit d’un autre âge, qu’elles ont dû paraître apocryphes à ceux d’entre nous qui faisaient des vœux pour l’Autriche sans la connaître assez. Cette « main de fer, » dont le maréchal menaçait « les peuples rebelles à l’autorité impériale, » ce n’était pas une image soldatesque, c’était un symbole politique. En ce vaste champ clos de la Bohême, de Koeniggrætz à Sadowa, deux principes inconciliables étaient aux prises, le principe de la sainte-alliance et le principe du monde moderne : c’est le principe moderne qui a vaincu.
Oui certes, il est permis de le dire, lorsqu’au lieu de regarder les choses d’une vue partielle on embrasse les faits dans leur ensemble, lorsque l’on considère à la fois leurs causés éloignées et leurs conséquences finales, on découvre une justice dans l’histoire. Maintenons ce principe avec les enseignemens et les consolations qu’il renferme. J’ai parlé de la punition de l’Autriche, punition heureuse après tout, puisque la monarchie de François-Joseph Ier a retrouvé si promptement les voies de son avenir. Elle hésitait depuis quinze ans entre les rénovations intelligentes que lui conseille l’esprit du siècle et les prétentions insoutenables que lui avait léguées l’ancien régime ; la voilà désormais affranchie des entraves d’une situation fausse. Rentrer dans l’ordre, comprendre sa destinée, pour les états comme pour les individus, c’est une victoire. Quand l’Autriche prétendait dominer l’Italie et l’Allemagne, que de haines elle attirait sur sa tête ! Elle n’a plus aujourd’hui qu’un rôle bienfaisant à remplir. En veillant sur ces peuples de race diverse, Tchèques, Magyars, Illyriens, qui ont tant besoin d’elle, car sans elle ils tomberaient en poussière, la monarchie des Habsbourg a devant elle une destinée glorieuse. Qui sait s’il ne lui sera pas donné de réparer ses pertes tout en servant les intérêts de l’Europe ? La puissance que nous appelons l’Autriche se nomme en réalité l’empire de l’est.
Si ce tableau est exact, si j’ai fidèlement résumé les mouvemens de l’esprit public en Allemagne, et je crois l’avoir fait en toute impartialité, j’ai à peine besoin de répéter cette question : de quel droit la France de 89 se serait-elle opposée aux événemens qui viennent de s’accomplir ? Ce que la Prusse est en train de faire avec une rapidité foudroyante, la France l’a fait pendant des siècles, sous toutes les formes, à travers tous les régimes. La France agissait au nom de son sentiment national, si fort dès le moyen âge ; la Prusse agit au nom des vœux de l’Allemagne. On nous arrête ici, on ne veut pas que nous comparions au merveilleux génie de la France et à ses agrandissemens successifs la politique d’une monarchie militaire, qui, la dernière venue parmi les états germaniques, a l’air de conquérir l’Allemagne plutôt que de travailler à l’organisation de la patrie. Je réponds que l’Allemagne a le droit de choisir qui elle veut pour réaliser son désir d’unité, et que, si son choix est périlleux pour elle ou lui coûte quelques sacrifices, c’est chose qui la regarde. Ce principe posé, le choix pouvait-il être douteux ? n’était-il pas commandé par l’histoire ? Ne fallait-il point que l’Allemagne s’adressât au pays qui a toujours représenté depuis un siècle les plus virils élémens du génie germanique, science, philosophie, travail de la pensée, et qui en même temps possédait la force nécessaire pour soutenir la cause commune ? Certes nous aurions mieux aimé que l’unité allemande se fit par la libre volonté de tous les peuples intéressés, ou du moins par l’Allemagne du centre et de l’ouest, par ces contrées moralement si riches, Saxe, Bavière, Wurtemberg, d’où sont sortis les grands théologiens, les grands poètes, les grands philosophes, premiers fondateurs de la communauté nationale. La destinée ne l’a pas voulu. L’histoire a décidé que chaque partie de la famille germanique contribuerait à l’œuvre générale ; l’Allemagne du centre et du sud-est, pendant une suite de siècles, a fourni les élémens de la pensée, l’Allemagne du nord depuis cent ans a donné l’énergie morale et l’organisation politique. Qu’importent donc les regrets en face de la nécessité ? Dans la situation présente, l’unité que l’Allemagne appelle ne pouvait se réaliser que de trois manières, par la révolution, par l’Autriche, par la Prusse. La révolution, c’eût été peut-être le chaos ; l’Autriche, c’était la sainte-alliance ; la Prusse, quoi qu’on puisse dire et quoi que les hommes d’état prussiens essaient de faire pour échapper à cette loi, c’est le droit nouveau issu de la France nouvelle.
