Études sur le XVIIe siècle/06

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Études sur le XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 614-655).
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ETUDES SUR LE XVIIe SIECLE

VI.[1]
LA CRITIQUE DE BAYLE.


I

Je ne crois pas qu’il y ait, dans toute l’histoire de notre littérature, un exemple plus singulier de l’ingratitude ou de l’injustice de la postérité que celui de Pierre Bayle. Né en 1647, au Carla, dans le comté de Foix, protestant, fils de pasteur, élevé chez les jésuites, converti par eux au catholicisme, reconverti par les siens au protestantisme, passé plus tard, — sans y avoir pour cette fois besoin de personne, — au socinianisme, au déisme, à l’athéisme, libre et hardi penseur si jamais il en fut, on pourrait dire que Pierre Bayle a résumé en lui tout ce que les réformateurs avaient mélangé dans la Réforme, sans bien le savoir eux-mêmes, de libertinage d’esprit, de scepticisme, et surtout d’impatience de secouer le joug des mystères de la religion. Pendant plus de vingt ans, en plein règne de Louis XIV, tandis que les Pascal et les Bossuet, les Malebranche et les Arnauld, les Leibniz, les Fénelon occupaient le devant de la scène, et, chacun à sa manière, avec des succès différens, mais tous avec la même sincérité, s’efforçaient de fonder l’accord de la raison et de la foi, Bayle, dans son cabinet de Rotterdam, retranché derrière ses livres, — à mesure qu’il semblait que ce grand édifice, dont les ruines éparses donnent encore au XVIIe siècle son air d’incomparable grandeur, approchât de son comble, — le sapait, le minait, le démolissait par pans entiers de murailles. Et après 1706, quand il a été mort, avant d’avoir atteint la soixantaine, bien loin qu’on ait enseveli son influence avec ses restes, alors, au contraire, c’est vraiment, c’est surtout alors que Bayle a commencé de régner sur les esprits ; que son œuvre a gagné des batailles ; et qu’autant que la philosophie de Bacon ou de Descartes, la sienne est devenue celle des encyclopédistes, la philosophie de Voltaire et de Diderot… Cependant c’est à peine s’il a sa place ou son coin, dans nos histoires de la littérature, un tout petit coin, très obscur, entre Huet, par exemple, et Mairan. On l’ignore. Son nom n’en est presque plus un, mais le fantôme ou l’écho seulement d’un grand nom ; et, dirai-je que l’on mesure aux Pensées sur la comète, ou à son Dictionnaire, l’éloge que l’on dispense, d’une plume étrangement libérale, aux tragédies de Crébillon, ou à la Métromanie de Piron ? non ; mais la vérité, c’est qu’on ne songe pas même à les lire ; et de les citer, comme je fais, je crains que cela ne paraisse du pédantisme peut-être, — ou à tout le moins de la bibliomanie.

Quelques rares critiques, — de ceux qui ne sauraient séparer ou distinguer l’histoire de la littérature de celle des idées, — en ont bien appelé de ce fâcheux oubli, mais ils n’ont réussi qu’à entretenir une vague tradition de « Baylisme, » et point du tout à rendre à Bayle son importance et son rang. C’est en vain que Sainte-Beuve, presque au début de sa carrière, ici, dans cette Revue, comme pour la placer sous le patronage de Bayle, a salué en lui l’incarnation même du « génie critique, » et que, plus tard, en écrivant son Port-Royal, il n’a pas perdu presque une occasion de montrer s’il avait assidûment feuilleté le Dictionnaire. Vainement encore, en 1838, un Allemand, Louis Feuerbach, dont la trace n’est pas effacée dans l’histoire de l’hégélianisme, a donné de Bayle un portrait où respire quelque chose de l’agrément très singulier, de la vivacité, de la mobilité, de l’air d’audace aussi de son modèle. Je ne dis rien d’un mémoire du vénérable Damiron, ni d’une thèse de M. Lenient. Mais, quarante ans après Feuerbach, en 1878, un Belge, M. Arsène Deschamps, dans un livre intitulé : la Genèse du scepticisme érudit chez Bayle, et deux ou trois Français, depuis lors, — M. Emile Faguet, dans le premier chapitre de son Dix-Huitième siècle, et M. Paul Souquet, dans deux articles excellens, quoique confus, de la Révolution française, — ont inutilement essayé de ramener l’attention sur Bayle : autant en a emporté le vent ! Comme si nous avions résolu de ne connaître en France qu’un seul Beyle, qui serait l’auteur de la Chartreuse de Parme ! et que, pour une panse d’à qu’il y a de différence dans l’orthographe de leurs deux noms, il nous parût tout à fait superflu de lire les neuf volumes in-folio des Œuvres de son homonyme !

Je voudrais être plus heureux que mes prédécesseurs, et, pour cela, je voudrais faire sentir au lecteur les raisons qu’encore aujourd’hui même il me semble que nous avons de nous intéresser à Bayle. Elles sont nombreuses ; elles sont diverses. J’en vois aussi de tout à fait actuelles, et, naturellement, ce sont surtout celles-là que je développerai dans les pages qui suivent. Mais s’il y en a de plus générales que les autres, — et de plus historiques, pour ainsi parler, qui se tirent de la nécessité de montrer dans l’histoire de la littérature une suite, un mouvement, une évolution qu’on n’y a pas assez étudiés, — je ne veux pas attendre davantage à les signaler.

De tous les écrivains de son temps, on en trouverait donc malaisément un autre dont l’œuvre éclaire d’une lumière plus vive toute une période assez mal connue de l’histoire des idées au XVIIe siècle. Et, à ce propos, si j’ai tâché de faire voir dans une précédente étude ce que le cartésianisme, — et le cartésianisme bien entendu, — contenait en soi, dans ses thèses essentielles, de contradictoire et par conséquent d’hostile à toute religion, c’est ici, dans une étude particulière de Bayle et de son œuvre, qu’on achèvera, si je ne me trompe, de le voir avec une entière évidence. Pas plus que Descartes, Bayle, en effet, n’est un sceptique, mais, comme Descartes, il est un douteur. Toute la différence entre eux est qu’au lieu d’appliquer son doute aux données de la connaissance sensible, Bayle a voulu l’appliquer aux événemens de l’histoire. Mais son prétendu scepticisme, et sa critique, et son ironie même ne sont chez lui que des procédés, ou une méthode, pour nous conduire à des conclusions très certaines. En voit-on bien la conséquence ? Tout ce que le prudent Descartes avait mis comme ù l’abri des atteintes de son rationalisme, et ce qu’il avait situé d’abord dans un provisoire dont il devait bien se garder de rien dégager de définitif, Bayle, beaucoup plus audacieux, s’y attaque, pour examiner, selon les principes de Descartes, ce qu’il en subsiste au regard de la raison. Point d’exception pour la morale, ni surtout pour la religion. Ce que les hommes, sans l’avoir vu, sans l’avoir entendu, sur la foi d’un ouï-dire de ouï-dire, ou pour l’avoir lu dans des livres qui se copient les uns les autres, se sont transmis de génération en génération, n’a rien à ses yeux qui soit plus sacré ni plus respectable, dans son ancienneté, que ces qualités occultes ou ces êtres de raison dont le Discours de la méthode était venu purger la philosophie. Voilà le principe du scepticisme de Bayle. Si ce sont bien là des négations, qui ne voit qu’elles affirment le contraire de ce qu’elles nient ? et qu’en ébranlant le témoignage de l’histoire, à vrai dire, ce que Bayle proclame et s’efforce d’établir sur les ruines de l’autorité, c’est la toute-puissance ou la compétence unique de la raison précisément dans les matières que Descartes lui avait soustraites ? Nous touchons donc le terme du cartésianisme. C’est ici que nous trouvons la preuve de sa solidarité très intime avec tout ce que le XVIIe siècle a enveloppé sous le nom vague de libertinage. Et nous voyons clairement que, si cette solidarité, — plutôt d’ailleurs entrevue que nettement reconnue, moins discernée que sentie, plus crainte enfin que prouvée, — n’a pas laissé d’empêcher les progrès du cartésianisme au XVIIe siècle ; si c’est elle que Pascal, que Bossuet, que Fénelon même ont attaquée en lui ; si c’est enfin quand il ne leur a plus été possible de la méconnaître, qu’ils ont coupé l’amarre, pour ainsi parler, et abandonné le système au vent de sa fortune, nous voyons qu’il n’y a rien de plus faux que de faire sortir l’esprit du XVIIIe de celui du XVIIe siècle.

Autre raison d’étudier Bayle : bien loin que, comme on l’a dit, comme je l’entends souvent dire encore, l’esprit du XVIIIe siècle continue celui du siècle précédent, il en est précisément le contraire ; et, de 1680 à 1735, ou à peu près, sous l’action de diverses causes, tout en France, — la philosophie comme la politique, mais surtout la littérature et la critique, — tout a changé d’aspect, de caractère, et d’orientation. Rarement ou jamais transformation plus profonde s’est opérée plus promptement, et c’est Bayle, on le verra, qui, de cette métamorphose, a été le principal ouvrier. L’esprit du XVIIIe siècle n’est pas sorti naturellement de celui du XVIIe siècle, comme l’effet sort de sa cause, ou la conséquence du principe, comme le chêne sort du gland, ou l’oiseau de son œuf ; il y a fallu l’interposition ou l’intervention d’autre chose ; et je veux bien que la rupture entre eux n’ait pas été complète, — puisque aussi bien, ni dans l’histoire ni dans la nature, on n’en connaît de telles, — mais ce que l’on ne saurait nier, c’est qu’il y ait eu déviation, inversion, renversement du pour au contre, et que plus que personne Bayle y ait contribué. Une partie de l’activité de Voltaire ne s’est employée qu’à contredire en tout la philosophie de Pascal et celle de Bossuet, mais Bayle lui en avait donné l’exemple ou le signal, comme d’ailleurs aux encyclopédistes, si ceux-ci n’ont fait qu’achever de ruiner ce que la timidité de Voltaire, encore embarrassée de toute sorte de préjugés, avait laissé debout de l’ancien régime. Oublier Bayle, ou le supprimer, c’est donc mutiler, c’est fausser toute l’histoire des idées au XVIIIe siècle. Quand son rôle ne serait que celui de l’une de ces espèces de transition, équivoques ou douteuses, en qui s’opère le passage d’un genre à un autre genre, les rhéteurs pourraient bien le négliger ; il n’en serait pas moins considérable aux yeux de l’historien, si même il ne l’était davantage ; — et cette raison de s’y intéresser ne paraîtra-t-elle pas suffisante ?

Mais en voici pourtant une autre encore : c’est que, comme j’ai eu plusieurs fois occasion de le dire, presque tout ce que Voltaire, en 1730, rapportera d’Angleterre, les Anglais eux-mêmes en doivent la meilleure part à Bayle. Son Commentaire philosophique sur le Compelle intrare est de 1686, et a ainsi précédé de trois ans les lettres de Locke sur la Tolérance. Avant Collins, avant Tindall, avant Toland, c’est Bayle qui a revendiqué ce qu’il appelait lui-même énergiquement les droits de la a conscience errante, » la liberté de l’erreur, et celle même de l’indifférence en matière de religion. Tout ce que l’on peut dire en faveur de l’indépendance de la morale, ou, pour établir que le libertinage des mœurs ne suit pas nécessairement celui de la pensée, ou, pour montrer qu’il importe à la dignité de l’homme que la religion consacre au besoin notre conduite, mais ne la règle pas, il l’a dit. Ajouterai-je qu’à cet égard, Bolingbroke et Shaftesbury, qui l’ont certainement lu, l’ont plutôt affaibli ? Mais je demande qui s’en douterait à parcourir nos histoires de la littérature ? En vérité, depuis tantôt cent ans, nous avons fait trop bon marché de l’originalité propre du génie français ! Si quelques idées sont entrées en France par le bateau de Calais ou par la diligence de Strasbourg, la façon nous en a trop souvent suffi pour les trouver nouvelles ; et nous ne savons pas assez que le fond en était national, si la forme, tantôt plus sentencieuse et tantôt plus humoristique, en était allemande ou anglaise. Bayle est justement l’un des exemples éloquens qu’il y en ait. On pourrait d’ailleurs montrer, si c’en était le lieu, qu’il n’a pas exercé moins d’influence en Allemagne qu’en Angleterre, et que la trace en est comme qui dirait reconnaissable à chaque pas dans l’œuvre de Leibniz, dans celle surtout de Lessing, ou, plus près de nous, jusque dans celle de Kant. Ce n’est donc pas seulement un intérêt purement français, c’est un intérêt européen qu’enveloppe une étude sur Bayle. Grande, et à de certains égards unique dans l’histoire de notre littérature, la place qu’il semble qu’on lui dispute, — et en tout cas qu’on lui refuse, — est presque plus grande encore dans l’histoire de la littérature générale.

Je ne raconterai point sa vie : elle a jadis été contée copieusement par son ami Des Maizeaux, le biographe attitré des « libertins » français d’alors, et, plus brièvement, par M. Edouard Sayous, dans son Histoire de la littérature française à l’étranger, dont elle fait l’un des meilleurs chapitres. Aussi bien n’a-t-elle rien d’extraordinaire, ni même de romanesque. Elle manque surtout d’histoires de femmes ; et, entre autres motifs, j’ai quelquefois pensé que c’en était un là de l’oubli dans lequel Bayle est lentement tombé. Heureux en France les écrivains, pour ne rien dire des hommes politiques, dont un nom de femme est inséparable ! Mais ce philosophe n’a pas eu ce bonheur, — en dépit de Sainte-Beuve, qui voulut à toute force le lui procurer, aux dépens de l’honneur de madame Jurieu, — et sa vie, qui s’écoula tout entière parmi les livres des autres, est tout entière dans les siens.

