Études sur le XVIIe siècle/04

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Études sur le XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 100 (p. 649-687).
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ETUDES SUR LE XVIIe SIECLE

IV.[1]
LA PHILOSOPHIE DE MOLIÈRE.


I

Il est difficile, je le sais, de se faire entendre ; et je n’ignore même pas que quiconque n’y réussit point, c’est sa faute. Mais, en vérité, quelle que soit mon insuffisance, ce que je n’aurais jamais cru, c’est qu’il fût aussi malaisé de persuader à quelques Français, — auteurs dramatiques, professeurs, journalistes et conférenciers, — que Molière ne serait pas Molière s’il n’avait pensé quelquefois ; qu’il y a quelque chose d’autre et de plus en lui qu’un Labiche classique ; et qu’en sortant de voir jouer l’École des femmes ou le Malade imaginaire, après avoir bien ri d’Arnolphe ou du bonhomme Argan, on en remporte encore de quoi songer longtemps. Pour l’avoir osé dire, en effet, je me suis vu rappelé de tous côtés à la fausse modestie qui doit être celle des commentateurs ; et j’aurais traité Molière de baladin ou de bouffon que je n’aurais pas jeté plus d’alarme au camp de tous ceux qui ne sauraient souffrir qu’on dérange l’idée qu’ils s’en font ; — ou plutôt, d’après eux, c’est ainsi qu’on devra désormais le traiter. « Allons, Baptiste, fais-nous rire, » disait Molière à Lulli quand il éprouvait le besoin de rire d’autres bouffonneries que les siennes, — lesquelles ne sont pas, au surplus, toujours gaies, — et la légende raconte que le Florentin s’y employait de son mieux. Pareillement, à celui que son siècle appelait le « contemplateur, » il semble qu’aujourd’hui nous ne demandions plus, nous, que de nous divertir. Bouffon il lut, bouffon qu’il reste ! Toute son affaire est de nous amuser ; et, si ce n’est pas nous, nos pères l’ont payé pour cela ! On oublie seulement qu’il serait mort, aussi lui, comme tant d’autres, qui n’ont pas laissé pourtant de faire rire les « honnêtes gens » de leur temps, s’il n’y avait rien de plus dans son œuvre que dans la leur ; et que, parce qu’il nous faut, pour comprendre l’Ecole des femmes ou Tartufe, ce qu’on appelle ironiquement des « lumières, » et un « esprit, » qui sont tout à fait superflus pour entendre la Cagnotte ; c’est pour cela qu’il est Molière.

J’appuie d’abord sur cette observation. Personne aujourd’hui n’ignore que le sujet de l’École des femmes, emprunté par Molière à Scarron, est le même en son fond que celui des Folies amoureuses et du Barbier de Séville. Même situation, même intrigue et même dénoûment. Mêmes personnages aussi : Banholo, Albert ou Arnolphe, c’est toujours le même tuteur dupé ; Rosine, Agathe ou Agnès, c’est toujours la même ingénue qui le berne ; Almaviva, Éraste ou Horace enfin, c’est toujours le même amant qui l’y aide, jeune, entreprenant et vainqueur. Cependant, quelque estime que l’on fasse de Beaumarchais ou de Regnard, ils ne sont point Molière, de sa taille ni de son rang, ni peut-être de son espèce ; et, on peut bien les lui préférer, mais on ne les lui compare point. Pourquoi cela ? Car, d’avoir paru le premier des trois, on n’en saurait faire un grand mérite à l’auteur de l’Ecole des femmes. En admettant d’ailleurs que ce mérite en soit un, ce n’est pas à lui qu’il appartiendrait, c’est à Scarron, nous venons de le dire, et non pas même à Scarron, mais à doña Maria de Zayas y Sotomayor, le nouvelliste espagnol dont Scarron a lui-même imité sa Précaution inutile. D’un autre côté, de bons juges, des juges délicats et subtils ont pu soutenir, non sans quelque raison, que le vers de Molière, en général, n’avait pas l’élégance et l’aisance, la grâce de facilité de celui de Regnard ; que son style, plus cossu peut-être, selon l’heureuse expression de Sainte-Beuve, était cependant moins vif, moins alerte, moins spirituel ; son allure moins libre et moins cavalière. Et qui refusera de convenir enfin que, si le Barbier de Séville n’est pas mieux intrigué que l’École des femmes, il l’est à tout le moins d’une manière plus implexe, comme on disait jadis, plus ingénieuse, plus riche en surprises, plus voisine en tout cas de notre goût moderne ? Depuis Molière jusqu’à Beaumarchais, dans l’insensible décadence de toutes les autres parties de l’art dramatique, une seule s’est perfectionnée, qui est précisément l’intrigue ; et la comédie de Beaumarchais a marqué la principale époque de ce progrès. Puisque ce n’est donc ni par la complication ou par l’ingéniosité de l’intrigue, ni par la qualité du style, ni par la nouveauté de l’invention que Molière est aussi supérieur à son premier module qu’à ses imitateurs, que reste-t-il, et que faut-il conclure ? Il reste que ce soit par la profondeur avec laquelle il a enfoncé dans les caractères ; il reste que ce soit par la vérité d’une imitation de la vie qui ne saurait aller sans une certaine manière, personnelle et originale, de voir, de comprendre et de juger la vie même ; il reste en un mot que ce soit par la portée, ou, si l’on veut encore, par la « philosophie » de son œuvre.

C’est cette philosophie que, dans les pages qui suivent, je voudrais essayer de définir et de caractériser. Non pas du tout, comme on le pourrait craindre, que je veuille prêter à l’auteur des Fourberies de Scapin ce qu’on appelle un système lié. Je n’oublierai pas que je parle d’un auteur dramatique, et qu’avant tout ce sont des comédies que Tartufe, que l’École des femmes, que le Malade imaginaire. Mais ce que je n’oublierai pas aussi, c’est que Molière me fait songer ; et, puisqu’il me fait songer, je veux savoir à quoi ? Puisqu’il m’oblige à réfléchir sur de certaines questions, je veux savoir quelles sont précisément ces questions. Puisqu’il les a posées, je veux savoir comment il les a décidées. Et si peut-être, toujours actuelles, ces questions sont toujours vivantes, je veux savoir enfin jusqu’à quel point je suis moi-même pour ou contre Molière. Ses comédies ne sont pas tout à fait des thèses, mais elles ne sont pas très éloignées d’en être. Elles ont plus de rapports avec le Fils naturel qu’avec Adrienne Lecouvreur, ou avec l’Ami des femmes qu’avec Mademoiselle de Belle-Isle. Rien ne ressemble moins à des anecdotes étendues en cinq actes. En ce sens, on peut dire que la « philosophie » de Molière, c’est Molière lui-même, et je vais essayer de montrer qu’à la bien entendre, c’est Molière tout entier.


Il ne semble pas qu’il ait pris aucun souci de la dissimuler, ni, par suite, qu’elle soit bien difficile à reconnaître ou à nommer. Naturaliste ou réaliste, ce que la comédie de Molière prêche de toutes les manières, par ses défauts autant que par ses qualités, c’est l’imitation de la nature, et la grande leçon d’esthétique et de morale à la fois qu’elle nous donne, c’est qu’il faut nous soumettre, et, si nous le pouvons, nous conformer à la nature. Par là, par l’intention d’imiter fidèlement la nature, s’explique, dans son théâtre, la subordination des situations aux caractères ; la simplicité de ses intrigues, dont la plupart ne sont que des « scènes de la vie privée ; » l’insuffisance de ses dénoûmens, qui, justement parce qu’ils n’en sont point, ressemblent d’autant plus à la vie, où rien ne commence ni ne finit. Par là encore s’expliquent l’espèce et la profondeur du comique de Molière. Entre tant de moyens qu’il y a de provoquer le rire, si Molière savait trop bien son triple métier d’auteur, d’acteur et de directeur pour en avoir dédaigné ou négligé aucun, sans en excepter les plus faciles et les plus vulgaires, il y en a pourtant un qu’il préfère ; et ce moyen, c’est celui qui consiste à nous égayer aux dépens des conventions ou des préjugés vaincus par la toute-puissance de la nature. Enfin, par là toujours, par la confiance qu’il a dans la nature, s’explique encore et surtout le caractère de sa satire, si, comme on le sait, il ne l’a jamais dirigée que contre ceux dont le vice ou le ridicule est de masquer, de fausser, d’altérer, de comprimer, ou de vouloir contraindre la nature.

C’est ainsi qu’il ne s’en est point pris au libertinage ou à la débauche ; il ne s’en est point pris à l’ambition ; on ne voit pas même qu’il ait manifesté l’intention de les attaquer jamais. En effet, ce sont vices qui opèrent dans le sens de l’instinct, conformément à la nature ; ce sont vices qui s’avouent et au besoin dont on se pare. Quoi de plus naturel à l’homme que de vouloir s’élever au-dessus de ses semblables, si ce n’est de vouloir jouir des plaisirs de la vie ? Mais, en revanche, précieuses de toute espèce et marquis ridicules, prudes sur le retour et barbons amoureux, bourgeois qui veulent faire les gentilshommes et mères de famille qui jouent à la philosophie, sacristains ou grands seigneurs qui couvrent


De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment ;


les don Juan et les Tartufe, les Philaminte et les Jourdain, les Arnolphe et les Arsinoé, les Acaste et les Madelon, les Diafoirus et les Purgon, voilà ses victimes. Ce sont tous ceux qui fardent la nature ; qui, pour s’en distinguer, commencent par en sortir ; et qui, se flattant enfin d’être plus forts ou plus habiles qu’elle, ont affecté la prétention de la gouverner et de la réduire. Inversement, tous ceux qui suivent la nature, la bonne nature, les Martine et les Nicole, son Chrysale et sa Mme Jourdain, Agnès, Alceste, son Henriette, avec quelle sympathie ne les a-t-il pas toujours traités !


Voilà ses gens, voilà comme il en faut user.

Tels qu’ils sont, ils se montrent ; et, rien qu’en se montrant, ils font ressortir, ils mettent dans son jour la complaisance universelle et un peu vile de Philinte, l’égoïsme féroce d’Arnolphe, la sottise de M. Jourdain, les minauderies prétentieuses d’Armande ou la préciosité solennelle de sa mère Philaminte. La leçon n’est-elle pas assez claire ? Du côté de ceux qui suivent la nature, du côté de ceux-là sont aussi la vérité, le bon sens, l’honnêteté, la vertu ; et de l’autre côté le ridicule, et la prétention, et la sottise, et l’hypocrisie, c’est-à-dire du côté de ceux qui se défient de la nature, qui la traitent en ennemie, et dont la morale est de nous enseigner à la combattre pour en triompher.

On ne veut pas cependant se rendre ; on épilogue ; on équivoque sur les mots de nature et de naturel. La nature est une chose, dit-on, le naturel en est une autre ; et cela fait deux ; et si l’on ne va pas jusqu’à dire qu’elles sont le contraire l’une de l’autre, en vérité, je crains qu’on ne le pense. Voilà une distinction dont Molière eût bien ri ! Le « bon père » des Lettres provinciales en a peu de plus réjouissantes, et c’est pourquoi je ne nommerai pas celui qui l’a trouvée. D’autres veulent que cette espèce de « religion » ou de philosophie de la nature ait pu séduire un Rousseau, disent-ils, mais non pas un Molière, un auteur comique, l’homme qui nous a laissé « une si riche galerie de vicieux et de ridicules. » C’est qu’ils n’ont pas fait attention quelle est habituellement l’espèce de ces a ridicules » et de ces « vicieux ; » et que, si leur vice ou leur ridicule est de contrarier la nature, c’est précisément ce que nous venons de dire. Mais on semble toucher plus juste quand on fait observer que ce mot de nature, vague, ondoyant et mal défini, souffre peut-être plusieurs acceptions ; que, s’il en a une dont on puisse aujourd’hui convenir, elle doit différer de celle qu’il avait pour les gens du XVIIe siècle ; et, qu’avant de savoir combien elle en diffère, ce serait de l’imprudence que d’inscrire Molière au nombre des philosophes de la nature. Il importe donc de rechercher ce que l’on entendait alors sous ce mot de nature, s’il n’était qu’un nom mystérieux dont on couvrît un grand fonds d’indifférence philosophique et d’amour des plaisirs faciles, ou au contraire, comme nous le croyons, s’il enveloppait deux ou trois idées très précises, très hardies, et beaucoup plus voisines qu’on ne le pense de celles qu’il exprime aujourd’hui.