Prenez garde, nous dit-on encore, cette nécessité dont vous parlez n’est point reconnue par tous, et on nous oppose les résistances du Hanovre, de la Saxe, de la Hesse elle-même, ces résistances que les vainqueurs ne dissimulent pas, qu’ils avouent dans leurs discours officiels, et qu’à défaut de cet aveu ils proclameraient par leurs actes, puisqu’ils prennent au nom du droit divin de la guerre, comme eussent fait des soldats de la sainte-alliance, ce qu’ils n’osent demander à la volonté des peuples. A cela je n’ai rien à répondre, sinon qu’après avoir exposé le droit de la Prusse, il est temps d’indiquer les obligations que ce droit même lui impose.
Un des écrivains qui soutiennent avec le plus de force la cause de l’unité de l’Allemagne par la Prusse, M. Henri de Treitschke, rédacteur en chef des Annales prussiennes, rappelait dernièrement les griefs du patriotisme germanique contre les souverains que la victoire de Kœniggrætz a renversés de leur trône, et, répondant aux plaintes des partisans de l’ancien régime, il disait : « Les légitimistes auront beau protester, ils n’arracheront pas de la conscience des peuples allemands ce principe désormais inébranlable, à savoir que le droit de la souveraineté implique des devoirs sacrés, et que, si le devoir est foulé aux pieds, le droit n’existe plus. » Appliquant ce principe aux choses actuelles, il ajoutait, il essayait de prouver que les souverains récemment dépossédés ou menacés de l’être avaient depuis longtemps fait litière de tous leurs engagemens, et que la révolution accomplie par la force des choses au lendemain de Kœniggrætz n’était que l’exécution tardive d’un jugement prononcé par la conscience de la patrie. Il y a donc des devoirs qui correspondent aux droits, et plus grand est le droit, plus grande aussi est la responsabilité. A moins de retomber dans la vieille pratique du droit de la force, dont on déguisait la barbarie sous le titre de droit divin, il faut bien reconnaître que c’est là le principe universel qui domine les souverains et les peuples. Cette vérité si simple est un point de départ qu’il n’est pas inutile de rappeler au moment où plus d’une école en Prusse semble disposée à ne pas en tenir compte. Que le parti de la croix, comme on l’appelle, le parti de cette noblesse aux prétentions féodales et théocratiques, fasse profession de mépriser tout ce qui limiterait le droit du vainqueur, tout ce qui impliquerait la reconnaissance du droit nouveau, c’est-à-dire le respect de la volonté populaire, comment s’en étonner ? Qu’un certain parti radical, au nom de la souveraineté du but, méprise aussi les sentimens des peuples et reproche au gouvernement prussien de ne pas marcher assez vite, rien de plus naturel. Nous savons que féodaux et radicaux, théocrates et jacobins, tiennent souvent le même langage. Tous les fanatismes se ressemblent par quelque côté. Le caractère du jacobinisme étant de combattre le moyen âge par les armes qu’il lui emprunte, c’est-à-dire de répondre à la terreur par la terreur, au droit divin par le droit révolutionnaire, les ressemblances que nous venons d’indiquer n’ont rien qui doive surprendre ; mais que le parti libéral, dont MM. Henri de Treitschke, Blüntschli, Julien Schmidt, Gustave Freytag, sont les représentans dans la presse allemande, invoque aussi la nécessité du moment pour glorifier ou absoudre chez les vainqueurs de Kœniggrætz la violation du juste, c’est là un symptôme plus grave. Voilà pourquoi je rappelle à ce parti les paroles de l’un de ses publicistes. M. de Treitschke a raison ; il n’y a pas de puissance humaine qui n’ait ses devoirs à remplir. La victoire, surtout une victoire comme celle de la Prusse, ne donne pas des dispenses, elle impose des obligations plus étroites.
