Études sur le XVIIe siècle/02

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ETUDES SUR LE XVIIe SIECLE

II.[1]
CARTÉSIENS ET JANSÉNISTES.

I. Essai sur l’esthétique de Descartes, par M. Emile Krantz. Paris, 1882, Alcan. — II. Pascal physicien et philosophe, par M. Nourrisson. Paris, 1885, Perrin. — III. Étude sur le scepticisme de Pascal, par M. Droz. Paris, 1880, Alcan. — IV. Les Sceptiques grecs, par M. Victor Brochard. Paris, 1887, Alcan.

C’est une opinion communément reçue que Descartes et le cartésianisme auraient exercé au XVIIe siècle, non-seulement sur la direction des idées, mais aussi sur la littérature, et conséquemment sur la forme de l’art classique, une influence considérable. M. Désiré Nisard, dans son Histoire de la littérature française, M. Francisque Bouillier, dans son Histoire de la philosophie cartésienne et, plus récemment, M. Emile Krantz, dans un remarquable Essai sur l’esthétique de Descartes, l’ont soutenu, enseigné, démontré tour à tour, chacun d’eux enchérissant sur son prédécesseur, et le dernier réussissant même, par une espèce de tour de force, à faire sortir des leçons de Descartes la poétique de Boileau, les romans de Mme de Lafayette, et la tragédie de Racine. On admet, d’autre part, qu’après avoir ainsi déterminé les caractères généraux de la littérature du XVIIe siècle, l’influence du cartésianisme, enveloppée pour ainsi dire dans le discrédit de la physique prétendue chimérique du maître, aurait cessé de se faire sentir dès les premières années du XVIIIe siècle. Une philosophie nouvelle, celle de Locke et de Condillac, la philosophie de la sensation, comme on l’appelle d’ailleurs assez improprement, aurait alors suscité une nouvelle littérature : celle de Voltaire et de Montesquieu, de Diderot et de Rousseau, de d’Alembert et de Condorcet.

Cette opinion est-elle conforme à la vérité des faits ? l’influence du cartésianisme, dont on verra que nous ne méconnaissons pas la grandeur, a-t-elle bien été ce que l’on croit? et ne commet-on pas enfin une erreur assez grave sur la nature, sur le temps précis, et sur la portée de son action? C’est ce que je me propose ici d’examiner. Je n’ai d’ailleurs aucune raison de ne pas dire dès le début qu’il s’agit de renverser ou de retourner l’opinion, et de montrer que l’influence du cartésianisme, nulle au XVIIe siècle, excepté peut-être en physique, a tout entière agi, cinquante ou soixante ans plus tard, sur ceux-là mêmes de nos grands écrivains qui croyaient, et que l’on croit, sur leur parole, qui l’ont le moins subie.


I. — LA FORMATION DU CARTÉSIANISME.

Pendant les dernières années du XVIe siècle, et dans les années toutes récentes encore du règne d’Henri IV, le scepticisme ou le « libertinage, » comme on l’appelait alors, avait fait d’étranges progrès. Les Essais de Montaigne, avidement lus, l’avaient insinué, l’insinuaient plus subtilement et plus profondément tous les jours; d’autres ouvrages, plus grossiers, parmi lesquels il faut citer l’énigmatique Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville, en avaient mis les conclusions à la portée des intelligences vulgaires ; et la licence enfin des mœurs de cour, en achevant de brouiller dans les esprits les idées de deux choses distinctes : le désordre de la conduite et la liberté de penser, avait achevé de les autoriser publiquement l’une et l’autre. En vain la religion et la philosophie avaient-elles essayé d’en barrer ou d’en ralentir le cours. En vain du Vair, dans sa Philosophie morale des stoïques, et Charron, dans son Traité de la Sagesse, — ce Charron que l’on regarde à tort comme un disciple de Montaigne, parce qu’il en est le plagiaire, — avaient-ils tenté quelque chose d’analogue à cette Apologie de la religion chrétienne, dont on croit distinguer, dans les Pensées de Pascal, au moins les grandes lignes. En vain, François de Sales, en rendant la religion plus humaine et surtout plus traitable, s’était-il efforcé de l’accommoder au monde, de peur que le monde ne s’habituât à se passer d’elle. En vain Bérulle et Saint-Cyran, plus durs, avaient-ils tâché de reconquérir par l’attrait de la sévérité chrétienne les âmes qui glissaient hors de la main des « doux. » Ils avaient tous également échoué. Même la terreur, même le supplice de Vanini, brûlé, ert 1619, par les magistrats de Toulouse, ou celui de Jean Fontanier, brûlé deux ans plus tard, en 1621, par les juges de Paris, n’y avaient pu faire davantage. Favorisé qu’il était par de nombreuses causes, — dont les troubles de la fin du siècle, et le caractère plus qu’impie des querelles de religion, n’avaient pas sans doute été la moins agissante, — le mal avait continué de croître. C’est en 1623, dans un endroit souvent cité de ses Quœstiones in Genesim, que le savant père Mersenne, celui qui devait être un jour non-seulement le factotum, mais le facteur, si je puis ainsi dire, ou la « boîte aux lettres » de Descartes, passant en revue l’Europe catholique, n’évaluait pas le nombre des athées à moins de « 50,000, » pour Paris seulement. « Et il y a telle maison, disait-il, où j’en nommerais bien, si je le voulais, jusqu’à douze : In unica domo possis aliquando reperire duodecim qui hanc impietatem vomant. »

Athées ou sceptiques, en quoi consistaient leurs doctrines? ou même en avaient-ils une? C’est la question à laquelle on aurait depuis longtemps répondu, si nous n’avions été nourris dans le respect de l’une des paroles certainement les plus absurdes qui soient jamais tombées de la bouche d’un doctrinaire. Le doctrinaire, c’est Royer-Collard, et la parole absurde, c’est que « l’on ne fait pas au scepticisme sa part. » Mais, au contraire, on fait toujours sa part au scepticisme, puisqu’il n’y a pas un sceptique, — depuis Sextus Empiricus jusqu’à l’auteur de la Critique de la raison pure, — qui ne la lui ait faite ; et, du moment qu’on la lui fait, on fait nécessairement aussi celle des certitudes et des vérités que l’on met en dehors et au-dessus du doute. En réalité, les athées ou les « pyrrhoniens » du père Mersenne, ainsi qu’il les appelle lui-même dans un autre de ses ouvrages, ne sont pas des sceptiques, ou du moins, ne l’étant, avec leur maître Montaigne, que par rapport à la morale et à la religion, ce sont plutôt des épicuriens, ou même déjà des rationalistes. Ils ne trouvent point les preuves de la religion solides, — celles que Charron, par exemple, a exposées dans son livre des Trois Vérités, ou Raymond Sebon, avant lui, dans sa Théologie naturelle, traduite par Montaigne; — et ils ne croient pas davantage à l’objectivité du devoir, à l’universalité de la morale, ou à l’immutabilité de la justice. Aussi le langage populaire, qui est plein de ces profondeurs, les a-t-il admirablement appelés de ce nom de « libertins, » qui, s’il n’a point au XVIIe siècle le sens que nous lui donnons aujourd’hui, n’est pas non plus tout à fait synonyme de « libre penseur, » mais qui enveloppe les deux acceptions ensemble, et, si l’on peut ainsi dire, qui les solidarise. On est libertin, en ce temps-là, dans la mesure où la religion, en contraignant la liberté des allures, gêne la licence des mœurs; et ce que l’on attaque dans l’autorité de son enseignement, comme le rediront bientôt en vingt manières les Bossuet et les Bourdaloue, qui s’y connaissent peut-être, c’est la sévérité de sa discipline. Comment d’ailleurs en serait-il autrement? et sur quoi la négation eût-elle pu s’appuyer à une époque où ni la critique des textes, ni l’exégèse, ni l’histoire des religions, ni la science enfin n’étaient encore nées?

C’est ce qui ressort d’un autre livre : la Doctrine curieuse des beaux esprits, ou prétendus tels, publié, en 1623, par le révérend père Garasse, de la Société de Jésus, que ses démêlés avec Balzac et avec Saint-Cyran, le père du jansénisme, devaient rendre presque célèbre. Il y dénonçait à son tour, bruyamment, avec une violence d’invective qui se sentait encore des fureurs et du mauvais goût des prédicateurs de la ligue, ces maudits athéistes, « ivrongnets, moucherons de taverne, Sardanapales, bélistres et autres jeunes veaux : » ce sont là de ses moindres coups, et, s’il s’en fût tenu à de pareilles injures, nous aurions lieu de louer sa modération. Le livre était particulièrement dirigé contre ce malheureux Théophile de Viau, l’auteur de Pyrame et Tisbé, tragédie plus inoffensive encore que ridicule; d’une traduction ou d’une paraphrase du Phédon, peu fidèle, encore moins orthodoxe; et enfin, et surtout, d’un Parnasse satyrique, dont les obscénités brutales ramenaient dans la langue française, avec l’ancienne grossièreté latine, la moderne corruption italienne : les « priapées » des Minores dans les Ragionamenti de l’Arétin. Théophile avait fait école ; et autour de lui se groupaient les Frénicle, les des Barreaux, les Saint-Pavin, les Mitton, jeunes alors, Lhuillier, ce maître des comptes qui fut le père de Chapelle, et dont il faut lire l’historiette dans Tallemant des Réaux, d’autres encore dont il n’est demeuré que les noms. Entre autres principes, ils professaient « qu’il n’y a point d’autre divinité ni puissance souveraine au monde que la NATURE, — c’est Garasse qui imprime le mot en capitales, — laquelle il faut contenter en toutes choses, sans rien refuser à notre corps ou à nos sens de ce qu’ils désirent de nous. » Et, il est vrai de dire que, de la première partie de cette maxime, ils n’étaient point assez forts pour en tirer toutes les conséquences, qui d’ailleurs aujourd’hui même ne sont pas épuisées, mais ils tiraient très bien celles de la seconde; — et il y en a quelques-uns parmi eux qu’elles devaient suffire pour mener finalement assez loin.

Or, en ce temps-là même, Descartes venait de rentrer en France, après avoir promené, six ou huit ans durant de Hollande en Allemagne et d’Allemagne en Italie, sa curiosité presque universelle, son besoin de remuement, et cette imagination inquiète, ardente et chimérique dont il semble que ses biographes, s’ils n’ont pas ignoré la puissance, ont méconnu du moins la singularité. Indépendant d’humeur, et même un peu farouche, libre de sa personne, maître de ses loisirs, il avait beaucoup vu et beaucoup médité. Il avait aussi beaucoup lu et beaucoup retenu. Dirai-je à ce propos que c’est ce qui parfois me gâte un peu son personnage, la tranquille assurance avec laquelle, quand il se souvient, il prétend qu’il invente? On ne peut guère douter au moins qu’il connût le livre de Garasse, puisqu’il y a textuellement emprunté la première phrase de son Discours de la méthode: « qu’il n’y a partage au monde si bien fait que celui des esprits, d’autant que tous les hommes pensent en avoir assez... » Ce qui est encore plus certain, c’est qu’en rentrant à Paris, il y trouvait son ami Mersenne tout occupé d’un livre, dont le titre : la Vérité des sciences démontrée contre les Pyrrhoniens, semble en quelque façon, dix ou douze ans d’avance, prévenir ou prédire le Discours de la méthode. Mais, puisqu’il avait pris soin, racontent ses biographes, de consigner dans une espèce de Journal de ses voyages, aujourd’hui perdu, que, le 10 novembre 1619, étant à Prague, « l’esprit de vérité était descendu sur lui » pour lui révéler les principes de sa méthode future, nous voudrons bien l’en croire. Nous dirons donc seulement que, de 1625 à 1629, il ne passa pas impunément quatre années à Paris, et que, si ce n’est point alors qu’il « trouva, » c’est alors du moins qu’il « arrêta » quelques-unes de ses principales idées, ou, si l’on aime mieux, c’est alors qu’il en adapta l’expression aux circonstances, Le Discours de la méthode ne devait paraître pour la première fois qu’en 1637, mais on peut tenir pour assuré qu’il était fait, sinon écrit, dès 1628, et que ceux qui pressèrent Descartes de l’écrire, — au premier rang desquels il faut mettre le père Mersenne et le cardinal de Bérulle, — en escomptaient déjà l’heureux effet sur ou contre les « libertins. » Ils se trompaient cruellement, et on le verra tout à l’heure.

Nous n’avons pas l’intention d’analyser ici le Discours de la méthode : il est dans toutes les mémoires ; non plus que d’y joindre les Méditations métaphysiques ou les Principes de philosophie, pour en approfondir le sens : ce serait tomber dans l’erreur commune des interprètes de Descartes, et généralement des historiens de la philosophie. Je veux dire par là que, s’il est intéressant de savoir ce que Descartes a pensé, il l’est bien plus encore de savoir ce que ses contemporains ont cru qu’il avait pensé. Car les doctrines et les systèmes n’agissent que dans la mesure où ils sont compris, et ceux qui les adoptent en sont autant les inventeurs que ceux qui les ont enseignés. Faut-il en donner un mémorable exemple? Lorsqu’il y a quelque cent ans, Kant écrivait sa Critique de la raison pure, ce n’était pas, nous le savons, pour fortifier ou pour multiplier les motifs de doute. Bien au contraire, tout ce qu’il enlevait à l’autorité de la raison pure, il se proposait de le restituer à la raison pratique, et ainsi de fonder, sur les ruines de l’ontologie, la certitude et la souveraineté de la loi morale. Cependant, contre son intention formellement déclarée, il nous a plu, à nous, de diviser son œuvre ; nous avons étendu sa critique aux vérités qu’il en avait lui-même exceptées ; et enfin, du philosophe qui peut-être a parlé le plus noblement du devoir, nous avons fait le théoricien du scepticisme transcendantal. Est-ce lui qui n’a pas connu la portée de sa critique? Est-ce nous qui ne l’avons lui-même qu’à moitié compris? Mous répondons qu’autant la question est curieuse pour les historiens de la philosophie, autant est-elle indifférente à ceux qui ne veulent étudier dans l’histoire que les suites effectives et les conséquences réelles du kantisme. Pareillement, dans le cartésianisme, la façon dont on l’a compris ou entendu, ce que les contemporains ou la postérité de Descartes y ont VII, ce qu’ils y ont mis peut-être, voilà uniquement ce qui nous intéresse. Même une étude plus particulière, plus approfondie, plus voisine de la lettre ou de l’esprit du texte, bien loin de nous être nécessaire, — et sans compter qu’on la trouvera partout, — ne pourrait que contribuer à nous induire en erreur sur la nature de son influence. Nous croirions en effet que ce qu’il y a de capital ou d’essentiel dans le Discours de la méthode l’est, ou le doit être aussi dans le cartésianisme. Et nous discernerions alors moins clairement les trois ou quatre thèses fondamentales auxquelles on peut ramener et réduire la doctrine entière.