Pour l’histoire de ses écrits, elle serait sans doute plus intéressante ; et, sans parler des discussions d’authenticité que soulèvent quelques-uns d’entre eux, — comme l’Avis aux réfugiés sur leur prochain retour en France, qu’il a toujours désavoué, mais que ses coreligionnaires ne lui ont jamais pardonné, — tous les ouvrages de Bayle, à l’exception de son Dictionnaire, ont été composés dans des circonstances très particulières : ses Pensées sur la comète et son Commentaire philosophique sur le Compelle intrare, sa France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, et ses Réponses aux questions d’un provincial. Ni les uns ni les autres, pourquoi ne les a-t-il signés ? Pourquoi, dans ses Nouvelles de la république des lettres, — le journal dont on savait qu’il était l’unique rédacteur, — a-t-il imputé son Commentaire philosophique à ces « messieurs de Londres ? » ou pourquoi, dans une lettre à l’un de ses meilleurs amis, continuant la même feinte, s’est-il à lui-même reproché de n’avoir fait dans sa brochure que « le semblant de combattre les superstitions papistiques ? » Il pourrait être amusant d’en chercher les raisons. Ou bien encore, l’ayant pris une fois en flagrant délit de mensonge, si nous admettons, sans avoir plus d’égard à ses dénégations, qu’il soit le véritable auteur de l’Avis aux réfugiés, quelle raison a-t-il eue de l’écrire ? Ses compagnons d’exil, qu’il y malmène si vivement, lui étaient-ils devenus plus insupportables que les catholiques eux-mêmes ? ou croirons-nous avec Jurieu qu’il ait voulu, par ce pamphlet, se ménager les moyens de rentrer en France et de s’y faire pensionner ? La question se lierait à celle » de son vrai caractère, qui ne semble pas avoir été à la hauteur de son esprit, et parmi beaucoup de différences, il aurait donc ce trait de commun avec Voltaire : tous les deux incapables de retenir leur plume, tous les deux empressés à décliner un peu effrontément les conséquences de leurs actes, et tous les deux toujours prêts à réparer une insolence par une platitude. Mais toutes ces questions, et bien d’autres, quelque intéressantes qu’elles soient, nous écarteraient de notre principal dessein, qui n’est pas même ici d’approfondir la vraie pensée de Bayle, trop subtile, trop complexe, trop fuyante, souvent contradictoire. C’est seulement sa nature intellectuelle que nous voudrions dégager de l’ensemble de ses Œuvres ; — suivre ensuite à la piste les idées qu’il a jetées dans la circulation ; — et mesurer enfin l’influence qu’il a exercée sur son temps, comme sur celui qui l’a suivi.


II

Ce que Bayle a d’abord de plus original, ou même d’unique, c’est d’être, en plein XVIIe siècle, pour une moitié de ses défauts et de ses qualités, un homme du XVIe, et pour l’autre, un homme du XVIIIe siècle. « Nous avons eu des contemporains sous le règne de Louis XIV, » a quelque part écrit Diderot, et c’est précisément de Bayle qu’il l’a écrit. Mais les Charron de leur côté, mais les Montaigne, mais les Estienne, ou même Babelais se seraient également retrouvés dans l’auteur du Dictionnaire historique et critique ; et, en effet, il a d’eux, premièrement, leur abondance ou leur prolixité, leur incapacité de lier, d’ordonner, de distribuer ses idées, de mettre enfin dans le discours quelque chose de cet ordre intérieur dont les Pascal ou les Bossuet ont si bien connu le pouvoir. « Je ne sais ce que c’est que de méditer régulièrement sur une chose ; je prends le change fort aisément, je m’écarte souvent de mon sujet ; je saute dans des lieux dont on aurait bien de la peine à deviner les chemins ; et je suis fort propre à faire perdre patience à un docteur qui veut de la méthode et de la régularité partout. » Ainsi s’exprime-t-il, tout au début de ses Pensées sur la comète ; et comme d’ailleurs il est de ceux qui excellent à se faire une parure de leurs défauts, l’aveu s’aiguise en épigramme. Il n’en est pas cependant moins caractéristique ; et c’est comme si Bayle disait que sa manière de composer consiste ou ressemble à n’en pas avoir. Aussi ses livres ne sont-ils pas des livres, mais des enfilades, ou des séries de digressions, qui s’engendrent les unes des autres, presque à l’aventure, confusément, désordonnément, sans autre limite à leur infinie prolifération que les bornes elles-mêmes de la science de Bayle, ou que le caprice de sa fantaisie. Cet homme était né pour nous conter par alphabet tout ce qui lui passerait par la tête ; — et voilà pourquoi son chef-d’œuvre est un Dictionnaire.

Dans ses Pensées sur la comète, il veut, par exemple, établir que les opinions des hommes ne sont pas toujours les règles de leurs actions ; et il en donne sept preuves. La première est tirée de « la vie des soldats, » qu’aucune religion, fait-il observer, n’a jamais empêchés de tuer, — cela s’en va sans dire, — de piller, de violer au besoin, encore qu’elles le défendent toutes ou presque toutes ; que leurs soldats ne l’ignorent point ; et qu’ils soient même capables de mourir, s’il le faut, pour l’interdiction qu’elles en font. La seconde preuve est tirée « des désordres des croisades ; » et, à ce propos, Bayle se demande ce que l’on doit penser d’une opinion singulière. Quelques mauvais plaisans n’ont-ils pas en effet avancé que les principes de l’Évangile, s’ils étaient fidèlement suivis, énerveraient le courage de ceux qui les professent ? Il faut sans doute examiner ce point. Bayle n’a garde d’y manquer. Une troisième preuve se déduit de « la vie des courtisanes. » Excellente occasion de donner, en passant, quelque chose au goût fâcheux qu’il aura toujours pour les obscénités, — en sa qualité de vieux garçon, peut-être, — et, comme il a lu tout récemment, dans une Relation d’un M. de Saint-Didier, des anecdotes, qu’il a trouvées plaisantes, sur les courtisanes de Venise, il les reproduit ! Cependant sa démonstration ne fait que commencer. Si « tant de chrétiens, » comme on vient de le voir, « qui ne doutent de rien, et qui même sont prêts à croire un million de nouveaux articles de foi, pour peu que l’Église les décide, se plongent néanmoins dans les voluptés les plus criminelles, » que dirons-nous des magiciens, des sorciers ou des démons ? Car, les démons, voilà, certes, une espèce d’êtres qui n’ont guère le moyen de se dire athées, ou plutôt, si quelqu’un doit être convaincu de l’existence du Dieu qui les a précipités, c’est bien eux ! Considérez donc leur conduite, et voyez s’il s’en peut de moins conforme à leur conviction. C’est ce que Bayle appelle sa quatrième preuve. Après quoi, « toute sorte de gens » hommes ou femmes, pris en gros, qui vont à la messe, qu’on voit même « qui contribuent à la décoration des églises, » qui ont l’horreur de l’hérétique, mais qui pourtant n’en vivent pas mieux, lui sont une cinquième preuve de la vérité de sa proposition. Il en trouve une sixième dans la dévotion très particulière, qu’au dire d’Alexis de Salo, de très insignes scélérats ont témoignée pour la Vierge. Ils continuaient donc de croire, du meilleur de leur cœur, aux mystères et aux observances d’une religion que leur conduite profanait tous les jours ! À ce bel argument, dont il s’applaudit comme d’une rare trouvaille, Bayle est curieux de savoir ce que pourra bien répondre un savant jésuite, — c’est le père Rapin, — qui, dans un livre alors tout récent, attribuait la corruption de son siècle aux progrès croissans de l’incrédulité. Mais une autre question s’élève là-dessus : où pense-t-on qu’il y ait le plus d’incrédules, à la ville ou à la cour ? A la ville, dit Bayle, quoique d’ailleurs il y ait plus de corruption à la cour. La cour le mène aux rois, parmi lesquels il choisit Louis XI pour en faire « une considération particulière. » Il passe alors au grand Alexandre, et découvre dans son histoire, non sans quelque plaisir secret, des crimes plus qu’ordinaires mêlés à une superstition sans mesure. Assurément, « jamais homme ne fut plus éloigné de l’athéisme » que ce conquérant des Indes ; et cependant, et combien de fois, à quels excès en tout genre ne s’est-il pas porté ? N’en pouvons-nous pas dire autant de Catherine de Médicis ? de Charles IX ? d’Henri III ? Non, en vérité, conclut Bayle, quelque religion que nous professions des lèvres, nous ne pouvons rien sans la grâce ; — et le développement de sa sixième preuve est achevé. Il faut toutefois qu’il en donne une septième, et, d’avoir en passant parlé du livre du père Rapin, comme il s’est souvenu de celui d’Arnauld sur la Fréquente Communion, c’est de là qu’il la tire. Jésuites ou jansénistes, puisque nous voyons donc que la fréquence ou la rareté de leurs communions ne les empêche pas d’être au fond tous les mêmes, c’est-à-dire toujours des hommes, la même conclusion revient donc aussi toujours ; et c’est enfin là qu’abandonnant sa démonstration, — sauf à la reprendre et à la continuer ailleurs, — Bayle passe à ses hardies conjectures sur « les mœurs d’une société qui serait absolument sans religion. » Mais, qu’est devenue la comète ?

Certainement, je ne nierai point qu’il y ait une espèce d’ordre dans ce désordre, et parmi toutes ces digressions on peut suivre, sans beaucoup de difficultés, l’insidieux trajet d’une même pensée qui serpente. Tout ce que donc je dis, c’est qu’au XVIIe siècle, en. 1682, — après Balzac, après Pascal, après Bossuet, après Malebranche, — cette façon de composer, trop lâche ou trop libre, sentait son XVIe siècle, et retournait, comme sans y prendre garde, à celle de l’auteur des Essais. Il n’y avait pas là d’apparence de choix. On ne voyait ni pourquoi Bayle donnait sept preuves de son assertion, au lieu de six, plutôt que huit, ni pourquoi la seconde n’était pas la première ou aussi bien la dernière ; et ses exemples avaient leur prix, mais la raison de ses exemples échappait. Celui-ci, le premier, qu’il tirait de la « vie des soldats, » se confondait avec le troisième, ou avec le cinquième, ou avec le septième ; et quand il examinait, à l’occasion du second, si les principes de l’Évangile n’énerveraient peut-être pas le courage de ceux qui les professent, il brouillait deux sujets ensemble. C’est aussi bien ce qui arrive constamment à Montaigne. Et il est vrai qu’on lui en sait gré, à celui-ci, parce que, s’il se confessait par méthode et par ordre, c’est comme un autre personnage, plus logique, mais aussi plus artificiel, qu’il superposerait à la vérité naturelle du sien. Le portrait serait moins vivant. Mais Bayle ne se confesse point. Le titre de son livre n’a point du tout annoncé le projet de se peindre. Ni son sujet en général, ni le point particulier que j’ai choisi pour bien faire voir comment il ne compose pas, n’ont rien qui lui soit personnel. Il nous a promis de nous montrer, d’une part, que nous n’avions rien à craindre de l’apparition des comètes et, subséquemment, que la conduite des hommes se moquait bien de leurs principes. C’est donc uniquement où nous l’attendons. De telle sorte que ce qui était un charme dans les Essais devient un défaut dans les Pensées sur la comète. La manière discursive en est d’un homme pour qui le XVIIe siècle ne serait pas intervenu ; qui continuerait sous Louis XIV de s’habiller comme on faisait au temps d’Henri IV ; dont l’allure, quoique vive, serait cependant plus vieille que son visage, et, si l’on veut enfin, la conversation plus âgée que les idées qu’elle exprime. Tel est bien le cas de Bayle. Il n’a pas plus appris du Discours de la méthode à « conduire ses pensées par ordre » que, de l’Hôtel de Rambouillet ou de l’Académie de Richelieu naissante, à les exprimer, comme on dit, avec nombre, poids, et mesure.

Il n’a pas appris non plus, il ignore qu’une partie de l’art d’écrire consiste à ménager la pudeur des honnêtes gens, et à cet égard encore, il est bien du XVIe siècle, du haut XVIe siècle, pour le coup, contemporain de Rabelais, naïvement cynique ou ordurier, presque sans le savoir, par goût naturel, par manque d’usage et de monde, par insuffisance d’éducation. D’autres, après lui, seront plus cyniques et plus orduriers que lui, je le sais, mais ils le seront autrement que lui : Swift, avec profondeur, dans ses Voyages de Gulliver, ou Voltaire, avec pétulance, en son Candide, ou Diderot encore, avec fougue, dans ses Salons, dans ses articles de l’Encyclopédie, dans ses Lettres à Mlle Volland… qui encore ? et comment ? Mais Bayle, pour lui, l’est comme innocemment : il manque de pudeur comme on manque de tact, pour être ainsi fait ; et si sa plume est volontiers libertine, sa conduite fut décente, ses mœurs pures, sa vie chaste. Aussi, sa surprise fut-elle grande, lorsque, dans ses dernières années, à l’occasion de son Dictionnaire, il s’entendit reprocher les licences qu’il avait prises, de nommer par leur nom trop de choses qu’en général on déguise ou qu’on cache, comme aussi de se divertir ou de s’arrêter trop complaisamment à de certains sujets. Il voulut donc se défendre ; mais il prouva bien, en donnant son mémorable Éclaircissement sur les obscénités, si le reproche était mérité ! Non pas au moins que son apologie soit inhabile ! Elle n’est qu’inconsciente. Avec sa distinction des sept classes d’écrivains qui peuvent encourir l’accusation d’indécence, il épuisa le sujet. Mais on vit clairement qu’il ne l’avait pas du tout entendu. Voilà un bel exemple du pouvoir de la dialectique ! Tout dire d’une chose, et n’y rien comprendre ! Me permettra-t-on de faire observer, incidemment, que c’est un nouveau témoignage du service, qu’avant de leur nuire, précieuses et précieux ont rendu, malgré qu’on en ait, à la langue, à l’esprit, à la morale même ? Bayle ne s’en est point douté. L’entière liberté du langage lui paraissait évidemment une condition absolue de la liberté de la pensée. C’est une des grandes erreurs que l’écrivain puisse commettre ! Si ce philosophe un peu cynique n’avait pas eu le caractère aussi doux qu’il avait l’esprit caustique, il eût également revendiqué la liberté de l’invective et de l’insulte. Mais n’est-ce pas comme si l’on disait que sa politesse en tout genre ne va pas au-delà de celle du XVIe siècle ? et que le goût de l’obscénité s’ajoute ainsi, dans son œuvre, au désordre de la composition, pour le distinguer de ses contemporains, et le faire lui-même celui de ses bisaïeux ?