Quels sont donc les devoirs de la Prusse ? Le premier de tous, c’est le respect du droit, du droit qui fait sa force, du droit que nous exposions tout à l’heure, et sans lequel les événemens de ces derniers mois révolteraient les consciences. Ce droit nouveau, c’est celui que chaque nation possède de se constituer intérieurement suivant son génie et ses intérêts, sans que nulle autre puissance ait la prétention d’y mettre obstacle. La Prusse, en imposant par les armes ce qu’elle eût obtenu du libre consentement des peuples germaniques, obscurcit une situation déjà fort compliquée par elle-même, et qu’il fallait éclaircir au plus tôt. D’où vient que les succès de la Prusse ont excité une répulsion si vive, je ne dis pas en France seulement, mais dans une grande partie de l’Europe ? C’est que les procédés d’où est sortie la rupture de l’ancienne confédération ont caché à bien des yeux la mission, nationale et libérale de la Prusse. Qu’importe que cette mission soit inscrite dans l’histoire depuis plus d’un siècle, qu’elle ait éclaté particulièrement depuis 1840 dans tous les grands mouvemens de l’opinion allemande ? Est-ce que l’opinion européenne connaissait tous ces détails ? Est-ce que le tableau des vingt-six dernières années, avec ses complications, ses contradictions, pouvait faire deviner aux étrangers ce qui paraît tout naturel aux Allemands ? Est-ce qu’il ne fallait pas une attention opiniâtre pour démêler la vérité dans ce fouillis de notes et de contre-notes ? L’intérêt le plus urgent de la Prusse après la victoire de Kœniggrætz était donc de manifester son droit en demandant l’approbation de l’Allemagne nouvelle. Après tout ce qui s’était passé à la veille de la guerre, cette victoire des idées n’était pas moins nécessaire que la victoire des armes ; car enfin, si l’ancien principe d’intervention est condamné par l’esprit moderne, il y a une sorte d’intervention que rien ne peut abolir : c’est l’intervention morale, c’est le jugement de l’Europe sur les membres de la communauté européenne, et à ce point de vue M. Virchow était bien inspiré lorsqu’il disait à la chambre des députés de Berlin, le 7 septembre dernier, que le procédé des annexions prussiennes entachait l’honneur allemand.
« Nous prenons ! » dit le vainqueur ; nous ne demandons pas aux enfans du Hanovre, de Nassau, de la Hesse, de consacrer par leurs votés le premier triomphe de l’unité allemande ; nous les confisquons, quia nominor leo. Nous prenons d’autorité les suffrages des peuples et l’or des banquiers. Comment s’étonner après cela que tant d’esprits honnêtes, sans parler des adversaires de parti-pris, nous disent par toute l’Europe : « Quel est donc ce droit nouveau que vous reconnaissez à la Prusse ? La Prusse elle-même n’en veut pas, elle n’admet que le vieux droit, le droit de la force, et, comme les théocraties d’autrefois, elle met ses injustices sous l’invocation de la Providence. » Hélas ! ce n’est pas seulement hors du cercle des vainqueurs que ces protestations se font entendre. Je lis dans un des organes les plus accrédités du libéralisme prussien et du patriotisme allemand, le Messager de la frontière, qu’à Berlin même, malgré l’ivresse des ovations, on voit bien des visages attristés, on devine bien des consciences qui se troublent. Arborer la bannière de l’unité au nom des principes de notre siècle et réaliser cette œuvre au nom des principes de l’ancien régime, quelle perturbation pour les âmes droites ! De pareilles équivoques répugnent à la loyauté allemande. On se demande où l’on va et si le parti de la croix est le seul qui ait lieu de se réjouir. C’est ce parti en effet, si puissant dans les hautes sphères de l’état, qui semble avoir en cette circonstance dominé le gouvernement ; c’est le parti théocratique et féodal, le parti qui déteste l’esprit moderne, qui nie le droit des peuples, qui ne cesse d’injurier la France, c’est ce parti-là qui a parlé le jour où le vainqueur a dit : « Nous prenons ! »
Je sais bien que le Messager de la frontière, en signalant avec franchise ce trouble de bien des consciences, s’efforce de les rassurer. « Ce qui se passe, dit-il, n’est-ce pas une révolution ? En temps de révolution, a-t-on le choix des moyens ? Ne faut-il pas courir au plus pressé ? ne faut-il pas saisir au vol le jour, l’heure, l’instant précis ? L’occasion, propice aujourd’hui, demain peut-être sera perdue. » Henri de Sybel, répondant ici même à notre collaborateur M. Forcade, disait quelque chose de semblable lorsqu’il affirmait que sur bien des points, en présence des menées légitimistes, d’énergiques mesures seraient nécessaires. Cet argument, tout le monde le sait, est le lieu commun des révolutions ; dans aucune