La première est celle de l’Identité de l’être et de la pensée. On sait en quoi elle consiste : si seulement on apprend ce que l’on n’a pas su jusqu’alors, — et ce qui fait proprement l’objet, comme aussi toute la nouveauté de la méthode cartésienne, — c’est-à-dire à distinguer la pensée de tant d’imitations ou de contrefaçons d’elle-même, qui sont les impressions des sens, les fantômes de l’imagination, ou les visions du rêve, tout ce qu’on pense existe, rien n’existe qu’autant qu’on le pense, et la pensée enveloppe l’existence de son objet. C’est ce que Spinosa, plus cartésien encore que Descartes, a exprimé quelque part, dans son Éthique avec sa concision et son énergie singulières. Si Dieu n’existait pas, dit-il, il y aurait donc dans l’entendement humain quelque chose de plus que dans la nature, ce qui est de soi parfaitement absurde. Une conséquence résulte immédiatement de là, qui fait la deuxième des grandes thèses du cartésianisme : c’est celle de l’Objectivité de la science. En voici le bref résumé : ceux qui ont attaqué la vérité de la science, en s’autorisant contre elle de ses erreurs, n’ont connu ni la nature de l’erreur, ni celle de la science. L’erreur ne prouve que contre celui qui l’a commise, et, contre celui-là même, tout ce qu’elle prouve, c’est qu’il a confondu « le sensible » avec « l’intelligible, » ce que Descartes appelle ses idées « adventices » ou « factices, » avec ses idées « innées. » On peut d’ailleurs donner une confirmation a posteriori de l’objectivité de la science, si par exemple, comme il fait en son Traité du monde, il n’y a pas un phénomène ou une apparence dont on ne fournisse une explication mécanique, géométrique par conséquent, et par suite enfin rationnelle. La vérité ne dépend donc pas de la constitution de nos organes ; elle est la trace ou le souvenir en eux, si l’on peut ainsi dire, de sa propre manifestation ; ou encore, et puisque la raison et la vérité ne font qu’un, la science n’est que l’expression des correspondances qui existent entre elles à travers l’étendue.

De la combinaison de ces deux idées, il s’en forme une troisième : c’est celle de la Toute-Puissance de la Raison. La raison peut tout dans sa sphère, et rien ne la dépasse ; elle est égale ou adéquate au monde. Quœlibet intelligentia potest intelligere, quia omne intelligibile. Cette formule est de Dans Scot, un de ces scolastiques dont je ne répondrais pas qu’à La Flèche, ou ailleurs. Descartes n’ait pas lu les Barbouillamenta. Une fois dégagés des illusions des sens et de l’imagination, nous sommes les maîtres de l’univers; et, sortis de la région du doute, nous entrons pour jamais dans celle de la certitude et de l’immuable vérité. Avec un peu de matière et de mouvement nous pouvons créer le monde, et avec un peu de patience ou de persévérance nous pouvons obliger la nature à nous livrer ses derniers secrets. Car la méthode est infaillible, et si l’ancienne ignorance ne provenait que de ne l’avoir pas connue, l’erreur ne procédera désormais que de l’avoir mal appliquée. Qu’on nous donne seulement le temps : ce qui est obscur s’éclaircira; les problèmes qui résistaient aux vains efforts de l’imagination, la raison les résoudra; nous verrons les liaisons des effets et des causes ; et nous connaîtrons enfin la formule ou la loi suprême dont les sciences particulières ne sont encore jusqu’ici que de lointaines approximations.

C’est ainsi qu’une quatrième idée, celle du Progrès à l’infini, s’ajoute aux précédentes, les prolonge, et les continue, — d’autant plus naturellement que Descartes n’a jamais séparé l’idée de la science de celle de ses applications, la physiologie de la médecine, et la « méchanique » de l’utilité dont elle pouvait être « pour la diminution ou le soulagement des travaux des hommes. » L’âge d’or que ses contemporains, à l’imitation des Romains ou des Grecs, mettaient toujours dans le passé, c’est dans l’avenir qu’il nous en montre la vision confuse. A chaque progrès de la théorie répondra maintenant un progrès de la pratique, dont les limites, si jamais nous les atteignons, ne se rencontreront qu’aux confins mêmes du monde. Héritiers de toutes celles qui l’auront précédée dans la vie, chaque génération nouvelle, ajoutant quelque chose au patrimoine commun de l’humanité, l’accroîtra, pour sa part d’un enrichissement durable. Et la vie même se perfectionnant avec la science, le progrès de l’espèce imitant ou suivant celui de la connaissance, nous deviendrons « comme des dieux, » à moins que, soustraits aux conditions de la mortalité, nous ne devenions Dieu lui-même.

Et par là enfin, une cinquième et dernière idée, se dégageant de celle du progrès, achève de caractériser l’essentiel du cartésianisme : c’est celle de l’Optimisme. Qui donc a dit qu’il n’y avait pas de philosophie un peu profonde qui n’inclinât au pessimisme? Ce n’était pas sans doute un cartésien, car, généralement vraie des philosophies morales, de celles qui s’enferment elles-mêmes dans le cercle de l’expérience humaine, la remarque ne l’est pas des autres. Mais en tout cas, pour le cartésianisme, les principes qu’il avait posés ne pouvaient pas ne pas le conduire nécessairement à l’optimisme. Aussi aucune philosophie n’a-t-elle conçu la vie d’une manière plus optimiste, ni plus hardiment soutenu que la vie se compose de plus de biens que de maux ; et ce caractère, qui n’en est pas le moins original au XVIIe siècle, n’est pas non plus celui qui devait être d’abord le moindre obstacle à sa fortune.

On ne saurait en effet s’empêcher d’observer que le Discours de la méthode ne semble pas, dans le temps de sa publication, avoir fait grand bruit dans le monde. Non-seulement dans sa nouveauté, mais dans le cours même du XVIIe siècle, à peine en connaît-on quelques rares éditions; et c’est une preuve au moins qu’il ne fut pas beaucoup lu. Il est vrai que Chapelain, dans sa Correspondance, en parle avec éloges, et nous avons des témoignages de l’estime de Balzac pour Descartes. Mais peut-être que Chapelain, quoique l’on ait tenté pour le réhabiliter, sinon comme poète, au moins comme critique, n’est pas un juge autorisé des choses de la philosophie ; ni l’éloquent Balzac, du fond de son Angoumois, un garant bien sûr de l’opinion publique. En réalité, si l’on y regarde de près, trois sortes d’hommes seulement parurent s’intéresser, en France, au Discours de la méthode : les mathématiciens ou les curieux, le père Mersenne, Clerselier, Desargues, Roberval, Fermat, les Pascal, non point tant pour lui-même que pour les trois « Essais » dont il était suivi : la Dioptrique, les Météores, qui contenaient la première explication de l’arc-en-ciel, et la Géométrie, le plus mémorable de tous; — en second lieu, les philosophes et les docteurs de profession, Arnaud, Hobbes, Gassendi, ceux qui devaient faire à Descartes les Objections auxquelles en répondant il allait achever de préciser sa doctrine; — et, enfin, en troisième lieu, ces mêmes « libertins » contre lesquels on a voulu que Descartes eût dirigé son Discours, contre lesquels il l’a dirigé peut-être, mais qui n’allaient pas moins s’emparer, pour le conserver et le transmettre au siècle suivant, de ce que l’on peut appeler le dépôt du cartésianisme. C’est ce que l’on n’a pas assez dit.

Assurément, nous n’avons pas le droit de suspecter la sincérité de Descartes, et, en vingt endroits de ses Œuvres ou de sa Correspondance, il a trop énergiquement protesté de sa foi pour que nous osions la mettre en doute. L’honnête et scrupuleux Baillet, son principal biographe, s’en est d’ailleurs porté garant, et ce protestant d’Huyghens, lui, a même trouvé que le catholicisme du maître approchait de la superstition. Cependant il n’est pas moins certain qu’ayant détruit son Traité du monde plutôt que d’éveiller la susceptibilité de l’Inquisition, nous n’avons pas, sur la matière de la religion, toute la pensée de Descartes, comme aussi qu’en plus d’une occasion son respect des choses de la foi ne va pas sans un peu d’ironie. Dira-t-on que c’est nous qui l’y insinuons, cette ironie que nous y croyons voir? Mais ce que certainement nous ne mettons point dans le Discours de la méthode, et ce que nous ne nous trompons pas d’y signaler, c’est les deux ou trois concessions qui donnaient droit aux « libertins, » sinon d’inscrire l’auteur dans leur petite troupe, mais au moins de le considérer comme un allié pour eux. En effet, s’il rétablissait contre eux la certitude et l’objectivité de la science, il leur accordait les deux points auxquels ils tenaient par-dessus tous les autres : à savoir, que la raison humaine est dans une impuissance radicale de prouver la religion, voilà le premier ; et qu’il n’y a pas de morale universelle, mais seulement des coutumes qui changent avec les temps, les lieux et les circonstances, voilà le second.

Quelle est, en effet, la grande règle de la morale cartésienne? et si seulement on peut dire que Descartes ait une morale. « Ma première maxime était d’obéir constamment aux lois et coutumes de mon pays.» Au fond, c’est toute sa morale, et il est vrai que, dans le Discours de la méthode, elle n’est proposée que comme provisoire ; mais il a vécu douze ou treize ans encore, et ce provisoire est demeuré définitif. Il n’y a donc pas plus de morale cartésienne qu’il n’y a d’esthétique cartésienne, ou, si l’on veut qu’il y en ait une, ce sera la morale de Montaigne, celle des sceptiques de tous les temps et de toutes les écoles : vivons comme nous voyons qu’on vit autour de nous, et ne nous mêlons pas de réformer le monde. Encore Montaigne et les sceptiques, en opposant la coutume à elle-même, et rien qu’en énumérant avec une insistance ironique la multiplicité de ses contradictions ou de ses bizarreries infinies, font-ils au moins de la morale, s’en occupent-ils, ne fût-ce que pour s’en moquer, lui font-ils ainsi dans leur œuvre une place presque égale à celle qu’elle tient dans la vie. Descartes, lui, commence par la mettre en dehors de la science, et l’y laisse. On dirait, en vérité, que toutes les questions qui regardent la conduite n’ont pas d’importance à ses yeux, que le bon usage de la volonté s’apprend par son seul exercice, et que de méditer sur de pareils sujets ne peut servir qu’à les embrouiller. Évidemment rien ne pouvait plaire davantage aux « libertins » ou aux a sceptiques » du temps. Car, eux non plus, ils ne refusaient pas « d’obéir aux lois et coutumes de leur pays. » Si même ils l’avaient osé, c’est ce qu’ils auraient réclamé comme leur droit, plutôt que d’obéir aux préceptes d’une religion qui, née en Galilée, perfectionnée à Constantinople, et constituée finalement à Rome, n’avait pas été faite pour eux. Et, en attendant, que pouvaient-ils demander de mieux que de se voir accorder leur thèse par l’homme qui venait précisément de mettre hors de doute la vérité de la science et le critérium de la certitude?

Mais en religion c’était bien autre chose encore, et, en isolant, comme il faisait, en reléguant, pour ainsi dire, les vérités de la foi dans l’ombre du sanctuaire, Descartes, selon l’expression du temps, « faisait encore pour eux. » Dirai-je qu’ils avaient reconnu, sous ses assurances de respect et de soumission, la même indifférence pour les choses de la religion que pour celles de la morale ? et que ceux qui n’avaient pris pour chrétiens ni Charron ni Montaigne ne pouvaient guère se tromper à l’accent de Descartes? Ce serait aller trop loin peut-être, et, quoique d’ailleurs il n’en manquât point, ce serait prêter trop de politique à un philosophe. Bornons-nous donc à observer qu’avec les argumens dont on use pour prouver le « christianisme » de Descartes, on pourrait aussi bien démontrer celui de l’auteur des Essais; — et au surplus on l’a fait. Ce que Descartes dit des mystères et de la théologie : qu’il n’y touchera pas, comme étant à part et au-dessus du pouvoir de la raison, Montaigne, avant lui, l’avait dit presque textuellement. Mais ce n’est pas ainsi qu’agissent les chrétiens. Ils ne mettent pas à part, dans un coin, si je l’ose dire, les vérités de la foi, pour s’occuper uniquement de mécanique ou de géométrie. Ils ne vivent pas dans cette indifférence des moyens du salut. Et ils admettent bien que l’incompréhensibilité des mystères soit « une preuve de leur vérité, » mais ils ne croient pas qu’elle suffise, et, persuadés qu’ils sont de n’y pas réussir, ils tâchent pourtant de soulever un coin du voile qui les couvre. Les « libertins » du XVIIe siècle ont donc parfaitement compris que si Descartes était chrétien, c’était, comme eux, du fait de sa naissance et de son éducation, par tradition et par habitude ; et d’autres aussi, comme nous l’allons voir, l’ont compris comme eux et mieux qu’eux. Sans le savoir ou sans le vouloir, cette philosophie nouvelle apportait avec elle un principe nouveau : celui de l’indifférence en matière de religion; et, en vérité, c’est à se demander comment, de notre temps, on a pu s’y tromper?..