Joignons-y l’étalage ou l’abus de l’érudition, les questions saugrenues, la rage de citer du latin et du grec, de l’espagnol et de l’italien, une curiosité tournée de préférence aux superfluités, aux inutilités, aux futilités de l’histoire, et, pour tout dire d’un mot, ce pédantisme qui nous rend si laborieuse encore aujourd’hui, quoi ? la lecture de Scaliger ou de Casaubon ? non, mais bien celle de Baïf et de Ronsard même. Comme aux hommes du XVIe siècle, — et, si je l’ose insinuer, comme à quelques-uns aussi du nôtre, — il semble à Bayle que l’érudition, pour avoir ses joies en soi, y ait aussi son objet, son but, et sa fin. Il ne se rend pas compte qu’elle n’est qu’un moyen, comme la philologie, par exemple, et que leur raison d’être, à toutes deux, est située en dehors et au-dessus d’elles-mêmes. « Comment un homme tel que Bayle, — demande Gibbon, je crois, dans ses Mémoires, — a-t-il pu consacrer trois pages de son Dictionnaire à discuter sérieusement la question de savoir si l’enfance d’Achille avait été nourrie de la moelle des cerfs ou de celle des lions ? » La réponse est bien simple : c’est qu’à cette occasion Bayle pouvait alléguer et citer tour à tour Libanius, Priscien, Grégoire de Nazianze, le scoliaste d’Homère, l’Etymologicum Magnum, Apollodore, Stace, Philostrate, Tertullien, Suidas, Eustathe, Fungerus, Vigenère… et le père Gautruche. Ainsi jadis maître François, quand il célébrait interminablement les vertus « de l’herbe appelée pantagruélion. » Mais, tandis que nous y sommes, « les lions ont-ils de la moelle ? » M. de Girac dit non, en s’appuyant mal à propos de l’autorité d’Élien, de Pline et d’Aristote, mais Vossius, Franzius et Borrichius disent oui… Bayle hésite et ne conclut pas…

Il est plus affirmatif sur d’autres points, et traitant, par exemple, l’importante question de savoir si a la nuit que passa Jupiter avec Alcmène fut double ou fut triple, » il prouve, par de fort bonnes raisons, qu’en tout cas elle passa de longueur une nuit ordinaire. Il incline également à croire que « le jour où César reçut, sans se lever, les envoyés du sénat, c’est que César avait la diarrhée. »


Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois…


On a vu de petites causes engendrer de grands effets, et Bayle estime que cet oubli du protocole, — que dis-je, oubli ? c’est le contraire, et ce grand homme s’en souvint trop, — fut une « des principales causes de la ruine de César. » Voici encore une question curieuse, c’est « si Loyola, dans sa trente-septième année, reçut ou non le fouet à Paris, et si ce fut à Sainte-Barbe ou au collège Montaigne ? » Mais notre philosophe, ici, a une excuse, et si Jurieu, son irréconciliable ennemi, — l’homme de son temps qui perdait le moins l’occasion de faire une maladresse, — ne s’était pas mal à propos et indécemment égayé de la flagellation d’Ignace, Bayle n’en aurait point parlé. Ce qui prouve au surplus son impartialité, c’est la liberté familière avec laquelle il discute, en un autre endroit, « si la femme de Luther était belle, » ou « si le mariage de Calvin fut un mariage d’inclination. » J’en passe, — et des plus ridicules, — où l’on ne saurait dire, en vérité, ce qui l’amuse davantage, le prétexte qu’elle sont pour lui d’étaler les trésors de son érudition, ou ce qu’elles ont de saugrenu : « Si Aristote exerça la pharmacie dans Athènes ? » ou si Molière savait par expérience, autant qu’homme du monde, « les désordres des mauvais ménages et les chagrins des maris jaloux ? »

Je passe également sur les lacunes de son Dictionnaire. « M. de…, écrit quelque part Voltaire, me disait que c’était dommage que Bayle eût enflé son Dictionnaire de plus de deux cents articles de ministres et de professeurs luthériens ou calvinistes ; qu’en cherchant l’article CÉSAR il n’avait rencontré que celui de Jean CÉSAR1US.., et qu’au lieu de SCIPION il avait trouvé six grandes pages sur GÉRARD SCIOPPIUS. » Voltaire se trompe. Il n’y a pas d’article sur CÉSARIUS dans le Dictionnaire de Bayle, et au contraire il y en a un, et même un très long, sur CÉSAR. Mais, en ce qu’elle a de général, sa remarque subsiste, comme l’on dit, et dans cette énorme compilation, dont l’un des objets était de redresser les erreurs des autres Dictionnaires, il semble bien que l’on trouve trop de Rorarius, et de Scioppius, et de Vorstius, et de Majoragius, et de Périzonius, pas assez de Montaigne et de Rabelais, de Corneille ni de Descartes. On n’y trouve pas non plus d’article sur Socrate ou sur Platon, ce qui est étrange encore, dans un Dictionnaire qui est demeuré presque jusqu’à nous le répertoire de l’histoire de la philosophie. Est-ce que peut-être Bayle a cru que nous les connaissions assez ? Non, sans doute, puisqu’il a consacré de longues pages, de longues notes à Aristote ou à Épicure. Il faut donc supposer que ceux dont il n’a point parlé, c’est qu’il n’en avait rien à dire de scandaleux ni de paradoxal, à moins encore que, comme tant d’érudits, jugeant des matières par l’intérêt qu’il y prenait lui-même, au lieu de remplir ses portefeuilles en vue de son Dictionnaire, il n’ait conçu le projet de son Dictionnaire que, justement, pour les y vider.

Mais déjà, si je ne me trompe, dans quelques-uns de ces articles mêmes, — ou, pour mieux dire, dans le dédain des opinions communes dont la liberté de ce choix est une preuve, comme dans la hardiesse des solutions qu’il donne de ces questions qu’il aime, — on voit poindre quelque chose de nouveau. Très différent en ceci des érudits du siècle précédent, Bayle n’a pas plus de respect qu’il ne faut pour les autorités qu’il allègue, et s’il accumule à plaisir les citations ou les « preuves, » c’est en dernier résultat son sens propre qui décide entre elles. Disons le vrai mot. Sous cet étalage d’érudition, l’esprit critique s’efforce en lui de se débarrasser des obstacles qui le gênent encore, et si l’homme a des rapports avec Montaigne, ne semble-t-il pas qu’il en ait déjà de plus étroits avec Voltaire ? Une ironie tranquille se joue parmi toutes ses polissonneries, et un mépris involontaire se mêle à la sympathie qu’il éprouve pour les érudits du passé.

Non du tout qu’il soit un critique, à la manière de Boileau, par exemple. Il manque trop de goût, nous l’avons dit, et de tact, on vient de le voir. L’art aussi bien lui est indifférent, et, sans doute, l’une des choses qui l’intéressent le moins au monde, c’est la valeur littéraire des œuvres. Tout lui est bon dès qu’il entend, et le malheur est qu’il entend tout. Je ne sais comment il se fait qu’il ait critiqué Molière, en se faisant fort de relever « cent exemples de ses barbarismes ; » mais il écrit de Paris, le 28 mai 1675, à son ami M. Minutoli : « L’Iphigénie de M. Coras se joue enfin par la troupe de Molière, après que celle de M. Racine s’est fait assez admirer dans l’hôtel de Bourgogne. » Ces deux adverbes sont malheureux ! Je vois ailleurs, dans une autre lettre, qu’il a fort goûté la Princesse de Clèves, — et peu s’en faut que je ne m’en étonne, — mais il n’a pas moins apprécié les Amours du roi de Tamaran, par le sieur Brémont, a un très joli petit ouvrage, bien écrit et contenant des aventures fort bien tournées. » Ce sont celles de Charles II, roi d’Angleterre, et de Mme de Castelmaine. Parcourez encore ses Nouvelles de la république des lettres. Il s’y défend d’écrire « uniquement pour les savans, » et de loin en loin il y donne, « pour les dames, » l’analyse de quelque roman ; mais, à vrai dire, et au fond, il s’intéresse bien plus aux questions de théologie, de métaphysique, d’histoire, de physique ou de physiologie. Un Traité de l’Économie animale et de la Génération de l’homme, ou un Recueil de Dissertations sur la mort de Judas, voilà les livres qu’il aime à « extraire. » Que si d’ailleurs il excelle à manier les idées générales, ajouterai-je qu’il n’en a pas d’assez liées, d’assez suivies, d’assez systématiques pour être un critique à la manière d’aujourd’hui ?

Mais ce qu’il est proprement, c’est l’esprit critique incarné, l’universelle curiosité, la soif de savoir, — libido sciendi, — la crainte de ne pas tout connaître sur un sujet donné. C’est aussi l’universelle défiance, dont le premier mouvement est de tout révoquer en doute, et plus particulièrement ce qui est imprimé. Tout homme a tant de raisons de ne se servir de l’écriture que pour déguiser sa pensée ! Notre judiciaire est si courte ! La vérité, si difficile à saisir, est si difficile à fixer ! Bayle n’aime pas à être dupe, et, s’il veut tout savoir, c’est pour tout contrôler. Joignez le goût de la contradiction. Un peu enflé de sa science et glorieux de sa perspicacité, non-seulement


Il penserait paraître un homme du commun
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un,


mais sa propre opinion lui déplaît dès qu’on la partage, et


Ses vrais sentimens sont combattus par lui,
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.


Leibniz, à ce propos, disait très joliment : « Le vrai moyen de faire écrire utilement M. Bayle, ce serait de l’attaquer lorsqu’il dit des choses bonnes et vraies, car ce serait le moyen de le piquer pour continuer. Au lieu qu’il ne faudrait point l’attaquer quand il en dit de mauvaises, car cela l’engagerait à en dire d’autres aussi mauvaises pour soutenir les premières. » Mettez encore l’amour du paradoxe, une tendance instinctive à croire que l’opinion commune est l’erreur commune ; que la plupart des hommes, recevant de leurs parens, de leurs maîtres, de l’usage même du monde et de l’expérience banale de la vie, leurs préjugés tout faits, sont incapables de penser ; qu’il faut donc de temps en temps les inquiéter sur leurs idées, secouer pour ainsi dire leur torpeur intellectuelle, et, au besoin, les étonner, les irriter, les scandaliser… Si tout cela ne forme pas la définition même de l’esprit critique, il ne s’en faut de guère ; mais tout cela c’est Bayle ; — et on a cru pendant longtemps, on semble croire encore que ce le serait tout entier.

Il est vrai qu’à cet égard on ne saurait exagérer l’importance de son rôle. En tant que la critique, entendue largement, nous préserve, comme on l’a si bien dit, « d’être dévorés par la superstition et la crédulité, » c’est lui qui l’a fondée. Lorsqu’il parut, le principe d’autorité régnait encore partout. Descartes même, en philosophie, n’avait abouti, comme autrefois saint Thomas, qu’à des solutions prévues, consenties, imposées d’avance. Après avoir découvert des chemins tout nouveaux, il s’était empressé de les barrer. A plus forte raison, en morale et en politique, le sens propre et individuel trouvait-il partout sa limite. Pour vingt manières qu’il y avait de démontrer l’immortalité de l’âme ou le droit divin des rois, on n’en souffrait pas une de les nier. Que si, timidement, quelqu’un essayait de déplacer la borne, aussitôt les Arnauld, les Pascal, les Bossuet, les Malebranche accouraient, qui la replaçaient. Le rôle de Bayle allait être de l’ébranler doucement, mais si profondément qu’elle devait après lui tomber à la première secousse. Au nom même de la vérité, — si l’on admet que la vérité ne s’éprouve que par la contradiction, — il allait revendiquer le droit de tout homme à l’erreur. Où sont les titres de l’autorité ? où sont ceux de la tradition ? si l’on commence par supposer les problèmes résolus, n’est-ce pas demander à la raison, pour sa première démarche, de s’abdiquer elle-même ? Tandis qu’on ouvre à son essor les champs illimités de la métaphysique, pourquoi lui interdit-on le domaine de la politique et de la morale ? .. Bayle n’a pas posé toutes ces questions pour la première fois, mais personne, avant lui, ne les avait ni traitées, ni posées comme lui, d’une manière vraiment critique, parce qu’elle l’est exclusivement.

C’est qu’aussi bien, — et ce trait achèvera de le caractériser, — il a su réserver et préserver en lui, de toutes les libertés la plus précieuse peut-être, qui est celle de ne pas se faire le complaisant de soi-même, et l’esclave de sa propre pensée. En aucun temps, les opinions de Bayle n’ont rien eu de plus saint ni sacré pour lui que les opinions des autres. Et, en effet, pour peu qu’on y veuille songer, ne serait-ce pas une étrange duperie que de travailler, comme il a fait, pendant trente ans, quatorze heures par jour ? de dépouiller, la plume à la main, la philosophie, l’histoire, l’antiquité tout entière ? de faire des extraits de tout ce qui paraît, d’entretenir une correspondance régulière avec tout ce qu’il y avait d’érudits renommés dans l’Europe d’alors ? d’être avec cela l’un des dialecticiens les plus hardis, les plus souples, les plus féconds en ressources qu’il y ait jamais eu ? si l’on n’aboutissait pour dernière conclusion qu’à s’emprisonner soi-même dans les liens de son propre raisonnement, mais surtout si ce prodigieux labeur était rendu d’avance inutile par le ferme propos qu’on prendrait de remâcher encore à cinquante ans les idées de sa vingtième année. Lorsqu’ils ont passé les bornes de la jeunesse, la plupart des hommes, — j’entends de ceux qui pensent, — ne demandent plus aux livres, à l’expérience, à la méditation que de les ancrer dans leurs opinions. La vérité, pour eux, c’est alors ce qui flatte leurs préjugés, et l’erreur ce qui les contrarie ; leur siège est fait ; et quiconque essaie de leur persuader de le refaire n’est plus à leurs yeux qu’un sophiste. Bayle tout au contraire. Il n’y a pas pour lui de sot livre, dont un homme d’esprit ne puisse, ou plutôt ne doive tirer profit, et par là, prouver son esprit même. Il fait de l’or avec du plomb. Pareillement, si la vie, si la réflexion nous apprennent tous les jours quelque chose de nouveau, comment nos idées n’en seraient-elles pas modifiées ? Tout coule, rien ne demeure. C’est pourquoi la pensée de Bayle, qui n’a jamais connu le repos, parce qu’elle n’a jamais senti la lassitude, ne s’est donc aussi jamais fixée, ou pour mieux dire figée dans un dogme. Émancipé de l’autorité des autres, Bayle l’est presque plus encore de la sienne propre. Et ne faut-il pas bien que peu de critiques aient mérité cette louange, si le reproche presque le plus commun qu’on leur fasse est précisément d’avoir manqué de souplesse ? Mais qui niera qu’en effet on ne leur en puisse adresser de plus grave ? Non-seulement la méthode ou les procédés de la critique doivent eux-mêmes varier avec la diversité de l’objet, et, comme on dit, en épouser la forme au lieu de lui imposer la leur ; mais la pensée cesse d’être, en cessant d’évoluer ou de « devenir, » et dès qu’elle ne change plus, la vie ou plutôt la réalité s’en retire. C’est ce que je ne crois pas que personne ait mieux su que Bayle. Ceux-là seuls le lui reprocheront qui ne voient pas qu’en le faisant, ils nient les conditions même d’existence de la critique, ou qui ne savent pas combien il faut peu de principes pour fonder, en logique ou en fait, le plus tyrannique et le plus intransigeant des dogmatismes.