circonstance, il ne m’a paru moins admissible que dans la révolution allemande : il ne s’agit pas ici d’une révolution accomplie par des forces populaires violemment déchaînées ; la révolution allemande a pour chef un grand état qui a pris en main la cause nationale afin d’empêcher la démagogie de s’en emparer et de la perdre. Les publicistes libéraux de l’Allemagne constatent même avec joie cette différence essentielle entre nos révolutions passées et leur transformation présente. « Il y eut un temps, dit M. de Treitschke, où les idées de la démocratie française dominaient le monde allemand, où ces rapides et heureuses batailles de la rue, qui dans la capitale d’un état centralisé décidaient du sort du pays, étaient considérées chez nous comme le type des révolutions. Les dix dernières années nous ont appris que les grandes transformations sociales des peuples civilisés s’accomplissent régulièrement par d’autres moyens, je veux dire par les forces militaires organisées. Le royaume d’Italie a été fondé par les armées de la France et du Piémont, et l’audacieuse expédition de Garibaldi contre le sud n’eût été qu’une aventure, si derrière ses hardis corps francs, comme un phare et un appui, ne s’était levée la force organisée de l’état piémontais. Même dans l’Amérique du Nord, où la liberté individuelle semble tout, où l’état ne semble rien, c’est une guerre régulière, c’est une puissance politique ramassant énergiquement ses forces qui a établi le nouvel édifice de l’Union. » Cette vue n’est pas sans justesse, et la philosophie de l’histoire peut la confirmer ; il y a toutefois, pour le dire en passant, une autre différence encore entre la révolution de France et les révolutions dont nous sommes témoins aujourd’hui : c’est que la France de 89 travaillait pour l’humanité, et que l’horrible grandeur de ses convulsions répondait à l’immensité de son entreprise. La révolution allemande est plus modeste ; elle accomplit une œuvre plus circonscrite, il lui suffit de réaliser chez elle ce droit nouveau que la France a donné au monde au prix de tant de sacrifices. Raison de plus assurément pour que la révolution allemande n’imite aucune des mesures violentes condamnées par l’histoire. De quelque côté que je la considère, je ne vois pour elle que la stricte obligation de respecter le droit moderne ; ses injustices seraient sans excuse.
Que la Prusse rentre donc au plus tôt dans la justice et la vérité ; qu’elle mette ses actions d’accord avec la mission qu’elle invoque. Si la France obéissait à de misérables pensées de haine contre la nouvelle Allemagne, nous ne pourrions que nous réjouir du tour donné aux événemens par les annexions prussiennes ; n’est-ce pas la Prusse elle-même qui par de tels procédés semble douter de son droit ? n’est-ce pas elle qui entretient la résistance chez les populations subjuguées par la force, et fournit des argumens à ses adversaires du dehors ? Nos conseils attestent notre désintéressement. Nous sommes persuadés qu’en soumettant aux suffrages des peuples la question de l’unité allemande par la Prusse, le cabinet de Berlin eût ennobli son triomphe. Toutes les difficultés dont on a eu peur, prétentions féodales, intrigues ultramontaines, inertie des petits états, somnolence de l’esprit public entretenue depuis si longtemps par les seigneurs, se seraient évanouies dans les acclamations générales. Les mauvaises passions, soit qu’elles se fussent produites, soit qu’elles eussent redouté le grand jour, eussent été moins dangereuses que dans les ténèbres où elles s’agitent ; les bons sentimens, engourdis par l’ancien régime, se seraient réveillés au soleil de ces grands jours. Étrange contraste, les écrivains libéraux de l’Allemagne (je trouve ce symptôme dans tous les manifestes que j’ai sous les yeux) sont obligés pour justifier la politique prussienne de jeter l’injure aux populations des petits états ! A les entendre, tout esprit public, tout sentiment national serait mort chez ces tristes ilotes, et c’est nous qui disons aux représentans de l’esprit prussien : Ne méprisez pas ces élémens de vie avec lesquels vous avez à organiser l’Allemagne future. — Les écrivains dont je parle font fausse route ; ils essaient de justifier ce qu’ils devraient condamner, ils travaillent pour le parti de la croix, qui est et restera leur implacable ennemi. Pourquoi refuseraient-ils d’entendre de notre part un avertissement fraternel ? Notre seul intérêt en ces affaires, c’est le désir de pouvoir défendre sans scrupules des événemens qui nous paraissent conformes au bien général. Soldats du droit, nous nous sentons atteints, lorsque nous voyons une des légitimes révolutions du monde moderne accaparée par l’esprit théocratique.