Si je suis obligé, pour cela, de remonter un peu haut, j’en renvoie le reproche aux historiens de notre littérature. On dirait en effet, à les lire, que les Molière ou les Racine sont tombés comme du ciel en terre ; et, lorsqu’ils en parlent, s’ils comptent quelquefois avec le milieu, — parce que le milieu c’est l’histoire des amours de Racine avec Mlle du Parc ou des relations de Molière avec Madeleine et Armande Béjart, — en revanche leur insouciance ou leur incuriosité du moment est étrange, el la chronologie n’existe pas pour eux. Sans doute, pour expliquer la comédie de Molière, ils ne sont pas incapables de remonter jusqu’à celle de Scarron, et, au besoin, jusqu’au Menteur ou jusqu’aux Italiens, mais ils s’en tiennent ordinairement là. Les commentateurs, eux, remontent bien un peu plus haut, jusqu’aux fabliaux du moyen âge et jusqu’à la comédie latine. Mais ce qu’ils ne semblent connaître ni les uns ni les autres, c’est le XVIe siècle, qu’ils réduisent à trois ou quatre noms, et dont on croirait qu’ils ignorent que le XVIIe siècle est issu tout entier. Je m’en suis bien aperçu quand, pour avoir insinué que la philosophie de Molière était ce que nous appelons une « philosophie de la nature, » ils m’ont triomphalement objecté que je prêtais à Molière des idées plus jeunes que lui de quelque cent ans, et qu’ainsi je brouillais, tout à fait impertinemment, en y mêlant des traits du XVIIIe, la vraie physionomie du XVIIe siècle.

C’est que je pensais que le roman de Rabelais fût un livre du XVIe siècle, et c’est que le langage m’en paraissait assez significatif et assez éloquent.


Toute la vie des Thélémites était employée non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait… En leur règle n’était que cette clause, FAIS CE QUE VOUDRAS. Parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversans en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice : lequel ils nomment honneur. Iceux, quand par vile subjection et contrainte sont déprimés et asservis, détournent la noble affection, par laquelle à vertu franchement tendaient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude : car nous entreprenons toujours choses défendues et convoitons ce que nous est dénié. (Gargantua, LVII.)


Il me semblait retrouver là, dans cette apologie hardie de l’excellence de la nature, toute la philosophie de l’École des femmes ; et je croyais également retrouver celle de Tartufe dans la fameuse allégorie que l’on sait :


Physis (c’est Nature) en sa première portée enfanta Beauté et Harmonie… Antiphysie, laquelle de tout temps est partie adverse de Nature, incontinent eut envie sur cestuy tant beau et honorable enfantement, et au rebours enfanta Amodunt et Discordance… Et (comme vous savez qu’aux singesses semblent leurs petits singes plus beaux que chose du monde), Antiphysie louait et s’efforçait prouver que la forme de ses enfans plus belle était et advenante, que des enfans de Physis… Et, depuis, elle engendra les Matagots, Cagots et Papelards ; les Maniacles Pistolets ; les Démoniacles Calvins de Genève, les enragés Putherbes, Briffaulx, Cafards, Chattemites, Cannibales, et autres Monstres difformes et contrefaits en dépit de Nature. (Pantagruel, IV, 32.)


C’est ici la plus pure substance du pantagruélisme ; et si, peut-être, on s’avisait de faire observer que l’allégorie n’est pas de Rabelais, c’est justement alors que la signification n’en serait que plus claire, car en ce cas, au lieu d’une boutade, elle ne serait rien de moins que la figure, pour ainsi parler, de la philosophie même de la renaissance.

On peut le montrer en quelques mots, dont on vérifierait la justesse aussi bien dans l’histoire de la philosophie européenne, que dans celle de l’art italien, ou de la littérature française. La renaissance n’a été, en tout genre, que la réaction, ou, pour mieux dire encore, que la révolte ardente et passionnée de la chair contre l’esprit, de la nature contre la discipline ; et, généralement, par le moyen de ce retour au paganisme, ce qu’elle s’est proposé, ç’a été d’émanciper la nature et la chair de toutes leurs entraves, en attendant qu’elle les divinisât. S’il y a dans l’épopée bouffonne de Rabelais, un sens, non pas certes caché ni secret, mais intime, j’ose bien dire qu’il n’y en a pas d’autre. C’en est ici, pour user de ses propres termes, « l’horrifique mystère ; » c’en est « la doctrine absconse ; » c’en est « la substantifique moelle. » Conformons-nous à la nature ; ne demandons pas à ses œuvres ni à ses opérations autre chose que d’être siennes ; et ne doutons surtout jamais qu’en la suivant nous remplissions tout notre devoir, puisque nous remplissons son objet. Assez et trop longtemps, sous le prétexte « d’imiter le Créateur de l’univers, » les hommes, obéissant on ne sait à quels « dégarnis de bon jugement et de sens commun, » ont marché « les pieds en l’air, la tête en bas, » et vécu comme à contresens de la nature et de la vérité. Maintenant, le moment est venu pour eux de comprendre que s’ils font partie de la nature, ce n’est pas pour s’en distinguer ; qu’où il y a du plaisir il n’y a point de péché ; et qu’institutrice ou mère de toute beauté et de toute harmonie, Physis l’est par conséquent de tout honneur et de toute vertu. Voilà ce qu’enseigne Rabelais ; voilà « le saint Évangile » qu’il est venu annoncer « quoi qu’on gronde ; » et voilà pourquoi son œuvre, où l’ordure se mêle effrontément, pour le salir, à presque tout ce qu’il touche, est l’expression la plus complète qu’il y ait, — justement parce qu’elle est la plus trouble, — de-l’esprit de la renaissance. Il ne faut pas oublier, en effet, que les priapées de Jules Romain sont sorties de l’école de Raphaël lui-même ; et les Dialogues de l’Arétin ont suivi de bien près le néoplatonisme de l’Académie laurentienne.

Les protestans ne s’y sont pas mépris, ni Luther, ni Calvin surtout ; et, à cet égard, on ne saurait commettre de plus étrange erreur que de vouloir les réconcilier, ou plutôt les confondre, dans une espèce de sympathique indifférence, avec ceux dont ils furent les pires ennemis. Comme si cependant, aujourd’hui même encore, la haine de la renaissance n’était pas visiblement inscrite aux murs nus et chagrins du temple protestant ? Si Luther n’avait pas vu de ses yeux la splendeur tant vantée du siècle de Léon X, qu’il appelait, lui, l’époque de l’infamie romaine, et le paganisme assis sur le trône pontifical, peut-être la Réforme, commencée par une « querelle de moines, » se fût-elle obscurément terminée dans l’inpace de quelque couvent d’Allemagne ou d’Italie. Et qui ne sait également que ce que Calvin a essayé de fonder à Genève, c’est une république de justes, où la loi civile et politique, expression de la morale chrétienne, fût fondée comme elle sur le dogme du péché originel et de la prédestination ? Mais il arriva ce que ni l’un ni l’autre n’avaient prévu : je veux dire qu’en armant une moitié-de la chrétienté contre l’autre ils se rendirent suspects de faire servir les noms de liberté, de morale, et de religion à des fins temporelles ; qu’ils compromirent la cause dont ils s’étaient fait les défenseurs dans de déplorables et sanglantes querelles ; et qu’à la faveur de leurs disputes contre le catholicisme ce ne fut pas la morale qui se rectifia, mais bien l’indifférence, le scepticisme et l’épicuréisme qui gagnèrent.

A la fin du siècle, en effet, le langage de Montaigne est identique à celui de Rabelais :


J’ai pris, — dit-il, — bien simplement et bien crûment, pour mon regard, ce précepte ancien que : « Nous ne saurions faillir à suivre nature, » que le souverain précepte, c’est de « Se conformer à elle. » Je n’ai pas corrigé, comme Socrate, par la force de la raison, mes complexions naturelles, et n’ai aucunement troublé par art mon inclination. Je me laisse aller comme je suis venu ; je ne combats rien… Dirai-je ceci en passant ? que je vois tenir en plus de prix qu’elle ne vaut, qui est seule quasi parmi nous en usage, certaine image de prudhomie scolastique, serve des préceptes, contrainte sous l’espérance et la crainte. Je l’aime telle que les lois et religions non fassent, mais parfassent et autorisent ; qui se sente de quoi se soutenir sans aide ; née en nous de ses propres racines, par la semence de la raison universelle, empreinte en tout homme non dénaturé. (Essais, III, 12.)


Ce sera bientôt le discours aussi des Cléante et des Philinte, et des Ariste de notre Molière. Même, nous pouvons dès à présent noter qu’ils n’iront pas tout à fait aussi loin que Montaigne, et qu’aucun d’eux n’osera dire aussi franchement que l’auteur des Essais :


Nature a maternellement observé cela que les actions qu’elles nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses ; et nous y convie, non-seulement par raison, mais aussi par l’appétit : c’est injustice de corrompre les règles. Quand je vois, et César, et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne jouir si pleinement des plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes, — lisez, je pense : d’aimer la courtisane Campaspe ou d’assassiner Clitus dans un accès d’alcoolisme aigu, — je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la roidir, soumettant, par vigueur de courage, à l’usage de la vie ordinaire, ses violentes occupations et laborieuses pensées. (Essais, III, 13.)


On attendra cent cinquante ans maintenant avant que de reparler ce cynique langage, et il faudra qu’Helvétius, que Diderot, que le baron d’Holbach aient paru.

C’est que le XVIIe siècle a vu clairement le danger ; et même, tout ce qui le caractérise dans ses premières années ne se peut comprendre et réduire à l’unité que par là : par l’inquiétude qu’il a ressentie de la propagation de ces doctrines, par l’horreur des conséquences qu’il en a vues prêtes à sortir, et par l’effort enfin qu’il a fait pour essayer de les arrêter. Les précieuses les premières, — ces précieuses dont Molière se moquera si cruellement, et dont il rendra jusqu’aux vertus ridicules, — les Arthénice et les Sapho, les Cathos et les Madelon, qu’ont-elles fait, en épurant la langue, que de tâcher de la ramener au respect d’elle-même et de ses lecteurs ? Contre ce débordement des mœurs dont le témoignage est écrit partout, dans le Moyen de parvenir ou dans le Parnasse satyrique, — et dont il faut avoir la franchise de dire qu’Henri IV a lui-même donné sur le trône un exemple bien autrement scandaleux que Louis XIV, — les « honnêtes gens » de l’hôtel de Rambouillet s’efforcent d’élever une digue. Les François de Sales et les Bérulle, de tous côtés, viennent à leur aide. Contre les libertins de l’espèce des Théophile et des Des Barreaux, il se forme une coalition de tous ceux qui ne croient point que la vertu se puisse, comme disait Montaigne « soutenir sans aide, » ou, comme disait Rabelais, que « gens libères… aient par nature un aiguillon qui les pousse à faits vertueux. » Prêtres de l’Oratoire et religieuses de la Visitation, Carmélites, Frères de Saint-Jean de Dieu, Sœurs grises, c’est en effet alors, entre 1610 et 1625, que tous ces ordres se fondent ou s’établissent en France. C’est aussi vers le même temps que la mère Angélique réforme Port-Royal ; que Saint-Cyran et Jansénius commencent de répandre et de prêcher l’augustinianisme ; et qu’à la morale même des jésuites, encore trop mondaine, trop accommodante ou trop politique, on s’efforce, en remontant jusqu’aux sources de l’institution chrétienne, d’en substituer une plus sévère, une plus rigide, et si je l’ose dire, une plus intransigeante. La lutte est engagée maintenant sur toute la ligne, et, à partir de cette époque, l’histoire des idées au XVIIe siècle n’est plus que celle du long combat du jansénisme contre le rationalisme cartésien d’une part, et, de l’autre, contre le « libertinage, » — puisque c’est le nom dont on nomme alors la philosophie de la nature.

Mais cette philosophie de la nature, quelle est-elle ? et peut-on dire vraiment que ce soit une philosophie ? Ces libertins, qui sont-ils ? et quand Mersenne, par exemple, dans un fragment souvent cité, n’évalue pas le nombre des athées à moins de cinquante mille pour Paris seulement, n’est-il pas bien suspect d’un peu de fantaisie d’abord, — car comment les a-t-il comptés ? — et de beaucoup d’exagération ? Est-on « athée » pour courir volontiers les brelans ou les filles ? l’est-on pour ne point faire ses Pâques ? ou pour brûler ensemble « un morceau de la vraie Croix ? » Qui sait les secrets des consciences ? et jusque dans l’âme d’un Théophile ou d’un Des Barreaux, qui sait, qui pourra jamais dire ce qu’il se mêle encore de foi latente aux fanfaronnades extérieures de l’impiété ? Personne, assurément. Mais, à défaut des secrets de leur cœur, nous connaissons au moins les principes que nos libertins affichaient, et en voici quelques-uns : « Les beaux esprits, disaient-ils, ne croient point en Dieu que par bienséance, et par maxime d’État. » Ils disaient encore : « Toutes choses sont conduites et gouvernées par le Destin, lequel est irrévocable, infaillible, nécessaire et inévitable à tous les hommes, quoi qu’ils puissent faire. » Et ils disaient enfin : « Il n’y a point d’autre divinité ni puissance souveraine au monde que la Nature, laquelle il faut contenter en toutes choses, sans rien refuser à notre corps ou à nos sens de ce qu’ils désirent de nous en l’exercice de leurs puissances ou de leurs facultés naturelles. » Qu’on les désigne donc eux-mêmes du nom que l’on voudra, si c’est autour de ces principes que se sont groupés les « libertins » du XVIIe siècle, leurs doctrines, nous pouvons le dire, étaient déjà celle de nos modernes déterministes, naturalistes, ou matérialistes. Ils prétendaient à quelque chose d’autre et de plus qu’à se procurer la liberté de vivre de plaisirs. Et pour être aujourd’hui plus précises, pour s’être enrichies de tout ce qui s’est fait de découvertes scientifiques depuis tantôt trois cents ans, nos idées sur Dieu, sur le Destin, ou la Nature, n’en sont pas plus profondément, ni plus solidement ancrées dans nos esprits. Les formules seules en ont varié, — et c’est bien quelque chose, — mais non pas la substance ou le fond.