Arrêtons-nous ici, car ce sont bien les idées essentielles du cartésianisme, autour desquelles il serait facile de grouper presque toutes les autres. Elles en sont en même temps la partie vivante et féconde. A défaut d’autre preuve, ce serait assez, pour nous en rendre certains, de celles que l’on pourrait tirer de la philosophie particulière de Malebranche ou de Spinosa, dont ces idées, font vraiment l’âme, comme aussi bien de celle de Leibniz. Chacun d’eux, en effet, s’est presque contenté de développer dans son sens, et, autant qu’il était en lui, démettre hors de contestation, quelqu’un des dogmes du cartésianisme. Leibniz a choisi l’idée du progrès ou de la perfectibilité indéfinie de la raison ; Malebranche, de l’idée de l’objectivité de la science, a tiré la doctrine de la vision en Dieu ; Spinosa enfin a mis tout son effort à démontrer dans les premiers livres de son Éthique l’identité fondamentale de l’être et de la pensée; — et l’on peut dire que c’est à travers lui qu’Hegel l’a reconnue dans Descartes. Inversement, ou par contre-épreuve, et négligeant ce que chacun de ces profonds philosophes a mis de lui-même dans le cartésianisme, si l’on cherche ce qu’ils ont tons de commun entre eux et avec Descartes, on trouvera que ce sont encore ces cinq ou six idées essentielles. C’est ainsi qu’ils croient tous à la toute-puissance de la raison, et que cette croyance est à peine limitée chez quelques-uns d’entre eux, comme Malebranche, par la sincérité de leur sentiment religieux ; c’est ainsi qu’ils croient tous au progrès, puisque c’est Spinosa qui a dit que la sagesse était la méditation de la vie ; c’est ainsi qu’ils sont tous optimistes, et c’est Leibniz qui démontrera que ce monde où nous vivons est le meilleur possible. Assurés que nous sommes d’être au cœur de la doctrine, sinon de la connaître tout entière, nous pouvons donc la laisser maintenant à sa fortune, et nous contenter d’en suivre les vicissitudes.

II. — LE CARTÉSIANISME AV XVIIe SIECLE.

En général, pour en mieux étudier l’influence, on commence par isoler le cartésianisme, et, tout ce qu’il ne saurait expliquer dans l’histoire de la littérature ou de la pensée philosophique au XVIIe siècle, on le supprime. Cela se conçoit : de tant d’écrivains en tout genre qui ont rempli du bruit de leur nom les cinquante premières années du XVIIe siècle, l’auteur du Discours de la méthode n’est-il pas, avec celui du Cid, le seul aujourd’hui qui survive? Ils n’ont cependant ni seuls pensé, ni seuls écrit, ni seuls agi ; et si l’on osait un moment supposer qu’ils n’eussent pas existé, on voit bien ce qui manquerait à la philosophie ou à la littérature du XVIIe siècle; mais il en resterait toutefois quelque chose. Comment pourrait-on attribuer à Descartes la formation de cette société polie qui, depuis déjà plus de vingt-cinq ans, lorsque parut le Discours de la méthode, s’efforçait d’épurer les mœurs et le discours, et d’introduire dans le langage, — avec le bel esprit et la préciosité, sans doute, — le goût de la règle, celui de l’ordre et de la clarté? Je ne vois pas non plus quelle est la part de Descartes dans la détermination de cet idéal classique dont la fameuse querelle du Cid, — qui date, comme l’on sait, de 1637, — n’est pas elle-même, et il s’en faut, le premier monument. Avant le Discours de la méthode, il paraissait décidé que le théâtre français, s’éloignant du théâtre espagnol chercherait ses chefs-d’œuvre dans la voie indiquée, dès 1628, par le succès éclatant de la Sophonisbe de Mairet. De même encore, — et longtemps avant lui, puisque l’origine en remonterait au besoin jusqu’à l’hôtel de Rambouillet, — ce mouvement avait commencé dont l’objet était de donner à la langue française les qualités qui jadis avaient fait du grec ou du latin la langue universelle; et il venait d’aboutir, deux ans avant la première publication du Discours de la méthode, à la fondation de l’Académie française. Et bien moins enfin pourrait-on prétendre que le cartésianisme ait en quelque manière que ce soit favorisé le jansénisme, — puisque la réformation de Port-Royal est antérieure de vingt-cinq ans à Descartes, — et que c’est de là que devait sortir, non pas la seule, mais la plus redoutable opposition que le cartésianisme ait rencontrée. Or, toutes ces causes ont agi, comme causes, sur la formation de la littérature classique; et supposé que Racine ou Boileau doivent quelque chose à Descartes, ou plutôt au cartésianisme, ils doivent aussi quelque chose au jansénisme, à l’esprit académique, à Corneille, à cette société précieuse, — dont ils ont bien pu se moquer, mais dont ils n’ont pas moins subi assez profondément l’influence. Serrons cependant la question de plus près, et cherchons tout d’abord quelle a été, dans l’école même, l’influence de Descartes. Si grande qu’elle soit, on l’exagère; et, après avoir indiqué ce que les Spinosa, les Malebranche, les Leibniz ont de commun entre eux et avec Descartes, il serait un peu long, mais, en revanche, il serait facile, de faire voir que, tout en acceptant les données du cartésianisme, ils les ont tous les trois aussi profondément que diversement modifiées. Jamais disciples ne furent plus libres, puisque, partant des mêmes prémisses, aucuns disciples n’aboutirent à contredire plus formellement le maître. On pourrait ajouter que les questions mêmes à la discussion desquelles Descartes s’était systématiquement dérobé, — comme la question de la Providence et celle du sens ou de l’objet de la vie, — sont précisément celles auxquelles Spinosa, Malebranche et Leibniz ont consacré de préférence leurs méditations. Bien loin, comme Descartes lui-même, de mettre à part et en dehors de la science les problèmes les plus généraux de la religion et de la morale, c’est à ces problèmes qu’ils se sont presque uniquement attachés ; — et cela seul suffit à mettre entre eux et lui bien plus de différences que les historiens du cartésianisme n’y ont aperçu de rapports.

Ce qui est vrai d’eux l’est bien plus encore des Bossuet et des Fénelon, dont on va pourtant répétant que les traités fameux, — celui de la Connaissance de Dieu et de soi-même, et celui de l’Existence de Dieu, — inspirés du plus pur esprit du cartésianisme, n’existeraient pas sans Descartes et son Discours de la méthode. C’est à la fois considérer Descartes, sur sa seule parole, comme beaucoup plus indépendant de ses maîtres qu’il ne l’est réellement, et Bossuet et Fénelon, au contraire, comme beaucoup moins originaux, personnels et profonds qu’ils ne le sont l’un et l’autre. Descartes est plein de raisonnemens ou de théories qui ne lui appartiennent pas en propre, comme Bossuet et Fénelon abondent en idées qui ne leur viennent point de Descartes. C’est même ce qu’un savant homme a exprimé quelque part assez dédaigneusement, en disant de Bossuet qu’il n’avait jamais eu d’autre philosophie que celle de ses vieux cahiers de Navarre. Mais, en outre, et si c’est à des pères de l’église, à saint Anselme ou à saint Thomas, que remontent quelques-unes des idées du philosophe, — sa preuve, par exemple, de l’existence de Dieu par l’idée du parfait, — on avouera que toutes les probabilités sont pour que Bossuet et Fénelon les aient eux-mêmes puisées à la source au lieu de les emprunter à Descartes. Et ainsi, en effet, se sont passées les choses. Ce qu’ils trouvaient en lui de conforme ou d’utile à la religion dont ils étaient les représentans ou les docteurs, ni Bossuet ni Fénelon n’avaient garde, parce que Descartes les avait dites, et quand il les aurait dites le premier, de ne pas reprendre chez lui ce qui leur appartenait. Un libertin, un hétérodoxe ou un hérétique peuvent dire de bonnes choses, et l’Église, parce qu’ils l’ont abandonnée, n’a pas cru devoir se passer pour cela du secours des Origène ou des Tertullien. Mais, dans le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même ou dans le Traité de l’Existence de Dieu, cherchez les idées fondamentales du cartésianisme, celles que nous avons reconnues comme telles, vous ne les y retrouverez pas, ou tellement dénaturées, que vous aurez de la peine à les y reconnaître. C’est qu’il était difficile à Bossuet ou à Fénelon de ne pas voir ce que les idées cartésiennes avaient de dangereux pour la religion, et d’ailleurs ils l’ont eux-mêmes, en plusieurs endroits, nettement et expressément signalé[2]. Les véritables inspirateurs de Bossuet et de Fénelon, ce sont les saint Thomas et les saint Augustin, comme on le saurait depuis longtemps, si nous les lisions davantage. Voilà les maîtres et voilà les guides.

Il n’y a donc en réalité que deux ou trois cartésiens obscurs ou inconnus, quelques bons et naïfs esprits, comme, par exemple, les auteurs de la Logique de Port-Royal, un Arnauld ou un Nicole, dont on puisse dire avec vraisemblance et quasi certitude que, sans Descartes, ils ne seraient effectivement ni Arnauld ni Nicole. Mais qu’est-ce aujourd’hui que ce fougueux docteur d’Arnauld, et que ce bon homme de Nicole? d’honnêtes écrivains, de second ou de troisième ordre, qui n’ont plus qu’un fantôme d’existence littéraire, et qui, d’ailleurs, de leur temps même, en dépit des apparences, n’ont exercé qu’une bien faible influence. Car, pour exercer sur son temps une action réelle, il ne suffit pas, comme on le croit, d’avoir beaucoup écrit ni même d’avoir été beaucoup lu, comme ils le furent tous deux, mais encore faut-il nous donner à lire des choses qui se gravent, qui s’enfoncent dans les esprits, qui en prennent possession, si je puis ainsi dire, — et c’est ce que n’ont fait ni les Arnauld ni les Nicole.

Pour ce qui est maintenant de l’influence du cartésianisme au dehors de l’école, c’est-à-dire dans le monde et sur la littérature, il semble bien qu’une seule réflexion pourrait et devrait suffire. C’est que le Discours de la méthode, qui parut en 1637, n’a modifié en aucune façon l’idéal d’art ou de style des écrivains contemporains. Après comme avant Descartes, Balzac et Voiture ont continué d’écrire comme ils écrivaient, d’abonder dans leurs défauts, l’un dans son emphase, et l’autre dans son baladinage ; et ils ont fait école ; et la transformation de la prose française par la substitution du style naturel au style qui s’efforçait avant tout de ne pas l’être, ne date que des Provinciales, c’est-à-dire de vingt ans plus tard. On sait, au surplus, que le style de Descartes, un peu long et traînant, sans relief ni couleur, sans creux, pour ainsi parler, et sans ombres, toujours également éclairé de la même lumière froide et pâle, n’ayant aucune des qualités qui forcent l’attention, n’en avait aucune aussi de celles qui attirent les imitateurs. Et, à ce propos, n’y aurait-il point quelque superstition dans l’admiration que l’on éprouve sans doute, puisqu’on l’exprime, pour le style de Descartes? C’est une question que je ne toucherai point, que je me contenterai d’avoir posée. Mais il y a certainement erreur, on l’a déjà vu, sur le succès du Discours de la méthode et l’on se trompe également sur les imitateurs de son style que l’on croit que Descartes aurait suscités.

A défaut de ses exemples, on veut au moins que ses leçons ou ses principes aient agi sur la littérature de son temps. Les uns donc, parce qu’ils ont trouvé dans une fable de La Fontaine : les Deux Rats, le Renard et l’Œuf, un très bel éloge de Descartes, n’en ont pas demandé davantage, et, si l’on voulait les en croire, ils extrairaient au besoin, des Méditations métaphysiques ou du Discours de la méthode, les Oies du frère Philippe et la Fiancée du roi de Garbe, D’autres, qui se rappellent la règle cartésienne : « Diviser les difficultés en autant de parcelles qu’il se pourra, et qu’il est requis pour les résoudre, » font observer que Bourdaloue, dans ses Sermons, semblerait avoir voulu pousser à bout l’application de cette maxime. Mais, ceux que ne contentent point ces analogies superficielles et qui en cherchent de plus profondes, leur paradoxe n’est-il point jugé quand nous les voyons, pour le rendre probable, obligés de réduire la littérature classique tout entière, aux tragédies de Racine et à l’Art poétique de Boileau? Car, comment ne voient-ils point que Descartes n’a pas inventé le bon sens? et que, si Boileau, dans son Art poétique ainsi que dans ses Épitres, estime à très haut prix la raison, ce n’est point parce qu’il est cartésien, mais parce qu’il est Nicolas, fils de Gilles, greffier au parlement, bourgeois de Paris, et comme tel, ainsi que son ami Poquelin, ennemi ne de l’extravagance? De même encore, s’il se défie de l’imagination, ce n’est point du tout dans la lecture des écrits de Descartes qu’il en a pu prendre la défiance, — car, quelle imagination plus grande, et je l’ai dit, plus chimérique ou plus aventureuse que celle de Descartes? — mais c’est qu’il en a vu partout autour de lui, dans les mélodrames du grand Corneille, et dans les comédies de ce fiacre de Scarron, dans les lettres de Balzac, et dans les romans de La Calprenède, les effets désastreux. C’est encore, si l’on veut, qu’il en a peu lui-même. Et s’il est enfin de certaines qualités dont il fasse cas par-dessus toutes les autres : la clarté, la netteté, l’ordre, le naturel et la simplicité; c’est qu’il s’honore d’imiter les anciens, et, qu’avant les leçons de Descartes, il a médité celles de Quintilien et d’Horace. Toutes les conséquences que l’on veut qu’il ait, sans presque le savoir, tirées du Discours de la méthode, c’est de l’Épitre aux Pisons que l’auteur de l’Art poétique les a tirées effectivement, — je ne parle pas de ce qu’il y a lui-même ajouté de son propre fonds, et de ce qu’il y a mis, comme nous dirions aujourd’hui, de son tempérament, aussi hardi que celui de Descartes était timide, ou plutôt aussi belliqueux que celui du philosophe était ami de la paix et de la tranquillité.