Est-ce que, sur ces derniers mots, par un paradoxe imité de lui-même, je veux faire de l’auteur du Dictionnaire historique un théoricien de la famille de Hobbes ou de Spinoza ? Non certainement, et tous les traits que je viens d’assembler m’en empêcheraient, si j’en pouvais concevoir le dessein. Je ne prétends seulement pas qu’il eût une conscience très claire de la nature, de l’étendue, de la portée des conclusions où il se laissait entraîner par sa dialectique. Dirai-je même qu’en dégageant du milieu de ses ironies, de ses contradictions, de ses doutes, les deux ou trois principes qui les dominent ou mieux encore qui les engendrent, et en les systématisant, je leur donnerai un degré de précision ou de solidité qu’ils n’avaient pas dans sa pensée. Je le dirai, si l’on le veut, et, en effet, je le pense. Mais qu’ils y soient, c’est tout ce que j’affirme ; que d’autres les y aient reconnus avant moi, c’est ce que l’on va voir ; et qu’enfin la fécondité n’en soit pas épuisée, c’est ce que j’espère d’établir.


III

Partons de là, que ce qu’il s’est proposé de déraciner des esprits de son temps, c’est avant tout ce dogme ou cette idée de la Providence, dont on a vu que Bossuet avait, lui, prétendu faire le fort imprenable de son christianisme. Là même est l’intention de son premier écrit : Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre MDCLXXX, Il n’y est parlé que de la Providence, mais cette Providence est si peu celle des chrétiens qu’elle en est justement le contraire. C’est ce que j’ai tâché de montrer en essayant de définir « la philosophie de Bossuet, » et c’est ce qu’il faut bien que je redise encore. Une Providence particulière, et en quelque sorte personnelle à chacun de nous, sans le décret ou le consentement de laquelle il ne saurait, selon l’expression consacrée, tomber un seul cheveu de notre tête ; un Dieu caché, qui se manifesterait de préférence dans les cas qu’on appelle fortuits, et dont le triomphe, quand il veut paraître, serait d’interrompre, pour les faire tourner à sa gloire, les conséquences naturelles ou nécessaires de nos actes ; un Père céleste, accessible à nos vœux, à nos prières, à nos supplications, et dont la volonté se laisserait fléchir à l’intercession des saints ou de la Vierge, telle est donc l’idée que les chrétiens se font de la Providence. Ils la voient mêlée partout dans les affaires humaines. C’est elle, qui frappe ces grands coups dont les hommes et les peuples demeurent quelquefois stupides, et qui prépare la victoire du christianisme en jetant Antoine aux bras de Cléopâtre. « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » C’est elle, dont nous nous efforçons vainement d’amoindrir le pouvoir en l’appelant des noms de fortune ou de hasard. « Ce qui est hasard à l’égard de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut… et c’est faute d’entendre le tout que nous trouvons du hasard ou de l’irrégularité dans les rencontres particulières. » C’est elle, qui donne la prospérité des méchans en contradiction aux hommes de peu de foi, et c’est elle qui, pour rompre en nous les attaches du monde, nous envoie les infirmités, les maladies, et la mort. « Je vous loue, ô mon Dieu, de ce qu’il vous a plu me réduire dans l’incapacité de jouir des douceurs de la santé et des plaisirs du monde, et de ce que vous avez anéanti, en quelque sorte, pour mon avantage les idoles trompeuses que vous anéantirez effectivement pour la confusion des méchans au jour de votre colère. » Si c’est bien ainsi que les Pascal et les Bossuet ont entendu la Providence, rien n’est plus contraire, il faut en convenir, à l’idée d’une Providence générale que limiteraient, qu’obligeraient, que contraindraient ses lois mêmes. Mais, de son côté, si Bayle n’a pas eu de souci plus évident peut-être, ni, vingt ans durant, de préoccupation plus constante que de réduire le nom de la Providence à n’être que l’expression équivoque de l’immutabilité des lois de la nature, ne conviendra-t-on pas aussi que les Pascal et les Bossuet n’ont pas eu de plus dangereux adversaire ? C’est ce qu’une seule citation suffira pour montrer.


Je ne ferai point scrupule de dire que tous ceux qui trouvent étrange la prospérité des méchans ont très peu médité sur la nature de Dieu, et qu’ils ont réduit les obligations d’une cause qui gouverne toutes choses à la mesure d’une Providence subalterne, ce qui est d’un petit esprit. Quoi donc ! il faudrait que Dieu, après avoir fait des causes libres et des causes nécessaires… eût établi des lois conformes à la nature des causes libres, mais si peu fixes que le moindre chagrin qui arriverait à un homme les bouleverserait entièrement, à la ruine de la liberté humaine ? Un simple gouverneur de ville se fera moquer de lui, s’il change ses règlemens et ses ordres autant de fois qu’il plaît à quelqu’un de murmurer ; et Dieu… sera tenu de déroger à ses lois, parce qu’elles ne plairont pas aujourd’hui à l’un et demain à l’autre ? .. Peut-on se faire une idée plus fausse d’une Providence générale ? .. Ceux qui voudraient qu’un méchant homme devînt malade sont quelquefois aussi injustes que ceux qui voudraient qu’une pierre qui tombe sur un verre ne le cassât point ; car, de la manière qu’il a ses organes composés, ni les élémens qu’il prend, ni l’air qu’il respire ne sont pas capables, selon les lois naturelles, de préjudicier à sa santé, si bien que ceux qui se plaignent de sa santé se plaignent de ce que Dieu ne viole point les lois qu’il a établies… (Pensées sur la comète. Édition de 1727, p. 140.)


Incompatible, selon Bayle, avec l’idée de la majesté divine, ou si l’on veut, d’après l’expression de Bossuet, avec ce quelque chose d’immuable, sans lequel la loi n’est pas loi, le dogme chrétien de la Providence ne l’est pas moins avec l’idée de la sagesse, et surtout de la bonté de Dieu : Ce qu’il y a de plus sensible dans l’histoire humaine est l’alternative d’élévation et d’abaissement qui, au dire d’Ésope, est l’occupation ordinaire de la Providence. Comment concilier cela avec les idées d’un Dieu infiniment bon ? .. L’Être parfait se peut-il plaire à élever une créature au plus haut degré de la gloire, pour la précipiter ensuite au plus bas degré de l’ignominie ? Ne serait-ce pas se conduire comme les enfans, qui n’ont pas plus tôt bâti un château de cartes qu’ils le défont et qu’ils le renversent ? Cela, dira-t-on, est nécessaire, parce que les hommes, abusant de leur prospérité, en deviennent si insolens qu’il faut que leur chute soit la punition du mauvais usage qu’ils ont fait des faveurs du ciel, la consolation des malheureux, et une leçon pour ceux à qui Dieu fera des grâces à l’avenir. Mais ne vaudrait-il pas mieux, répondra quelque autre, mêler à tant de faveurs celle de n’en point abuser ? .. La première chose que ferait un père, s’il le pouvait, serait de fournir à ses enfans le don de se bien servir de tous les biens qu’il leur voudrait communiquer ; car sans cela, les autres présens qu’il leur fait sont plutôt un piège qu’une faveur, quand on sait qu’ils inspireront une conduite dont il faudra que la punition serve d’exemple. Outre que l’on ne remarque point les utilités de ces exemples : toutes les générations jusques ici ont eu besoin de cette leçon, et il n’y a pas d’apparence que les siècles à venir soient moins exempts de cette vicissitude que ceux qui ont précédé. [Dictionnaire historique. Art. Lucrèce. Remarque D.]


Nier ainsi, — que ce soit au nom de sa majesté même ou de sa bonté, — l’intervention de Dieu dans les affaires humaines, le reléguer lui-même là-haut, très haut, très loin,


Dans ses cieux, au-delà de la sphère des nues,
Au fond de son azur immobile et dormant,


c’est proprement le déisme, et Bayle, — pour en réitérer en passant la remarque, — en aurait donc donné la formule avant les Libres penseurs anglais. C’est au surplus un point sur lequel je n’insiste pas, si, cette formule, il la tenait lui-même des premiers libres penseurs de l’Europe moderne, — ce sont les Italiens ; — à moins encore que, comme eux, il ne l’eût directement héritée des Anciens. « Jamais homme ne nia plus hardiment que ce poète la Providence divine, » dit-il en parlant de Lucrèce, et il a raison de le dire.

Mais Bayle va plus loin que les Anciens encore, et sa négation de la Providence n’est en quelque manière que la première démarche de sa dialectique. En effet, après avoir établi, en cent endroits de ses Pensées ou de son Dictionnaire, qu’à vrai dire, la Providence, comme le Hasard et comme la Fortune, n’est qu’un beau mot dont nous nous payons pour couvrir notre ignorance des desseins de Dieu, il n’établit pas moins fortement, en cent autres endroits, que « tous les usages de la religion sont fondés, non pas sur le dogme de l’existence de Dieu, mais sur celui de la Providence. » La conséquence est évidente, et Bossuet encore ici ne s’était pas mépris. A l’égard de la religion, nier la Providence ou nier l’existence de Dieu, c’est exactement la même chose. Point de Providence, point de religion. Le paradoxe n’arrête pas Bayle, et dans une série de chapitres de ses Pensées sur la comète ou de leur Continuation, il examine avec tranquillité : « Si l’athéisme conduit nécessairement à la corruption des mœurs, » — et il trouve que non ; » s’il est vrai qu’une société d’athées ne pourrait pas se faire des principes de bienséance et d’honneur, » — et il trouve que non ; enfin si « une religion est absolument nécessaire pour conserver les sociétés, » — et il trouve toujours que non. De proche en proche, comme on le voit, le déisme tourne à l’athéisme. Avant même que Voltaire soit né, Bayle va plus loin que Voltaire. Ni Bolingbroke, ni Collins, ni Toland n’ajouteront rien à la force de ses déductions. Ce penseur solitaire, qui n’a qu’une passion au monde, celle de la dialectique, plutôt encore que de la vérité, les a du premier coup dépassés, et ce qui le distingue d’eux tous, peut-être, c’est qu’ayant envisagé froidement son paradoxe, non-seulement il y a persisté, mais, avec les ruines qu’il venait de faire, il a prétendu reconstruire lui-même, de ses propres mains, sur un plan nouveau, ce qu’il venait de renverser.

Car on se tromperait, si l’on croyait que Bayle n’eût pas vu le vice de son argumentation, et qu’il consistait, comme aussi bien celui du raisonnement de ses adversaires, à transporter en Dieu, — lequel, en dehors de la révélation, n’est qu’une pure hypothèse, — des attributs contradictoires à la manière même dont nous en avons formé l’idée. Nous ne pouvons raisonner sur Dieu que d’une façon purement humaine, et, que nous acceptions ou non le dogme de la Providence, c’est toujours de l’anthropomorphisme. Mais les adversaires de Bayle avaient cru fermement à la révélation. Lui, qui n’y croit point, se sert de la contradiction pour ruiner l’hypothèse, ou plutôt encore pour en émanciper tout ce qu’on y croit lié d’utile. Moins on verra clair, pour ainsi parler, dans l’idée de Dieu, plus on se sentira contraint de chercher ailleurs qu’en elle le fondement de la moralité, celui de l’obligation sociale, et celui de la vertu. Si donc Bayle semble prendre plaisir à l’embrouiller et à l’obscurcir, c’est qu’il a son dessein, « sa pensée de derrière la tête, » à la fois très voisine et très éloignée de celle de Pascal et de Spinoza. Ou plutôt, — car la nature du rapport est assez difficile à exprimer d’un seul mot, — tandis que l’auteur des Pensées avait essayé de réduire à la religion toute la morale et toute la philosophie ; tandis que l’auteur de l’Éthique avait séparé de la religion, mais en continuant de les confondre toutes les deux ensemble, la morale et la philosophie ; celui-ci, l’auteur du Dictionnaire, prétend séparer la morale de la religion et de la philosophie. Écoutons-le raisonner là-dessus.

Toute religion, quelle qu’elle soit, repose, comme sur un trépied, sur un ensemble d’observances, de dogmes, et de traditions. Passons rapidement sur les observances. En tant qu’elles sont extérieures, elles ne signifient rien. « Car, si nous concevons qu’un roi ne regarderait point comme un hommage lait à sa personne, par des statues, la situation où le vent les ferait par hasard tomber lorsqu’il passerait, ou bien la situation à genoux dans laquelle on mettrait des marionnettes, à plus forte raison doit-on croire que Dieu, qui juge sûrement de toutes choses, ne compte point pour un acte de soumission et de culte ce qu’on ne fait pour lui qu’extérieurement. » Mais, en tant qu’elles sont conservatoires du fond, les observances valent ce que vaut le dogme même dont elles sont une conséquence, une manifestation, ou un symbole. Or les dogmes sont contradictoires à ce que la raison de l’homme tient justement pour le plus assuré. Par exemple : « Il est évident que les choses qui ne sont pas différentes d’une troisième ne diffèrent point entre elles ; c’eut la base de tous nos raisonnemens, c’est sur cela que nous fondons tous nos syllogismes, et néanmoins la révélation du mystère de la Trinité nous assure que cet axiome est faux. Inventez tant de distinctions qu’il vous plaira, vous ne montrerez jamais que cette maxime ne soit pas démentie par ce grand mystère. » Ce dogme est-il trop métaphysique, peut-être ? Encore est-il vrai qu’il fut l’un des fondemens du christianisme, et que depuis Arius, on est hérétique, on est anathème, si l’on discute seulement la définition que l’Église en donne. Prenons cependant un dogme plus concret, et conséquemment plus moral. Par exemple : « Il est évident qu’on doit empêcher le mal si l’on le peut ; et cependant notre théologie nous enseigne que Dieu ne fait rien qui ne soit digne de ses perfections, lorsqu’il souffre tous les désordres qui sont au monde, et qu’il lui était facile de prévenir. » Selon l’expression de l’Église, le dogme nous est donc donné pour nous être une occasion de scandale, et, celui-là seul étant vraiment chrétien qui n’y succombe pas, notre premier devoir est ainsi d’abdiquer notre raison entre les mains de la théologie. Mais la théologie, sur quoi se fonde-t-elle ? Sur la tradition et sur l’autorité, c’est-à-dire sur ce que Bayle se charge de montrer qu’il y a de moins solide au monde et de plus changeant. Car en combien de manières la tradition ne peut-elle pas être altérée, déformée, corrompue ? Où est-elle d’ailleurs, de quel côté ? « On ne sait pas encore ce qu’il faut croire, ni de la conception immaculée de la sainte Vierge, ni de son assomption dans le ciel… On ne sait pas encore si saint Augustin a été moliniste ou janséniste… On ne sait pas encore le vrai état de la question sur l’hérésie des semi-pélagiens. » Voilà pour la religion. Le moyen, en vérité, de fonder la morale sur ce sol perpétuellement mouvant !