II

Pour échapper à l’influence des idées de son temps, et surtout pour ne pas se ranger de l’un ou l’autre parti, dans un siècle beaucoup plus contentieux que le nôtre, où l’on avait plus volontiers qu’aujourd’hui le courage de ses opinions, il aurait fallu que Molière, naissant dans une autre condition que la sienne, eût reçu de sa famille et de ses entours une autre éducation que la leur, et qu’il eût fait lui-même de la vie réelle un autre apprentissage que le sien. Mais, bourgeois de Paris, comme Boileau, comme Voltaire, — et petit bourgeois, fils de Jean Poquelin, marchand tapissier, — si jamais Molière, dans la maison paternelle, a entendu prononcer les noms des Saint-Cyran ou des Arnauld, on peut douter que ce soit avec l’accent du respect ou seulement de la sympathie.


Ils voulaient aux mortels trop de perfection.


Ils prêchaient des vertus dont le bourgeois de Paris, ami des plaisirs faciles, ne s’accommodait pas plus en ce temps-là que de nos jours. Et puis, bourgeois eux-mêmes, ils étaient cependant déjà trop gentilshommes pour tous ces tapissiers, lingers, plumassiers, ou gagne-deniers : le jansénisme au XVIIe siècle a toujours été un peu aristocratique… On me permettra d’ailleurs, sur cette question de l’éducation première de Molière, — non seulement bourgeoise, mais laïque, — de renvoyer, comme aussi sur le point de savoir ce qu’il lira des leçons de Gassendi, aux travaux récens, si consciencieux et si sa vans, de MM. Louis Moland, Gustave Larroumet, et Paul Mesnard. A la vérité, quoi qu’en dise la tradition, on ne saurait prouver que Molière ait jamais entendu ni beaucoup connu Gassendi. Mais il peut ici suffire qu’en sortant du collège de Clermont, le jeune Poquelin, sans que nous sachions comment, se soit lié d’amitié avec le jeune Chapelle, et que, par son intermédiaire, il ait fréquenté dans la maison de Luillier, le père naturel de Chapelle, beaucoup plus cynique encore et plus débraillé que son ivrogne de fils. « J’ai vu quelque part une stampe de Rabelais, dit Tallemant des Réaux, qui ressemblait à Luillier comme deux gouttes d’eau, car il avait le visage chafouin et riant comme Luillier. » On peut ressembler à Rabelais sans que cela tire à conséquence. Malheureusement, quelques autres détails que Tallemant ajoute, donnent, — ou donneraient, si seulement nous pouvions les transcrire, — une bien plus fâcheuse idée du personnage. Et si nous osions encore y joindre ce que son ami Nicolas Bouchard en a dit, dans ses Confessions d’un bourgeois de Paris, c’est alors qu’on pourrait juger à quelle école, en sa vingtième année, Molière apprit la vie de garçon. « Ces Confessions d’un fort vilain homme, — a dit Paulin Paris dans son excellente édition des Historiettes, — éclairent d’un jour assez peu favorable le petit cénacle des Luillier, des du Puys, des Gassendi et autres illustres. Sauf la passion, et pour ainsi dire la rage du prosélytisme, ces messieurs n’étaient pas trop en arrière des sentimens philosophiques du siècle suivant. » Ce n’est pas nous qui le lui faisons dire, et il y a tantôt quarante ans que ces lignes ont paru ! Parmi ces débauchés et ces libres esprits, si l’on veut que Molière ait pris des leçons de philosophie, elles ont donc dû ressembler singulièrement à celles que le « petit Arouet » recevra plus tard à son tour de la vieille Ninon de Lenclos et des habitués de la société du Temple. Est-il étonnant qu’elles aient porté les mêmes fruits ? ou, si l’on ne veut pas encore aller jusque-là, quoi de plus naturel que les exemples d’indifférence, ou d’insouciance, qu’il avait trouvés tout enfant dans la maison du tapissier Poquelin, aient disposé Molière à profiter des leçons de « libertinage » qu’il trouvait dans la maison du conseiller Luillier ?

Celles qu’il se donna lui-même ne pouvaient, on le sait, que corroborer les premières. Nos comédiens sont aujourd’hui les notaires de l’art, comme on l’a si bien dit ; et, pour peu qu’ils y aient du goût, rien ne les empêche de joindre à l’exercice de leur profession celui de toutes les vertus bourgeoises, — bons fils, bons époux, bons pères, et le reste. Il en était autrement du temps de Molière. Le comédien, vivant en marge de la société, s’attribuait alors les bénéfices d’une irrégularité dont on lui faisait journellement éprouver les ennuis ou les humiliations ; et, si ses allures n’étaient pas tout à fait d’un révolté, elles étaient d’un indépendant, qui ne comptait guère avec les préjugés de


Madame la baillive, ou Madame l’élue.


La vie de bohème, l’existence aventureuse du comédien de campagne, ainsi qu’on rappelait, courant l’aventure au long d’une grande route, jouant les rois dans une grange, à Pézenas ou à Fontenay-le-Comte, voyageant dans une « roulante, » quand ce n’était pas à pied, sous le costume de ses emplois, vêtu en tyran, ou tantôt en nourrice, rappelons-nous donc que Molière l’a menée pendant plus de douze ans. Ouvrons maintenant le Roman comique. Représentons-nous l’arrivée dans les villes, à Narbonne ou à Toulouse, par une chaude après-midi d’été, les gamins accourus pour voir passer « les montreurs de jeux, » le coup d’œil curieux et défiant de l’artisan au seuil de sa boutique ou de la bourgeoise à sa fenêtre ; et le soir, les nuitées à l’auberge, le compagnonnage et la promiscuité, la grosse joie de la troupe attablée pour fêter une belle recette ; ou bien encore, le lendemain, si l’on a reçu des pommes cuites, comme cela ne laisse pas d’arriver quelquefois, la fuite au petit jour, avec la rage au cœur, qui s’exhale en récriminations réciproques, et bien souvent, en plus, l’incertitude de savoir où l’on ira coucher et de quoi l’on soupera. Ainsi s’est écoulée la jeunesse de Molière, trop heureux quand le dédain de ces provinciaux, qu’il divertissait pour un petit écu, n’allait pas jusqu’à l’outrage ! et admirable, il faut bien le dire, pour ne leur en avoir pas gardé plus de rancune, si quelques plaisanteries inoffensives sur Limoges, dans son Monsieur de Pourceaugnac, et les caricatures de la Comtesse d’Escarbagnas semblent être à peu près l’unique vengeance qu’il en ait tirée.

Mais s’il croyait à peu de choses, et, en quittant Paris, s’il avait emporté peu d’illusions, on ne voudrait pas sans doute qu’il en eût rapportées de ses pérégrinations à travers la province ! S’il avait pu, dans sa vingtième année, céder, sans y songer, au simple attrait du plaisir, il avait eu le temps, pendant ces douze ans, de voir, de comparer, de réfléchir. Et ce n’était pas enfin un « libertin » ordinaire, ou un vulgaire « épicurien, » que le comédien qui rentrait enfin à Paris, en 1658, pour n’en plus désormais sortir : il avait ses idées, il avait sa philosophie, il avait ses intentions de derrière la tête ; et tous ceux qu’il eût volontiers, comme autrefois Rabelais, traites de « cagots, matagots, cafards et chattemittes » n’allaient pas tarder à s’en apercevoir.

Je passe rapidement sur ses premières pièces : l’Étourdi, le Dépit amoureux, les Précieuses ridicules, Sganarelle, l’École des maris. Non pas déjà qu’en y regardant bien, on ne puisse y voir poindre l’idée de Molière, et déjà, la liberté de sa plaisanterie préluder à de plus grandes hardiesses. Si le Dépit amoureux et l’Étourdi ne sont que des canevas à l’italienne, sur lesquels Molière s’est contenté de faire courir les arabesques de sa fantaisie, — plus brillante, plus gaie, plus spirituelle aussi peut-être, à cette heure où la jeunesse ne l’avait pas encore quitté, que dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme ou dans celle du Malade imaginaire, — déjà les Précieuses ridicules, et déjà l’École des maris sont une vive attaque, une attaque en règle à tous ceux qui prétendent, comme nous l’avons dit, masquer ou farder la nature. Même la gradation m’en paraît instructive. Au lieu de prier tout simplement M. de Mascarille de s’asseoir, lui dites-vous peut-être, avec les demoiselles Gorgibus : « Contentez donc un peu l’envie que ce fauteuil a de vous embrasser, » vous êtes parfaitement ridicule, comme n’étant pas du tout naturel : vous n’êtes pourtant que ridicule. Mais, au lieu d’outrer la nature, et de la rendre, s’il était possible, aussi ridicule que nous, prétendons-nous peut-être la forcer, la contraindre, et la discipliner ? Prenons garde, nous courons le sort du Sganarelle de l’École des maris avec son Isabelle, et nous ne sommes plus seulement ridicule, mais nous commençons d’être sot, d’être dur, d’être odieux. Première épreuve ou premier crayon d’Arnolphe, ce Sganarelle n’en diffère que pour être traité moins sérieusement, dans le goût de Scarron, si je puis ainsi dire, plutôt que dans le grand goût de Molière. Arrivons donc sans tarder davantage à Arnolphe, et parlons de l’École des femmes. C’est aussi bien la première en date des grandes comédies de Molière ; celle qui l’a mis la première au rang qu’il continue d’occuper toujours seul ; et enfin, — parce que l’intrigue en est plus divertissante, la langue plus franche, et la philosophie plus optimiste, — je sais plusieurs de ses dévots qui veulent y voir encore aujourd’hui son chef-d’œuvre.

On a fait, tout récemment, sur l’École des femmes, cette amusante proposition d’essayer d’en parler, comme si Molière l’avait intitulée : la Suite de l’École des maris ? Il est probable également que si le Misanthrope était intitulé : le Mariage fait et défait, nous n’y verrions pas ce que nous y voyons, ce que nous avons au moins le droit d’y vouloir voir, non plus que dans Tartufe, — qui devait d’abord s’appeler l’Imposteur, — si Molière l’avait intitulé, par exemple : Une Famille au temps de Louis XIV. Voilà une singulière façon de raisonner ! Pour justifier Bossuet des reproches qu’on a pu faire à son Discours sur l’Histoire universelle, que ne propose-t-on aussi d’en parler comme s’il l’avait intitulé : Observations sommaires sur l’Histoire de quelques Peuples anciens ! Mais les titres, qui n’ont pas de valeur quand il n’a pas plu aux auteurs de leur en donner, — comme par exemple Monsieur de Pourceaugnac, — en ont une quand, comme l’École des femmes, ils signifient d’eux-mêmes quelque chose ; et, en vérité, je suis sans doute naïf d’en faire ici la remarque, mais il le faut bien, puisqu’on s’est avisé du contraire.

Quelle est donc « l’école des femmes » d’après Molière, et quelle est la leçon qui ressort de sa comédie ? Rien ne paraît plus évident. « L’école des femmes, » c’est l’amour, ou mieux encore, c’est la nature ; et la leçon, assez parlante, c’est que la nature toute seule sera toujours plus forte que tout ce que nous ferons pour en contrarier le vœu. Élevée


Dans un petit couvent, loin de toute pratique,


Agnès n’a rien pour elle que d’être la jeunesse, l’amour, et la nature. — Même il semble qu’il y ait en elle un fond d’insensibilité, pour ne pas dire de perversité naïve, dont je me défierais, si j’étais que d’Horace ! — Plus naturelle et moins savante, moins piquante aussi que l’Isabelle de l’École des maris, elle n’a pas, elle n’aura jamais la grâce enjouée de l’Henriette des Femmes savantes. Pour Arnolphe, Molière lui-même a pris soin de nous avertir en en parlant, « qu’il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête homme en d’autres. » Ce n’est point d’ailleurs un vieillard, comme il semble qu’on se le représente, et beaucoup de gens se croient jeunes à son âge. Ce qu’il a contre lui, c’est donc uniquement de vouloir forcer la nature, et il n’est sot, il n’est ridicule, il n’est odieux qu’en ce point. Je ne dis rien d’Horace : parmi les a amoureux » du répertoire de Molière, il n’y en a pas de plus insignifiant, dont le mérite se réduise plus étroitement à celui de sa « perruque blonde, » qui soit d’ailleurs plus digne d’Agnès. Il est jeune comme elle, comme elle il est naïf, et comme elle il est la nature. Que veut-on de plus clair ? Et à moins de sortir des bornes de son art, à moins de prêcher sur la scène, comment voudrait-on que Molière nous eût dit qu’on ne change point de nature en son fond ; que quiconque l’essaie, il lui en coûte cher ; et, conséquemment, que le principe de tous nos maux, c’est de vouloir le tenter ?