Ce qu’il n’est pas moins intéressant de noter, c’est que ce respect des anciens, il ne l’a pas pu prendre à l’école du cartésianisme, dont le mépris est sans mesure pour l’histoire et pour la tradition. Peu d’hommes ont eu d’eux-mêmes une plus haute idée que Descartes, ont plus arrogamment traité leurs adversaires, — je dis les plus illustres dans l’histoire de la science, Fermât ou Pascal; — peu de philosophies ont affecté plus de dédain pour celles qui les avaient précédées ; peu de doctrines enfin ont plus insolemment fondé leur espoir de succès sur la dérision de toute antiquité. Entre Descartes et Boileau, n’y eût-il que ce point de division, ce serait assez pour les classer dans deux camps différens et ennemis. Partisan des anciens, nul ne l’a été plus sincèrement que Boileau, plus aveuglément si l’on veut, — comme dans les étranges raisons qu’il donne de son admiration pour Pindare, — mais Descartes, au contraire, est le premier des modernes.

Si l’admiration de Boileau pour Pindare a d’ailleurs quelque chose d’un peu superstitieux de plus traditionnel que de vraiment éprouvé, il en est autrement de Racine, le plus « grec » peut-être de tous nos grands écrivains, et celui qui a le mieux compris l’antiquité, parce qu’il l’a le plus profondément sentie. C’est une sensibilité qu’on accordera sans doute qu’il ne tenait pas du cartésianisme. Mais, au lieu de prendre Euripide pour guide et Sophocle pour modèle, quand il se serait contenté des exemples de Corneille, on a vu que, dix ans avant le Discours de la méthode, les règles du genre tragique, si peut-être on ne les observait pas toujours, n’en étaient pas moins fixées, acceptées, reconnues. Et pour cette science de la psychologie, pour cette connaissance des passions de l’amour, pour cette finesse et cette profondeur d’analyse qui sont le triomphe de son art, ses auteurs favoris, parmi lesquels on doit compter au premier rang les romanciers grecs, — et au second, sans doute, l’ingénieux, charmant et subtil auteur de l’Astrée, — lui en avaient donné de bien meilleures leçons que l’auteur du Traité des passions. Pas plus, en effet, que le bon sens, on ne saurait faire honneur à Descartes d’avoir inventé l’analyse psychologique ou morale ; et, pour raisonner éloquemment ou finement sur elles-mêmes, les âmes passionnées ne l’ont pas attendu. J’aimerais mieux, en vérité, si l’on croyait que le génie de Racine tout seul n’eût pu suffire à les créer, que l’on fît d’Hermione ou de Roxane des filles de Chimène.

Chose curieuse! la seule génération dont on puisse dire qu’elle ait subi l’influence de Descartes, c’est celle qui forme la transition du XVIIe au XVIIIe siècle, qui ne tient plus au siècle de Louis XIV que par l’empire de ses habitudes, mais dont les tendances, plus ou moins conscientes, sont déjà les tendances du siècle de Voltaire, la génération des Perrault et des Fontenelle, celle aussi, remarquons-le, des ennemis de Racine et de Boileau. Les Parallèles de Charles Perrault (1693), voilà l’œuvre littéraire directement issue des principes de Descartes; et la Pluralité des mondes (1686), voilà l’œuvre qui a popularisé le cartésianisme scientifique. Comment et pourquoi cela? Descartes était-il donc tellement en avance de son siècle que son siècle ne pût le comprendre? Les idées qu’apportait le cartésianisme étaient-elles si nouvelles, ou tellement inouïes, qu’avant de se faire accepter, il leur fallût cinquante ans pour mûrir? Car ce que sans doute on ne saurait admettre, c’est qu’en ce siècle — a de grands talens bien plus que de lumières, » ainsi qu’un jour Voltaire l’appellera, mais qui n’en est pas moins le siècle des Bossuet et des Bourdaloue, des Molière et des Racine, — les idées de Descartes soient tombées dans l’indifférence. Ou bien encore faut-il croire que ni Molière ni Racine ne pouvaient s’accommoder d’une philosophie qui tarissait la poésie dans ses sources? Bossuet et Bourdaloue d’un système qui non-seulement rompait l’ancien accord de la foi et de la raison, mais les isolait l’une de l’autre, chacune en son domaine, et, finalement, qui transférait de la première à la seconde le gouvernement des choses du monde et de la vie? On le peut ; et je le crois dans une certaine mesure. Mais la vraie raison, c’est que la voix de Descartes, quand elle commençait à se faire entendre, a été comme étouffée par une autre voix plus forte, parce qu’elle était plus éloquente et plus passionnée que la sienne. Bien loin de n’en pas comprendre la portée, quelqu’un, au XVIIe siècle, a vu plus clair et plus loin dans le cartésianisme que Descartes lui-même. La doctrine a été brusquement arrêtée par quelqu’un dans sa course, et, pendant plus d’un demi-siècle, on put se demander, dans la lutte qu’elle soutint alors, si elle ne périrait pas tout entière. Ce quelqu’un, c’est Pascal.


III. — LA LUTTE DU CARTÉSIANISME ET DU JANSÉNISME.

Environ dans le même temps que Descartes, retiré en Hollande, y composait son Traité du monde, un autre homme, non loin de lui. Corneille, fils de Jean, plus connu sous le nom de Jansen ou Jansénius, évêque d’Ypres, en Flandre, élaborait son Augustinus, énorme et puissant in-folio dont les flancs recelaient de terribles tempêtes. Le livre parut en 1640, trois ans seulement après le Discours de la méthode, et le succès en fut grand. Mais, s’il devait demeurer la Bible du jansénisme, et, pour entendre les Pensées elles-mêmes de Pascal, si c’est toujours à l’Augustinus qu’il faut que l’on remonte, cependant ce n’est pas de lui que date la popularité du jansénisme. Ce serait plutôt de l’application qu’en fit et du résumé qu’en donna, trois ans plus tard, en 1643, dans son Traité de la fréquente communion, celui que son siècle devait appeler le grand Arnauld. Sainte-Beuve, en son Port-Royal, et depuis lui quelques-uns de ses contradicteurs, — parmi lesquels il convient de mentionner tout particulièrement M. L’abbé Fuzet, évêque aujourd’hui de La Réunion, — ont assez amplement raconté ces commencemens du jansénisme pour qu’il soit inutile d’y revenir. Ce que je regrette uniquement qu’ils n’aient pas marqué d’un trait assez profond, c’est l’opposition qu’il y avait, presque de tous points, entre l’Augustinus et le Discours de la méthode ; et il est vrai que c’est aussi ce que les contemporains de Descartes et de Jansénius eux-mêmes ne semblent pas avoir très nettement vu. Mieux que cela ! le secours ou l’appui que le a libertinage » ne pouvait manquer de trouver dans le cartésianisme, il y a jusqu’à des jansénistes qui n’ont pas compris d’abord que le jansénisme l’apportait aux chrétiens contre ce « libertinage» même. Telle est du moins l’explication de la naïveté doctorale, si l’on peut ainsi dire, avec laquelle nous avons vu qu’Arnauld, successeur de Jansénius et de Saint-Cyran dans la direction polémique du parti, s’inscrivit de lui-même) sans en être prié, parmi les fauteurs ou les propagateurs du cartésianisme. Sous le déguisement de la philosophie, il ne reconnut pas dans le cartésianisme ce que l’on pourrait appeler, en termes théologiques, le démon de la concupiscence de l’esprit, libido sciendi, l’orgueil de savoir; et son étonnement ne fut égalé que par celui de l’excellent Nicole, lorsque Pascal le leur y eut montré.

C’est une question souvent agitée que celle de la « philosophie » de Pascal et de ses rapports, — comme aussi celle des rapports, personnels du futur auteur des Provinciales, — avec Descartes et la philosophie de Descartes. Pour l’éclairer, sinon pour la résoudre, ne suffirait-il pas de distinguer plus nettement qu’on ne le fait d’ordinaire plusieurs époques dans la vie de Pascal ? Un seul exemple montrera toute l’importance de cette distinction. Il y a deux fragmens célèbres de Pascal, l’un Sur l’esprit géométrique, et l’autre, la Préface sur le traité du vide, qui, depuis que Bossuet, dans son édition des Œuvres de Pascal, en a fait les trois premiers articles des Pensées, continuent de faire corps, pour presque tous les commentateurs, avec le livre des Pensées ; et, dans l’un comme dans l’autre, mais dans le second surtout, il n’est pas difficile de trouver un Pascal résolument cartésien. Descartes lui-même n’a exposé nulle part avec plus de force et de précision l’idée du progrès, ni nulle part affirmé plus énergiquement les droits de la raison et de la vérité. Mais bien loin, — et quoiqu’on les imprime habituellement avec elles, — de faire corps avec les Pensées, dont les premières ne sauraient guère avoir été jetées sur le papier avant 1658, ces fragmens leur sont l’un de dix et l’autre de trois ou quatre ans antérieurs, et conséquemment ils ne prouvent que pour la jeunesse de Pascal. Or, Pascal, cartésien en 1648, ne l’était plus dix ans plus tard; et les raisons pour lesquelles il ne l’était plus, on pourrait dire que ce sont celles qui, en le rendant chrétien, l’ont fait en même temps janséniste.

Fils d’un père épris lui-même de science et de philosophie, élevé dans un milieu social dont la composition ne différait guère de celle du milieu où Descartes avait jadis vécu, lié d’amitié avec les correspondans, les émules ou les disciples de Descartes, les Le Pailleur, les Carcavi, les Roberval et les Fermat, avec quelques-uns aussi de ces libertins qui avait fait fête au Discours de la méthode, et plus jeune enfin que Descartes d’une trentaine d’années, Pascal; pour toutes ces raisons, a naturellement commencé par être cartésien. Mais à mesure qu’il vivait, et qu’en vivant il apprenait la vie, que Descartes désapprenait ; à mesure qu’il se dégageait de ce fanatisme de la science où l’autre, au contraire, s’enfonçait chaque jour davantage ; et enfin, à mesure qu’éclairé par sa propre expérience il voyait mieux, d’un regard plus lucide et plus pénétrant, la misère infinie de la condition humaine, naturellement aussi, sans effort et presque sans calcul, par le seul effet de son perfectionnement moral, il voyait mieux, non-seulement l’insuffisance, mais les dangers du cartésianisme. Ou, en d’autres termes encore, et croyant avec Bossuet, qui commençait à paraître alors dans les chaires de Paris, que « nous avons besoin, parmi nos erreurs, non d’un philosophe qui dispute, mais d’un Dieu qui nous détermine dans la recherche de la vérité, » chaque pas qu’il faisait vers l’idéal du jansénisme, il le faisait hors du cartésianisme, c’est-à-dire hors de la doctrine qui semblait avoir érigé l’indifférence morale en principe de sa morale même.

Si donc on veut comprendre la philosophie de Pascal, il faut d’abord avoir soin de ne pas la chercher, comme au hasard, dans la totalité de son œuvre. Tout au rebours de Descartes ou de Bossuet, qui, mis de bonne heure en possession de leurs idées essentielles, n’ont employé l’un et l’autre leur existence et leur génie qu’à se confirmer ou s’ancrer eux-mêmes, plus profondément et plus solidement, dans leurs propres croyances, Pascal a longtemps tâtonné, puisqu’il revenait de plus loin ; ses idées se sont successivement, quoique rapidement, modifiées ; et il n’est vraiment lui-même que dans ses Provinciales et que dans ses Pensées. C’est, à notre avis, ce que n’ont assez bien vu, ni ceux qui parlent du « scepticisme, » ni ceux qui patient en gros de la « philosophie » de Pascal, mais encore bien moins ceux qui s’efforcent de nous montrer, dans les attaques de Pascal contre Descartes, un reste de rancune personnelle. On sait que, dans sa Correspondance, Descartes a bien dédaigneusement parlé du Traité des coniques et qu’il a de plus revendiqué l’honneur d’avoir suggéré à Pascal la fameuse expérience du Puy-de-Dôme. Je ne dis pas qu’ils ne fussent hommes ; et Descartes, plein de lui-même, avait-certainement blessé le jeune amour-propre de Pascal autant que celui du quinteux Roberval, ou de l’aimable et savant Fermât, mais il y avait des années de cela ; il y avait dix ans que Descartes était mort ; et, en entrant à Port-Royal, le premier ennemi que Pascal avait étouffé en lui, c’était l’amour-propre et l’orgueil.

Irait-on trop loin si maintenant on voulait soutenir que le livre même de Pascal était dirigé contre le cartésianisme? et que ces « libertins,» à l’intention de qui Pascal méditait d’écrire l’apologie de la religion chrétienne, ce n’étaient pas sans doute les Nicole et les Arnauld, mais c’étaient les cartésiens, les vrais et bons cartésiens, ceux dont Spinosa, quelques années plus tard, devait être l’interprète? — « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences; Descartes, » — lit-on encore dans le manuscrit des Pensées; et en vingt autres endroits, directement ou obliquement, c’est Descartes qu’il vise. Mais, en même temps qu’aux cartésiens, c’est à une autre espèce aussi de «libertins,» non moins nombreux alors et non moins dangereux, dont nous aurons prochainement à parler, que l’Apologie s’adresse. Disons donc alors qu’avec les autres il n’est pas douteux que les cartésiens soient enveloppés dans la polémique de Pascal; et, pour preuve, c’est qu’il n’y a pas une seule des idées essentielles ou fondamentales du cartésianisme dont les Pensées, dans l’état d’inachèvement et de mutilation où elles nous sont parvenues, ne contiennent la contradiction catégorique ou la réfutation.

