Études sur les alchimistes grecs

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Collectif
Études sur les alchimistes grecs. Synésius à Dioscore (Revue des études grecques)
Texte établi par Association pour l'encouragement des études grecques, Ernest Leroux, éditeur (3p. 282-288).

ÉTUDES SUR LES ALCHIMISTES GRECS



SYNÉSIUS À DIOSCORE



1. Des œuvres apocryphes peuvent mériter, pour la restitution de leur texte primitif, autant d’égards que les écrits les plus authentiques ; il suffit que, depuis une date déterminée, elles aient été couramment acceptées et qu’elles aient exercé une influence sérieuse. Depuis la publication par MM.  Berthelot et Ruelle de la Collection des anciens alchimistes grecs, on ne peut nier que la double condition que nous venons d’indiquer ne soit remplie pour le traité connu sous le titre : Δημοϰρίτου φυσιϰὰ ϰαὶ μυστιϰά. Il n’en est au contraire nullement de même pour le second opuscule chimique qui nous est parvenu avec une pareille attribution, le Cinquième livre de Démocrite, dédié à Leucippe. Il ne semble en effet avoir été cité par aucun des alchimistes postérieurs.

Malheureusement le premier traité ne nous est parvenu que dans des conditions qui ne l’ont garanti ni contre les mutilations, ni contre les interpolations ou altérations de toute sorte. Comme, pour l’histoire de l’alchimie, il est essentiel de connaître exactement le caractère véritable d’une œuvre qui a joué un rôle capital, mais n’a été transmise que suivant une tradition qui en a systématiquement défiguré le sens, il y a intérêt à étudier les citations qui en ont été faites et à essayer de déterminer ainsi quelles modifications ont pu être apportées, dans la suite des temps, au texte original. C’est ce que je me suis proposé de faire, en m’attachant tout d’abord au plus ancien commentaire que nous possédions et qui a été composé par Synésius sous forme d’un dialogue entre lui et Dioscore.

2. Synésius[1] nous apprend tout d’abord (57, 9, suiv.) que Démocrite, étant venu en Égypte, fut initié dans le temple de Memphis, avec tous les prêtres égyptiens, par le grand Ostanès ; que, partant de là, il composa quatre livres de teintures, sur l’or, l’argent, les pierres (précieuses) et la pourpre.

Ce qui nous reste dans les Φυσιϰὰ ϰαὶ μυστιϰά correspond seulement à deux de ces livres, celui de l’or (43, 22-49, 22) et celui de l’argent (49, 22-53, 15) ; il nous reste de plus au début (41, 1-42, 20) un fragment (de la fin ?) du livre de la pourpre et enfin (42, 24-43, 22) un récit de faits censément arrivés après la mort d’Ostanès.

Au reste l’ordre dans lequel Synésius cite les livres de Démocrite n’est point celui qui était généralement adopté. Il ressort, en effet, d’un passage du commentateur chrétien (395) que le livre de l’or était compté comme le troisième et celui de l’argent comme le quatrième. Le livre des pierres semble au contraire, d’après le même passage, avoir été le second ; le fragment sur la pourpre aurait donc appartenu au premier livre. En tout cas, Synésius ne paraît nullement avoir connu le cinquième livre, à Leucippe.

Quant au récit prétendûment fait par Démocrite, il devait sans doute faire partie de l’un des quatre livres, mais on ne sait trop dans lequel il était placé. Synésius en cite la formule d’Ostanès sur la triple action de la nature (43, 20). Il donne encore, sur les relations de Démocrite avec son maître, ce détail important que ce dernier, au témoignage du philosophe d’Abdère, n’employait ni les projections ni les grillages usités chez les Égyptiens, mais que, suivant en cela les procédés des Perses, il enduisait extérieurement les corps d’ingrédients, qu’il y faisait pénétrer par la cuisson (57, 21-58, 3). Enfin Synésius cite textuellement une phrase de la partie perdue des récits du pseudo-Démocrite (53, 12) :

Fr. 1 : ὀρϰία ἡμῖν ἔθετο μηδενὶ σαφῶς ἐϰδοῦναι

et où il s’agit évidemment du serment qu’Ostanès fait prononcer aux adeptes, avant l’initiation.

À ce fragment on peut rattacher cette autre citation[2] textuelle (61, 17) :

Fr. 2 : ὡς νοήμοσιν ὑμῖν ὁμιλῶ, γυμνάζων ὑμῶν τὸν νοῦν

dans laquelle l’auteur excuse l’obscurité calculée de son langage.