Si le respect du droit nouveau est le devoir manifeste de la Prusse victorieuse au nom de ce droit, il est d’autres devoirs qui dépendent de cette obligation principale et qu’il suffit de résumer en peu de mots : devoirs particuliers envers l’Allemagne, devoirs envers la société européenne, enfin, pourquoi ne pas le dire ? devoirs envers la France, qui la première a proclamé le droit des nations, et qui, dans ses rapports avec la Prusse, lui a rendu par sa neutralité un nouvel hommage.
Les devoirs de la Prusse envers l’Allemagne peuvent être définis d’une manière précise : il faut que, sans rien perdre de ce qui a fait sa force morale, elle disparaisse au sein de l’Allemagne nouvelle. Que ce mot ne paraisse pas trop fort, l’union de l’avenir est à ce prix. On ne demande pas au génie prussien de s’effacer, on lui demande de se transformer. On ne veut pas qu’il cesse d’être et d’agir, on veut qu’il acquière une existence plus haute, une action plus large et plus harmonieuse. Il y a quelque chose d’exclusif dans le caractère prussien. Issu de la réforme et façonné pour la lutte, ce peuple a gardé tous les avantages de son origine, la moralité forte, l’amour du travail, le goût de l’instruction, le sentiment du devoir ; il en a gardé aussi les inconvéniens, une sorte d’âpreté hautaine, de puritanisme dédaigneux et farouche. On peut dire de lui ce que Bourdaloue disait des controversistes protestans du XVIIe siècle : ils ont eu tous les mérites de l’esprit autant et quelquefois plus que les nôtres, science, éloquence, dialectique ; ils n’ont pas eu l’humilité. Quoi de plus naturel ? les minorités sont toujours sur le qui-vive ; il faut qu’elles aient conscience de leur force, qu’elles soient constamment prêtes à s’affirmer elles-mêmes. Dans le vieil empire d’Allemagne, la Prusse pendant plus d’un siècle a été une minorité énergique ; de là le sentiment si fier qu’elle a eu de sa valeur. Sa conscience lui disait qu’elle avait dans les mains l’avenir de la patrie allemande ; ses écrivains, ses hommes d’état le lui répétaient tout haut, et l’Allemagne, on l’a vu, a fini par mêler sa voix à ce concert. Au milieu des dangers qui la menaçaient, des humiliations qu’elle a subies, comment s’étonner qu’elle veillât sur ce dépôt de l’avenir avec un stoïcisme altier ? Ce n’était pas là seulement le signe distinctif de l’armée ou de l’administration, toute la nation était marquée à la même effigie. La science, la philosophie, la critique, la littérature prussienne tout entière manifestait ce double symptôme : une grande confiance en soi, un grand dédain d’autrui. Tout cela sentait la guerre ; la Prusse, au milieu des travaux de la paix, avait l’air d’un vaste camp hérissé de toutes parts. C’est de haut et par l’ascendant moral qu’elle prétendait dominer les autres familles allemandes, non pas de plain-pied, par la grâce et l’attrait. S’attachant aux plus viriles qualités du génie germanique, elle les raidissait, si je puis ainsi parler, elle les poussait à bout, au risque de les dénaturer. Rare exemple de constance et de foi ! grande expédition puritaine continuée de génération en génération même sous les plus mauvais gouvernemens, et que vient de couronner la victoire ! On peut ne pas éprouver de sympathies pour des vertus si farouches ; nulle âme droite ne saurait leur refuser son respect.