Et d’abord, tandis que Descartes fait de la religion et de la morale une chose à part et presque indifférente, Pascal, au contraire, en fait la principale affaire ou l’unique intérêt de l’humanité. — « Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas la doctrine de Copernic ; mais ceci!.. Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. » — Il dit encore ailleurs : — « Il faut vivre autrement dans le monde selon ces diverses suppositions : 1° si l’on pouvait y être toujours ; 2° s’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure. » — C’est lui qui a raison. Procédant, comme nous faisons, d’une cause antérieure et assurément extérieure, sinon supérieure à nous, n’ayant en nos mains ni le commencement, ni le cours, ni le terme de notre vie, il doit y avoir une manière d’user de la vie, et il n’y en a qu’une, et il ne dépend pas de nous qu’elle soit autre qu’elle n’est. Il faut donc la chercher ; — « notre premier devoir est de nous éclaircir sur un sujet d’où dépend toute notre conduite ; » — Et en comparaison de ce premier intérêt, — « toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine. » — Lorsque nous saurons qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons ; pourquoi la mort et pourquoi la vie ; lorsque, ayant trouvé une réponse à ces questions, nous saurons quelle doit être la forme de notre conduite et l’usage de notre volonté; alors, mais alors seulement, nous pourrons consacrer nos loisirs à la science, et lui demander le « divertissement » que d’autres hommes cherchent dans le jeu, dans l’amour, ou dans la politique. On le voit : pour nous servir d’une expression de Pascal lui-même, c’est un renversement du pour au contre. Ce qui est capital aux yeux de l’auteur des Pensées c’est précisément ce que celui du Discours sur la méthode a laissé en dehors de la science et de la philosophie. Ce qui est secondaire ou accessoire dans la philosophie du second, c’est ce qui fait le tout de celle du premier. Et tandis qu’enfin Descartes nous convie de toutes les manières à sortir de nous-mêmes pour nous répandre dans l’univers, Pascal n’a d’ambition que de ramener l’homme à lui-même.

Autre différence, non moins profonde et non moins caractéristique. Tandis que Descartes et ses disciples n’ont à la bouche, ou sous la plume, que la toute-puissance de la raison, au contraire il semble que Pascal éprouve un âpre et cruel plaisir à en démontrer la faiblesse et la vanité. C’est où l’on a cru voir quelquefois un signe ou une conséquence de son scepticisme, et justement c’est ce qui démontrerait, s’il en était besoin, la sincérité et la solidité de sa foi. Pour croire au Dieu qu’il enseigne, Pascal n’a pas besoin de longs raisonnemens, ni de « preuves » de son existence, et rien n’excite, dans ses Pensées, sa verve sarcastique et hardie comme cette prétention de lui « démontrer » Dieu. Est-ce que l’on prend Dieu pour un théorème? et la vie pour une espèce de géométrie, à peine plus délicate que l’autre ? — « Les preuves de Dieu métaphysiques, — et il entend évidemment celles que Descartes a données, — sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu’elles frappent peu.» — Quant à celles que l’on a tirées quelquefois de l’ordre de la nature, c’est — « donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles, et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à en faire naître le mépris.» — Quel dommage que Port-Royal, dans son édition des Pensées, ait cru devoir atténuer ici l’expression de Pascal! Fénelon, mieux averti, n’aurait peut-être pas écrit la première partie de son Traité de l’existence de Dieu.

Et, encore, si c’était seulement dans les choses de la religion ou de la morale que l’humaine raison bronchât à chaque pas ! mais ailleurs, dans le domaine même de la science ou de l’expérience, quelle est donc son autorité? Nous ne savons rien, nous n’entendons rien. — « L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur, naturelle et ineffaçable. » — Tout ce que Montaigne a dit dans cette célèbre Apologie de Raymond Sebon est vrai, — « que les sens et la raison, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre; » — Et même, humainement parlant, il n’y a que cela de vrai. Si l’imagination est maîtresse d’erreur, la raison est institutrice d’orgueil. — « j’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites, et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. »

Ce n’est pas tout : non-seulement la raison nous trompe, mais elle nous trompe de la manière la plus dangereuse, en entretenant en nous un esprit d’opposition à la vraie religion. Sur quelque sujet qu’on l’interroge, ou elle faiblit, ou elle gauchit, ou elle se dérobe. Si elle s’estimait elle-même à son prix, mesuré par son impuissance, sa première démarche devrait donc être de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Que fait-elle cependant? Parce qu’elle a découvert que c’est la terre qui tourne autour du soleil, la voilà qui prétend égaler son pouvoir à l’infinitude du monde, et elle établit des principes qu’elle étend jusqu’aux choses surnaturelles elles-mêmes, comme si « la contradiction était marque d’erreur » ou « l’incontradiction marque de vérité ! » Elle refuse d’admettre ce qu’elle n’entend point ; et elle n’entend pas qu’une religion raisonnable n’en serait plus une. Elle se sert de ses forces pour argumenter contre Dieu ; et elle ne comprend pas que ce Dieu ne serait pas Dieu si sa nature pouvait se circonscrire à la médiocrité de l’humaine raison. — « L’obscurité de notre religion prouve la vérité de notre religion, » — Et si nous croyions par raison, c’est alors que nous n’aurions vraiment plus de raisons de croire. Y a-t-il rien de plus contraire à l’esprit du cartésianisme, et, par exemple, pour la seule fois qu’il se soit essayé dans la religion, y a-t-il rien de plus contraire II, la prétention qu’il a affectée d’expliquer, — au moyen de sa méthode, — le mystère de la transsubstantiation ?

Non content cependant d’avoir ainsi détruit le pouvoir de la raison, c’est encore contre Descartes que Pascal rétablit l’intégrité de la nature humaine, en substituant à la raison le cœur, « avec ses raisons que la raison ne connaît point, » et l’autorité du sentiment à celle du calcul ou du raisonnement. Il n’y a pas de doute que le dernier fragment sur la distinction de « l’esprit de finesse » et « l’esprit de géométrie, » — celui qui fait ou qui devait faire partie du livre des Pensées, — soit dirigé contre Descartes et le cartésianisme. Ceux qui veulent réduire les choses de la morale et de la vie humaine à un très petit nombre de principes dont il n’y a plus alors, dans le silence et dans l’isolement de la vie méditative, qu’à déduire les conséquences, ce sont les cartésiens. Mais leurs adversaires, ce sont ceux qui, comme Pascal, savent que l’âme de l’homme ne se laisse pas ainsi manier, qu’il y a du mystère en elle et de l’incompréhensible, et que le pouvoir de la raison n’échoue nulle part plus misérablement que quand il essaie de pénétrer le secret de notre nature. — « Le cœur a son ordre l’esprit a le sien, qui est par principes et par démonstration : le cœur en a un autres On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour : cela serait ridicule. » — Là, dans cette distinction, est le principe de la philosophie de Pascal. Le cartésianisme a mutilé la nature humaine en croyant l’exalter, et en n’attribuant la certitude qu’aux opérations de la raison ou de l’entendement, il a séparé ce qu’au contraire il fallait unir. L’homme n’est pas une intelligence pure, il est aussi une volonté, et cette volonté, le cartésianisme l’énerve, ou plutôt il l’anéantit, en lui enlevant son objet, qui est de vivre.

C’est qu’aussi bien la contradiction n’est pas moins formelle entre leur conception à tous deux de la vie, et tandis que Descartes, comme on l’a vu, conclut à l’optimisme, je ne connais guère, dans l’histoire de la philosophie, de pessimiste plus sincère et plus convaincu que Pascal. D’où vient à ce propos la relation singulière, mais constante, qu’il semble qu’il y ait dans l’histoire entre le pessimisme et la philosophie de la volonté? Quoi que l’on en ait dit, ceux qui ont estimé la volonté au plus haut prix, depuis Bouddha jusqu’à Schopenhauer, sont aussi ceux qui nous ont tracé de l’humaine condition le plus triste tableau, comme si ce qu’elle a de plus lamentable était la disproportion du vouloir au pouvoir. Mais, quoi qu’il en soit de cette relation, ce que l’on peut et ce que l’on doit dire c’est que, si le christianisme repose lui-même sur une conception pessimiste de la vie, conçue comme un temps à la fois d’expiation et d’épreuve, le jansénisme en est la forme aiguë; et les Pensées de Pascal en sont l’expression d’autant plus éloquente qu’elle est arrivée jusqu’à nous plus naturelle, moins préparée pour la lecture, et plus voisine enfin de sa source. Avec le plus pénétrant des interprètes de Pascal, j’ai plus d’une fois essayé de montrer que le « pessimisme » faisait bien le fond des Pensées, et l’on a contesté le mot, mais on n’a point ébranlé la chose. Pascal n’est point sceptique, et, tout en attaquant l’autorité de la raison, il la reconnaît, — dans la physique ou dans la géométrie, — mais il est pessimiste, parce que la raison est impuissante à la solution des seules questions qui l’intéressent. Il l’est encore, parce qu’il est janséniste, et que si, dans l’état présent, in statu naturœ lapsœ, la condition de l’homme est misérable, il croit, avec Jansénius, qu’elle l’est presque plus encore dans l’hypothèse de l’état de nature : in statu naturœ purœ. Mais il l’est surtout parce qu’il est chrétien, et qu’un chrétien cesserait de l’être s’il pouvait croire à la bonté de l’homme et au prix de la vie.

Que de différences ou que de contradictions ne pourrait-on pas encore signaler, si l’on le voulait! Je crois, toutefois, que ce sont ici les principales, et que toutes les autres s’y ramèneraient aisément. Non-seulement le cartésianisme et le jansénisme n’ont pas fait entre eux une alliance qu’aussi bien ils n’eussent pu contracter qu’en se laissant duper l’un par l’autre ; mais, si l’on peut encore dire qu’ils se sont partagé la direction des esprits au XVIIe siècle, c’est comme deux rivaux qui se partagent entre eux les conquêtes que chacun d’eux désespère de conserver tout entières. Regardons-y de plus près : ils ne se les sont point partagées, et, pendant plus de cinquante ans, le jansénisme ne s’est pas contenté de tenir le cartésianisme en échec, il l’a véritablement surmonté. Si d’ailleurs les Pensées n’ont paru pour la première fois qu’en 1670, c’est-à-dire trente-trois ans après le Discours de la méthode, il suffit d’ajouter premièrement, que le Discours de la méthode, à peine lu, comme on l’a vu, du vivant de Descartes, n’a commencé qu’après sa mort, en 1650, à exercer quelque influence, et, en second lieu, que les Pensées de Pascal, étant le plus pur du jansénisme, ne contiennent rien qui ne fût déjà dans l’Augustinus. Elles ne sont pas un point de départ, elles sont un terme ou un point d’arrivée. C’est ce que l’on oublie quand on va chercher. Dieu sait où ! les origines de ce livre immortel. Mais elles sont là où il est vraiment étrange qu’aucun interprète ou commentateur ne les soit allé chercher, je veux dire tout simplement dans l’Augustinus de Jansénius, et dans les Lettres de Saint-Cyran. Aux lieux-communs du jansénisme, Pascal n’a fait que donner sa forme inoubliable, et il est bien vrai qu’en un certain sens, au point de vue littéraire par exemple, le jansénisme ne date que de là ; mais son action est antérieure, son influence, l’autorité même de sa propagande, et la prédication publique de ses doctrines. Pascal a seulement décidé pour un demi-siècle, ou à peu près, d’une victoire demeurée jusqu’alors indécise entre les deux doctrines adverses ou rivales.

Aussi, pour bien entendre l’histoire des idées au XVIIe siècle, il ne faut pas nier l’influence du cartésianisme, il faut seulement la restreindre; et surtout il faut bien voir qu’ayant rencontré le jansénisme en face de lui, c’est le cartésianisme qui a été momentanément et presque complètement vaincu. Mais dans l’hypothèse la plus favorable, — je veux dire la plus conforme aux idées communément reçues, — il faut toujours admettre que l’histoire des idées au XVIIe siècle ne s’explique que par cette lutte. Si l’on ne le sait pas, ou qu’on n’en tienne pas compte, on ne s’explique pas que le cartésianisme ait si peu réussi, que les disciples en soient si rares, et, pendant plus de cinquante ans, les conquêtes si modestes. C’est qu’il ne pouvait rien là où déjà le jansénisme occupait la place ; et que, là même où il paraissait extérieurement établi, comme chez un Arnauld et chez un Nicole, ses conséquences essentielles, étant stérilisées par l’esprit du jansénisme, ne pouvaient y produire leur plein et entier effet. Pareillement, si l’on oublie que cette lutte a rempli le siècle, on ne s’explique pas que le cartésianisme ait recruté ses principaux adhérens parmi les précieuses et chez les libertins ; nous reviendrons tout à l’heure sur ce point. Mais ce que l’on s’expliquerait moins encore que tout le reste, c’est que le XVIIe siècle apparaisse dans son ensemble comme un pont jeté sur le courant où les eaux du XVIe siècle se confondent avec celles du XVIIIe siècle, et la philosophie des derniers « Humanistes » avec celle des premiers « Publicistes. » La raison en est que dans le temps même où le cartésianisme acheminait les idées vers la philosophie du XVIIIe siècle, le jansénisme, intervenant, leur a barré la route. Sans doute, empêchées de passer par cette route qu’elles avaient choisie, elles en ont pris une autre, comme il arrive toujours dans l’histoire des idées, qui ne disparaissent point avant d’avoir accompli leur œuvre. Mais ce n’était plus cette voie droite ou royale; c’était un chemin difficile et oblique ; et tandis qu’elles le gravissaient lentement et péniblement, la conception de la vie, substituée par le jansénisme à celle du cartésianisme, occupait le devant de la scène.