3. Il semble que les récits du pseudo-Démocrite aient été coupés en deux parties au moins. Le commencement de ces récits, qui nous fait défaut, pouvait servir de préambule au premier livre ; la fin, qui nous reste, terminer ce même livre ou le suivant. En tous cas, ils étaient étrangers aux deux livres de l’or et de l’argent, dont Synésius cite le début (59, 11 = 43, 22 : Ἥϰω δὴ ϰἀγὼ ἐν Αἰγύπτῳ ϰ. τ. ε. (ἐν τῇ εἰϐολῇ τῆς βίϐλου) et la phrase suivante (64, 3 = 43, 25 : ἐν τῇ εἰσϐολῇ τῆς ποιήσεως τοῦ χρυσοῦ).

Le renseignement fourni par Synésius sur les procédés attribués à Ostanès est même de nature à faire penser que les livres qui contenaient les récits sur son compte ne sont pas de la même fabrique que ceux de l’or et de l’argent et qu’ils sont postérieurs à ces derniers.

En effet, le pseudo-Démocrite classe méthodiquement les divers procédés qu’il indique pour la teinture d’or ou d’argent. Ces procédés forment pour chaque teinture deux séries, l’une par voie sèche, où sont employés couramment le grillage et les projections ; l’autre par voie humide, dont les méthodes correspondent au contraire à celles rapportées plus haut comme propres à Ostanès.

Or (49, 8) c’est à un Pamménès, qui aurait instruit les prêtres d’Égypte, qu’est rapporté, dans le livre de l’or, soit l’ensemble des procédés, soit au moins le dernier par voie humide[3]. Aucune mention d’Ostanès n’est faite au contraire dans les deux livres de l’or et de l’argent.

J’ajoute que le début du livre de l’or, tel qu’il nous est assuré par le témoignage de Synésius, présente Démocrite comme apportant la science en Égypte, non pas comme étant venu l’y puiser. C’est un réformateur, qui vient introduire l’esprit de la physique hellène dans le chaos des vieilles recettes mystiques. Cette attitude, qui ne se dément pas dans le reste des deux livres, ne concorde guère avec le récit des relations entre Ostanès et lui. Enfin la façon dont il décrit les opérations des teintures n’est nullement celle d’un homme qui aurait juré de ne pas s’expliquer clairement. De fait, si ses indications restent obscures pour nous, la faute en est, d’une part aux corruptions du texte, de l’autre à notre ignorance de la véritable signification de la plupart des mots techniques qu’il emploie, enfin à cette circonstance que nous n’avons pas reçu la tradition orale relative aux détails des manipulations. Un livre a toujours été insuffisant pour apprendre réellement la chimie ; il faut avoir passé par un laboratoire.

Ainsi les livres de l’or et de l’argent correspondent à une conception du rôle de Démocrite qui ne peut guère se concilier avec la légende d’Ostanès. Mais on comprend qu’ils aient mis en goût quelque faussaire, lequel aura mis assez habilement cette légende en œuvre pour produire d’autres livres sous le nom de l’Abdéritain. Il lui a suffi comme concordance de se servir des formules mystiques[4] qui reviennent comme un refrain après chaque recette des livres de l’or et de l’argent.

« La nature est réjouie par la nature ; la nature triomphe de la nature ; la nature domine la nature. »

Si on supposait au contraire que la légende d’Ostanès soit antérieure aux livres de l’or et de l’argent, leur composition resterait inexpliquée.

4. Si nous revenons au début du livre de l’or, nous constatons qu’il y a une lacune évidente entre les deux phrases citées par Synésius, quoiqu’elles se suivent dans nos textes.

Le commentaire nous permet de reconnaître qu’entre le début du livre et le commencement des recettes, la tradition manuscrite a subi une grave mutilation.

D’après Synésius en effet (57, 18 ; 61, 9), Démocrite avait rédigé deux catalogues des substances employées dans les opérations. Un de ces catalogues, pour le livre de l’or, avait été appelé par lui chrysopée ; l’autre pour le livre de l’argent, argyropée. Les indications du commentateur permettent de restituer assez sûrement le premier catalogue ainsi que quelques phrases qui le suivaient, et de même au moins le commencement du second catalogue.

Nous obtenons ainsi deux fragments importants qui doivent être placés respectivement au commencement des livres de l’or et de l’argent. Il est évident d’ailleurs que le premier laisse toujours subsister une lacune après la phrase de début du livre de l’or. Au contraire on peut très bien faire suivre immédiatement la fin de ce fragment par le commencement des recettes : Λαϐὼν ὑδράργυρον ϰ. τ. ε. (43, 25).

J’ai indiqué, dans les textes ci-après les renvois aux passages qui m’ont servi à les établir, et ajouté en notes les remarques critiques nécessaires.


Fr. 3 : ΧΡΥΣΟΠΟΠΑ.