Il faut pourtant que tout cela change. En récompensant la vieille. Prusse, la victoire de Kœniggrætz doit la faire disparaître. Une Prusse nouvelle commence, qui, élevant le niveau moral et politique de l’Allemagne, viendra s’unir avec elle sur un terrain plus large. On ne cède pas à une vaine espérance en prévoyant ce résultat ; la transformation du caractère prussien se fera naturellement. La Prusse y travaillera, car c’est son devoir, et si elle n’y travaillait point, elle serait bientôt avertie par les difficultés les plus graves. Il n’y a pas de meilleur maître que la nécessité. Quand la nature des choses ordonne la marche à suivre, instinctivement ou de parti-pris force est bien d’obéir. Sans parler de l’accroissement des populations catholiques produit par l’annexion du Hanovre, combien d’élémens divers parmi les protestans de Nassau, de la Hesse-Électorale, de Hesse-Darmstadt ! Combien de variétés d’esprit et d’inspiration dans ce noble royaume de Saxe qui va faire partie de la confédération du nord ! Combien d’écoles généreuses et vivaces dans ces états du sud et de l’est qui peuvent s’unir avec elle ! Quelques jours avant la bataille du 3 juillet, un Prussien du duché de Nassau écrivait au Messager de la frontière : « Pour un Allemand du nord, les réunions populaires qui surgissent dans l’Allemagne du sud sont vraiment une énigme. Il ne comprend pas qu’on puisse se dire libéral, démocrate, socialiste, républicain-fédéral, et en même temps ne jurer que par l’Autriche, faire cause commune avec les ultramontains et les particularistes. Sans recourir à ce lieu commun que les extrêmes se touchent, essayons de trouver le mot de l’énigme. Cette coalition d’élémens hétérogènes dont le seul lien est la haine de la Prusse ou la haine au National-Verein, ou la haine des libéraux de Gotha, savez-vous ce qui l’a produite ? C’est la répugnance que cause l’état proprement dit, l’état organisé, l’état moderne, à des esprits qui ont vécu jusqu’à présent hors des conditions de l’état[2]. » Voilà bien une théorie prussienne ! Le Prussien est persuadé que son pays seul en Allemagne possède les institutions vitales de la société moderne ; il est persuadé que ses frères de Saxe, de Bavière, de Bade, de Wurtemberg, en s’unissant à la Prusse, passeraient de l’âge de tutelle à la majorité virile, et que, s’ils résistent sur tant de points, c’est que les austères devoirs de l’émancipation leur font peur. Eh bien ! ce sont ces explications insultantes, tout au plus excusables dans l’ardeur de la lutte, qui doivent disparaître à jamais. En s’habituant à considérer le mouvement de la vie allemande d’un point de vue moins étroit, les défenseurs de la Prusse comprendront ce qu’ils ont à gagner chez ces frères mineurs dont ils parlent encore avec tant d’injustice. Une des grandes lois de cet état moderne qu’ils invoquent, c’est l’expansion de toutes les forces et l’harmonie des contraires. D’heureux échanges s’établiront, et un peuple nouveau surgira. Voilà dans quel sens la disparition de la vieille Prusse au sein de l’Allemagne est une condition essentielle de vitalité pour l’œuvre accomplie et pour celles qui se préparent.