Il est permis d’aller plus loin encore, et de dire que, par une conséquence naturelle, c’est le XVIIIe siècle à son tour, dont certaines parties ne s’expliqueraient point sans cette lutte presque séculaire du jansénisme et du cartésianisme. Pourquoi, par exemple, dès 1734, dans ses Lettres philosophiques. Voltaire a-t-il pris Pascal à partie, ou pourquoi, dans le singulier Éloge qu’il en a prononcé en 1778, Condorcet, ce Condorcet que l’on a si bien appelé « le produit supérieur » de la civilisation du XVIIIe siècle, a-t-il essayé le premier de transformer Pascal en un halluciné? « Va, va, Pascal, laisse-moi faire, — écrivait Voltaire dans une lettre bien connue à son ami d’Argental, au lendemain même de la publication de ses Lettres philosophiques, — tu as un chapitre sur les prophéties où il n’y a pas l’ombre de bon sens ;.. attends, attends ! » Avant même d’entrer dans ce rôle d’ennemi public de la religion qu’il ne devait revêtir que beaucoup plus tard. Voltaire, servi par son instinct, avait compris que l’on ne ferait rien tant que l’on n’aurait pas discrédité à fond le jansénisme, et ruiné sans retour l’autorité du livre des Pensées. Et, en effet, lui qui vivait dans un temps dont nous sommes obligés aujourd’hui de recomposer laborieusement et péniblement la psychologie, il avait mesuré le pouvoir de ce livre demeuré cependant imparfait, il en avait vu l’action sur les intelligences, il avait senti l’appui que trouvait enfin le sentiment religieux dans ces aveux de l’homme qui n’avait pas été seulement l’un des plus grands écrivains du siècle précédent, mais aussi l’un de ses savans les plus illustres. C’est ce qu’il nous faut essayer de montrer maintenant, — et que, si l’on a quelque peine à retrouver des cartésiens dans les plus grands écrivains du XVIIe siècle, il n’est rien au contraire de plus aisé que d’y reconnaître des jansénistes.


IV. — L’INFLUENCE DU JANSÉNISME.

Il y en a seulement deux ou trois, et des plus grands, qui n’ont pas plus subi l’influence du jansénisme que celle du cartésianisme ; qui ne sont pas pour cela demeurés en dehors du mouvement des esprits ; qui représentent seulement une autre direction ou un autre courant d’idées, — dont nous avons dit que nous essaierons prochainement de préciser le sens et la portée, — Molière et La Fontaine, l’auteur des Fables et des Contes, celui de l’Ecole des femmes et de Tartufe. Mais cette exception faite, et de quelque côté que je tourne la vue, je ne vois plus que jansénistes, c’est-à-dire que poètes, qu’écrivains de toute sorte, que gens du monde et que femmes, dont les croyances et les opinions sont aussi voisines de celles de Pascal que distantes, au contraire, de celles de Descartes.

C’est en vain qu’on les persécute, — ou c’est peut-être parce qu’on les persécute, — mais les jansénistes remplissent la cour, la magistrature et la ville, Paris et les provinces. Les ministres en sont : Pomponne, Pontchartrain, Beauvilliers, Torcy. De grandes dames : Mme de Guémenée, Mme de Longueville, Mme de Liancourt, Mme de Sablé se sont honorées et s’honorent d’être appelées par les mauvais plaisans « les mères de l’église. » Les Messieurs de Port-Royal font l’éducation du jeune duc de Luynes. Ils recueillent les débris de la marine et de l’armée, Pontis, le corsaire dont ils ont écrit les Mémoires, et Tréville, l’ancien capitaine des mousquetaires du roi. Bien avant Arnauld et avant Nicole, le meilleur ami de Pascal, son confident le plus particulier, c’est le duc de Roannez, dont les faiseurs de roman ont même voulu qu’il ait aimé la sœur, depuis duchesse de la Feuillade. Jusque dans le clergé, séculier, régulier, à l’archevêché de Paris, dans les séminaires, dans les couvens, chez les carmélites de la me Saint-Jacques, et dans les congrégations, chez les Bénédictins de Saint-Maur ou chez les pères de l’Oratoire, si la soumission aux décrets du saint-siège arrête sur les lèvres l’expression du jansénisme, il est au fond des cœurs. Fénelon, à la fin du siècle, n’en peut contenir son indignation; dans des lettres et dans des Mémoires qu’il fait passer à Rome par l’intermédiaire du père Le Tellier, confesseur du roi, — et qui ressemblent à des notes ou à des rapports de police, — il dénonce les personnes, princes et princesses du sang, cardinaux, évêques, magistrats, et réclame contre elles, pour en finir, des mesures de violence[3]. Même la destruction et le rasement de Port-Royal, la violation sacrilège des sépultures des religieuses, ne lui suffiront point ; il lui faudra le renouvellement solennel des anciennes censures; et son Nunc dimittis,.. le pieux archevêque ne le prononcera qu’en apprenant la promulgation de la bulle Unigenitus.

Lorsqu’une société tout entière adopte ainsi pour règle ou pour profession des mœurs, une doctrine philosophique ou religieuse, il peut bien ne pas arriver à la littérature de s’en inspirer, mais le cas est rare ; et, ce qui est plus rare, c’est qu’elle choisisse précisément ce temps pour s’inspirer de la doctrine adverse. Laissons encore une fois là Molière et La Fontaine ; ils ne sont pas jansénistes, mais ils ne sont pas non plus cartésiens; ils sont Gaulois, « libertins » de l’ancienne marque, héritiers au XVIIe siècle de l’esprit de Montaigne et de Rabelais. Négligeons même Boileau, quoiqu’on fait de religion, dès le temps des Satires, on pût aisément montrer qu’il inclinait vers le jansénisme, et que les jésuites, encore aujourd’hui, s’en souviennent. Mais le génie de Racine, une partie au moins du génie de Racine, et quelques-unes des différences qui distinguent si profondément sa tragédie, — et la conception du monde et de la vie qu’elle enveloppe, ou dont elle procède, — de celle de Corneille, ne peuvent s’expliquer que par ses origines et son éducation jansénistes. Ce que le grand Corneille a le plus ignoré, c’est ce que Racine a le mieux connu, ce « cœur humain, » mélange de grandeur et de bassesse, variable et changeant, éternellement agité d’inquiétude, mystérieux et profond, énigme irritante, insoluble et désespérante pour lui-même. Ce que le grand Corneille a le moins représenté, c’est ce que Racine a mis le plus volontiers sur la scène : la passion, avec ses entraînemens, son impuissance à se gouverner, son incapacité de trouver en soi sa satisfaction et sa règle. Ce que le grand Corneille a su le moins exprimer, c’est ce qui est précisément le triomphe de Racine : cette sensibilité dont les nuances imperceptibles font la diversité des caractères et la complexité de la vie. Et qui ne sait enfin que si de l’ensemble de son œuvre on essaie de dégager une conception de la vie, il n’y en a guère qui ressemble davantage à celle que l’on retrouve dans les Pensées de Pascal ?

La même conception de la vie se retrouve dans les moralistes qui ont immédiatement précédé ou suivi Pascal, dans les Maximes de La Rochefoucauld et dans les Caractères de La Bruyère. A la vérité, lorsque l’on moralise, ce n’est point pour montrer la nature humaine par ses beaux côtés, et, en un certain sens, il n’y a point de « moraliste, » au sens de La Bruyère et de La Rochefoucauld, dont on ne pût dire qu’il penche vers le jansénisme. Mais dans le cas de l’auteur des Caractères ou de celui des Maximes, il semble qu’il y ait quelque chose d’autre et de plus que dans le cas de Vauvenargues, par exemple, ou de Chamfort. On sait d’ailleurs comment fut fait le livre des Maximes, et l’on connaît les liaisons de La Rochefoucauld avec Mme de Sablé. Le genre des Maximes est né dans le salon d’une précieuse illustre, mais cette précieuse était de Port-Royal, et le livre de La Rochefoucauld porte encore la marque de cette double origine. J’oserai même dire que la seconde a en quelque sorte recouvert la première, et la preuve, c’est que si l’on ne saurait faire du livre de La Rochefoucauld une apologie de la religion chrétienne, cependant il ne laisse pas d’y être une espèce de préparation. « Mon cher lecteur, faisait-il dire à un anonyme ou disait lui-même dans l’Avis au lecteur de l’édition de 1666, je me contenterai de vous avertir de deux choses, l’une que... et l’autre, qui est la principale et comme le fondement de toutes ces Réflexions, est que celui qui les a faites n’a considéré les hommes que dans cet état déplorable de la nature corrompue par le péché. » Et, sans doute, il y a quelque malice ou quelque ironie dans cette précaution oratoire, mais un peu moins pourtant que l’on ne croit; et quand il y en aurait encore davantage, il resterait toujours vrai que les Maximes contiennent « l’abrégé d’une morale conforme aux pensées de plusieurs pères de l’église. » Ce qui n’est pas moins vrai, c’est qu’en fait, au XVIIe siècle, on ne prit pas autrement le livre des Maximes; on le trouva d’une ressemblance entière; et au fond, si l’on y veut bien regarder d’un peu près, la raison en est que le jansénisme avait accoutumé les esprits à cette image de la nature humaine.

Enfin, c’est au jansénisme et à son influence que le XVIIe siècle et sa littérature doivent cet aspect de grandeur et de sévérité morales qui les caractérisent. Non pas, sans doute, que ce caractère se retrouve indistinctement dans toutes les œuvres de l’époque. S’il est le siècle de Pascal et de Bossuet, il est aussi celui de La Fontaine et de Molière ; en sortant d’écouter les sermons de Bourdaloue, je sais que l’on allait voir jouer Amphitryon ; et je n’oublie pas que le temps de Massillon sera le temps des romans de Courtilz de Sandras, de Mlle de La Force, de Mme de Murat, le temps de la comédie de Regnard, de Lesage, de Dancourt. On n’ignore pas sans doute que, dans l’histoire de la littérature dramatique, à l’exception peut-être du théâtre anglais de la Restauration, — celui de Congreve et de Wycherley, — il peut bien y avoir des inventions plus hardies ou plus libres, il n’y a rien de plus indécent, rien qui soit d’aussi mauvais ton. Mais ce n’est qu’un peu plus tard, sous la régence et vers le milieu du siècle suivant, que cette littérature de tripots ou de mauvais lieux atteindra son épanouissement. En attendant, elle est comme étouffée sous le bruit de la voix des grands prédicateurs, et si bien étouffée qu’aujourd’hui ceux-là seuls connaissent les œuvres ou le nom de Dancourt et de Courtilz de Sandras, qu’une insatiable curiosité ou la nécessité professionnelle y obligent.

C’est que les Provinciales ont porté coup et que l’effet en dure toujours. Depuis que Pascal a démasqué la politique des jésuites, les confesseurs, directeurs, prédicateurs ont compris qu’il leur fallait eux-mêmes rompre avec l’habitude qu’ils semblaient avoir prise, selon la forte expression de Bossuet, « de porter les coussins sous les coudes des pécheurs. » L’opinion, de son côté, maintenant avertie des dangers de la casuistique, s’est habituée à réclamer de ceux qui prétendent gouverner les consciences une morale et des enseignemens qui ne soient pas les mêmes que ceux de l’honneur mondain. Cela ne veut dire en aucune façon que le XVIIe siècle ait mieux valu que les autres ; les hommes sont toujours les mêmes ; et la cour de Louis XIV n’a pas plus que les autres manqué d’exemples fameux de scandale et d’immoralité. Mais cela veut dire que l’on a compris combien il importait de ne pas adoucir les rigueurs de la règle qui condamnait ces scandales eux-mêmes, et qu’en les donnant, il fallait que l’habitude ne se perdît pas de les nommer de leur vrai nom. fin effet, c’est ce qui mesure la moralité d’un peuple ou d’une époque, les noms qu’ils imposent aux vices qui sont éternellement ceux de l’humaine nature, et le souci qu’ils témoignent de ne pas diminuer la honte ou l’horreur qui s’y attachent.

Les Pensées sont venues compléter les Provinciales, et, à cette idée que la morale ne saurait, sans cesser d’être elle-même, se ployer aux exigences des temps ni des lieux, elles sont venues ajouter celle-ci, que le devoir essentiel de l’homme est de travailler au « renouvellement » intérieur de lui-même. C’est une autre mesure encore de la moralité. Quand vous voudrez savoir ce qu’il convient de penser de la moralité d’une époque, dispensez-vous de le demander aux historiens secrets et aux anecdotiers du temps : vous trouveriez, vous prouveriez qu’elles se valent toutes. Mais aux différens étages de la société, cherchez et comptez combien d’hommes se sont proposé ce « renouvellement » ou ce « perfectionnement moral » d’eux-mêmes comme objet de leur vie. Pour en trouver autant qu’au XVIIe siècle, il vous faudra remonter jusqu’au siècle héroïque du moyen âge, à moins encore que, changeant de ciel, vous n’en remarquiez le nombre parmi les premiers adeptes du protestantisme. Pendant plus de cinquante ans, la conscience française, si l’on peut ainsi dire, incarnée dans le jansénisme et rendue par lui à elle-même, a fait contre la frivolité naturelle de la race le plus grand effort qu’elle eût fait depuis les premiers temps de la réforme ou du calvinisme. Et c’est même pour cette raison qu’à de certains égards la destruction de Port-Royal, qui semble n’être dans notre histoire politique intérieure qu’une mesure d’ordre administratif, à la vérité violente et tyrannique, est dans notre histoire intellectuelle et morale un fait presque aussi considérable que celui de la révocation de l’édit de Nantes.

Le plus remarquable exemple de cette influence du jansénisme, c’est peut-être dans la prédication de Bourdaloue que nous le trouverions. On a dit de lui qu’il était une réponse vivante aux Provinciales, et on a eu raison, car il est difficile d’enseigner une morale plus sévère que la sienne, plus pure, plus étrangère à ces compromissions que Pascal avait éloquemment reprochées aux jésuites. On a pu faire un grief à Bossuet, — injustement, je dois le dire, mais avec une apparence de raison quelquefois, — de sa complaisance pour Louis XIV, notamment dans les affaires de la régale et des libertés de l’église gallicane. Nous-même nous avons essayé de montrer que, dans les Sermons de Massillon, il apparaissait déjà quelques symptômes de la morale toute laïque du XVIIIe siècle. Bourdaloue, comme il est par excellence, au XVIIe siècle, le prédicateur orthodoxe et catholique, est aussi et en même temps le prédicateur ou le moraliste rigide, s’il en fut — pour ne pas dire impitoyable. Peut-être même est-ce ici l’une des raisons de son prodigieux succès. Dans la morale de Bourdaloue, l’opinion publique aima cette sévérité plus grande qu’elle avait appris à apprécier dans les Provinciales. Car c’est là ce qu’il y a de surtout intéressant pour nous. Contre les attaques de Pascal et du jansénisme, si Bourdaloue a relevé la réputation compromise de l’ordre des jésuites, c’est « en rompant tout pacte » avec La casuistique, et en retournant leurs propres armes contre ses adversaires. Dans les douze ou quinze volumes de Sermons qui nous restent de lui, il n’y en a pas un, je dis même ceux qu’il a prêches sur la Fréquente communion, — auxquels Port-Royal tout entier n’eût pu souscrire. Et sans doute on peut bien dire qu’avant d’être inspirés du jansénisme, ils le sont du christianisme ou du catholicisme lui-même. Mais ce serait mal entendre et mal poser la question. Ce que l’on dit, en effet, ce n’est point du tout que le jansénisme ait apporté au monde une morale nouvelle, mais uniquement qu’il est venu rappeler la morale traditionnelle à une rigueur dont les Provinciales nous sont un garant assez sûr qu’elle s’était écartée sous l’influence de diverses causes.