Car, pour ceux qui repoussent cette interprétation de l’École des femmes, je serais curieux de savoir comment ils expliquent reflet qu’elle produisit, et le déchaînement qui s’ensuivit. La très indécente équivoque de la scène du ruban ou les plaisanteries sur « les chaudières de l’enfer » y auraient-elles suffi ? Oui, si l’on le veut, et à la condition de signifier quelque chose d’autre et de plus qu’elles-mêmes. Mais, en réalité, ce que les contemporains sentirent, c’est que la comédie, qui s’était bornée jusqu’alors, avec les Corneille, avec Scarron, avec Quinault, à les divertir par ses inventions tour à tour bouffonnes et romanesques, venait, avec Molière, de s’enfler, si je puis ainsi dire, d’une bien autre ambition, et que, pour commencer, elle venait, dans l’École des femmes, de toucher obliquement à la grande question qui divisait alors les esprits. Ils reconnurent dans l’École des femmes une intention qui la passait elle-même. Il leur parut enfin que ce poète franchissait les limites, qu’il étendait les droits de son art jusque sur des objets qui devaient lui demeurer étrangers, qu’il sortait insolemment de son rôle « d’amuseur public. » Ils essayèrent de le faire taire. Molière leur répondit coup sûr coup par la Critique de l’École des femmes, l’Impromptu de Versailles, et Tartufe.


III

Comme en effet il avait écrit la Critique de l’École des femmes pour répondre aux pédans et aux prudes, aux Lysidas et aux Climènes qui « censuraient son plus bel ouvrage ; » comme il avait écrit l’Impromptu de Versailles pour se venger des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, lesquels ne craignaient pas de l’attaquer jusque dans sa vie privée, ainsi Molière ne semble avoir d’abord conçu Tartufe que pour répondre, en portant lui-même le fer et le feu dans leur camp, à ceux qui l’accusaient d’indécence et surtout d’impiété dans son École des femmes. C’est ce que prouve la chronologie. Mais, parce que Tartufe n’a pris possession de la scène qu’en 1669 seulement, et que, jusque de nos jours, dans beaucoup d’éditions de Molière, il est séparé de l’École des femmes, — par Don Juan, qui est de 1665 ; par le Misanthrope, qui est de 1666 ; par le Médecin malgré lui et par Mélicerte, — la continuité d’inspiration qui lie les deux pièces maîtresses de l’œuvre de Molière échappe aux yeux, d’abord ; et nous ne voyons pas, ou nous oublions, qu’avant tout, dans l’histoire de la vie publique de Molière, Tartufe est une riposte et une agression. Pour ne pas s’y méprendre, il suffit de se rappeler qu’ayant vu le jour pour la première fois au mois de mai 1664, Tartufe n’est vraiment séparé de l’École des femmes, représentée pour la première fois dans l’hiver de 1662, que par un intervalle de quinze ou seize mois, — le temps nécessaire pour l’écrire ! — et par deux ou trois pièces, lesquelles sont précisément la Critique de l’École des femmes, l’Impromptu de Versailles… et le Mariage forcé. Si l’on connaît assez les premières, nous devons dire de la troisième qu’expressément composée pour le roi, et en hâte, Molière y vit sans doute un moyen de faire sa cour, de ranger de son côté le maître tout-puissant, dont ses adversaires dépendaient comme lui. C’était, en effet, un adroit courtisan que Molière ; il faut ici s’en souvenir ; et ce pauvre grand Corneille lui-même n’a pas de dédicace plus humble que celle de l’École des maris à Monsieur, frère du roi : « Il n’est rien de si grand et de si superbe que le nom que je mets à la tête de ce livre, et rien de plus bas que ce qu’il contient. »

Cette remarque préliminaire jette peut-être déjà quelque jour sur le vrai sens de Tartufe et sur les intentions de Molière. Elle fait voir au moins que, — très différent à cet égard d’Amphitryon, par exemple, — Tartufe, autant qu’une œuvre, est un acte, une œuvre de combat, comme nous dirions aujourd’hui, et un acte d’hostilité déclarée. Mais contre qui ? c’est là le point. Car on aura beau nous répéter ici que Molière a déclaré lui-même qu’il n’en avait qu’aux M faux monnayeurs en dévotion, » je répondrai d’abord qu’étant lui-même partie dans la cause, son témoignage est irrecevable ; et quand on le recevrait, j’ajouterai qu’il y aurait encore d’excellentes raisons, sinon de ne pas l’en croire, mais de faire pourtant comme si l’on ne l’en croyait pas. On me permettra de n’en donner qu’une : c’est que, sans courir le risque à peu près inévitable d’y perdre les bonnes grâces du roi, de voir disperser sa troupe et fermer son théâtre, de compromettre enfin son repos et sa liberté, Molière ne pouvait pas tenir un autre langage. Le voyez-vous, se faisant gloire d’avoir ouvertement attaqué la religion ? Mais Voltaire même, au siècle suivant, ne l’osera qu’à peine ; et, jusque de nos jours, j’en connais qui l’attaquent et qui ne veulent pas que l’on dise qu’ils l’ont attaquée. Cependant, ils n’ont pas de Bastille à redouter ! Laissons un peu les phrases : quand il a protesté de son estime et de son respect pour les vrais dévots, si Molière a dit une chose « au moment où il en pensait une autre, » et si « cela s’appelle mentir, » n’ayons pas peur du mot. Disait-il pas peut-être aussi la vérité quand, dans la préface de ses Précieuses, il prétendait n’avoir attaqué que les fausses ? ou quand encore, dans la Critique de l’École des femmes, il imputait l’équivoque de la scène du ruban à l’imagination salissante de celles qui l’y voyaient ? Ne tenons donc nul compte ici des argumens que l’on tire d’une certaine idée qu’on se fait des intentions de Molière ; souvenons-nous plutôt que ce qu’il s’agit d’éclaircir, c’est précisément la nature de ces intentions ; et, prenant Tartufe dans l’histoire, voyons où ils étaient, entre 1660 et 166/i, ces « hypocrites » et ces faux dévots ; de quels si grands dangers ils menaçaient la société ; et de quels noms ils se nommaient ?

Car, on raisonne toujours comme s’il n’y avait qu’un « XVIIe siècle, » identique à lui-même dans toute la durée des cent ans de son cours, et comme si Tartufe était contemporain du règne de Mme de Maintenon, au lieu de l’être de la faveur des La Vallière et des Montespan ! Mais, dans cette cour où Louis XIV, à peine émancipé de la tutelle de sa mère, promenait son caprice de sultane en sultane et laissait sa convoitise s’égarer jusque sur la femme de son frère ; où tous et toutes, autour de lui, jeunes et ardens comme lui, ne respiraient, à son exemple, que la galanterie, que l’amour, que la volupté ; où le sévère Colbert lui-même se faisait le ministre des plaisirs autant que des affaires du maître, il n’y avait pas, il ne pouvait pas y avoir « d’hypocrites » ni de « faux dévots, » par la bonne raison que la dévotion n’y menait personne à rien ; qu’il eût donc été non-seulement inutile, mais imprudent, mais dangereux de la feindre ; et qu’à moins d’y être obligé par son métier de confesseur ou de prédicateur, on eût été suspect, en n’imitant pas la conduite du prince, de la blâmer. Qu’on se rappelle, à ce propos, l’aventure de Mme de Navailles, chassée de la cour, — et son mari dépouillé de tous ses emplois, — pour avoir fait murer la porte qui mettait l’appartement de Louis XIV en communication avec la chambre des filles. Voilà tout le profit qu’un dévot, faux ou vrai, pouvait songer alors à tirer de sa dévotion ; et je laisse au lecteur à penser s’ils étaient beaucoup qui en fussent avides. C’est que l’hypocrisie n’est pas un de ces vices qui soient à eux-mêmes leur cause, ni surtout leur assouvissement, comme l’avarice, ou comme l’ambition, ou comme la débauche. Elle ne se repaît pas de ses grimaces, comme Harpagon de la vue de son or. Et elle n’a de raison et de lieu d’être qu’autant qu’elle conduit à des satisfactions solides : à la fortune, aux honneurs, à la réputation.

Mais, s’il n’y avait pas de faux dévots à la cour du jeune Louis XIV, il y en avait de vrais, que le spectacle de cette autre espèce de « libertinage » attristait ; et je ne suppose pas que nous leur disputions le droit d’en avoir été sincèrement attristés, — plus qu’attristés, scandalisés, — puisqu’après deux cents ans nous l’accordons encore, dans leurs Histoires de France, au grave Henri Martin et au lyrique Michelet. Et, ces vrais dévots ne s’appelaient point l’abbé de Pons, ou l’abbé Roquette, ou le sieur Charpy de Sainte-Croix, comme le répètent à satiété les annotateurs ou les commentateurs de Tartufe ; ils étaient de plus haute origine, d’un autre monde, et plus importuns, plus gênans pour le roi lui-même et pour Molière. En premier lieu, la reine mère, Anne d’Autriche, témoin secret des larmes de la jeune reine Marie-Thérèse, et qui craignait de voir Louis XIV compromettre, au hasard de ses amours faciles, sa santé d’abord, la gloire de son règne en ce monde, et son salut dans l’autre. C’était le prince de Conti, — sur lequel on veut que Molière ait pris le modèle et la mesure de son don Juan, — et c’était sa sœur, la duchesse de Longueville, tous les deux convertis maintenant, et dont je ne sais comment, ni pourquoi nous osons suspecter l’entière sincérité. C’était encore cet éloquent abbé qui commençait de prêcher ou plutôt de tonner, dans les chaires de Paris, contre l’Amour des plaisirs temporels, le futur évêque de Condom et de Meaux, le futur précepteur du dauphin, en attendant qu’il écrivît ses Maximes sur la comédie. Et, à la ville enfin comme à la cour, c’étaient les jansénistes, les Desmares et les Singlin, les gens de Port-Royal, ceux du « parti, » comme on disait alors, c’était l’honnête et doux Nicole, c’était Arnauld, c’était ce chrétien austère et passionné qui usait ce qui lui restait de forces à griffonner les fragmens du livre des Pensées, c’était Pascal ; — et je ne nomme ici que les plus importans.

Voilà les ennemis ou les adversaires de Molière, les vrais dévots, non pas les faux, ceux que l’éclat du succès de l’École des femmes avait fait murmurer, et surtout ceux dont l’indignation et le crédit menaçaient ou pouvaient menacer la liberté de son art. Pour toute sorte de motifs, Molière a craint que les dévots,


Les bons et vrais dévots, qu’on suivait à la trace,


ne contraignissent un jour la vivacité de sa satire, si même ils ne réussissaient à l’éteindre. « J’attends avec respect l’arrêt que Votre Majesté daignera prononcer sur cette matière, — lit-on dans le second Placet relatif à Tartufe, celui de 1667, — mais il est très assuré qu’il ne faut plus que je songe à faire de comédies si les Tartufes ont l’avantage, qu’ils prendront droit par là de me persécuter plus que jamais, et voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui sortiront de ma plume. » Nous lisons également dans la triomphante préface de 1669 : « Ou l’on doit approuver la comédie du Tartufe, ou condamner généralement toutes les comédies… C’est à quoi l’on s’attache furieusement depuis un temps, et jamais on ne s’était si fort déchaîné contre le théâtre. » Là, pour Molière, était le danger. Il redoutait, avec son instinct, que le jansénisme ne fit du théâtre ce que le puritanisme en avait fait en Angleterre. Et nous, il faut sans doute nous féliciter que le jansénisme n’y ait pas réussi, mais il ne faut pas nier que Molière, en écrivant Tartufe, ait attaqué le jansénisme, et dans le jansénisme, nous Talions voir maintenant, la religion même.

On n’en douterait pas, si l’habitude ne s’était accréditée parmi nous de ne considérer dans Tartufe que Tartufe lui-même ; et, quand on n’y considère que Tartufe, on n’a pas de peine à démontrer qu’effectivement il est Tartufe.