[1] Ὑδράργυρος ἡ ἀπὸ ϰινναϐάρεως (58, 18 ; 61, 21 ; 63, 11 ; 64, 19 ; 68, 18), [2] σῶμα μαγνησίας (64,20) [3] χρυσόϰολλα (58, 18 ; 64, 20), [4] ϰλαυδιανός (64, 21), [5] ἀρσένιϰος ξανθός (64, 16, 22 ; 66, 25), [6] ϰαδμεία (64, 26), [7] ἀνδρόδαμας (64, 26), [8] στυπτηρία ἐϰσηπτωθεῖσα (65, 1), [9] θεῖον ἄπυρον (65, 4), [10] πυρίτης (65, 7), [11] σίνωπις ποντιϰή (65, 9), [12] ὕδωρ θείου ἀθίϰτου, τὸ δι’ ἀσϐέστου (65, 12, 15), [13] θείου αἰθάλη(65,19), [14] σῶρι ξανθόν (65, 21), [15] χάλϰανθος ξανθή (65, 21), [16] ϰιννάϐαρις (65, 21).

μετὰ γὰρ τὴν ἀφαίρεσιν τοῦ ἰοῦ τότε ἐπιϐολῆς τῶν ὑγρῶν γενομένης, γίνεται βεϐαία ξάνθωσις (66, 3-5).

Τὰ δὲ ἐν ζωμοῖς εἰσι ταῦτα [17] ϰρόϰος ϰιλίϰιος, [18] ἀριστολοχία, [19] ϰνήϰου ἄνθος, [20], ἀναγαλλίδος ἄνθος τῆς τὸ ϰυάνεον ἄνθος ἐχούσης (66, 8, 9 ; 59, 16), [21] ῥὰ ποντιϰόν (66, 19 ; 58, 6), [22] ἡ ϰυανός [22 bis] χάλϰανθος (66, 26) ; [23] ϰόμμι ἀϰάνθνς (67, 3), [24] οὖρον ἀφθόρου [25] ϰαὶ ὕδωρ ἀσϐέστου [26] ϰαὶ ὕδωρ σποδοϰράμϐης (67, 3, 4 ; 59, 19, 20) [27] ϰαὶ ὕδωρ φέϰλης (59, 20) [28] ϰαὶ ὕδωρ στυπτηρίας [29] ϰαὶ ὕδωρ νέτρου [30] ϰαὶ ὕδωρ ἀρσενίϰου ϰαὶ θείου (67, 4, 5 ; 59, 20, 23) [31] ϰαὶ ϰυνὸς γάλα (67, 8 ; 59, 21).

Αὔτη ἡ ὕλη τῆς χρυσοποιΐας εἱρήσθω (68, 12 ; 59, 24 ; 67, 10), ταῦτά εἰσι τὰ μεταλλοιοῦντα τὴν ὕλην ϰαὶ μεταλλεύοντα ϰαὶ πυρίμαχα ποιοῦντα · ἐϰτὸς γὰρ τούτων οὐδέν ἐστιν ἀσφαλές. Ἐὰν οὖν ᾖς νοήμων ϰαὶ ποιήσῃς ὡς γέγραπται, ἔσῃ μαϰάριος (59, 25-60, 2 ; 67, 16-21), νιϰήσεις γὰρ μεθόδῳ πενίαν τὴν ἀνίατον νόσον (59, 7).


Fr. 4.

Φέρε δὴ ϰαθεξῆς ϰαὶ τὸν τῆς ἀργυροποιΐας λόγον ἀφθόνως ἐξείπωμεν (68, 12).

[31] Ὑδράγυρος ἡ ἀπὸ ἀρσενίϰου ἢ θείου ἢ ψιμμυθίου ἢ μαγνησίας ἢ στίμμεως ἰταλιϰοῦ (68, 16, 19 ; 61, 22)… [32] γῆ χία ϰαὶ ἀστερίτης, [33] ϰαδμία λευϰή (60, 13)…

Ce fragment semble à placer avant Ἴδωμεν δηλαδὴ (49, 22).

Les autres citations que Synésius fait de Démocrite se retrouvent dans le livre de l’or, tel qu’il nous est parvenu. Ainsi il fait allusion (68, 6-8) à la différence des métaux soumis à la projection (44, 19 ; etc.). Il reproduit le texte 46, 1718, avec une variante : ἔϰστρεψον αὐτῶν τὴν φύσιν · ἡ γὰρ φύσις ἔνδον ϰέκρυπται (60, 7) ; de même le commencement de l’invocation aux natures (46, 22) en ajoutant (63, 18) οὐράνιαι après ὦ φύσεις. Le mot aura pu être supprimé par un copiste chrétien.