Est-il nécessaire de multiplier les exemples? et si nous retrouvons jusque dans les Sermons de Bourdaloue la trace visible de l’influence du jansénisme, est-il nécessaire de montrer qu’elle est plus visible encore dans les Sermons de Massillon et dans l’œuvre entière de Bossuet ? Sauf un ou deux cas, on pourrait presque dire que Bossuet, dans la question de doctrine, a évité de se prononcer sur le sujet du jansénisme. A tout le moins s’en faut-il beaucoup qu’il l’ait jamais attaqué comme il fit le protestantisme ou le quiétisme. Mais, sur la question de morale, il suffit de rappeler que c’est lui qui deux fois, à vingt ans d’intervalle, en 1682 et en 1701, demanda et obtint de l’assemblée du clergé de France la condamnation ou le renouvellement de la condamnation des propositions jadis attaquées par les Provinciales. Et pour Massillon, qui fit partie de cette congrégation de l’Oratoire qui devait demeurer l’un des derniers foyers de l’esprit janséniste, sait-on bien qu’aujourd’hui même il est recommandé aux fidèles de ne pas lire ses Sermons, sans quelques précautions? Ils sont trop jansénistes! et, comme autrefois, on craint que, dans les âmes faibles, en jetant des semences de découragement, ou de terreur de la justice divine, ils ne fassent désespérer de la vertu, du salut, et de la religion.

Ainsi, de tous les côtés, on le voit, nous retrouvons le jansénisme et son influence. Le siècle en est comme imprégné. Une seule influence fait vraiment échec à la sienne, et à peine peut-on dire que ce soit celle du cartésianisme : ce serait plutôt celle d’une espèce de philosophie de la nature qu’incarnent les La Fontaine et Molière. Il continue cependant d’exister une société de cartésiens, et, comme nous l’avons dit, l’espèce a bien pu s’en cacher, elle ne s’est pas perdue. La destruction de Port-Royal et généralement les mesures de persécution dirigées contre le jansénisme vont avoir maintenant pour conséquence d’en préparer, sans le vouloir, le développement. A mesure que le siècle approche de sa fin, l’influence de Pascal décroît, celle de Descartes se substitue insensiblement à la sienne. C’est le XVIIIe siècle qui commence, et avec lui le triomphe de toutes les idées que le jansénisme a bien pu interrompre et gêner dans leur développement, mais non pas réussir à détruire.


V. — LA RENAISSANCE DU CARTÉSIANISME.

Si l’on ne voit pas, en effet, tout d’abord, les liaisons du XVIIIe siècle avec le XVIIe siècle, c’est qu’en général on ne reprend pas la question d’assez haut, ou d’assez loin. Mais pour ce qui regarde en particulier la fortune du cartésianisme, il semble qu’on soit dupe d’une véritable illusion d’optique. Les « philosophes » du XVIIIe siècle, à l’exception de Buffon peut-être, n’ont pas assez de dédain pour Descartes, et parce qu’ils se sont mis à l’école de Bacon, de Locke et de Newton, ils se proclament et ils se croient indépendans de leurs vraies origines, nouveaux ou étrangers dans leur propre patrie. Au regard de Voltaire lui-même, — en qui, comme l’on sait, quelque timidité ou quelque respect humain se mêle à beaucoup de hardiesse, et la superstition du siècle de Louis XIV à un pressentiment si vif de l’avenir, — Descartes n’est qu’un esprit « rare et singulier; » mais pour Diderot et pour les encyclopédistes, l’auteur du Discours de la méthode n’est plus en vérité qu’un faiseur de systèmes, dont les « tourbillons » et les « idées innées » n’ont pas plus de valeur à leurs yeux que les « universaux ou les « quiddités » de la scolastique. La vraie, l’unique méthode, la méthode expérimentale date pour eux de Bacon et du Novum Organum ; la connaissance de l’homme, de ses facultés, du mécanisme de l’esprit, de l’origine et de la formation des idées, n’a commencé qu’avec Locke et l’Essai sur l’entendement humain; et quant à celle du système du monde, elle ne remonte pas au-delà de la publication du livre des Principes. En d’autres termes, — et c’est ce qui les rend si souvent si insupportables à lire, — la science est née avec leur siècle même, et rien ne compte pour eux que ce qu’ils ont eux-mêmes vu naître, pas plus Galilée que Descartes, Kepler que Leibniz, et Tycho Brahé que Malebranche. Heureusement que cela même nous avertit de leur erreur, et, si l’on peut ainsi dire, du point précis où ils la commettent. Pour nous rendre compte du principe de leur illusion et pour rétablir la vérité contre elle, nous n’avons en effet qu’à bien voir comment ils en sont devenus dupes.

A la faveur des querelles de religion qui avaient rempli les dernières années du XVIIe siècle, et au cours desquelles il s’en était fallu d’assez peu que le même roi qui révoquait l’édit de Nantes et qui proscrivait le jansénisme ne se détachât du saint-siège, en entraînant ses peuples avec lui, les « libertins » ou les « esprits forts » avaient repris lentement quelque chose de leur ancienne audace. Ils avaient vu misérablement échouer ces tentatives de réunion entre catholiques et protestans dont Bossuet en France et Leibniz en Allemagne avaient voulu prendre l’initiative. Des prélats maladroits, au premier rang desquels on ne saurait hésiter à placer Fénelon, en persécutant le jansénisme à outrance, semblaient avoir travaillé pour ôter à la religion ce qui en faisait en quelque sorte le principal support et le nerf. Enfin, le même Fénelon, et Bossuet, aussi lui, avec leur mémorable querelle du Quiétisme, par la vivacité de leur polémique et leur acharnement réciproque, avaient, — comment dirai-je ? — scandalisé les âmes pieuses, et moins indigné qu’encouragé dans leur libertinage tous ceux qui semblaient attendre que la religion se divisât une fois de plus contre elle-même. Mais ce qui paraissait plus démontré que tout le reste, et ce qui faisait la joie des rares spinosistes et des nombreux cartésiens d’alors, de Fontenelle, par exemple, et de Bayle, c’était l’impossibilité d’accorder la raison et la foi, ou en d’autres termes, l’échec de l’œuvre à laquelle il semblait que le XVIIe siècle se fût particulièrement employé. On tenait désormais pour certain que la raison, fière de ses progrès, n’abandonnerait plus les positions qu’elle avait conquises, et qu’au besoin elle les défendrait contre la religion elle-même, si peut-être et bientôt elle ne prenait l’offensive. Mais il était également prouvé qu’à moins d’abdiquer et de cesser d’être elle-même, il y avait des points sur lesquels jamais ni à aucun prix la religion ne consentirait de sacrifice ni de transaction. Dans ces conditions, quoi de plus naturel que la fin du siècle ressemblât à ses commencemens ? et que l’influence du cartésianisme, en particulier, reprît son cours suspendu depuis cinquante ou soixante ans ;par l’opposition du jansénisme ?

Ce qu’il est en effet curieux et important de constater, c’est que le petit groupe de « libertins » ou « d’esprits forts » qui, pendant la durée du règne de Louis XIV, en dissimulant d’ailleurs son indépendance d’esprit, n’en avait pas moins maintenu la tradition, était le même aussi, nous l’avons dit, qui avait conservé le dépôt du cartésianisme. On l’avait bien vu, ou du moins on l’eût pu voir, — si l’attention eût alors été éveillée sur ce point, — dans cette grande querelle des anciens et des modernes, où Charles Perrault avait fait son principal argument de l’idée de progrès, idée vague et incertaine encore, idée confuse et mal définie, mais idée cartésienne, dont le triomphe devait être nécessairement la ruine ou la subversion de l’idée chrétienne et janséniste. Perrault lui-même, Charles Perrault, l’auteur de Peau-d’Ane et du Petit-Poucet, — dont on a quelquefois essayé de faire une façon de grand esprit, — avait-il mesuré la portée de ses propres raisons ? J’en douterais pour ma part ; mais c’est en vérité ce qui n’importe guère, puisque, autour de lui, à défaut de lui, ni les femmes mêmes ni les hommes ne manquaient pour systématiser en quelque sorte ses pressentimens, et leur donner cette forme portative sous laquelle les idées font leur chemin dans le monde. Fontenelle en était l’un, le neveu des Corneille, l’auteur d’Aspar et des Lettres du chevalier d’Her…, bel esprit composé de pédant et de précieux, homme du monde, mais l’auteur aussi des Entretiens sur la pluralité des mondes et de l’Histoire de l’Académie des Sciences, d’ailleurs cartésien convaincu, cartésien obstiné, pour mieux dire, et le dernier, avec Mairan, qui ait défendu contre Newton le système de leur commun maître. C’est grâce à lui, grâce à cette universalité de connaissances dont il sut habilement se servir pour être, pendant près d’un demi-siècle, la principale autorité de son temps, que cette idée de progrès allait commencer de prendre figure et tournure, de porter dans ses propres écrits ses premières conséquences, et de préparer la transformation prochaine de la littérature et l’esprit français.

Rien ne parait plus caractéristique du XVIIIe siècle que cette foi au progrès, et, par-dessous les différences particulières, c’est elle qui fait l’air de ressemblance et de famille de toutes les grandes œuvres du temps: l’Esprit des lois et l’Essai sur les mœurs, les Discours de Rousseau et l’Histoire naturelle de Buffon ; quoi encore ? l’Encyclopédie, l’Histoire philosophique des deux Indes, et la fameuse Esquisse de Condorcet, sur les Progrès de l’esprit humain. D’une manière générale, si l’on voulait caractériser nos grands siècles littéraires par rapport à l’idée qu’ils se sont formée de la marche de l’histoire, on dirait que le XVIe siècle, celui de Ronsard et de Calvin, a placé son idéal dans l’imitation, la résurrection, ou la rénovation du passé. Par-delà les temps du moyen âge, c’est le même sentiment qui pousse Ronsard à chercher ses modèles dans les littératures anciennes, et Calvin à réintégrer dans un christianisme corrompu la pureté de son institution primitive. Le XVIIe siècle, celui de Pascal et de Bourdaloue, de Racine et de Bossuet, convaincu de la perversité de la nature humaine, de la nécessité de la grâce et du peu de valeur de la vie de ce monde, se représente l’histoire comme un lent acheminement de l’humanité vers des fins qui lui sont assignées par la sagesse divine. De notre temps, enfin, c’est l’idée de l’évolution qui triomphe, l’idée d’un développement qui n’a rien d’absolument nécessaire ni de régulier dans son cours, que les circonstances peuvent toujours contrarier, et quelquefois même indéfiniment arrêter ou suspendre, qui peut enfin, à la rigueur, être exactement le contraire du progrès. Nous avons vu trop de révolutions, et surtout nous avons vu trop et de trop belles espérances n’aboutir qu’à des effets trompeurs, pour croire au progrès tel que l’ont conçu nos écrivains et nos philosophes du XVIIIe siècle. Car eux enfin, que nous avons gardés pour les derniers, c’est au progrès qu’ils ont cru, au progrès constant, à la marche continue de l’humanité vers un perfectionnement croissant et infini de l’homme et de la société. Là est leur utopie, avec une autre, celle de la bonté native de l’homme, mais que je ne veux point examiner aujourd’hui, parce qu’elle m’entraînerait trop loin, et qu’elle provient d’une autre source.

Pour mesurer l’importance et le rôle de cette idée dans la philosophie du XVIIIe siècle, il suffirait au besoin de noter la place qu’elle tient dans l’œuvre de Voltaire, qui, de tous les écrivains du temps, lui est sans doute non pas le plus hostile, mais au moins le plus récalcitrant. Voltaire, pour croire au progrès, et surtout au progrès moral, a trop connu les hommes, de trop près, les a trop fréquentés, s’est trop connu lui-même. Cela est bon pour Rousseau, pour Diderot, pour Condorcet, et voilà ceux, en effet, que l’on peut appeler les apôtres de l’idée de progrès, ceux qui l’ont répandue dans le monde. Mais Voltaire, lui, pense, à l’égard de la « canaille, » qu’elle restera toujours « canaille, » et il n’y trouve pas de difficulté, ni d’inconvénient, ni même d’injustice, car, sans cela, demande-t-il, comment s’accomplirait le gros ouvrage de la société ? Cependant, et malgré tout, depuis le Mondain jusqu’à l’Essai sur les mœurs, voyez comme les instincts de Voltaire et les traditions qu’il a héritées du siècle précédent luttent, pour ainsi dire, dans ses œuvres, avec les convictions raisonnées qu’il s’est faites. Nul plus que lui n’admire Corneille ou Racine ; mais, dans ce progrès universel des arts et des sciences, il ne peut s’empêcher de croire que ses tragédies, à lui, sa Zaïre et sa Mérope, valent mieux que les leurs, ont quelque chose au moins d’autre et de plus que le Cid, que Cinna, qu’Iphigénie, qu’Athalie. De même il sait bien que les lettres, comme les arts, ont eu leurs époques dans l’histoire de l’humanité, que le génie ne dépend ni des temps ni des lieux, que jamais poètes n’ont surpassé Sophocle ou Euripide, ni jamais peintres ceux de Florence ou de Rome; mais il se rend bien compte aussi du bénéfice héréditaire que chaque génération retire du travail de celles qui l’ont précédée, et que de siècle en siècle, d’une manière générale, l’esprit humain a grandi, s’est accru, s’est assoupli, a passé comme un homme de la faiblesse de l’enfance à la vigueur de la maturité. De même, enfin, il admet bien que tout le monde « est fait comme notre famille, » — C’est un mot d’Arlequin qu’il cite volontiers, — mais cependant il n’écrit son Essai sur les mœurs que pour essayer de débarrasser l’humanité des fléaux qui la déshonorent et qui retardent seuls son progrès : la guerre et la religion. Par la place que l’idée du progrès occupe dans l’œuvre de Voltaire, on peut juger de celle qu’elle tient dans l’œuvre de ses contemporains, et notamment des encyclopédistes. Diderot ne croit rien d’impossible à l’homme ; Turgot enchérit sur Diderot ; et Condorcet, enfin, dans le livre que nous rappelions, celui qu’il écrivit dans sa retraite, l’Essai sur les progrès de l’esprit humain, continue d’affirmer, sous le couteau de la guillotine, que si tout est mal actuellement, tout sera bien un jour.