Au travers de son masque on voit à plein le traître,
On le connaît d’abord pour tout ce qu’il peut être,
Et ses roulemens d’yeux et son ton radouci
N’imposent…


qu’à Mme Pernelle, une vieille folle, et qu’à son fils Orgon. Tartufe sue l’hypocrisie ; toutes les basses convoitises sont comme ramassées en lui pour en faire un monstre de laideur morale ; si comique qu’il soit, il inspire la peur, plus de dégoût peut-être encore que de peur ; pour le toucher, on voudrait des pincettes ; et, le rencontrant sur notre route, nous regarderions à l’écraser, — pour ne pas nous salir. L’intention est sans doute évidente ici. Tartufe est bien la satire ou la charge de l’hypocrisie ; les termes dont il use ne sauraient faire un instant illusion à personne ; et si l’on voulait adresser une critique à Molière, ce serait, avec La Bruyère, de l’avoir peint de couleurs trop crues. Mais que fait-on des autres personnages, et en particulier d’Orgon, qui, sans doute, a bien son importance ? Puisque ce n’était pas, pour le dire en passant, le personnage de Tartufe, mais bien celui d’Orgon, que Molière jouait dans sa pièce, comme il faisait Arnolphe dans l’École des femmes, Alceste dans le Misanthrope, et Harpagon dans l’Avare. Et, en effet, autant que sur Tartufe, c’est sur Orgon que roule toute la pièce ; c’est lui qui tient la scène depuis le premier jusqu’au dernier acte, tandis que Tartufe ne paraît qu’au troisième ; et c’est à lui, par conséquent, si l’on y veut voir clair, qu’il faut demander, comme à Tartufe, le secret de Molière.

Or, ce n’est point du tout un imbécile qu’Orgon, et Dorine, dès le premier acte, a soin de nous en avertir.


Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage
Et pour servir son prince il montra du courage.


On vivait librement et largement dans cette maison où la venue d’une belle-mère n’avait apporté ni désordre, ni trouble. C’était un bon époux, un bon père, un bon maître qu’Orgon : c’était aussi un bon citoyen. Ami fidèle et sûr, on le choisissait entre vingt autres pour lui confier un dépôt dont l’honneur, dont la liberté, dont la vie d’un ami dépendaient.


Mais il est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartufe on le voit entêté.


C’est-à-dire, depuis qu’il l’a rencontré, toutes ses qualités d’autrefois se sont tournées en autant de défauts. D’époux indulgent d’une jeune femme le voilà devenu mari indifférent et quinteux ; le père tendre s’est changé en un tyran domestique ; l’homme d’honneur est devenu un dépositaire infidèle. Qu’est-ce à dire ? — car Orgon est sincère, car sa dévotion est vraie, car pas un instant on ne nous l’a présenté sous les traits d’un malhonnête homme, et encore moins d’un hypocrite ; — qu’est-ce à dire, sinon qu’autant il a fait de progrès dans la dévotion, autant il en a fait vers l’inhumanité ? Maintenant,


Il pourrait voir mourir frère, enfans, mère et femme
Qu’il s’en soucierait bien autant que de cela,


dit-il en faisant claquer son ongle sur ses dents ; et Tartufe a seul accompli cet ouvragé, non pas, bien entendu, le Tartufe qui convoite sa femme en épousant sa fille, mais le Tartufe qu’on ne voit qu’à peine, celui dont les entretiens et les leçons n’enseignent, selon le langage chrétien, que détachement du monde, abnégation de soi-même, et pur amour de Dieu.

Ces mots nous mettent sur la trace de ce que Molière attaque dans la religion, et la nuance est assez délicate, mais elle est importante à marquer. Est-ce en effet le dogme ? Non sans doute, quoique d’ailleurs il pense, avec les « libertins » de son temps, les Des Barreaux ou les Saint-Pavin, que a d’obliger un bon esprit à croire tout ce qui est dans la Bible, jusques à la queue du chien de Tobie, il n’y a pas d’apparence. » Est-ce peut-être les maux dont le fanatisme a été la cause dans l’histoire ? Non encore, et quoique cette idée, qui passe pour voltairienne, soit déjà dans Lucrèce, l’un des auteurs favoris de Molière, à l’abri duquel il eût pu se cacher.


Tantum relligio potuit suadere malorum !


Ou bien enfin est-ce la morale ? je veux dire la morale usuelle, la morale courante, la morale des « honnêtes gens, » celle dont on dit volontiers qu’elle suffit à la pratique de la vie ? Non, pas même cela. Molière est « honnête homme, » aussi lui ; beaucoup plus « honnête homme » que son ami La Fontaine ; et, s’il n’a jamais rien enseigné de très haut ni de très noble, — ce qui n’est pas, après tout, l’affaire de la comédie, — du moins n’a-t-il rien enseigné qui ne soit, en apparence, sage et raisonnable. Mais ce qu’il n’aime pas de la religion, c’est ce qui s’oppose à la philosophie dont il est ; c’est le principe sur lequel toute religion digne de ce nom repose ; et c’est la contrainte surtout qu’elle nous impose. Tandis qu’on enseigne autour de lui, non-seulement parmi les jansénistes, mais parmi les jésuites aussi, que la nature humaine est corrompue dans son fonds ; que nos plus dangereux ennemis, nous les portons en nous et que ce sont nos instincts ; qu’en suivant leur impulsion nous courons de nous-mêmes à la damnation éternelle ; qu’il n’y a donc d’espoir de salut qu’à les tenir en bride ; que la vie de ce monde nous a été donnée pour ne pas en user, et la nature pour nous être une perpétuelle occasion de combat, de lutte, et de victoire sur elle-même, Molière, lui, croit, comme nous l’avons montré, précisément le contraire. Il croit « qu’il ne faut rien refuser à notre corps ou à nos sens de ce qu’ils désirent de nous en l’exercice de leurs puissances et facultés naturelles ; » il croit qu’en suivant nos instincts, nous obéissons au vœu de la nature ; et, puisqu’enfin nous faisons nous-mêmes partie de la nature, il croit qu’on ne saurait dire s’il y a plus d’insolence et plus d’orgueil, ou plus de sottise et de folie, à vouloir vivre non-seulement en dehors et au-dessus d’elle, mais contre elle. La contradiction n’est-elle pas évidente ou flagrante ? Sous le nom d’hypocrisie, n’avouera-t-on pas bien que c’est à cette contrainte morale qui fait le fond de la religion, — qui le faisait uniquement depuis l’apparition du calvinisme et du jansénisme, — que Molière s’en est pris avec son Tartufe ? Ce qu’il a voulu nous montrer, n’est-ce pas qu’en nous enseignant à n’avoir « d’affection pour rien, » la religion nous enseignait à nous détacher, non pas tant de nous-mêmes, que de ces « sentimens humains » qui font le prix de la vie ? N’est-ce pas enfin que les dévots, vrais ou faux, sont toujours dangereux ; qu’en proposant aux efforts des hommes un but inaccessible, ils les dissuadent de leurs vrais devoirs ; et qu’en prêchant enfin, comme ils font, le mépris ou l’effroi du monde, ils nous détournent de l’objet de la vie, qui est d’abord de vivre ?

C’est ici, je le sais, qu’on invoque les discours de Cléante :


Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ;
Et, comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.


Mais, pour les invoquer, il faudrait d’abord avoir établi que ces vers, et généralement les discours de Cléante, sont l’expression de la vraie pensée de Molière. Or, on ne le peut pas plus qu’on ne peut rendre Molière solidaire, dans son Misanthrope, d’Alceste ou de Philinte ; et quand on nomme encore, à ce propos, le Chrysalde de l’École des femmes, on ne fait pas attention, si ce bonhomme parlait au nom de Molière, quels étranges conseils Molière nous aurait donnés, et qu’ils justifieraient les passages les plus violens des Maximes sur la comédie. En fait, les « raisonneurs » de son répertoire ne jouent pas le rôle du « chœur » dans l’ancienne comédie ; ils n’expriment qu’une partie de sa pensée seulement, celle qu’il croit la plus conforme aux préjugés de son public ; et leurs discours ne sont que l’appât qu’il jette au parterre. Et puis, ici, quelle est la distinction que Cléante essaie d’établir entre les « vrais » et les « faux » dévots ? Les faux dévots, ce sont, pour lui, tous ceux qui « étalent, » si je puis ainsi dire ; ce sont tous ceux qui pratiquent en quelque sorte ouvertement ; ce sont tous ceux qui ne se cachent point de leur dévotion comme d’une faiblesse ou comme d’un crime. Mais l’enseigne des vrais est de n’en pas avoir ; ils se contentent d’être dévots pour eux-mêmes ; et pourvu qu’ils vivent bien, ils laissent les autres vivre à leur guise. En d’autres termes encore, la marque de la vraie piété, pour Cléante, c’est de ne se soucier que d’elle-même. Dès que la religion prétend s’ériger en guide de la vie, elle lui devient suspecte, comme il dit encore, de « faste » et d’insincérité. Et c’est pourquoi, si l’on avait besoin d’une preuve nouvelle de la nature des intentions de Molière, on la trouverait dans les discours et dans le rôle de celui de ses personnages que l’on nous donne comme son « truchement. »

Aussi bien, s’il avait voulu vraiment mettre son Tartufe à l’abri des interprétations malveillantes, je n’aurai pas l’impertinence de dire comment il eût dû s’y prendre, mais ce n’est pas Cléante qu’il eût choisi pour porter en son nom la parole, c’est Elmire, c’est la femme d’Orgon, dont il eût opposé la dévotion traitable et sincère à la dévotion sincère aussi, mais outrée, de son benêt de mari. C’est elle, puisqu’il l’a chargée de démasquer Tartufe, qu’il eût également chargée d’exprimer son respect pour les sentimens dont le langage de Tartufe n’est qu’une parodie sacrilège, elle, et non pas Cléante, qui ne tient pas à l’action, qui ne parle qu’à la cantonade, qu’on pourrait ôter de la pièce sans qu’il y parût. Ainsi a-t-il fait dans le Misanthrope, où la « sincère Éliante » départage Alceste et Philinte, et tient, entre la coquetterie de Célimène et la pruderie d’Arsinoé, le parti de la nature et de la vérité. Ainsi encore a-t-il fait dans le Bourgeois gentilhomme ; et ainsi dans les Femmes savantes, où ce n’est pas le bonhomme Chrysale, ni le beau-frère Ariste, ni peut-être Clitandre, mais Henriette surtout qui incarne sa véritable pensée. Mais l’Elmire de Tartufe n’est qu’une aimable femme, à qui l’on peut bien dire que toute idée religieuse paraît être étrangère, qui ne trouve, pour répondre à la grossière déclaration de Tartufe, aucun des mots qu’il faudrait ;


D’autres prendraient cela d’autre façon, peut-être ;
Mais sa discrétion se veut faire paraître ;


et comme, d’ailleurs, sa vertu n’en est pas moins inattaquable, qu’est-ce à dire, sinon que, par nature, « gens libères… ont un aiguillon qui les pousse à faits vertueux et les retire de vice ? » Dans sa situation difficile de jeune femme d’un vieux mari, comme de belle-mère d’une grande fille et d’un grand garçon, pour ne donner aucune prise à la médisance, et pour demeurer foncièrement honnête, Elmire n’a eu qu’à suivre sa nature, et pas le moindre besoin de la corriger, de la vaincre, ou d’essayer seulement de la perfectionner.

Les contemporains, — qu’il en faut bien croire sur leurs impressions, — ne s’y trompèrent point ; et, cinq jours après la première de Tartufe, la Gazette de France, dans son numéro du 17 mai 1664, déclarait la pièce « absolument injurieuse à la religion, et capable de produire de très dangereux effets. » Molière, soutenu par le roi, paya d’audace et riposta, comme l’on sait, en écrivant Don Juan. Il fit mieux encore ; il profita des divisions de ses adversaires ; il eut l’art de persuader aux « jésuites » que son Tartufe était une revanche des Lettres provinciales, et aux « jansénistes » qu’il en était la continuation ou le redoublement. C’est Racine qui nous l’apprend, dans la phrase si souvent citée : « Les jansénistes disaient que les jésuites étaient joués dans cette comédie, mais les jésuites se flattaient qu’on en voulait aux jansénistes. » Et, en effet, quand Tartufe entrait en scène en prononçant le vers :


Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,


comme encore, quand il disait, en tendant son mouchoir à Dorine :


Couvrez, couvrez ce sein que je ne saurais voir,


il semblait que ce fût un janséniste qui parlât. En revanche, n’était-ce pas le jésuite qu’on jouait à son tour, lorsque Tartufe exposait passionnément à Elmire :


L’art de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention ?


Mais la vérité, plus conforme à tout ce qu’on vient de voir, était que Molière n’avait point fait de distinction ; et, tous dévots, tous ennemis du théâtre, tous hostiles à la nature, le fait est qu’il les confondait tous, — jansénistes et jésuites, Escobar avec Arnauld, Pascal avec Bourdaloue, — dans la dérision hardie qu’il faisait de la dévotion ou plutôt de la religion même. S’ils avaient pu s’y méprendre un instant, c’est ce qu’ils reconnurent tous quand, après bien des difficultés, Tartufe, en 1669, parut enfin publiquement sur la scène. L’épreuve de la représentation décida du sens de la pièce. Jésuites ou jansénistes, ils se sentirent également atteints ; et c’est ce qu’oublient ceux qui ne veulent voir encore aujourd’hui dans Tartufe qu’une machine dirigée contre Port-Royal : que personne n’en fut plus indigné, ni ne traduisit plus éloquemment la douloureuse indignation de tous les « vrais dévots, » que Bourdaloue, dans son Sermon sur l’hypocrisie.