À ce respect de l’Allemagne, que nous considérons comme une des obligations de la Prusse, se rattache naturellement un autre devoir où toute la société européenne est intéressée. L’art allemand, la science allemande tiennent une large place dans le patrimoine du genre humain ; ayez soin de leur épargner le moindre dommage en ce renouvellement de la patrie. Un des charmes les plus pénétans de la culture germanique, c’était une sorte de candeur, d’ingénuité, une sorte de christianisme latent au milieu même des plus audacieuses témérités de l’intelligence ; c’était aussi la richesse des traditions, la diversité des écoles, l’émulation des capitales, surtout de ces capitales de l’esprit qu’on appelle les universités. Que de fleurs même dans les bruyères ! que d’arbres vigoureux dans les plis cachés des montagnes ! En Saxe, en Thuringe, dans les vallées du Neckar, combien de germes déposés par les siècles et qui s’épanouissaient à chaque renouveau de la pensée ! Tâchez que l’unité les respecte. Représentez-vous ce qu’un Goethe, un Schiller, un Louis Uhland auraient ressenti en face de ces changemens si graves, faites en sorte de ressentir vous-mêmes les délicatesses et les scrupules qui se seraient mêlés à leurs émotions patriotiques. Des voix, non pas hostiles, mais inquiètes, s’élèvent de bien des points ; il faut savoir les entendre. On dit que Gœttingue s’alarme, Gœttingue, le royaume des grands philologues, des historiens austères, des théologiens hardis et conservateurs tout ensemble ; Tubingue éprouverait peut-être à l’occasion des sentimens du même ordre. Ce sont des avertissemens qu’il n’est pas permis de négliger. Gœttingue, Tubingue, comme ces deux noms indiquent bien les ressources multiples de la science germanique ! Voilà deux grandes et fécondes écoles, l’une au nord, l’autre au midi, que la théologie a illustrées, et la plus audacieuse n’est pas l’école du nord. Donc, au midi comme au nord, prenez garde de ne rien amoindrir ; prenez garde enfin que, dans cette initiation à une existence nouvelle, l’ancien idéalisme national ne subisse aucune atteinte. Il y a un siècle, au moment où une vive ardeur de réformes, où maintes préoccupations, maintes études politiques et sociales étaient en train de modifier notre esprit public, Montesquieu s’inquiétait pour le caractère charmant de la société française, et demandait qu’il nous fût toujours accordé de faire gaîment et légèrement les choses sérieuses. Un Montesquieu allemand pourrait dire aujourd’hui : S’il y a au monde un peuple qui ait représenté plus particulièrement que les autres, non pas certes le mysticisme énervant, mais le spiritualisme désintéressé, le goût et la recherche de l’idéal, s’il est un peuple qui ait aimé entre tous la vie intime de l’âme, la vie chrétienne et philosophique, et qui ait porté cette disposition dans les sciences les plus sévères, ne l’empêchez jamais de faire poétiquement et idéalement les choses viriles.
Enfin, pour terminer par des vœux qui nous touchent de plus près encore, n’avons-nous pas le droit de demander que l’Allemagne future renonce une fois pour toutes à ses rancunes surannées ? La Prusse étant l’avant-garde de l’Allemagne d’autrefois, c’était chez elle que les colères patriotiques avaient été plus violentes, les ressentimens plus implacables. La sainte-alliance des peuples réclamée par le poète n’avait jamais eu de racines sur la terre prussienne ; au moindre mouvement de la France, les vieilles, il aines se réveillaient. Nous avions oublié Blücher ; nos voisins ne pouvaient consentir à oublier Auerstaedt et Iéna. Que de malentendus entre ces deux peuples si bien faits pour se compléter l’un l’autre ! Je ne parle pas de ces provocations risibles qui ne méritent pas de réponse : chaque peuple a ses fanfaronnades, et nous ne voudrions pas nous-mêmes être jugés par les Prussiens sur des propos de caserne ; mais que de méprises entre les deux nations, méprises exploitées si longtemps contre nous par l’esprit de 1815 ! Si ces défiances d’un autre âge reparaissaient encore, ce ne serait plus méprise, ce serait aveuglement. Ni la Prusse ni l’Allemagne ne peuvent méconnaître ce qu’elles doivent à la France. Je sais bien que la générosité en politique n’est pas toujours admise par ceux qui en profitent, je sais que la reconnaissance est souvent un poids pour les peuples, et qu’au nom même du patriotisme ils s’en croient dégagés vis-à-vis de leurs émules. Ces sentimens fâcheux ne se sont-ils pas déjà fait jour ? Les publicistes prussiens ne cherchent-ils pas à se persuader eux-mêmes que la neutralité de la France était non pas une preuve de désintéressement, mais un acte politique commandé par les circonstances ? N’affirment-ils