Avec la croyance au progrès et à la perfectibilité infinie de l’espèce, s’il est une autre opinion dont conviennent tous les « philosophes » du XVIIIe siècle, c’est la toute-puissance de la raison. A ce sujet, ne pourrait-on pas dire que l’erreur capitale du XVIIIe siècle est d’avoir voulu soumettre à la raison tout ce qui lui échappe, tout ce qui, par nature et par définition, ne saurait être de sa compétence? L’homme tel que Voltaire lui-même, Diderot, Montesquieu, Buffon, Rousseau, d’Alembert, Condorcet, Condillac, le conçoivent, c’est l’homme selon Descartes, l’homme rationnel, si je puis ainsi dire, l’homme abstrait, ou plutôt encore l’homme soustrait aux conditions de temps et de lieu, c’est-à-dire indépendant de l’histoire et de la réalité. De là leur inintelligence, que l’on leur a si souvent et si justement reprochée, de la religion d’abord, de la poésie, de l’histoire et de la politique. Ce sont, en effet, d’autres facultés, ce sont d’autres pouvoirs ou d’autres formes de l’intelligence qui ont engendré, dans l’histoire de l’humanité, les grandes religions et la grande poésie, facultés si différentes de la faculté de concevoir et de raisonner, que celle-ci les dessèche à mesure qu’elle occupe et qu’elle envahit l’entendement. Aussi longtemps que le jansénisme a dominé sur les esprits, le sens de la réalité, l’idée de la duplicité ou de la complexité de l’homme, la connaissance ou le sentiment de la limitation de l’esprit ont empêché nos philosophes de faire à la raison cette place prééminente, unique, souveraine. Mais maintenant, émancipée de ses anciennes contraintes, livrée à elle-même, fière de ses progrès, la raison ne voit plus rien qui doive demeurer en dehors de ses prises, aucun domaine sur lequel elle n’ait la prétention d’étendre son empire.

C’est le développement de la science prédit et préparé par Descartes qui entretient et qui développe à son tour cette illusion. Car on a bien pu renoncer aux « tourbillons » de Descartes, et les traiter, comme Voltaire, avec presque autant de dédain que la « vision en Dieu » de Malebranche, ou « l’harmonie préétablie » de Leibniz. Il n’en est pas moins vrai que l’on doit deux choses à Descartes, et qu’elles subsistent. La première est l’idée de l’universel mécanisme, c’est-à-dire de la solidarité de toutes les parties, et conséquemment de l’unité de la science. La seconde est l’application de l’instrument mathématique à toutes les questions scientifiques, ce qui est une suite et une preuve à la fois de leur solidarité et de l’objectivité de leur existence. Quoi que l’on dise d’ailleurs du discrédit de la science de Descartes, il ne demeure pas moins qu’elle inspire encore l’une des grandes œuvres scientifiques du siècle, je veux dire l’Histoire naturelle de Buffon. Mais quand on le contesterait, ce qui serait encore certain, c’est que le mouvement est parti de lui. D’Alembert se moque, en vérité, quand, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, c’est à Bacon qu’il fait honneur d’avoir inauguré le mouvement scientifique moderne. Mathématicien distingué, sinon de premier ordre, il est impossible qu’il ne sentît pas que, dans la mesure où la physique nouvelle est fille du calcul, c’est au cartésianisme qu’elle doit ses découvertes et ses progrès. Seulement, pour diverses raisons, qu’il serait trop long de débrouiller, d’Alembert veut nous donner le change, et j’avoue qu’il y a réussi, puisque je suis obligé de parler si longtemps pour redresser l’erreur dont il fut l’un des patrons au XVIIIe siècle. Mais cette idée que la science seule est capable de certitude, qu’en dehors de la certitude rationnelle ou expérimentale il n’y en a pas d’autre, et que la raison aidée du calcul est ou sera quelque jour la maîtresse du monde, elle appartient bien à Descartes ; et ici, comme plus haut, après une longue éclipse, c’est son influence que nous voyons reparaître.

De cette croyance au pouvoir infini de la raison, combinée avec l’idée de la souveraineté de la science, est né l’optimisme du XVIIIe siècle, celui dont quelques-uns de ses apôtres ont payé si chèrement, dans les jours troublés de la révolution, l’illusion qu’ils s’en étaient faite. Quand, en effet, il est admis que la science peut tout, et, d’un autre côté, que la capacité de la raison humaine est égale, pour ainsi dire, à l’infinitude du monde, comment admettre qu’il puisse y avoir un terme aux espérances de l’humanité ? Aussi les philosophes du XVIIIe siècle n’en ont-ils point vu ni d’ailleurs supposé. Mais leur homme idéal et abstrait, ils l’ont cru bon, ils l’ont cru perfectible, ou, si l’on aime mieux, ils ont cru et ils ont enseigné, par une conception que l’on pourrait croire imitée du platonisme, si l’on n’en connaissait maintenant les liaisons avec le cartésianisme, que le vice était synonyme d’ignorance, et, réciproquement, que la science était institutrice de vertu. C’est une erreur que beaucoup d’honnêtes gens partagent encore de nos jours, n’oubliant en cela que deux points, qui sont tout le problème : le premier que, bien loin d’être bon, l’homme naturel, supposé qu’il existe, voisin encore de l’animal et impulsif comme lui, pourrait bien être moralement mauvais; et le second, que l’objet de l’institution sociale étant de soustraire l’homme à l’impulsion de la nature, une connaissance plus approfondie de la nature en éloigne peut-être les civilisations plus qu’elle ne les en rapproche. Disons-le plus nettement encore : la connaissance de la nature ne peut servir qu’à en éloigner l’homme social, et la grande erreur du siècle est d’avoir cru qu’elle l’en devait rapprocher.

On le voit donc : l’une après l’autre, dans la littérature ou dans la philosophie du XVIIIe siècle, les idées essentielles du cartésianisme renaissent, et c’est même alors seulement, qu’en perdant la conscience de leur propre origine, elles prennent celle de leur puissance et de leur fécondité. Sans doute, pour agir, pour exercer une influence réelle sur la direction des esprits, il fallait que le cartésianisme se fût dégagé ou libéré du système particulier qui l’enveloppait. On remarquera d’ailleurs qu’il n’a vaincu le jansénisme qu’avec ses propres armes ou, pour mieux dire, en lui empruntant ses moyens d’action, en devenant, comme lui, une philosophie ou une conception de la vie, et en proposant sa solution effective et pratique des problèmes que Descartes, par oubli, manque de loisir, prudence ou ironie peut-être, avait négligé de traiter. C’est, en effet, avec l’accroissement qu’elle a reçu des enrichissemens de la science, la principale modification que la doctrine cartésienne ait subie du XVIIe au XVIIIe siècle : elle est descendue du ciel en terre, et se désintéressant des questions qui, comme quelques-unes de celles où s’était complue l’aventureuse imagination du maître, sont étrangères ou indifférentes à la plupart des hommes, elle a pris à la vie l’intérêt qu’une doctrine y doit prendre, toutes les fois qu’elle veut agir, et ne pas finir en une espèce de curiosité de cabinet. Mais c’est bien elle, nous la reconnaissons, c’est son esprit qui anime également le matérialisme de Diderot ou le spiritualisme de Jean-Jacques ; et la fortune que Pascal ou Bossuet l’avaient empêchée de faire, elle la réalise au XVIIIe siècle. Qu’importe après cela que la physique de Newton se soit substituée à celle de Descartes ? ou la doctrine de la sensation transformée à celle des idées innées ? Nous savons assez que, dans l’explication scientifique de l’univers ou de l’homme, il y aura toujours quelque chose de caduc et de ruineux, puisque, comme on l’a dit, la science, ne consiste guère qu’à reculer, de génération en génération, ou à déplacer las bornes de l’ignorance.

Que si maintenant nous avons peut-être insisté longuement sur La question, c’est qu’indépendamment de l’intérêt qu’il y a sans doute à se faire une juste idée d’un Pascal et d’un Descartes, il nous a paru que la solution que nous en proposons pouvait éclairer d’une lumière nouvelle plusieurs points importans de l’histoire des idées et de la littérature du XVIIe siècle. Trois grandes influences, pour ne rien dire aujourd’hui des moindres, auxquelles aussi pourtant il nous faudra faire leur part, se disputent au XVIIe siècle la direction des idées et, la domination des esprits. la plus considérable est peut-être ; celle des trois dont nous n’avons presque rien dit encore, et que nous étudierons prochainement, en étudiant ce que l’on peut bien appeler, comme on le verra, la philosophie de Molière. C’est au moins celle dont les origines remontent le plus haut, et dont aujourd’hui même les effets ne sont pas épuisés.. Le cartésianisme et le jansénisme sont les deux autres dont nous venons de voir la lutte se terminer par le triomphe de la première. Je suis d’ailleurs persuada que rien, qu’en essayant de rattacher à l’une ou à l’autre des trois beaucoup d’idées communément reçues, nous nous apercevrons qu’elles doivent être assez profondément modifiées. C’est ce que je tâcherai de faire voie, et ce que j’espère que l’on reconnaîtra dans la suite de ces Études.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Il ne faut point abuser des notes, mais il en faut user quand elles sont nécessaires. Voici donc l’un des textes de Fénelon que je vise : « Vous ne paraissez pas, — écrivait-il en 1713 au duc d’Orléans, le futur régent, qui avait des doutes, à ce qu’il paraît, sur la religion, — vous ne paraissez pas faire assez de justice à saint Augustin... Platon et Descartes, que vous louez tant,.. ont leurs défauts. Si on rassemblait tous les morceaux épars dans les ouvrages de saint Augustin, on y trouverait plus de métaphysique que dans ces deux philosophes. » (Œuvres de Fénelon, édition de Versailles, I, 422.) c’est pour l’indication, comme je disais, de la source où il a directement puisé. Voici maintenant le texte de Bossuet, qui, pour être plus connu, n’est pas moins instructif ou démonstratif: « Pour ne vous rien dissimuler, je vois non-seulement en ce point de la nature et de la grâce, mais en beaucoup d’autres articles très importuns de la religion, un grand combat se préparer contre l’église sous le nom de philosophie cartésienne... En un mot, ou je me trompe bien fort, ou je vois un grand parti se former contre l’église, et il éclatera en son temps, si de bonne heure on ne cherche à s’entendre, avant qu’on s’engage tout à fait. » (Œuvres de Bossuet, édition de Versailles, XXXVII, 375, 377. Lettre à un disciple du père Malebranche.)
  3. Comme ces Mémoires sont peu connus, ou du moins rarement cités, j’ai pensé qu’il serait bon de donner ici quelques extraits du principal. Il est daté de 1705. Fénelon supplie le souverain pontife de ne pas croire qu’en lui adressant ce Mémoire secret « clam legendum » il obéisse à d’anciennes rancunes, et il continue :
    « Ex inuumeris per sexaginta et quinque annos experimentis, jam abunde constat, nullam amplius spem esse ut Janseniana factio remediis ad mansuetudinem temperatis sanetur... »
    Et les dénonciations nominatives commencent :
    « D. Cardinalis Noallius, archiepiscopus Parisiensis... nihil audit, nihil videt, nihil ratum facit nisi quod suggerunt aut doctor Boileau, aut doctor Duguet, aut pater de la Tour, oratoriensium præpositus generalis,.. quos Jansenismo imbutos esse nemo nescit... »
    D. Cardinalis de Coislin...
    D. Cardinalis Le Camus...
    His ducibus adjunguntur complures episcopi.
    Quid de ordinibus religiosis? Dominicain jam fere omnes... Discalceati Carmelitæ.. Augustiniani ordinis plerique theologi... Canonici regulares sanctæ Genovefæ.. utriusque congregationis Benedictini en dogmata pro virili parte propugnant...
    At vero si, a scolis theologiæ, ad regiarn aulam oculos converteris, videre est principissam de Condé...
    Principissa de Conti, Regis filia, medicum Dodart, insignem factionis ducem, domi carissimum habet...
    Franciæ cancellarius in Epistolis ad Provincialem scriptis prima litteranum elementa a puero didicisse palam gloriatur...
    D. de Torcy, exterorum, ut vocant, administer, Pomponii filiam Arnaldinæ gentis uxorem duxit.
    Parisiense Parlamentum ab hoc morbo immune ne existimes... Primus Præses miris artibus mentem dissimulat, at vero, si ex liberioribus colloquiis, quando cum amicis facetus ridet, intimum illius sensum explorare fus sit, factioni clam favet... »
    Arrêtons-nous sur ce dernier trait; il vaut la peine qu’on le médite; et quand on l’aura médité, que l’on se demande si le Fénelon qui est capable de pareilles insinuations, ressemble beaucoup à l’aimable et souriant prélat que l’on continue de nous montrer à travers son Télémaque.