Quant à la question maintenant de savoir si Molière a « trompé » Louis XIV, et, si le roi, dans toute cette affaire, a donc été « la dupe de son valet de chambre, » elle est jolie, mais elle est naïve ; et, de la proposer en ces termes, c’est être bien dupe soi-même des grands mots dont on use. Car, pourquoi Molière n’aurait-il pas trompé Louis XIV ? ou pourquoi Louis XIV n’aurait-il pas manqué de perspicacité ? Mais on sait de reste que, si le roi ne vit pas le danger, il le soupçonna, puisqu’il hésita cinq ans durant à permettre la représentation de Tartufe ; et Molière, de son côté, n’eut pas besoin de tromper son maître : il l’inquiéta seulement sur ses propres plaisirs, et, dans les ennemis du théâtre, il n’eut qu’à lui montrer les censeurs silencieux de ses propres désordres. Même, à ce propos, n’a-t-on pas pu dire que Louis XIV avait « commandé » Tartufe à Molière ? Rapin l’affirme dans ses curieux Mémoires. Ce qui est du moins certain, c’est que, de tout temps, avant d’être une règle de conduite intérieure pour lui, la religion a été pour Louis XIV une affaire d’état. Longtemps encore après Tartufe, dans la question des libertés de l’Eglise gallicane, il ne craindra pas, pour faire triompher sa politique religieuse, de menacer de pousser jusqu’au schisme, s’il le faut. « Évêque du dehors, » il n’a jamais laissé passer l’occasion, quand elle s’offrait, de faire sentir aux représentans de la religion que sa volonté devait demeurer toujours au-dessus d’elle. Et si nous ne croyons pas, pour beaucoup de raisons, qu’il ait provoqué l’occasion de Tartufe, tout nous permet de dire que, quand Molière la lui eut donnée, il s’en servit comme d’un instrument de règne. Vrais ou faux, les « dévots » lui étaient suspects de vouloir lui imposer une autre volonté que la sienne, peut-être même, comme les protestans jadis, de prétendre former un parti, un état dans l’État. Après une longue hésitation, — qu’il accorda surtout aux instances de sa mère ou peut-être à celles de l’archevêque de Paris, M. de Péréfixe, son ancien précepteur, et de M. de Lamoignon, — il laissa donc jouer Tartufe. Et sachant que la pièce était « capable de produire de très dangereux effets, » il se crut sans doute assez fort pour empêcher les choses d’aller plus loin qu’il ne voulait, mais il ne fut la dupe de personne, ou même c’est précisément parce qu’il avait mesuré la portée prochaine de la comédie qu’il finit par en autoriser la représentation.

Ne le sait-on pas bien, d’ailleurs, quand on le loue « d’avoir remporté ce jour-là l’une des plus glorieuses victoires de son règne ! » Car, autrement, que voudrait-on dire ? et de quoi le louerait-on ? Mais on le loue, en dépit des fanatiques, s’il y en avait à sa cour, d’avoir mieux compris les vrais intérêts de la religion que tout ce qu’il y avait alors autour de lui d’esprits sincèrement et profondément religieux. C’est eux qui ont eu tort de se sentir atteints et blessés par Tartufe. Ils n’ont pas compris Molière. En distinguant la fausse dévotion de la vraie, « le masque d’avec la personne » et « la fausse monnaie d’avec la bonne, » ils n’ont pas vu le service que cette « comédie réformatrice » rendait à la cause de la religion. Mais Louis XIV l’a vu, parce qu’il était lui-même comme en dehors et au-dessus du débat ; on le loue d’avoir eu le courage de s’y mettre ; et nous, aujourd’hui, ce qu’il a si bien vu, nous avons la prétention de le voir encore mieux que lui.

Ai-je besoin de montrer ce qu’il y a d’étrange dans cette prétention ? et qu’elle pourrait, à elle toute seule, nous être un assez sûr garant de la vraie pensée de Molière ? Pour « innocenter » Tartufe, elle suppose, en effet, qu’où les Bossuet et les Bourdaloue n’ont rien vu, c’est nous, critiques dramatiques et conférenciers de l’Odéon, fils de Voltaire et du XVIIIe siècle, — qui n’usons de la religion, quand encore nous en usons, qu’au jour de notre mariage ou de notre enterrement, avec accompagnement de chanteurs de l’Opéra, — c’est nous qui savons, c’est nous qui voyons clair, et c’est nous qui pouvons dire avec exactitude où la religion finit et où l’hypocrisie commence. Si cependant nous étions sincères, — ou plutôt, si nous prenions seulement la peine de réfléchir, — nous nous rendrions compte que ce qui nous plait dans Tartufe, c’est justement l’effort que Molière y a fait pour séparer la morale de la religion. Nous n’avons pas besoin d’une règle, pour bien vivre, ni surtout d’une règle qu’on place en dehors et au-dessus de la nature : c’est ce qu’enseigne assez clairement Tartufe, et c’est ce que nous aimons dans l’interprétation qui s’en est accréditée. Nous sommes bien aises d’y voir tous ceux qui travaillent à corriger en eux la nature, tomber, comme Orgon et sa mère, dans le ridicule ou dans la sottise ; et, inversement, nous admirons dans l’honnêteté d’Elmire ou dans le bon sens de Dorine la beauté de notre indifférence. Mais il serait temps aussi de reconnaître que c’est là le contraire de la religion. Il serait temps surtout d’avouer que, si c’en est le contraire, les vrais « dévots » ont le droit de se sentir blessés de Tartufe ; que, depuis deux cent cinquante ans, si la blessure n’est pas fermée, c’est sans doute qu’elle était profonde ; que la main qui l’a faite a bien voulu la faire ; que c’est donc non-seulement la fausse dévotion, mais la vraie que Molière a voulu attaquer ; et que c’est au profit enfin de la nature qu’il a voulu détruire la religion de l’effort et de la contrainte morale.


IV

Les dernières comédies de Molière, bien loin de démentir cette définition de sa philosophie, la confirment, et dans l’auteur de George Dandin, du Bourgeois gentilhomme, ou du Malade imaginaire, avec tout son génie, c’est aussi la pensée de l’auteur de l’École des femmes que l’on retrouve ? Considérez seulement la place et le rôle qu’y tiennent, — je ne dis pas les soubrettes, mais les servantes, ce n’est pas la même chose, — la Nicole du Bourgeois gentilhomme, ou Martine, encore, dans les Femmes savantes, vraies filles de la nature, s’il en fut, qui ne font point d’esprit, — comme la Nérine de Monsieur de Pourceaugnac ou comme la Dorine de Tartufe, — mais dont le naïf bon sens s’échappe en saillies proverbiales, et qui ne nous font rire, qui ne sont comiques ou « drôles, » qu’à force d’être « vraies. » Ne semble-t-il pas qu’elles soient là pour nous dire que tout ce qu’on appelle des noms d’instruction et d’éducation, inutile où la nature manque, ne peut, là où elle existe, que la fausser en la contrariant ? Un seul mot d’elles suffit pour déconcerter la science toute neuve de M. Jourdain, pour fermer la bouche à la majestueuse Philaminte ; et ce mot, elles ne l’ont point cherché, c’est la nature qui le leur a suggéré, cette nature que leurs maîtres, en essayant de la perfectionner, n’ont fait, nous le voyons, qu’altérer, que défigurer, que corrompre en eux. Ou, si l’on veut encore, tandis que leurs maîtres, à chaque pas qu’ils font, s’enfoncent plus avant dans le ridicule, elles sont belles, elles, si je puis ainsi dire, de leur simplicité, de leur ignorance, et de leur santé.

Considérez également la nature des sujets, et la leçon qui s’en dégage. A cet égard, la dernière des comédies de Molière, — ce Malade imaginaire que l’on a quelquefois le tort de ranger, avec Pourceaugnac ou Scapin, parmi ses farces, — est peut-être la plus instructive. On s’est, en effet, demandé plusieurs lois d’où procédait l’étrange acharnement de Molière contre la médecine et contre les médecins. Les Purgon et les Diafoirus étaient-ils donc, eux aussi, comme on l’a dit, « l’un des fléaux du siècle ? » et Molière, en les ridiculisant sur la scène avec une liberté sans mesure, — dont il n’y a pas un seul trait qui n’atteigne encore à travers eux tous leurs successeurs, — croyait-il peut-être rendre le même service à l’hygiène qu’à la morale en s’attaquant aux Tartufes ? Ou bien encore, dirons-nous qu’ayant éprouvé sur lui-même l’inutilité de leurs prescriptions et la vanité de leur art, il n’aurait fait, depuis son Don Juan jusqu’à son Malade imaginaire, que soulager sur eux ses rancunes de valétudinaire ? Non ; mais la vérité, c’est qu’à ses yeux, les prétentions des médecins ne sont pas moins ridicules, en leur genre, que celles mêmes des dévots. Eux aussi, comme les dévots, ils se croient plus forts ou plus habiles que la nature, et ils se vantent, comme eux, de la réparer, de la rectifier, et au besoin de la perfectionner. Avec leurs remèdes, comme les autres avec leurs « grimaces, » ils se croient assez habiles pour en contrarier les opérations ; ils nous promettent, si nous les écoutons, de nous rendre, avec des saignées, des purgations, et des lavemens, nos forces qui s’en vont ; et cette matière, selon l’expression de Lucrèce, que la nature nous redemande incessamment pour d’autres usages, ils se flattent, de la fixer, pour ainsi dire, de la faire durer et de l’éterniser en nous.

N’est-ce pas, au surplus, ce que Béralde dit en propres termes, dans une longue scène du Malade imaginaire, qu’on a grand soin d’abréger au théâtre, et dont je prends, pour cette raison, la liberté de reproduire ici quelques lignes. « La nature, dit-il, d’elle-même, quand nous la laissons taire, se tire doucement du désordre où elle est tombée ; » et comme Argan lui répond qu’encore peut-on bien « aider cette nature par de certaines choses, » il réplique, avec une insistance et une âpreté nouvelles : « Mon Dieu ! mon frère, ce sont de pures idées, dont nous aimons à nous repaître… Lorsqu’un médecin vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions ; lorsqu’il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de fortifier le cœur et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années, il vous dit justement le roman de la médecine. » Ces paroles me semblent assez caractéristiques, et en même temps qu’elles éclairent le ridicule d’Argan, — qui est de vouloir être malade « en dépit de la nature, » — on voit sans doute où elles nous ramènent.

Si Molière n’a pas été moins violent et moins passionné contre les médecins que contre les pédans et que contre les hypocrites, les raisons qu’il en a eues sont les mêmes, ou plutôt elles n’en font qu’une. A tous tant qu’ils sont, aux Purgons comme aux Trissotins, aux Vadius comme aux Tartufes, il en veut de ce qu’ils ne suivent pas la nature, quand encore ils ne poussent pas le ridicule de leur prétention jusqu’à la vouloir combattre. Mais c’est eux qui succomberont ; et il suffira, pour en savoir autant que tous les Diafoirus du monde, que Sganarelle ou Toinette en passe la robe, en coiffe le bonnet pointu, comme il a suffi de l’honnêteté naturelle d’Elmire pour déjouer les manœuvres de Tartufe, comme il a suffi, tout « idiote qu’on l’eût rendue, » que la nature instruisît Agnès pour déjouer la « politique » d’Arnolphe. Car, encore une fois, ce ne sont point des sots, ou, si l’on aime mieux l’expression de Molière, ce ne sont point des « bêtes » que les Arnolphe, et les Tartufe, et les Purgon. Ceux-ci, en particulier, « savent, la plupart, de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser. » Mais, « pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout, » c’est ce qu’ils ne sauront jamais, et, plus habile que toutes leurs ruses, la nature, « d’elle-même. » en aura finalement raison.