La philosophie n’y a pas beaucoup plus de titres ou de droits. C’est d’abord que la plupart des questions qu’elle agite, si peut-être elles ne sont pas précisément oiseuses, sont situées par leur nature trop au-dessus de la vie pratique, dans la région de l’abstraction et du rêve. On ne peut pas attendre à vivre que les métaphysiciens aient décidé si l’étendue est « un être composé, » ou « une substance unique en nombre. » Qu’importent à la pratique de semblables problèmes ? A peu près autant que ceux où l’on a vu que Bayle s’amusait : si Calvin fut heureux en ménage, ou si Aristote exerça la pharmacie dans Athènes. Comme il ne résulte rien de ceux-ci qui intéresse notre opinion sur la scolastique ou sur la réforme, de même, nous penserons des autres tout ce que nous voudrons, sans qu’il en dérive une conception nouvelle du mariage ou de la famille. Mais sa grande raison contre la raison est la confiance même qu’il met en elle, dans la fécondité de ses ressources, dans l’étendue de son pouvoir, dans la subtilité de sa dialectique. Étant capable de démontrer, en toute matière, le pour et le contre, la raison métaphysique est impropre à résoudre les problèmes de la conduite, qui ne comportent point tant de distinguo. Infatigable, inépuisable, merveilleuse ouvrière de destruction, la raison n’est propre à rien édifier, et c’est pourquoi nous ne voyons point que la philosophie nous guérisse de l’esprit flottant, si même on ne doit dire qu’elle l’encourage en nous. Elle est l’art de douter. Les difficultés dont elle s’embarrasse, le réseau des subtilités dans lequel elle s’emprisonne, la presque impossibilité où elle est d’atteindre jamais la certitude, si elles donnent une grande idée de son infinie souplesse, en donnent une aussi, qui est fâcheuse, de sa radicale infirmité. De même que les pyrrhoniens se sont donc bien gardés d’étendre jusqu’à la vie pratique l’universalité de leur doute, il faut philosopher, mais il ne faut pas demander à la philosophie, non plus qu’à la raison philosophique, de nous donner des règles de conduite. Il ne faut pas prétendre conformer nos actions à un ordre universel dont nous ne pouvons affirmer l’existence qu’autant que nous le tirons d’une certaine idée que nous nous formons de l’ordre, ce qui est un cercle vicieux. Ou en d’autres termes encore, ce n’est pas d’une définition de la substance qu’il faut faire pendre notre règle de vivre, et si c’est précisément là ce que Spinoza, dans son Éthique, a essayé, comme on le sait, sa méthode ne vaut pas mieux, à l’égard de la vie pratique, que celle des théologiens.

J’expose ici les idées de Bayle, je ne les discute pas. On peut lui opposer d’excellentes raisons, et j’en indiquerai tout à l’heure une ou deux. Mais ce que je suis plus pressé de montrer, ce sont les conséquences qui sont résultées de cette émancipation de la morale générale, et dont on a pu dire, — c’est M. Paul Souquet, — en une formule singulièrement heureuse, que « presque toutes les certitudes que Bayle a ébranlées étaient autant de servitudes dont il nous a délivrés. »

Il s’ensuit en effet de ses principes que ni la religion ni la philosophie ne sauraient être affaire d’état, ce qui revient sans doute à dire que ni le souverain, — peuple ou roi, — ni l’opinion générale n’en sauraient déterminer les dogmes et les observances, ou, ti l’on veut encore, que la tolérance est de droit politique. Là-dessus, rappelez-vous que Bayle est un contemporain de Louis XIV, que ses Pensées sur la comète ont précédé de trois ans la révocation de redit de Nantes, et qu’un siècle doit s’écouler avant que nos lois politiques, civiles, criminelles même aient achevé de s’émanciper de la théologie. Sous le règne de Louis XVI, le Tolérantisme, en tant qu’il consistait « à admettre indifféremment toute sorte de religions, » était encore qualifié de crime de lèse-majesté divine, et passible au besoin, comme tel, de la peine du feu. Il s’ensuit également des principes de Bayle que ni la religion, ni la philosophie ne sont matière à démonstration, mais à conjecture seulement, ou à hypothèse, et ceci, c’est comme s’il disait que la liberté de penser est de droit naturel. A nos risques et périls, nous nous faisons chacun notre religion, pour en user comme il nous convient, et personne au monde n’a de pouvoirs sur les droits de la conscience individuelle. Là-dessus, rappelez-vous que nous sommes au temps où Bossuet écrit en propres termes, — j’ai déjà cité la phrase : — « L’hérétique est celui qui a une opinion ; » et l’Europe entière est effectivement de l’opinion de Bossuet. Et il s’ensuit enfin des mêmes principes que ni la religion ni la philosophie n’étant chose commune, mais individuelle, toutes les fois qu’elles entrent, pour ainsi parler, dans la pratique, elles rencontrent, pour les limiter ou les restreindre dans leurs applications, le droit de l’individu, ce qui mène à poser que l’État est fait pour l’individu et non pas l’individu pour l’État. Là-dessus rappelez-vous que Bayle est un contemporain, ou plutôt lui-même une victime de la persécution religieuse, dont le fondement est cette idée que ni la violence, ni les exils, ni les supplices ne doivent être comptés de rien, si l’on atteint par eux l’unité religieuse. Pour que l’énormité de cette maxime d’état commence d’être comprise, il va falloir maintenant attendre près de cent ans, jusqu’à Voltaire ; et aujourd’hui même l’horreur en est-elle bien connue ? Salus populi suprema lex esto ! Combien de fois, depuis Bayle jusqu’à Voltaire et depuis Voltaire jusqu’à nous, la maxime a-t-elle servi d’excuse ou de prétexte aux pires tyrannies !

Si l’on ne jugeait donc une doctrine que sur quelques-unes de ses conséquences, il n’y aurait, semble-t-il, qu’à louer dans l’œuvre de Bayle. On peut même aller plus loin, et, — puisqu’il fallait que son œuvre fût faite, puisqu’il fallait que la morale, dans sa longue évolution, après avoir été placée dans la tutelle, sous la dépendance, et consacrée par les sanctions de la religion et de la philosophie, s’en affranchît, pour essayer de se constituer sur une base plus large, — on peut dire, et nous dirons que son œuvre fut bonne. Mais elle ne le fut qu’à titre provisoire, et il faut montrer que, comme définitive, son œuvre de doute pourrait devenir aisément dangereuse.

C’est une question de savoir si l’on peut entièrement détacher la morale d’une conception générale du monde ; et, au contraire, on pourrait penser que toutes choses, comme dit Pascal, « étant causantes et causées, » il y a plus de rapports que Bayle ne le veut bien dire, — de plus étroits et même de vraiment nécessaires, — entre la théorie spinoziste de la substance, et l’usage que l’homme doit faire de ses passions ou de sa liberté. Mais ce qui est certain, ce que l’expérience de l’histoire ne nous permet pas de nier ou de discuter seulement, c’est qu’une morale repose toujours et nécessairement sur une conception déterminée de la vie et de l’homme. Si l’on place l’objet de la vie en elle-même, c’est-à-dire si l’on le borne à ce que peut enfermer de plaisir ou de bonheur le court espace d’une vie humaine, quelque définition que l’on donne après cela du bonheur ou du plaisir, il est bien évident que la morale qu’on en tire implique une opinion plus ou moins raisonnée sur la nature de l’homme, sur la vie future ; — et par suite sur l’existence en même temps que sur les attributs de Dieu.


Aimons donc ! aimons donc ! de l’heure fugitive
Hâtons-nous ! Jouissons.
L’homme n’a pas de port, le temps n’a pas de rive,
Il coule, et nous passons !


Si ces vers étaient un conseil, évidemment ils ne seraient pas celui de se mortifier, et, non moins évidemment, ils impliqueraient que l’homme a été mis sur la terre, non point pour y travailler, ut operaretur eam, mais pour en jouir ; — ce qui est une solution du problème de la destinée. En d’autres termes encore, une manière de vivre est une manière de philosopher, sans le vouloir, sans le savoir, dont il importe assez peu que ceux qui la pratiquent voient clairement les liaisons ensemble, ou connaissent la formule abstraite, mais c’en est bien une. La grande erreur de Bayle est, en voulant émanciper la morale de la servitude ou de la dépendance de la philosophie, d’en avoir plutôt rétréci qu’élargi la base, — et surtout d’en avoir comme abaissé le ciel.

Le reprendrons-nous pareillement de l’avoir voulu laïciser, comme on dit de nos jours ? A tout le moins sachons-lui gré d’avoir fortement établi « qu’il y a un fondement de la moralité distinct des décrets de Dieu. » Mais, de là, à conclure qu’il vaut mieux, ou autant, n’avoir point du tout de religion que d’en avoir une fausse, et, selon l’expression de Bayle, « être athée qu’idolâtre, » il y a loin ; et Bayle semble avoir franchi trop aisément la distance. S’il y parvient, c’est en réduisant l’idée de la religion à celle de la superstition. Il s’autorise pour cela de ce que le christianisme s’est accommodé des dépouilles du paganisme ; « de ce que ceux qui ont mal aux oreilles se recommandent à saint Ouen, celles qui ont mal au sein à saint Mammard ; » ou de ce que les croisades n’ont point augmenté la vertu parmi les hommes. Ces plaisanteries sont d’un goût douteux. Elles ne font pourtant pas que l’homme se suffise à lui-même, ni surtout l’institution sociale à sa propre durée. Certes, il est utile de prêcher la solidarité sociale, et, — dans ce petit cachot de l’univers où nous sommes logés, — il est beau d’avoir fait de la misère de l’homme le fondement et le lien de la société. Mais, quand cela même ne serait pas déjà de la métaphysique, il resterait encore à considérer si l’accomplissement du devoir social épuise l’activité de l’homme ; si l’individu ne se doit pas quelque chose à lui-même ; et s’il n’a pas enfin ce que l’on pourrait appeler des besoins mystiques. C’est ce que Bayle encore semble n’avoir pas vu. Les maux que la religion peut causer, il les a signalés en cent endroits de son œuvre. Je n’ai pas souvenance que nulle part il lui ait fait honneur des bienfaits qui sont pourtant les siens. Mais surtout je ne sache pas qu’il ait rendu raison de l’existence des religions ; et n’est-ce pas cependant ce que l’on doit commencer par faire, je dis, même si l’on veut les attaquer utilement ? Là est le vice, et là le danger de ses théories. Non-seulement la morale ne saurait exister indépendamment et en dehors d’une philosophie qui la fonde, mais le problème est toujours en suspens, de savoir si l’on peut la séparer, sans la dégrader, des aspirations religieuses qui la terminent et qui la couronnent. Si l’institution sociale, telle que la conçoit Bayle, n’est qu’une compagnie d’assurances, la morale y suit nécessairement les fluctuations de l’intérêt commun, dont le propre est de varier d’âge en âge, quand encore ce n’est pas de génération même en génération. Alors, la loi de la conduite n’échappe aux servitudes de la religion et de la philosophie que pour tomber sous la tyrannie la plus redoutable et la plus inintelligente qui soit : c’est celle du fait. Et, tôt ou tard, conseils, préceptes, injonctions, finissent par perdre ce caractère de fixité sans lequel une morale est indigne de son nom. Dans une morale entièrement détachée de la religion ou du sentiment de l’au-delà, de ce que l’on a jadis appelé « la catégorie de l’idéal, » uniquement soumise aux exigences de l’intérêt social, il y aurait des temps de se dévouer, sinon de sacrifier, mais je craindrais qu’il n’y en eût d’autres aussi de mentir, de violer sa parole, des temps de prendre le bétail, et la femme, et la vie de son prochain.

Comment cependant Bayle ne l’a-t-il pas vu ? C’est que deux principes ont empêché ces prémisses de porter dans sa pensée toutes leurs conséquences ; et d’abord, jamais homme n’a plus énergiquement récusé l’autorité des opinions communes ou du consentement universel, ni maintenu, naturellement, avec plus de fermeté, contre le droit prétendu des foules, celui de la conscience errante, et, comme nous dirions, des minorités intellectuelles. Effet peut-être en lui de son hérédité protestante ? amour du paradoxe, horreur naturelle, instinctive et invincible, d’être de l’avis de quelqu’un ? scepticisme d’érudit ou d’historien, formé de longue date au doute ? conscience de sa propre valeur ? .. N’importe le motif, mais, à ses yeux, les opinions communes ont pour elles, en principe et par définition, toutes les chances d’être les plus fausses.

Les grandes et importantes vérités, dit-il à ce propos, ont des caractères intérieurs qui les soutiennent : c’est à ces signes que nous les devons discerner et non par des caractères extérieurs, qui ne peuvent être qu’équivoques, s’ils conviennent tantôt à la fausseté, tantôt à la vérité. Or, qui peut révoquer en doute qu’il n’y ait beaucoup d’erreurs capitales qui ont plus de sectateurs que les doctrines à quoi elles sont opposées ? Ceux qui connaissent la véritable religion ne sont-ils pas en plus petit nombre que ceux qui errent sur le culte du vrai Dieu ? La vertu et l’orthodoxie sont à peu près dans les mêmes termes. Les gens de bien sont rares,


Apparent rari nantes in gurgite vasto ;


ils sont à peine un contre cent mille. Les hétérodoxes surpassent presque dans la même proportion les orthodoxes. Ils se peuvent glorifier de leur multitude.


Illos
Défendit numerus junctæque umbone phalanges ; et insulter au nombre de leurs adversaires. En un mot, la vérité perdrait hautement sa cause, si elle était décidée à la pluralité des voix… La justice, la raison, la prudence sont du côté du petit nombre en cent occasions et tel, qui est seul de son avis, opine plus sagement que tout le reste de la compagnie… Et si vous exceptez les choses qui concernent le gouvernement, parce qu’il n’a pas été possible de se servir de la méthode de peser les voix et non pas de les compter, vous trouverez que rien n’oblige à se soumettre à l’autorité du grand nombre, et qu’on doit prendre l’autre parti, dans les matières historiques ou philosophiques, si la raison le demande, et dans les matières de religion, si la conscience le veut. — [Continuation des Pensées diverses, édition de 1727, p. 193, 194, 195.]