5. Dans le traité anonyme III, xvi : περὶ τῆς ϰατὰ πλάτος ἐϰδόσεως τοῦ ἐργοῦ, dont la rédaction définitive est en tout cas postérieure à Stephanus, se trouve attribué à Démocrite et comme précédant immédiatement le catalogue des espèces, la phrase suivante.

Fr. 3 A.

Ἐγὼ δὲ πρὸς σὲ, ὦ Φιλάρετε, πρὸς ὃν ἡ δύναμις, τὴν ϰατὰ πλάτος σοι γράφω τέχνην (159, 4, 5).

Mais le catalogue qui suit diffère trop de celui que l’on doit restituer d’après Synésius pour qu’on puisse le considérer comme authentique ; il est d’ailleurs construit suivant une classification différente, et paraît avoir été fait d’après les recettes des deux livres de l’or et de l’argent.

Si l’on compare au contraire les catalogues d’après Synésius à ces recettes, on est conduit à soupçonner que celles-ci ont été plus ou moins remaniées, interpolées ou mutilées, sort commun à tous les traités techniques.

Je ferai notamment les remarques suivantes.

De la liste des espèces pour la chrysopée par voie sèche, manque dans les Physica et mystica la σίνωπις ποντιϰή ; l’αἰθάλη θείου n’apparaît que pour l’argyropée (50, 18).

De la liste des espèces pour la chrysopée par voie humide, manquent dans nos textes la fleur d’anagallis, le ϰόμμι ἀϰάθης, les diverses eaux et le lait de chienne.
Paul Tannery.

[2] D’après 64, 20, il semble qu’il faille, 58, 10, restituer σῶμα μαγνησίας avant χρυσόϰολλα.

[5] Synésius remarque expressément que ἀρσένιϰος est masculin de même que ϰλαυδιανός ; il faut donc, 64, 22/23, lire ἀρσένιϰον τὸν ξανθόν et non τὸ ξανθόν.

[6] Avant εἶτα ἐπαναλαμϐάνει ϰαδμείαν, le texte porte ἐνταῦθα σήπει τὸν χρυσόν. Je pense qu’il faut lire σημαίνει au lieu de σήπει. Synésius vient de remarquer que le ϰλαυδιανός et ἀρσένιϰος sont jaunes ; cela paraît digne d’attention : ὡς ἐγὼ ϰεϰίνημαι, Διόσϰορε ; il conclut en disant que par ξανθός, Démocrite a voulu signifier l’or.

[16] Après ϰιννάϐαρις, si nous avons bien placé la phrase suivante, une lacune semble évidente.

[21] Le premier passage (58, 6-11) : Λέγεται δὲ ϰαὶ τὸ πόντιον ῥὰ… τῶν σωμάτων ἤτοι οὐσιῶν, est évidemment interpolé dans le texte de Synésius. Il a été écrit par un scoliaste qui devait avoir récrit de Démocrite sous la main et qui a voulu apporter une preuve à l’appui de l’argumentation 58, 3-4. Il a d’ailleurs fait un emprunt à Synésius : 58, 9 = 66, 22.

[22] Il faut évidemment lire μετὰ τῆς ϰυανοῦ, χάλϰανθον ἐπήγαγεν au lieu de μετὰ τῆς ϰυανοῦ, χαλϰάνθου, ἐπήγαγεν.

[30] On pourrait proposer de lire (59, 23), ὕδωρ ἀρσενίϰου au lieu de ὕδωρ φέϰλης, qui en tous cas n’est pas là à sa place.

[31] Après ἀρσενίϰου, on lit : 61, 22, ἢ σανδαράχης, ce qui semble confirmé par la leçon 51,1 ; mais il peut y avoir eu une double lecture d’un même symbole. — 69, 3-4, il y a une corruption évidente ; il faut supprimer ϰρυσοϰόραλλον et σῶμα μαγνησίας après ἐνταῦθα δὲ.

[33] Le passage γῆς χία… λεύϰωσιν (60, 13-15), qui rompt la suite du raisonnement, est une interpolation provenant du même scoliaste que celle que j’ai signalée plus haut (58,6-11).

  1. Je cite d’après la Collection des anciens alchimistes grecs (Paris, Steinheil, 1887-1888). Le premier nombre indique la page, le second la ligne.
  2. La citation (67, 22) : τοῖς ἐχέφροσιν ὑμῖν λέγω semble n’être qu’une variante du même passage.
  3. Je me contente aujourd’hui de poser la question, sur laquelle je reviendrai ultérieurement.
  4. Mystiques, mais nullement mystérieuses, car elles ne renferment aucune allégorie.