Il y a là quelque chose d’autant plus surprenant que, comme on le sait assez, la vie n’a pas toujours été douce pour Molière, et que ni les ennuis, ni les humiliations, ni les chagrins aussi de toute sorte ne lui ont manqué. Si sa jeunesse irrégulière et nomade n’avait guère été pour lui qu’un long apprentissage du mépris qui s’attachait alors à la condition de comédien, la faveur même de Louis XIV n’a pas pu le défendre, dans sa maturité, contre l’insolence habituellement polie, mais quelquefois brutale aussi des gens de cour, et encore bien moins contre la grossièreté du parterre. Je ne dis rien des difficultés ou des prises qu’il eut, en sa qualité de directeur de troupe, avec les comédiens ses rivaux, avec ses acteurs, avec ses auteurs ; ou, comme auteur lui-même, avec ses adversaires et avec ses envieux. Les ennemis de Molière ne lui ont pas nui ; et, après tout, de lutter ainsi qu’il a fait, en rendant coup pour coup, — en répondant au Portrait du peintre par l’Impromptu de Versailles, ou à l’interdiction de Tartufe en écrivant Don Juan, — c’est une manière de se sentir vivre. Mais on connaît, d’autre part, les tristesses de son ménage, et, sans nous soucier autrement de défendre ou d’attaquer une fois de plus la vertu d’Armande Béjart, on sait, à n’en pouvoir douter, ce que Molière a souffert de l’avoir épousée. Plus jeune que lui de vingt ans, coquette, légère, galante peut-être, et traînant après elle une cour d’adorateurs dont les cheveux blonds, « l’ongle long, » et

                          la voix de fausset,
Avaient de la charmer su trouver le secret,


Mlle Molière a fait connaître à son mari la réalité de ces tortures jalouses, et cette humiliation d’aimer ce qu’on méprise, qu’il a lui-même si souvent exprimées :


Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses.
...........
Leur esprit est méchant, et leur âme fragile,
Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle : et malgré tout cela,
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.


Combien de fois Molière n’a-t-il pas dû se redire à lui-même ses vers de son École des femmes ! Il fallut en venir à une séparation, et, de 1666 à 1671, Molière et sa femme ne se revirent plus qu’au théâtre. Enfin, la maladie vint s’ajouter à toutes les raisons qu’il avait d’être mécontent des autres et de lui-même, et, si l’on ne peut pas dire qu’à dater de cette même année de 1666, il commença lentement de mourir, du moins est-il vrai que dès cette époque il perdit, pour ne la plus jamais retrouver, la bonne humeur allègre des années d’autrefois. La vie, jusqu’alors « mêlée également de douleur et de plaisir, » n’eut plus pour lui désormais « aucun moment de satisfaction et de douceur ; » et quand il fallut la quitter, il y était si bien préparé que sans doute la mort lui parut comme une délivrance.

C’est ce qui explique le caractère de ses dernières pièces, — de quelques-unes au moins d’entre elles, — de ce Malade imaginaire dont nous parlions, du Bourgeois gentilhomme, de George Dandin. La satire y est évidemment plus âpre, la gaîté plus amère, et si je l’ose dire, le rire, par instans, presque convulsif. La portée même en est autre. Sans doute, on le prendra d’un autre ton plus tard, mais ce qu’il y a d’inique dans la diversité des conditions des hommes, Rousseau lui-même le fera-t-il plus éloquemment ressortir que l’auteur de George Dandin ? Car qu’y aurait il de plus immoral que George Dandin, si ce n’en était pas là le vrai sens et la vraie leçon ? Mais l’auteur de Candide a-t-il nulle part traité la « guenille » humaine plus outrageusement que celui du Malade imaginaire ? Que dis-je, l’auteur de Candide ! c’est celui de Gulliver qu’il faut dire ; c’est à Swift que je pense, aussi souvent que je vois jouer le Malade imaginaire ; c’est au caractère hardi, cynique et violent de sa bouffonnerie. Tournez et retournez en effet le Malade imaginaire en tous sens ; prenez-en l’un après l’autre tous les personnages, Argan lui-même et Béline, et Angélique, et M. Bonnefoi, et Toinette, et les Purgon, et les Diafoirus, et jusqu’à la petite Louison, jamais Molière, — à moins que ce ne soit dans l’Avare, peut-être, — n’avait mis ensemble à la scène pareille collection d’imbéciles ou de coquins ; ni jamais non plus, à vrai dire, — sauf toujours dans l’Avare, — il n’a marqué d’un trait plus fort ce qui se cache si souvent de sottise, ou de gredinerie, sous les apparences de la régularité, de l’honorabilité, de la vertu bourgeoise. Étant né, comme on l’a dit, naturellement triste, on est presque tenté de croire que son naturalisme eût fini, s’il avait vécu davantage, par aboutir, comme celui de quelques-uns de nos contemporains, à une sorte de pessimisme. C’est une gaîté singulière que celle qui se dégage de George Dandin ou du Malade imaginaire, une gaîté méprisante et mauvaise, et la gaîté de ceux qui se pressent de rire des choses, — de peur d’être obligés d’en pleurer.

Si cependant, parmi tout cela, comme on l’a vu, la philosophie de Molière se retrouve toujours, et toujours la même ; s’il ne peut s’empêcher de recommencer, entre deux scènes de ménage ou entre deux hoquets, l’apologie de la nature ; s’il continue de bafouer tous ceux qui veulent entreprendre sur les droits de cette mère de toute santé, de toute sagesse, et de toute vertu ; combien ne fallait-il pas que cette philosophie lui tînt à cœur, et qu’il en fût sans doute plus profondément imbu qu’il ne croyait lui-même ! Écoutez plutôt l’Angélique de George Dandin : « Je veux jouir, s’il vous plaît, de quelques beaux jours que m’offre la jeunesse, et prendre les douces libertés que l’âge me permet. » C’est toujours le langage de l’École des femmes. Ni l’expérience de la vie, ni les tristesses des dernières années n’y ont rien fait.


Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ? C’est le cri de la nature ; et quand on connaît les hommes, quand on les a jugés, quand on a soi-même éprouvé la vanité des choses, le moyen de ne pas s’attacher plus étroitement encore à ce principe ? N’est-ce pas alors surtout que la vie paraît bonne ? et alors, qu’avant qu’elle nous échappe, on se hâte d’en jouir ? Suivons donc la nature, voilà pour Molière la règle des règles : j’entends celle qui juge les autres, à laquelle donc il faut qu’on les rapporte toutes ; et la fin de son œuvre en rejoint ainsi le commencement. Je n’ai plus qu’à faire voir qu’aussitôt qu’il fut mort, c’est bien ainsi qu’on l’a comprise, et puisque l’œuvre vit toujours, il ne me reste plus qu’à dire la place qu’elle assigne à Molière dans l’histoire des idées.


V

« M. Molière, dit le docte Baillet dans ses Jugemens des savans, est un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscités à l’Église, et il est d’autant plus redoutable qu’il fait encore après sa mort le même ravage dans le cœur de ses lecteurs qu’il avait fait de son vivant dans celui de ses spectateurs… La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à l’école de Molière, on y apprend aussi les maximes les plus ordinaires du libertinage contre les véritables sentimens de la religion, quoi qu’en veuillent dire les ennemis de la bigoterie, et nous pouvons assurer que son Tartufe est une des moins dangereuses pour nous mener à l’irréligion, — c’est Baillet qui souligne, — dont les semences sont répandues d’une manière si fine et si cachée dans la plupart de ses autres pièces, qu’on peut assurer qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que de celle où il joue pêle-mêle bigots et dévots, le masque levé. » Lorsque ces lignes parurent, en 1686, douze ou treize ans après la mort de Molière, je ne sache pas qu’aucune voix se soit élevée pour protester contre le jugement de Baillet. S’il y avait un parti du « libertinage » et de « l’irréligion, » personne ne doutait donc que l’auteur de Tartufe en eût été ; personne de ses contemporains ne se méprenait sur le caractère de son œuvre ; et personne, enfin, n’aurait alors osé prétendre que les coups qu’il avait adressés aux « bigots » n’eussent atteint, au travers d’eux, les « dévots » et la « religion. » Une seule question se pose : c’est de savoir ce qu’était devenue, depuis une soixantaine d’années, la doctrine léguée à Molière par ses maîtres, et transmise à ceux-ci, comme on l’a vu, par les Montaigne et par les Rabelais.

Les renseignemens ne nous font point défaut ; et si ce n’est pas contre les « libertins, » je voudrais savoir contre qui Pascal avait médité d’écrire, avant même que Molière eût paru, cette Apologie de la religion chrétienne dont les Pensées sont les fragmens. Comme depuis plus de cent ans les éditeurs des Pensées les ont disposées dans un ordre d’autant plus arbitraire qu’il diffère davantage de celui de l’édition de 1670, donnée par Port-Royal, on a cru, on croit trop souvent encore que Pascal a écrit pour lui-même, sans autre intention que de résoudre ses propres doutes et de s’assurer des fondemens de sa foi. Mais il suffit de se reporter à l’édition de 1670 et d’y relire le fragment célèbre contre l’Indifférence des athées, pour se rendre certain que, si la mort n’était pas venue l’interrompre, l’Apologie de la religion chrétienne, comme les Provinciales, devait être, avant tout, œuvre de polémique, et qu’après avoir combattu la « dévotion aisée, » c’était bien le « libertinage » que Pascal s’était proposé d’y combattre.


Je ne sais ni qui m’a mis au monde, fait-il dire au libertin, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même… Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais, et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je retombe pour jamais dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité… Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à ce qui me doit arriver, et que je n’ai qu’à suivre mes inclinations sans réflexion et sans inquiétude,.. et en traitant avec mépris ceux qui se travailleraient d’un autre soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte… et me laisser mollement conduire à la mort dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future. (Pensées. Éd. 1670. Contre l’indifférence des athées, 1-18.)


On reconnaît ici le langage de Montaigne ; et, je ne puis pas dire que ce fût aussi celui de Descartes ; mais j’ai tâché pourtant de montrer, dans une précédente Étude, qu’avec son affectation de mettre à part de la science les vérités de la religion et les règles de la morale, Descartes n’avait pas laissé d’aider aux progrès de l’indifférence et du « libertinage. » Ou plutôt, ce qui n’était avant lui qu’une façon de vivre autant que de penser, il l’avait fondé, si je puis ainsi dire, en raison, — par conséquent en droit ; — et sans doute les « libertins » ne s’étaient pas rangés précisément au cartésianisme, mais ils y avaient trouvé l’excuse et la justification de leurs principes habituels de conduite.

C’est ce que prouve un texte de Spinosa, dans cette Éthique, où je ne puis voir, généralement, qu’une doctrine de la libération, et, comme dans le de Natura rerum de Lucrèce, une intention de délivrer la vie humaine des terreurs que font peser sur elle les vains fantômes de la superstition. Au nom du cartésianisme et de l’épicuréisme, conjurés ce jour-là contre la religion, n’est-ce pas en effet à Pascal, n’est-ce pas aux Pensées, alors parues depuis cinq ou six ans, n’est-ce pas enfin aux moralistes chrétiens, protestans ou jansénistes, que Spinosa répond dans les lignes suivantes ?


La plupart de ceux qui ont jusqu’ici traité des passions de l’homme et de la morale semblent en avoir parlé, non pas du tout comme de choses naturelles et réglées à ce titre par les lois de la nature, mais comme de choses qui seraient en dehors de la nature. Ou plutôt, ils se représentent l’homme dans la nature comme un empire dans un autre… C’est pourquoi, bien loin d’attribuer l’inconstance ou la faiblesse de l’homme aux lois de la nature, ils les imputent je ne sais à quel vice de la nature humaine sur laquelle, à ce propos, les uns se lamentent, les autres s’égaient ou la méprisent, ou finissent par la prendre en haine. (Éthique, III, Préambule.)


Voilà bien le cas des protestans au milieu desquels vivait l’auteur de l’Ethique, voilà le cas des jansénistes, et voilà le cas aussi de l’auteur des Pennées. Mais voilà surtout le témoignage explicite et authentique du progrès qu’avait accompli, dans la première moitié du XVIIe siècle, la philosophie de la nature, et c’est ce qu’il faut savoir, si l’on veut savoir avec exactitude quel était, entre 1660 et 1680, le fond de la pensée de nos « libertins. »

Ils ne croyaient pas précisément que la nature fût bonne, au sens où l’entendra plus tard l’auteur de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile, mais ils ne croyaient pas non plus qu’elle fût mauvaise. Ils professaient seulement qu’elle était la nature, que ses inspirations ou ses conseils ne sauraient en général différer de ceux de la sagesse :


Nunquam aliud natura, aliud sapientia dicit ;


et surtout ils disaient, — c’est l’expression de La Mothe Le Vayer, l’un des amis particuliers de Molière, — que de vouloir lui résister, c’est prétendre ramer contre le cours de l’eau. Non pas d’ailleurs qu’on doive toujours la suivre, ni toujours obéir à ses impulsions :


Un certain Grec disait à l’empereur Auguste
Comme une instruction utile autant que juste
Que, lorsqu’une aventure en colère nous met,
Il nous faut avant tout dire notre alphabet,
Afin que dans ce temps la bile se tempère
Et qu’on ne fasse rien que l’on ne doive faire…


Les conseils de la nature ne sont pas toujours opportuns, et ils ne sont pas toujours clairs. Mais, en ne la suivant pas, il faut prendre garde au moins de ne pas la contrarier, et, pour cela, de ne rien mêler à ses opérations qui ne soit pris ou tiré d’elle-même, si je puis ainsi dire, et puisé dans son fonds. On ne dira donc pas à l’homme d’essayer de s’en distinguer, mais au contraire de s’y conformer, d’en user avec elle comme les membres avec l’estomac, de se bien souvenir qu’étant en elle il ne vit que par elle, et de ne jamais enfin la traiter en puissance ennemie. Est-ce pourtant ce que font toutes les religions ? et, comme les religions, toutes les disciplines qui ne mettent pas dans la vie même et dans le plaisir de vivre l’objet et le but de la vie ? On voit la conséquence, et je n’ai pas besoin ici de la déduire longuement.