pas que l’intervention de nos armes eût immédiatement réuni le nord et le midi de l’Allemagne sous les drapeaux de la Prusse, et que la grande œuvre de l’unité future, au lieu de traverser des complications sans fin, serait sortie toute rayonnante du sein de la guerre ? Nous croyons aussi qu’une guerre comme celle-là eût été impolitique autant qu’injuste ; nous croyons qu’en face du péril commun les rivalités allemandes, encore si vives, eussent fini par disparaître. Songez pourtant combien les choses vont vite dans nos campagnes du XIXe siècle, comme les coups sont rapides, décisifs, et quel mal nous aurions pu vous faire en prêtant notre appui à ces populations qui n’hésitaient pas à crier : Plutôt Français que Prussiens ! C’est aux Prussiens eux-mêmes que j’emprunte ces révélations ; on peut lire dans le Messager de la frontière du 20 juillet le curieux tableau de l’agitation du Wurtemberg avant et après la bataille de Kœniggrætz, — les comités démocratiques unis au gouvernement pour jeter des cris de mort à la Prusse, la Marche de Radetzky résonnant dans les jardins publics comme une marseillaise fédérale, les femmes occupées à faire de la charpie, les Prussiens comparés aux rebelles des États-Unis qui devaient être domptés par l’Union, enfin, à la nouvelle de la déroute autrichienne, le journal officiel de Stuttgart se tournant vers la France et invoquant son aide… La France n’a pas profité de ces appels, elle ne le devait pas, elle devait se montrer désintéressée sous peine de se démentir ; faut-il donc, parce qu’elle a rempli son devoir, méconnaître dans sa conduite une vive sympathie pour les destinées de l’Allemagne ? Et, quand il s’agit d’une nation aussi honnête que la nation prussienne, ne serait-ce pas lui faire tort que d’invoquer seulement les raisons politiques qui l’attirent désormais dans le cercle de nos idées, sans lui rappeler en même temps que les haines de race entre elle et nous sont pour jamais détruites, qu’elle nous doit quelque chose, que nous avons le droit de compter sur sa justice et même sur sa gratitude ?
Telles sont les obligations que la Prusse a contractées par sa victoire, et qu’elle remplira fidèlement. Lorsque le grand Frédéric, n’étant encore que prince royal, pressentait déjà la gloire future de sa maison, il lui arriva un jour, dans le pur enthousiasme de l’adolescence, d’écrire les paroles que voici : « Je souhaite à cette maison royale de Prusse de sortir complètement de la poussière où elle est restée jusqu’ici ; je souhaite qu’elle devienne le refuge des malheureux, l’appui des opprimés, la Providence des pauvres, l’effroi des méchans ; mais si le contraire arrivait, si, ce qu’à Dieu ne plaise ! l’injustice et l’hypocrisie devaient y triompher de la vertu, alors je lui souhaite, à cette maison royale, une chute plus prompte, plus rapide, que ne l’a été son élévation. » Admirable stoïcisme ! celui qui parlait de la sorte en 1731 exprimait la loyauté morale de son peuple comme il devait en représenter plus tard l’énergie et la ténacité. De plus il se formait déjà aux leçons de la France ; c’était le moment où il apprenait la politique dans Massillon, où, charmé des histoires du vieux Rollin, il le remerciait avec une effusion respectueuse, où il goûtait l’amour de l’humanité dans les premiers écrits de Voltaire. Ne semble-t-il pas que ce touchant épisode se reproduise sous une forme grandiose dans les événemens auxquels nous assistons ? L’Allemagne et la France se sont retrouvées ; l’une avec sa généreuse initiative, l’autre avec sa vigueur morale, appartiennent désormais au même ordre de sentimens et de principes créé par le génie de 89. Si d’autres influences essayaient de prévaloir chez nos voisins, si l’esprit des vieilles coalitions tentait de mettre à profit cet accroissement de la Prusse ; si le résultat des derniers événemens n’était pas de satisfaire les légitimes désirs de l’Allemagne en ouvrant un plus large cadre à son activité pacifique ; si l’on n’avait songé qu’à constituer plus fortement une monarchie militaire contre les idées que nous représentons dans le monde ; si le parti théocratique, ranimant les rancunes du passé, triomphait de l’opinion libérale ; si la Prusse se tournait vers la Russie au lieu d’accepter la main de la France ; si cette révolution enfin, que nous considérons sans jalousie mesquine comme sans appréhension indigne de nous, devenait, selon les paroles que je viens de citer, une œuvre d’injustice et d’hypocrisie, le châtiment ne se ferait pas attendre. L’Allemagne elle-même, sans que nous eussions besoin de nous émouvoir, la noble Allemagne de l’avenir se rappellerait le vœu stoïque et terrible de Frédéric le Grand.
SAINT-RENE TAILLANDIER.