Ce dédain de l’autorité populaire a permis à Bayle en son temps, et permettrait encore à ceux qui suivraient sa morale, de croire, en toute occasion, qu’ils ont mieux vu que les autres, ou même que, de penser autrement que la foule, c’est justement une présomption, sinon la preuve qu’ils ont bien vu. Pour s’enquérir de la vérité, la foule n’a ni le temps, ni la capacité, ni le discernement qu’il faudrait, mais surtout elle n’a pas la liberté d’esprit. Préoccupée qu’elle est de toute sorte de préjugés, et d’ailleurs foncièrement égoïste, uniquement attentive à ses intérêts immédiats, lesquels sont assez souvent le contraire de l’intérêt commun, elle est de plus naturellement moutonnière : « Quand les brebis sont dispersées, disait le vieux Caton, aucune ne se règle sur les autres, mais, quand elles sont ensemble, elles suivent toutes les unes après les autres celles qui commencent à courir d’un certain côté. » Le troupeau de Panurge en est un mémorable et trop authentique exemple ! Ainsi des foules et des assemblées. Nous le savons mieux que Bayle, si nous le savons par une plus longue expérience ; et combien il est rare que les grands courans se déterminent dans le sens de la justice et de la vérité ! Mais il en résulte pour celui qui pense le droit de se tirer lui-même de la foule ; d’opposer aux entraînemens de l’opinion les résultats de sa méditation solitaire ; de comprendre autrement la religion, la philosophie, la morale ; d’en appeler quotidiennement du peuple mal informé au peuple mieux informé ; de mettre en échec, s’il en a quelquefois le pouvoir, les décisions du consentement universel ; et de rétablir ainsi, contre les assauts de la sottise ou de la violence, contre les attentats de la force, avec les droits de la minorité, ceux de la raison, de la justice et de la vérité. Si la méthode en est quelquefois hasardeuse, on ne peut pas dire qu’elle soit vaine ; Bayle en est lui-même un exemple ; et sans doute elle est étrangement aristocratique, mais on ne saurait nier qu’elle ait de quoi réparer ou prévenir au besoin quelques-uns des dangers que nous signalions tout à l’heure ; — et ce qui l’empêche d’en engendrer d’autres, c’est qu’elle est elle-même fondée sur la croyance de Bayle à l’imperfection et à la malice de la nature humaine.


Cette proposition : « L’homme est incomparablement plus porté au mal qu’au bien,.. » est aussi certaine qu’aucun principe de métaphysique. [Nouvelles Lettres critiques sur l’Histoire du calvinisme ; édit. de 1727, p. 220.]

Exceptons un petit nombre de personnes qui, par la bonté du tempérament, ou par une supériorité de raison et de génie, ou par l’application aux sciences, ou par la faveur du ciel, corrigent les défauts de la nature, et se relèvent des préjugés de l’enfance. On n’est honnête homme et bien éclairé qu’autant qu’on a pu guérir les maladies naturelles de l’âme et leurs suites. Jugez après cela si l’on peut bien raisonner, quand on conclut que puisqu’une chose sort du fond de la nature, qu’elle est un instinct de la nature, elle est véritable ? [Continuation des Pensées diverses, édit. de 1727, p. 220.]

C’est la nature qui communique et l’esprit vindicatif, et l’esprit de vanité et les passions impudiques ; et je suis sûr, indépendamment des relations de voyages, que ces désordres se voient dans tous les peuples du monde.

Si l’on vient me dire, après cela, que puisqu’une chose nous est enseignée par la nature, elle est véritable et raisonnable, je nierai la conséquence, et je ferai voir qu’il n’y a rien de plus nécessaire à l’acquisition de la sagesse que de ne pas suivre les instigations de la nature. N’a-t-il pas fallu que les lois divines et les lois humaines refrénassent la nature ? Et que serait devenu sans cela le genre humain ? La nature est un état de maladie. — [Réponse aux Questions d’un provincial, édit. de 1727, p. 713, 714.]


Quand on professe franchement cette opinion sur la nature, on peut oser beaucoup, et le danger des plus audacieux paradoxes en est singulièrement atténué. Si vous ne doutez pas, avec Bayle et avec Pascal, que l’homme ne soit qu’un « cloaque d’incertitude et d’erreur ; » si vous ne voyez dans le vice et dans le crime que l’épanouissement, et comme qui dirait l’inépuisable et fatale frondaison des germes déposés en nous par le péché du premier homme, — ou l’héritage encore de l’anthropopithèque dont nous descendons ; — si vous ne concevez la vertu que comme un perpétuel effort de la volonté sur la nature ; alors, comme Pascal et comme Bayle, quelque religion ou quelque philosophie qu’il vous plaise, qu’il vous semble utile et bon de prêcher, vous n’en avez pas d’autres suites à craindre, et l’unique malchance que vous puissiez courir, c’est de ne pas faire partager aux hommes votre conviction de leur perversité. Puisqu’il faut un « principe réprimant » qui mesure à l’humanité la satisfaction de ses appétits, qui tienne les passions en bride, qui contrepèse en nous les instigations de la nature, vous l’avez dans cette idée que « la nature est un état de maladie, » dont l’individu ne saurait triompher qu’à force d’attention sur soi-même, et la société par le moyen de lois dont l’objet soit de dégager, l’homme du pouvoir de la nature. La liberté de l’individu, que Bayle réclamait tout à l’heure, se trouve ainsi limitée dans ses effets comme dans son principe. L’homme, s’il en descend, s’oppose à l’animal, et s’en distingue par la conscience même qu’il a de son animalité. De même donc que dans le passé, l’histoire entière de la civilisation est l’histoire de ce que nous avons fait pour nous élever au-dessus de la nature, de même, dans l’avenir, l’objet de la société sera de nous aider à nous débarrasser des obstacles que rencontre encore dans nos appétits ou dans nos passions la réalisation de la morale parmi les hommes. Sans avoir besoin pour cela d’aucune révélation, ni d’aucune religion, la seule considération de la nature suffit à nous convaincre de la nécessité du « principe réprimant. » Ce n’est point d’en haut que nous l’avons reçue, mais de la pratique même de la vie, mais de l’expérience de l’histoire. Les anciens n’en sont-ils pas la preuve, eux dont la religion avait pour ainsi dire divinisé tous les vices ?


La prostitution, l’adultère, l’inceste,
Le vol, l’assassinat, et tout ce qu’on déteste,
C’est l’exemple qu’à suivre offraient leurs immortels.


Cependant ils n’ont pas laissé de punir sévèrement les crimes qu’il semblait qu’autorisât leur religion. C’est qu’ils ont connu la nature, et c’est qu’ils ont conformé leurs lois à la connaissance qu’ils en avaient. Mais au lieu de se contredire jusqu’à ce point, que chez eux la vertu même, en tant qu’elle consistait à s’écarter des exemples des dieux, était une espèce d’impiété, comme le prouve la mort de Socrate, n’eussent-ils pas mieux fait d’être athées qu’idolâtres ? C’est l’audacieuse conclusion de Bayle ; — et je pense que l’on voit maintenant ce que, sous son aspect d’abord un peu paradoxal, elle enferme de vérité.


IV

Mais on voit encore bien mieux qu’elle n’est pas d’un « sceptique, » ou du moins qu’il faut commencer par changer le sens familier du mot si l’on veut l’appliquer à Bayle. « Tout ce qu’il y a eu de pyrrhoniens jusqu’ici, nous dit-il en effet lui-même, se sont contentés de nous ôter les affirmations et les négations sur les qualités absolues des objets, mais ils nous ont laissé les actions morales. » Et, ailleurs, d’une façon plus explicite encore, dans l’article Pyrrhon de son Dictionnaire, laissant paraître enfin sa vraie pensée. « Il n’y a que la religion, nous dit-il, qui ait à craindre le pyrrhonisme, car elle doit être appuyée sur la certitude ; et son but, ses effets, ses usages tombent dès que la ferme persuasion de ses vérités est effacée de l’âme. » Mais la morale, pour lui, n’en subsiste pas moins ; et, au contraire, la détacher de la religion, c’est vraiment la fonder en raison, si la société civile, qui se conçoit en dehors de toute religion, — il vient de l’établir, — ne se conçoit pas sans morale.

Que de pareilles idées n’eussent pas fait leur chemin dans le monde, c’est ce qui serait étonnant. Elles avaient, en effet, d’abord, la nouveauté pour elles. Elles avaient l’autorité personnelle de l’homme, assurément l’un des moins suspects qu’il y ait jamais eus de vouloir abriter le libertinage de ses mœurs derrière celui de ses pensées. Elles avaient encore l’air de modération ou de naïveté même dont elles étaient soutenues, sans fracas, sans emphase, et avec cela toutes les ressources de la dialectique de Bayle. Il affirmait peu. Ce n’étaient de sa part que « doutes, » « propositions, » ou « conjectures. » On eût dit qu’il mettait son lecteur de moitié dans ses incertitudes, et que, bien loin de vouloir emporter ou surprendre l’assentiment de personne, il vous conviât seulement à chercher avec lui. Il avait l’art aussi d’égayer les questions les plus graves. Comme le conte fait passer avec lui le précepte, ses plaisanteries faisaient passer ses négations avec elles. « De la manière que l’homme est fait, un conte lascif, disait-il, est une chose qui réveille extrêmement sa curiosité, et qui l’attire par des charmes presque insurmontables. » Et aussi, ses écrits sont-ils pleins de « contes lascifs. » De même encore, son ironie, dont la qualité ne laisse pas d’être souvent douteuse, parfois même assez grossière, n’avait pas moins quelque chose d’engageant ; et ce que l’on eût refusé peut-être d’accorder au philosophe ou au théologien, s’ils s’étaient démasqués, on le donnait, sans trop de résistance, au bel esprit qui les recouvrait. Mais ce qu’il faut surtout dire, c’est que ses écrits paraissaient en leur temps, qu’ils étaient provoqués comme par une espèce de complicité latente, et que partout autour de lui, jusque dans « les maisons de caffé, » on attendait ses « paradoxes » avant qu’il les eût énoncés.

Philosophes et théologiens, catholiques et protestans, jésuites et jansénistes, ultramontains et gallicans, quiétistes, antiquiétistes, — et je ne parle que de la France, — on était en effet lassé de leurs interminables disputes. Boileau lui-même, vieux et pieux, qui ne se piquait pas d’être un grand clerc, s’en déclarait assommé, dans cette Satire sur l’Équivoque, que le gouvernement de Louis XIV, pour cette raison peut-être, refusait de laisser paraître. N’était-ce pas aussi, de leur côté, pour une raison du même genre, — parce qu’ils sentaient grandir l’indifférence autour d’eux, pour eux et pour leurs idées, — que Bossuet gardait en portefeuille sa Défense de la Tradition et Fénelon sa Réfutation du Traité de la Nature et de la Grâce ? On se souciait bien de ce que saint Augustin avait pensé, saint Jean-Chrysostome ou saint Thomas d’Aquin ! Le goût n’y était plus. Mais partout, dans les salons où l’on venait se distraire de la morosité de la cour ; dans les « cabarets à caffé, où les plus honnêtes gens ne se faisaient pas scrupule d’aller passer leurs heures perdues ; » jusque dans les promenades, aux Tuileries ou au Palais-Royal, des préoccupations nouvelles se faisaient jour. On causait maintenant de guerre et de politique, d’administration et de finances. Déjà, selon le mot de la Bruyère, on se sentait « contraint dans la satire, » et, en attendant de pouvoir discuter « les grands sujets, » un vague besoin de liberté s’échappait en mauvaise humeur, en épigrammes, en pamphlets contre les puissances. Insensiblement, la notion confuse, presque inconsciente encore, d’un état de choses différent, sinon meilleur, se précisait dans les esprits. On parlait déjà de droits du peuple, et de pacte ou de contrat social. Cent ans avant que d’être inscrite dans les lois, la cause de la tolérance était gagnée dans l’opinion. La révocation de l’édit de Nantes, la persécution dirigée contre Port-Royal, avaient opéré ce miracle ; et, après avoir applaudi à la réalisation de l’unité religieuse, dix ans ne s’étaient pas écoulés que l’on se demandait, en vérité, s’il était bien sûr que l’unité valût le prix dont on l’avait payée.

Dans ce milieu déjà si différent de celui pour lequel avaient écrit Bossuet et Pascal, représentez-vous l’effet des idées de Bayle. Jamais rencontre plus opportune, ou convenance plus entière. On ne voyait pas bien ce qu’il voulait, et, je le répète, peut-être ne le voyait-il pas très clairement lui-même ; mais ce qu’on voyait très nettement, c’était ce qu’il ne voulait plus, et dont on ne voulait pas davantage. Plus de théologie ni de métaphysique, de la morale ! J’en ai donné jadis pour preuve les Sermons de Massillon. Ils sont à peu près contemporains du Dictionnaire de Bayle ; et je n’ai garde ici d’en faire aucune comparaison, mais enfin par rapport à ceux de Bossuet et de Bourdaloue, ce n’est pas moi qui ai dit le premier que le dogme y tenait moins de place que la morale, et que la morale en était toute laïque. Évidemment la question est de vivre. Vivons donc ; et au lieu de chercher l’objet de la vie en dehors d’elle, croyons ce que nous voudrons ou ce que nous pourrons, mais, des croyances du passé, ne retenons que celles qui sont indispensables au maintien de l’institution sociale. C’est déjà tout l’esprit du XVIIIe siècle, et déjà, dans toutes les directions, c’est ce que l’œuvre de Bayle insinue.

Aussi son succès a-t-il été considérable, et nous en avons des preuves matérielles, pour ainsi parler. Quatre éditions de ses Pensées sur la comète se sont succédé en vingt ans, de 1682 à 1704, et c’est moins que les Caractères, mais c’est plus que le Discours sur l’histoire universelle, dont nous ne connaissons que deux réimpressions pour le même laps de temps, de 1681 à 1703. Sa Critique de l’histoire générale du calvinisme, — 1682, — avec ses digressions quelque peu libertines, et parfois amusantes, sur le point de savoir « par quelle dispensation de la Providence le sexe aime tant le mariage, » ou « s’il est permis de renoncer à la continence par considération pour sa santé ; » sa France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, — 1685 ; — son Commentaire philosophique sur le Compelle Intrare, — 1686, — où je ne sache pas un argument en faveur de la tolérance qu’avant Locke et avant Voltaire il n’ait développé presque éloquemment, ont encore été mieux accueillis du public. La Fontaine, entre deux fables, a lu ses Nouvelles de la République des lettres, et Boileau son Dictionnaire, entre l’Épître sur l’amour de Dieu et la Satire sur l’équivoque. Sait-on encore, ou sait-on assez qu’en moins d’un demi-siècle, de 1697 à 1741, il a paru jusqu’à onze éditions de ce livre fameux, dont deux traductions anglaises ? Qu’est-ce à dire, sinon qu’en France, en Angleterre, en Allemagne, dans l’Europe entière du temps de la régence, partout où l’on commençait à douter, deux ou trois générations d’écrivains se sont formées à l’école de Bayle. C’est vraiment dans ses écrits que Montesquieu, que Voltaire, que Diderot, que Rousseau, qu’Helvétius, — pour ne rien dire des moindres, — ont comme appris à lire, à raisonner, à penser. Quelque chose de son esprit a pénétré, a passé, s’est comme incorporé dans toutes les grandes œuvres du XVIIIe siècle, dans l’Esprit des lois, dans l’Encyclopédie, dans l’Essai sur les mœurs ; et, à cette étendue d’influence, si quelqu’un, comme l’auteur de l’Emile, semble d’abord avoir échappé, il l’a subie autant que personne, puisque sa philosophie n’a pris conscience d’elle-même, ne s’est vraiment connue, ne s’est posée enfin qu’en s’opposant à celle de l’auteur du Dictionnaire historique et des Pensées sur la comète.