C’est de cette « philosophie, » très nette et très précise, que Molière a été l’interprète, et ce sont là les « semences d’irréligion fine et cachée » que Baillet découvrait dans presque toutes ses comédies. Les partisans en étaient plus nombreux qu’on ne croit au XVIIe siècle, et, — pour n’en citer qu’un ici, — les Contes et les Fables même de son ami La Fontaine ne l’insinuent pas moins subtilement que les chefs-d’œuvre de Molière. Tous ensemble, avec une conscience plus ou moins claire de leur œuvre, indifférens ou sceptiques, libertins ou athées, puisque c’étaient les noms qu’on leur donnait alors, ils continuaient la tradition païenne de la renaissance, et par un effort contraire à celui des Pascal, des Bossuet ou des Bourdaloue, ils travaillaient à « déchristianiser » l’esprit du XVIIe siècle, ou, si je puis me servir ici de ce mot, ils travaillaient à « laïciser » la pensée. Doit-on les en louer, ou le leur reprocher ? C’est une question que je n’examine point, et je me borne à dire qu’en prêchant la liberté de penser, les deux plus grands d’entre eux, La Fontaine et Molière, sont suspects à bon droit d’avoir prêché la liberté des mœurs. S’ils ne sont pas eux-mêmes ce que l’on appelait dans le langage du temps des « incrédules passionnés, » — et encore, ne le sont-ils point ? — toujours est-il que leur doctrine a cependant contre elle d’avoir mis les passions au large. Mais je ne traite aujourd’hui que d’histoire ; et, quoi qu’on pense de leur influence, il ne m’importe pour le moment que d’en préciser la nature. Or, elle est telle que, dans l’histoire des idées du XVIIe siècle, ayant balancé le pouvoir du jansénisme, et n’ayant pas d’ailleurs agi dans le même sens que le cartésianisme, le naturalisme qu’ils représentent est comme un troisième courant qu’il faut donc qu’on distingue des deux autres.

Si l’on a vu plus haut comment l’esprit du XVIe siècle était devenu celui du XVIe, on voit ici comment celui du XVIIe, à son tour, est devenu celui du XVIIIe siècle. C’est aussi bien ce que j’essaierai de faire voir, dans une prochaine étude, avec plus de précision et plus de netteté. Mais, en attendant, c’est assez si l’on se rend compte que Voltaire et Diderot, par exemple, ont bien là leurs vraies origines. Je ne parle point de Rousseau : Rousseau vient d’ailleurs ; mais Voltaire et Diderot sont bien là tout entiers. Si je l’ai déjà fait observer, il ne sera pas mauvais de le redire : avec une sûreté de coup d’œil singulière, c’est à Pascal que Voltaire, dès 1728, s’en est pris tout d’abord, et c’est d’abord contre les Pensées ou contre le jansénisme qu’il a renouvelé le combat de Tartufe et de l’École des femmes. Les jésuites ont eu l’insigne maladresse de l’y encourager, comme Louis XIV avait fait autrefois Molière. C’était au nom des « honnêtes gens » en effet, qu’il écrivait aussi, lui, Voltaire, dans ses Remarques sur les Pensées de Pascal :


L’homme n’est point une énigme, comme vous vous le figurez, pour avoir le plaisir de la deviner : l’homme paraît être à sa place dans la nature. Supérieur aux animaux, auxquels il est semblable par les organes, inférieur à d’autres êtres, auxquels il ressemble probablement par la pensée, il est, comme tout ce que nous voyons, mêlé de bien et de mal, de plaisir et de peine ; il est pourvu de passions pour agir, et de raison pour gouverner ses actions… Et ces prétendues contrariétés que vous appelez « contradictions » sont les ingrédiens nécessaires qui entrent dans le composé de l’homme, qui est, comme le reste de la nature, ce qu’il doit être. (Edition Beuchot, t. XXXVII, p. 36.)


Molière n’avait pas dit autre chose, par la bouche de Philinte, « l’honnête homme » du Misanthrope :

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

Encore n’est-ce là que l’excuse de la nature, pour ainsi dire, ce n’en est pas l’apothéose, ni la religion. Voltaire, à bien des égards, est toujours du XVIIe siècle, et, nourri dans le jansénisme, il ne croit pas plus que Molière à la bonté de la nature. Il croit seulement à l’inutilité d’abord, et ensuite à la cruauté des moyens que les hommes ont imaginés pour combattre la nature, et ne réussir finalement qu’à être vaincus par elle. Mais c’est Diderot qui va plus loin ; et cette religion de la nature qui n’était encore enveloppée, chez Voltaire et chez Molière, que comme une conséquence lointaine dans son principe premier, c’est lui qui l’en dégage, bien plus ouvertement et bien plus hardiment que Rousseau.

Veux-tu savoir en tout temps, — dit Orou à l’aumônier, dans le Supplément au voyage de Bougainville, — veux-tu savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais ? Attache-toi à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton semblable, à l’influence de ta conduite sur ton utilité particulière et sur le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu’il y ait rien, soit en haut, soit en bas, dans l’univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu ordonneras le contraire, mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par les châtimens et par les remords ; tu dépraveras les consciences, tu corrompras les esprits. Troublés dans l’état d’innocence, tranquilles dans le forfait, ils auront perdu l’étoile polaire dans leur chemin. Réponds-moi sincèrement, en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, — Dieu, le prêtre et le magistrat, — un jeune homme, dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur permission, avec une jeune fille ? (Édition Assézat et Tourneux, t. II, p. 198.)


Je demande pardon pour cette dernière ligne. Obligés que nous nous croyons, quand nous le citons, de ne citer toujours qu’une moitié des paroles de Diderot, il en résulte que l’on ne connaît pas assez le personnage ; et ici en particulier, je craindrais qu’on n’eût pas mesuré la portée de la citation, si je ne l’avais donnée tout entière.

Caractéristique, en effet, de l’espèce habituelle des préoccupations de Diderot quand il « moralise, » il me semble qu’elle ne l’est pas moins des conséquences où la superstition de la nature ne saurait, tôt ou tard, s’empêcher d’aboutir. Diderot rejoint ici Rabelais, et son rêve d’Otaïti, si je puis ainsi dire, nous ramène à l’abbaye de Thélème. Ébranlé dans ses fondemens par le paganisme de la renaissance dont Luther et surtout Calvin ont vainement essayé d’arrêter le progrès, compromis et discrédité par l’âpreté même des querelles théologiques du XVIIe siècle, rendu pour cinquante ans à peine, par les Pascal, les Bossuet et les Bourdaloue, à la dignité de son institution, attaqué sur tous les points à la fois ou successivement par les libertins, les philosophes du XVIIIe siècle et les encyclopédistes, le christianisme a perdu la bataille. On ne s’étonnera pas, sans doute, — si le combat singulier de Molière contre les Pascal, les Bossuet et les Bourdaloue n’en est pas le moins intéressant épisode, — que nous ayons tenu à le mettre en lumière, et que nous y ayons longuement insisté.


Que maintenant Molière ait prévu toutes les conséquences qui devaient sortir un jour de ses doctrines, c’est ce que je n’oserais dire, mais c’est ce qui n’importe guère. Ni Voltaire, ni Diderot non plus n’ont prévu, ni sans doute voulu, tout ce qui s’est fait depuis eux sous l’autorité de leur nom. Dans l’ardeur de la lutte, enveloppé qu’on est et comme aveuglé par la fumée du champ de bataille, à peine mesure-t-on ses coups, bien loin d’en pouvoir préjuger les effets. Peut-être, d’ailleurs, est-ce le propre du génie que d’insinuer ainsi dans son œuvre quelque chose de plus qu’il n’y croyait mettre lui-même. Le talent, qui sait tout ce qu’il fait, qui peut en rendre compte, ne le peut et ne le sait que comme incapable d’étendre son regard au-delà des horizons de son temps ou des bornes actuelles de son expérience ; mais le génie, lui, c’est vraiment le pouvoir d’anticiper sur l’avenir ; et d’âge en âge, ses créations ne changent pas pour cela, comme on le dit quelquefois, de nature ou de sens, mais je les compare à ces lois dont la formule féconde enveloppe jusqu’aux phénomènes qu’elles n’ont pas prévus. On ne me disputera pas le droit d’inscrire Molière au rang et au nombre des hommes de génie.

En tout cas, conscient ou non de l’entière portée de son œuvre, ce qui n’est pas douteux, c’est que, fils de Montaigne et de Rabelais, ami de Chapelle et de La Fontaine, amant de Madeleine Béjart et mari d’Armande, nul n’a été plus libre que Molière, plus dégagé de toute croyance, plus indifférent en matière de religion, ni, par cela même, plus agressif, en un temps où la religion ne laissait à personne la liberté de son indifférence. On la lui eût accordée que, comme j’ai tâché de le montrer plus haut, je crois qu’il eût encore attaqué dans la religion tout ce qu’elle prétend imposer d’entraves au développement ou à l’expansion du naturel et de la nature. Son œuvre rentre ainsi dans l’histoire, et il reprend la place à laquelle il a droit dans l’histoire des idées. La physionomie générale du XVIIe siècle en est sensiblement modifiée. La fausse unité qu’on lui prêtait n’est plus qu’en étalage ou en superficie. On y distingue des époques, et, dans chacune de ces époques, des partis. Les cartésiens en font un et les jansénistes un autre. Mais les libertins en forment un troisième, et Molière en est le plus illustre représentant. Ce que l’on ne murmurait pour ainsi dire qu’à portes closes, comme entre complices, dans les coteries des beaux esprits, il l’a dit publiquement, à portes ouvertes. Ce qui n’était qu’une doctrine secrète ou réservée, dont on ne croyait pas que le vulgaire fût encore capable, il l’a enseigné sur la scène, et comme inoculé aux clercs de procureurs, aux mousquetaires, et à la valetaille qui remplissaient le parterre. Enfin, ce qui n’était qu’une théorie à laquelle on n’osait pas toujours conformer sa conduite, il en a fait une morale : une morale, c’est-à-dire une pratique, une règle de vivre. Et la bataille a été chaude, la mêlée a été confuse, avec des alternatives de revers et de succès. Les jansénistes ont paru triompher un moment, et les cartésiens, un moment, ont paru s’unir aux jansénistes. Ce même Baillet, qui a si bien reconnu dans Molière « un des plus dangereux ennemis de l’Église, » est le biographe de Descartes. Mais c’est Molière qui l’a emporté ; son Tartufe a changé le sort du combat ; et ni la piété, ni l’éloquence, ni le génie même n’en ont pu rétablir la face et la fortune. A cet égard, on peut dire qu’il annonce l’esprit du XVIIIe siècle, ou même déjà qu’il le prépare. Il a en quelque sorte interrompu la prescription de la libre pensée. Et comme on passe de Rabelais et de Montaigne à lui sans secousses, ainsi, tout doucement, et presque insensiblement, passe-t-on de lui-même à Voltaire et à Diderot. Il est de la famille ; et sans essayer ici de faire un parallèle, il est sans doute celui de tous qui a le plus agi, quand ce ne serait que par le moyen de ce que la forme dramatique a de supériorité sur les autres pour propager les idées dont elle se fait l’interprète.

Dirai-je qu’il en est plus grand ? Non, puisque l’on m’a tait obligeamment remarquer qu’il n’était au pouvoir de personne de « diminuer » ou de « grandir » Molière, — ce qui ne signifie rien, pour le dire en passant, à moins que ce ne soit la négation de toute critique. Mais au lieu d’être un simple amuseur ou un « bouffon de génie, » je ne crois pas qu’il puisse être indifférent à sa gloire d’avoir été un « penseur » aussi. L’Ecole des femmes, ou Tartufe, ou le Malade imaginaire ne sont pas des œuvres qu’on puisse vider de leur contenu, pour ne s’en attacher qu’à la forme, dont on puisse négliger le fond et n’en considérer que le « style : » on l’oublie trop, et je ne veux pas en dire aujourd’hui les raisons, je ne les dirai que si l’on me pousse, mais on l’oublie trop. C’est ce que j’ai tâché de montrer. Si maintenant, et en outre, j’avais pu montrer, par un illustre exemple, ce qu’il y a d’humiliant pour tous les écrivains dans cette critique verbale, qui ne leur demande compte que de la manière dont ils ont dit les choses, et jamais des choses qu’ils ont dites, je ne penserais avoir perdu ni mon temps ni ma peine ; — et j’espère que le lecteur voudra bien le penser avec moi.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue des 15 août et 15 novembre 1888 et du 1er juin 1889.