Demandons-nous, par exemple, en quoi l’Esprit des lois diffère de la Politique tirée de l’Écriture sainte et l’intention de Montesquieu de celle de Bossuet. N’est-ce pas en ceci que les principes généraux de jurisprudence, les maximes de politique, et les obligations de morale sociale, que Bossuet dérivait des « propres paroles de l’Écriture, n Montesquieu les tire, selon son expression même, ou prétend du moins les tirer, de « la nature des choses ? » Si Bossuet appelle sans doute constamment à son aide l’expérience et l’histoire, et si même, plus souvent qu’il ne le croit peut-être, il part de l’observation de la réalité, cependant il ne saurait admettre que la réalité contredise en aucun cas l’Écriture ; et l’histoire ou l’expérience n’ont d’autorité pour lui qu’autant que l’interprétation en concorde avec la lettre du texte sacré. Non est potestas nisi a Deo… itaque qui resistit potestati, Dei ordinationi resistit. Voilà pour lui le fondement de l’obéissance que les sujets doivent au gouvernement, « en quelque forme qu’il soit établi ; » et, des hauteurs du droit politique, si nous descendons au détail de la loi civile, l’usure n’est un crime à ses yeux que parce qu’il est écrit : Non fœnerabis fratri tuo ad usuram, pecuniam, nec fruges, nec quamlibet aliam rem. Mais si Montesquieu n’examine la religion « que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil, » et s’il ne se soucie ni de sa vérité, ni de sa probabilité, mais uniquement de son utilité, rien ne se peut de plus contraire ; et, — quoi que d’ailleurs il en puisse dire, pour se mettre à couvert du côté du parlement ou de l’Index, — il subordonne la religion à quelque chose qui la juge. Tout en ayant l’air de réfuter « le paradoxe de M. Bayle, » et tout en maintenant contre lui qu’il vaut mieux être a idolâtre qu’athée, » l’auteur de l’Esprit des lois ne fait donc à vrai dire qu’ôter au paradoxe ce que la forme en a de scandaleux, et ses conclusions reviennent à celles de l’auteur des Pensées sur la comète. « Les points principaux de la religion de ceux du Pégu sont de ne point tuer, de ne point voler, d’éviter l’impudicité, de ne faire aucun déplaisir à son prochain, de lui faire au contraire tout le bien qu’on peut. Avec cela ils croient qu’on se sauvera dans quelque religion que ce soit. » Ces lignes sont celles de Bayle ou de Montesquieu ? Tout ce que Bayle a voulu prouver, en avançant son paradoxe, nous l’avons déjà dit, c’est qu’encore valait-il mieux ne rien croire du tout que de se proposer les amours de Jupiter ou les perfidies de Junon pour modèle. Mais Montesquieu, que dit-il autre chose, quand il essaie de nous expliquer « comment les lois civiles corrigent quelquefois les fausses religions ? » C’est donc qu’il n’appartient pas aux religions de régler la morale ou la politique, mais au contraire, à la politique ou à la morale de rectifier ou d’épurer les religions. Telle est bien la pensée de Bayle. Entre Bossuet et Montesquieu, c’est lui dont l’œuvre s’est interposée. Dans la mesure où l’Esprit des lois peut se définir un traité de jurisprudence universelle émancipé de la tutelle et soustrait à la sanction de la théologie, c’est Bayle qui a démontré le premier, je ne dis pas seulement la possibilité, mais l’urgence de l’écrire. En mettant le premier dans l’institution sociale sa raison d’être et le principe actif de son perfectionnement futur, c’est lui qui a ouvert la route, non-seulement à Montesquieu, mais généralement à tous les publicistes du XVIIIe siècle. Et je ne dirai pas que sans lui, sans son exemple, Montesquieu n’eût pas conçu la pensée de son Esprit des lois, — qu’il a grand tort, après cela, d’appeler un enfant sans mère, — mais, pour des raisons que je donnerai peut-être un jour, j’ose affirmer que Y Esprit des lois serait autre, et, en tout cas, qu’une génération formée par la critique et préparée par la lecture de Bayle a seule pu le comprendre.

On le saurait, si l’on savait « lire » les textes du XVIIIe siècle. Mais, comme il y a plus de cent ans déjà que, tout ce que nous pensons, nous pouvons le dire à pleine bouche, en quelque sorte, sans déguisement ni circonlocutions, nous avons oublié que nos pères ne pouvaient, eux, se faire entendre, mais surtout se faire tolérer qu’à force d’adresse et de politique. Leur « écriture » est toujours très claire : leur pensée l’est quelquefois moins, et il faut en avoir l’habitude pour ne pas s’y méprendre. L’un de leurs procédés les plus ordinaires consiste à diviser, et comme qui dirait à éparpiller leurs idées, de façon que la suite, et au besoin la hardiesse, en échappent naturellement au lecteur inattentif, sans que pour cela le triomphe en soit moins sûr à la longue. Bayle était passé maître en cet art, et il faut entendre Voltaire l’en féliciter : « Ses plus grands ennemis, dit-il à ce propos, sont forcés d’avouer qu’il n’y a pas une seule ligne dans ses écrits qui soit un blasphème contre la religion chrétienne, mais ses plus grands défenseurs avouent que, dans ses articles de controverse, il n’y a pas une page qui ne conduise le lecteur au doute et souvent à l’incrédulité. » Mais Diderot est quelque part plus explicite encore. On me pardonnera la longueur de la citation, si, comme on le va voir, elle n’est pas moins caractéristique de la tactique habituelle des encyclopédistes que de celle de Bayle. Diderot vient d’expliquer, dans l’article Encyclopédie, ce qu’il aurait voulu faire, si les temps le lui eussent permis ; ce qu’il n’a pas pu faire ; et, en dépit des obstacles, ce qu’il croit cependant avoir fait ; — et il continue en ces termes :


Dans les traités scientifiques, c’est l’enchaînement des idées ou la marche des phénomènes qui dirige la marche à mesure qu’on avance : la matière se développe, soit en se généralisant, soit en se particularisant, selon la méthode qu’on a préférée. Il en sera de même par rapport à la forme générale d’un article d’Encyclopédie, avec cette différence que le Dictionnaire ou la coordination des articles aura des avantages qu’on ne pourrait guère se procurer dans un traité scientifique qu’aux dépens de quelque autre qualité, et de ces avantages elle en sera redevable aux renvois, partie de l’ordre encyclopédique la plus importante.

Je distingue deux sortes de renvois, les uns de choses et les autres de mots. Les renvois de choses éclaircissent l’objet, indiquent ses liaisons prochaines avec ceux qui le touchent immédiatement, et ses liaisons éloignées avec d’autres qu’on croirait isolées ; rappellent les liaisons communes et les principes analogues ; fortifient les conséquences ; entrelacent la branche au tronc, et donnent au tout cette unité si favorable à l’établissement de la vérité et à la persuasion. Mais, quand il le faudra, ils produiront aussi un effet tout contraire : ils opposeront les notions, ils feront contraster les principes ; ils attaqueront, ébranleront, renverseront secrètement quelques opinions ridicules qu’on n’oserait insulter ouvertement. Si l’auteur est impartial, ils auront toujours la double fonction de confirmer et de réfuter, de troubler et de concilier.

Il y aurait un grand avantage dans ces derniers renvois. L’ouvrage entier en recevrait une force interne et une utilité secrète, dont les effets sourds seraient nécessairement sensibles avec le temps. Toutes les fois, par exemple, qu’un préjugé national mériterait du respect, il faudrait, à son article, l’exposer respectueusement… mais renverser l’édifice de fange et dissiper un vain amas de poussière, en renvoyant aux articles où des principes solides servent de base aux vérités opposées. Cette manière de détromper les hommes opère très promptement sur les bons esprits ; elle opère infailliblement et sans aucune fâcheuse conséquence, secrètement et sans éclat sur tous les esprits. C’est l’art de déduire tacitement les conséquences les plus fortes.


On ne saurait mieux définir ce qui fait « la force interne » du Dictionnaire, et plus généralement de l’œuvre entière de Bayle. Pour exposer respectueusement « un préjugé qui mérite du respect, » Bayle est incomparable ; mais aussi pour « renverser l’édifice de fange ; » et si je ne craignais d’abuser de la patience du lecteur, c’est ce que je n’aurais pas de peine à montrer. Si l’on fait attention, maintenant, où Diderot a placé ces quelques lignes, en quel endroit de l’œuvre commune, — dans cet article Encyclopédie, qui en est, avec le Discours préliminaire de d’Alembert, le morceau capital, — on reconnaîtra que, pour avoir tracé d’abord le plan de leur Encyclopédie sur celui de la Cyclopœdia de Chambers, ce n’en est pas moins de l’esprit de Bayle que se sont inspirés d’Alembert et Diderot ; c’est en le prenant pour guide et pour maître qu’ils ont élargi les proportions d’une entreprise de librairie jusqu’à en faire le monument de la pensée du XVIIIe siècle ; et c’est enfin l’œuvre de Bayle presque entière qu’ils ont refondue dans la leur. Non-seulement une direction, comme avant eux Montesquieu, mais encore une tactique, ou, pour mieux dire, une méthode, voilà donc ce qu’ils doivent à l’auteur du Dictionnaire historique. Il me reste à indiquer quelques-uns des résultats où cette méthode les a conduits.

Pour cela, si j’ai pu montrer où est la différence essentielle de la Politique tirée de l’Écriture sainte et de l’Esprit des lois, je n’aurai qu’à faire voir en quoi consiste celle de l’Esprit des lois et de l’Essai sur les mœurs. « Il n’y a point de prince, dit Bayle, dans le Projet ou Prospectus de son Dictionnaire, quelque soin qu’il prenne de faire tendre des toiles et d’ordonner tout ce qu’il faut pour une fameuse partie de chasse, qui puisse être plus certain de la prise d’un grand nombre de bêtes, qu’un savant critique qui va à la chasse des erreurs doit être assuré qu’il en prendra beaucoup. » Voltaire a médité la leçon, et rien que de l’avoir appliquée, cela lui a suffi pour se faire une originalité d’historien. Mais Bayle dit encore, en un endroit de sa Critique de l’histoire du calvinisme : « Ceux qui ont comparé les actions des princes aux grandes rivières, dont peu de personnes ont vu la source, bien qu’une infinité de gens en voient le cours et les progrès, n’ont pas tout dit. Il fallait ajouter que, comme ces grands fleuves qui roulent majestueusement leurs eaux dans un large et profond canal… ne sont qu’un filet d’eau dans leur origine, de même les fameuses expéditions qui tiennent en suspens une partie du monde ne sont quelquefois qu’une bagatelle dans leur première cause. » C’est ce que Voltaire a également retenu. Sur les traces de Bayle, il a comme élevé à la hauteur d’un principe de critique générale la philosophie des petites causes, et tandis que Montesquieu, pour n’avoir été curieux que de ce qu’il appelait « l’allure générale des choses, » réduisait l’histoire à un problème de mécanique ou tout au plus de physiologie, Voltaire, en y réintroduisant les u maîtresses du prince Eugène, » ou le « verre d’eau de la duchesse de Marlborough, » y a fait vraiment rentrer du même coup la diversité, l’animation, et la vie. D’ailleurs, aussi sagement défiant que l’auteur de l’Esprit des lois est crédule. On peut dire de Montesquieu qu’il a la religion ou la superstition des textes. Hérodote ou Tite-Live, Diodore ou Quinte-Curce, Grotius ou Puffendorf, Chardin ou Tavernier, le a président » les « extrait, » pour ainsi parler, avec des mains pieuses, et sa confiance dans l’authenticité des lois de Lycurgue ou de Charondas n’a d’égale que celle qu’il met dans la véracité des Relations de Macassar ou de Bornéo. Sa critique ne s’exerce que dans la région des idées, je veux dire quand il pense ; mais, dès qu’il écrit, et surtout quand il lit, elle sommeille. C’est précisément alors que s’éveille celle de Voltaire. Aucune autorité ne lui impose comme telle, et il ne croit que ce qu’il peut s’expliquer. C’est pourquoi, « comme l’histoire des Égyptiens n’est pas celle de Dieu, il est permis de s’en moquer, » et il s’en moque. Tout ce qu’a vu Hérodote est vrai, « mais quand il rapporte les contes qu’il a entendus, son livre n’est plus qu’un roman. « Il faut être « imbécile » pour croire d’Héliogabale « tout ce que rapporte Lampride. » Quant aux « contes » de Grégoire de Tours, nous les rangerons avec ceux d’Hérodote et des Mille et une nuits. Et jusque dans les temps les plus voisins de nous, puisqu’on ne sait si « le grand Gustave a été assassiné par un de ses officiers, » nous ne devrons jamais oublier que « l’histoire de ce globe est comme ce globe même, dont une moitié est exposée au grand jour, et l’autre moitié plongée dans l’obscurité. » Inférieur à Montesquieu par tant d’autres côtés, Voltaire a sur lui cette supériorité de « ne rien admettre pour vrai qu’il ne le connaisse évidemment être tel ; » et là même est la mesure du progrès que l’Essai sur les mœurs a marqué sur l’Esprit des lois. Mais, comme nous l’avons dit, si c’est Bayle qui, le premier en France, n’a pas craint d’appliquer la rigueur de cette règle cartésienne dans les matières où on l’appliquait le moins et qui l’exigeaient le plus, n’en ferons-nous pas remonter jusqu’à lui le légitime honneur ? Son universelle défiance a renouvelé l’histoire, et, sous ce rapport, jusque dans le siècle où nous sommes, c’est son esprit qui anime toujours les recherches de l’érudition.

Faut-il en dire encore davantage ? On le pourrait, si l’on le voulait ; et par exemple, on pourrait montrer que les « philosophes » du XVIIIe siècle n’ont pas osé suivre Bayle jusqu’au bout de ses déductions. On pourrait montrer que Voltaire n’a pas osé se passer du « Dieu rémunérateur et vengeur » que Bayle, comme autrefois Épicure et Lucrèce, reléguait loin du monde, extra flammantia mœnia mundi, dans les profondeurs hypothétiques de l’espace. Mais sa supposition d’une société purement laïque a si fort épouvanté l’imagination de Rousseau qu’en vérité le citoyen de Genève a comme employé ou consacré toutes les ressources de sa rhétorique à ruiner le principe de la philosophie de Bayle. Qui donc a ainsi résumé toute la pensée de Rousseau ? « Pas de société sans mœurs, et pas de mœurs sans religion. » N’est-ce pas M. Emile Montégut ? On ne saurait mieux dire, et pour en faire en passant la remarque, ceux-là sont bien ingrats qui n’ont pas l’air de se rappeler, quand ils parlent de Rousseau, que, tout ce que la religion a paru regagner le terrain au commencement de ce siècle, elle le doit bien moins à Chateaubriand lui-même qu’à l’auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard. Bayle avait été plus hardi. Non content, on l’a vu, de proclamer les droits de la « conscience errante » et de subordonner par suite la vérité de la religion à l’acquiescement de l’individu, il avait cherché dans la nature même de l’homme ce « principe réprimant » sans lequel il sait bien qu’aucune société ne pourrait exister, et il l’y avait trouvé. Vous, cependant, qui me lisez, voulez-vous achever là-dessus de mesurer son audace ? Regardez autour de vous, e comptez combien vous en trouverez, — je dis de ceux qui pensent, — pour se ranger à la suite de Bayle, et pour oser ainsi mettre avec lui la religion et la métaphysique au nombre des illusions que l’humanité ne revivra plus ?


V

Comment donc se fait-il qu’il semble être, ou qu’il soit, à vrai dire, si profondément oublié ? Car il n’écrit pas mal, si même il n’écrit mieux, plus correctement, avec plus d’esprit que tant d’autres, dont les noms s’étalent encore dans nos histoires de la littérature, qui ont des statues ou des bustes, d’Aguesseau, le « bon » Rollin, l’abbé de Saint-Pierre. Et n’en ai-je pas vu qui faisaient sa place à l’abbé Terrasson, pour nous donner à croire qu’ils auraient lu Sethos ? Mais Bayle écrit négligemment, trop vite, sans ordre ni méthode, avec la facilité des improvisateurs, et, comme il n’a d’ailleurs ni le don de l’invention verbale, ni le génie de l’expression, ou, si l’on veut encore, comme son style n’est pas à lui, mais à tous ses contemporains, il fatigue. Esprit fragmentaire et décousu, — nous l’avons dit, et on a vu qu’il l’avouait lui-même, — c’est un travail que de le suivre. Il est prolixe ; il est diffus ; il a surtout des transitions d’une ingéniosité redoutable, qui ne lui servent pas, comme à la plupart des écrivains, pour lier ses idées, mais au contraire pour les disperser, pour entraîner son lecteur dans des chemins de traverse, fourrés de scolastique, sur lesquels il s’en embranche d’autres, et d’autres encore sur ceux-ci. C’est ce qu’il appelle égayer sa matière. Cependant, comme il n’a pas la plaisanterie légère, et que, selon le mot de Voltaire, sa familiarité « tombe quelquefois jusqu’à la bassesse, » il nous ennuie bien plus qu’il ne nous divertit. Nous nous demandons, tout en le suivant, si ses digressions sont plus indécentes ou plus importunes ; et, pour décider la question à loisir, ayant une fois fermé le livre, nous ne le rouvrons plus.

Au moins, s’il était passionné ! Mais quoi ! tant de préjugés ou de superstitions contre lesquels, trente ans durant, il a livré de si beaux combats, l’amusent plutôt qu’ils ne l’irritent, et, du fond de sa retraite, le monde, — comme ces marionnettes que l’on conte qu’il aimait à se donner en spectacle, entre deux articles de son Dictionnaire, — n’est qu’une comédie ou une farce pour lui. Même ses adversaires, ses ennemis intimes, Jurieu par exemple, ne sont pas, n’ont pas l’air d’être de vrais hommes à ses yeux, des hommes de chair et d’os, mais uniquement les auteurs de leurs livres, de vagues dialecticiens, et, pour ainsi dire, le prétexte anonyme des réfutations qu’il en fait. Polémiste habile, vigoureux et retors, son ironie n’enfonce donc pas, comme celle de Voltaire, dont l’irritabilité se fait une affaire personnelle de toutes celles qu’il entreprend, et le trait n’en demeure pas planté ou, comme on dit, fiché dans les mémoires. Son enthousiasme ne se déborde pas, comme celui de Diderot, et quoique né, quoique élevé dans le midi de la France, il semble qu’il ait contracté là-bas, dans ses brouillards de Meuse, quelque chose du flegme hollandais. Et de toutes les causes qui se soient jamais plaidées, ayant défendu deux ou trois des plus grandes et des plus entraînantes, son éloquence enfin n’a jamais vibré, comme celle de Rousseau, du frémissement intérieur des indignations ou des colères mal contenues. Il est permis de croire que, si rien n’a contribué davantage à le faire accuser de scepticisme, rien aussi n’a dû plus contribuer à nous le rendre indifférent et comme étranger. Ce qui nous paraît manquer surtout, — je ne dis pas dans son Dictionnaire, — je dis jusque dans ses pamphlets, c’est le mouvement, c’est le feu, c’est la flamme, c’est tout ce que ses successeurs ajouteront un jour aux idées qu’ils lui emprunteront. Mais s’il n’a rien dit d’essentiel qu’un autre, en le disant après lui, n’ait mieux dit que lui, pourquoi le lirions-nous ? — et aussi ne le lisons-nous point.

N’y en a-t-il pas d’autres raisons encore, et, si l’on aimait le paradoxe, ne pourrait-on pas dire qu’en un certain sens Bayle a été dupe ou victime de son originalité même ? C’est en effet une chose assez curieuse, mais assez fréquente aussi, que, dans l’histoire des idées, comme ailleurs, comme un peu partout, ce soient les Colomb qui découvrent les Amériques, et les Vespuce dont elles prennent le nom. Est-ce que peut-être la vraie nouveauté des idées ne s’apercevrait pas d’abord ? Je veux dire : est-ce que les contemporains, tantôt plus amusés, ou tantôt plus effarouchés qu’éclairés, n’en verraient peut-être surtout que l’aspect paradoxal ? et pourquoi ne croirions-nous pas qu’avant de devenir ce qu’on appelle « vraies, » et d’entrer comme dans le courant de la circulation, il faut qu’elles aient fait une espèce de stage et subi le contrôle de l’expérience ? Point de Corneille que n’ait précédé quelque Mairet. Ou bien encore, — et je le croirais presque plus volontiers, — les premiers qui expriment des idées vraiment nouvelles ne le font-ils qu’un peu confusément, en des termes, avec des mots, avec des tours de phrase, avec une habitude générale d’esprit qui se sentent encore des préjugés qu’ils ne partagent plus ? Catholique ou protestant, comme Bayle, un chrétien qui s’émancipe des enseignemens de sa religion ne pourrait-il pas si bien faire qu’il n’en retînt quelque chose, une ombre, pour ainsi parler, laquelle, en s’y mêlant, ne saurait manquer d’obscurcir la lucidité de ses négations ? Lui-même, l’auteur du Dictionnaire en serait un assez bon exemple, et l’on n’est pas plus voisin des théologiens qu’il combat. A moins enfin que les mots aussi, — dont nous savons que la coïncidence avec les idées qu’ils ont pour fonction de traduire n’est jamais entière ni parfaite, — ne s’adaptent que lentement, comme les espèces de la nature, aux exigences ou aux conditions d’un milieu nouveau ! que l’homme balbutie toujours avant de parler ! et qu’avant d’être en vérité devenu quasi banale, aucune idée ne puisse revêtir la forme qui l’éternisera ! D’être né en son temps, comme Pascal, il se pourrait que ce fût une part du génie même ! Bayle a paru quelques années trop tard ou quelques années trop tôt pour sa gloire. Oserai-je me servir ici d’une locution un peu familière ? Il a « essuyé les plâtres » pour ses successeurs, et dans la maison qu’il avait habitée le premier, d’autres se sont installés comme chez eux, qui l’ont fait oublier.

Il convient d’ajouter que, si ses idées ont fait la fortune que nous avons essayé de dire, elles ont elles-mêmes été continuées, ou contrariées, par d’autres idées, dont il n’est point l’inventeur, qui ne se sont pas moins incorporées aux siennes, et dont on a quelque peine à les séparer aujourd’hui. Telle est, par exemple, l’idée de l’immutabilité des lois de la Nature. Si la Providence générale de Bayle ne diffère pas sensiblement de ce qu’il appelle du nom de Nature ; si toutes les deux elles se définissent, comme n’étant au fond qu’une seule et même chose, par leur inéluctable conformité aux lois qu’elles se sont une fois données, ou qui en découlent ; et si Bayle est enfin fermement convaincu que les mêmes causes ramèneront toujours les mêmes effets, il ne l’est cependant que d’une manière encore toute métaphysique, si je puis ainsi dire, pour des raisons de raisonnement et non point d’expérience, en tant que philosophe, qu’historien, qu’érudit ; et là, quoique d’ailleurs ils aient l’air d’user des mêmes mots, et partis des mêmes prémisses, d’aboutir aux mêmes conclusions, c’est là ce qui met un abîme entre Diderot ou Voltaire, et lui, quand ils parlent de l’immutabilité des lois de la Nature : « Il ne savait presque rien en physique, dit Voltaire, il ignorait les découvertes du grand Newton… Presque tous ses articles supposent ou combattent un cartésianisme qui ne subsiste plus… Il ne connaissait d’autre définition de la matière que l’étendue. Ses autres propriétés, reconnues ou soupçonnées, ont fait naître enfin la vraie philosophie. » La « vraie philosophie ? » c’est Voltaire qui le prétend, et nous ne sommes pas tenus de l’en croire ; mais il suffit ici que ce fût une « autre » philosophie. Trente ou quarante ans s’étaient à peine écoulés depuis la mort de Bayle que l’on continuait bien de professer les mêmes principes généraux que lui, mais on en donnait d’autres démonstrations que les siennes, plus particulières, d’un autre ordre, procurées par des moyens nouveaux, fondées sur des faits, au lieu de l’être sur des mots, « scientifiques » enfin, non plus M logiques » ni « métaphysiques ; » — et son autorité s’affaiblissait ainsi de tout ce que gagnait insensiblement celle des Newton et des Leibniz, des d’Alembert et des Maupertuis, des Buffon et des Linné, des Laplace et des Lavoisier…

Je ne dis rien de l’idée de progrès, qui demande bien toute une étude entière, et sur laquelle je reviendrai prochainement…

Mais, d’un autre côté, la croissante popularité des Rousseau, des Diderot, des Condorcet, et la diffusion chaque jour plus étendue de l’une de leurs idées les plus chères, ne nuisait guère moins au crédit de Bayle. Si c’était, en effet, comme je l’ai fait voir, l’un des principaux articles de sa croyance que « l’homme est incomparablement plus porté au mal qu’au bien ; » qu’on ne saurait rien apprendre à l’école de la nature, « qui n’autorise la tyrannie de ceux qui soumettent le droit à la force ; » et qu’enfin « la nature est un état de maladie, » on peut bien dire qu’il n’y a rien aussi de moins analogue à l’esprit général du XVIIIe siècle. Le seul Voltaire en a retenu longtemps quelque chose. Mais, déjà, Fénelon, dans son Télémaque et ailleurs ; Massillon, dans ses Sermons, mais surtout dans son Petit Carême ; Montesquieu, dans son Esprit des lois ; d’autres encore : Marivaux, dans ses comédies ; Prévost, dans ses romans ; Vauvenargues, dans ses pensées, protestaient contre la dureté d’un dogme où ils affectaient de ne voir, où peut-être ne voyaient-ils effectivement qu’un reste de jansénisme, jusqu’à ce qu’enfin Diderot et Rousseau vinssent poser bruyamment la bonté naturelle de l’homme. Aucune idée, comme on le sait assez, ne devait faire plus rapidement son chemin dans le monde, ou plutôt, — j’ai tâché de le montrer dans une précédente étude, — il y avait bien deux cent cinquante ou trois cents ans alors, depuis le temps de la Renaissance, que l’idée chrétienne avait seule pu l’empêcher de le faire. Calvin seul avait vaincu Rabelais ; Jansénius avait seul triomphé de Montaigne ; Pascal seul avait balancé Molière. C’est ce que Bayle savait aussi bien que personne, et d’autant qu’il rendait la bride au libertinage de l’esprit, trouvant d’ailleurs l’idée chrétienne également conforme à la réalité de l’histoire, à l’expérience de la vie commune, et aux besoins de l’institution sociale, il l’avait déchristianisée, mais il l’avait retenue. Les Diderot et les Rousseau ne le lui ont pas pardonné. Ni l’un ni l’autre, ils n’ont admis qu’en rejetant de la religion tout le reste, on en conservât le dogme précisément le plus sombre, et surtout le plus importun, celui qui suffirait, au besoin lui tout seul, à fonder en raison ce que les lois morales, politiques, ou civiles ont de plus restrictif. Mais leurs disciples, à leur tour, estimant sans doute qu’ils n’avaient que faire de la liberté de penser, si leurs passions continuaient de demeurer en esclavage, ont regardé d’un œil plus soupçonneux, moins favorable encore, un philosophe qui, mettant l’homme en garde contre les « instigations » de la nature, ne consentait donc pas que la présence en nous de nos appétits nous conférât un droit sur leurs objets. Et ils n’ont pas osé le traiter de « dévot » ou de « clérical, » comme nous dirions aujourd’hui, mais ils l’ont rayé du calendrier de leurs grands hommes, — et Bayle y a perdu le peu d’autorité qui lui restait encore.

S’il l’avait perdue pour toujours, cela même ne devrait pas dispenser la critique et l’histoire de lui rendre la justice qu’elles doivent à tous ceux dont l’influence, pour avoir cessé de se faire sentir, n’en a quelquefois été que plus considérable en leur temps. Puisque Bayle a exercé une grande influence, l’histoire est tenue d’en rendre compte, et puisqu’il a exercé cette influence par ses idées, il appartient à la critique d’en préciser la nature. C’est ce que je voudrais avoir fait dans cette longue étude. Je voudrais aussi que l’on m’accordât qu’il y a peu d’écrivains plus intéressans ou plus curieux que l’auteur des Pensées sur la comète et du Dictionnaire historique, s’il y en a peu chez qui l’on puisse mieux sentir la transition du siècle de Bossuet à celui de Voltaire ; la transformation ou la transmutation d’un état des esprits en un autre ; et le premier effort que la morale ait fait, dans l’histoire de la pensée moderne, pour s’émanciper absolument de la religion et de la philosophie. Mais je voudrais encore quelque chose de plus, et, dans le temps où nous vivons, si rien ne serait plus urgent que de défendre l’institution sociale contre les assauts ou plutôt contre les cheminemens de l’individualisme ; si d’ailleurs il est vrai que la doctrine de l’évolution ait laïcisé le dogme du péché originel ; et s’il importe enfin, pour deux ou trois raisons très fortes, que la morale achève de s’affranchir des religions positives, je voudrais que l’on reconnût que Bayle n’a pas encore fini de jouer son rôle, et que le jour approche où ce philosophe oublié redeviendra peut-être ce qu’il a jadis été cinquante ans : un maître des esprits.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1891.