Études sur les glaciers/II
CHAPITRE II.
DES GLACIERS EN GÉNÉRAL.
Il est assez difficile de se faire une juste idée des glaciers lorsqu’on n’en a pas vu ; et même lorsqu’on les a examinés de près, l’on est encore loin d’en comprendre le mécanisme ; car il faut pour cela tenir compte d’une foule de circonstances et avoir égard à une quantité de détails qu’il est impossible de saisir au premier coup d’œil. Il ne suffit pas non plus, pour connaître l’ensemble des phénomènes relatifs aux glaciers, d’en avoir étudié un seul, sous toutes ses faces ; car ils présentent en général des différences si nombreuses, suivant les circonstances au milieu desquelles ils se forment et suivant la nature des vallées dans lesquelles ils descendent, qu’il faut en avoir comparé beaucoup pour saisir l’ensemble de leurs variations. Leur étude est d’ailleurs accompagnée de difficultés et de dangers de toute sorte, qu’un ardent amour de la science peut seul faire surmonter ; c’est ce qui nous explique pourquoi de nos jours, où l’investigation s’étend sur les plus menus objets, le plus beau et le plus intéressant des phénomènes alpins est encore entouré de tant de mystères.
Les glaciers sont des masses de glaces encaissées dans les vallées alpines ou suspendues aux flancs des montagnes. Vus de loin, ils ressemblent à de longues coulées de neige se détachant des hautes sommités et allant déboucher dans les vallées inférieures. Même lorsqu’on n’en est éloigné que de quelques pas, l’on croirait encore que leur substance est de la neige, et l’on a de la peine à se persuader que ce sont bien réellement d’énormes massifs de glace. Nous verrons plus bas, en traitant de la structure des glaciers, à quelle cause l’on doit attribuer cette apparence neigeuse de la glace des glaciers, que ne présente jamais la glace qui se forme en hiver sur nos lacs et nos étangs.
Dans la zone que nous habitons, on ne rencontre des glaciers que dans les hautes montagnes[1], et ce fait nous prouve qu’ils ne peuvent se former qu’au milieu de circonstances particulières et sous l’influence d’une température moyenne qui ne peut être au-dessus de 0°. Mais l’on aurait tort d’en inférer que là où il y a des glaciers, la température moyenne doit être d’au moins 0° ; car une foule de glaciers descendent jusque dans les vallées cultivées où la température moyenne est de +4° et même +5°. Il serait également faux d’en conclure qu’il doit nécessairement se former des glaciers là où la température moyenne est de 0°. Les circonstances locales, les agens atmosphériques, la forme, la position et la structure des montagnes jouent ici un très-grand rôle. Si une montagne est trop escarpée pour que la neige puisse adhérer à ses flancs, elle ne produira point de glaciers, attendu qu’ils ne peuvent pas se former sans le concours de la neige. De même une montagne isolée ne donnera pas facilement naissance à des glaciers, alors même qu’elle s’élève dans des régions dont la température moyenne est au-dessous de 0°. Ainsi le Siedelhorn, dont la hauteur est de 8524′, n’a point de glaciers, quoique son sommet soit couvert de neige pendant à-peu-près toute l’année : il s’en forme au contraire un grand nombre sur les crêtes bien moins élevées qui séparent le glacier inférieur de l’Aar du glacier supérieur.
Les conditions les plus favorables à la formation des glaciers existent lorsque plusieurs hautes sommités se trouvent très-rapprochées : telles la Jungfrau, l’Eiger, le Mönch, le Finsteraarhorn, le Schreckhorn, etc., dans l’Oberland bernois ; le Gornerhorn, le Mont-Rose, le Lyskamm, etc., dans la chaîne du Mont-Rose, ou bien le Mont-Blanc, l’Aiguille du midi, le dôme du Gouté, le pic du Géant, etc., dans la chaîne du Mont-Blanc. Il arrive alors que non seulement les sommités, mais même les plateaux et les vallées intermédiaires se recouvrent de glaciers, jusqu’à des niveaux où probablement il n’en existerait pas si les hautes cimes n’étaient pas aussi voisines l’une de l’autre. De vastes plateaux qui ont dix, vingt et même trente lieues carrées ne présentent ainsi qu’une surface continue de glace, du milieu de laquelle les crêtes et les cimes des plus hautes montagnes s’élèvent comme des îles volcaniques du milieu de l’Océan. Ce sont ces vastes étendues de glaciers auxquelles on a donné en Suisse le nom de mers de glace. Les plus remarquables sont : celle du Mont-Blanc, celle du Mont-Rose et celle de l’Oberland bernois, dont M. Hugi a donné une carte très-instructive dans son voyage aux Alpes. Ces mers de glace détachent sur toute leur circonférence des émissaires, qui descendent par les gorges et les anfractuosités des montagnes dans les régions inférieures : ce sont les glaciers proprement dits. Leur nombre est très-variable et dépend essentiellement de la structure des massifs recouverts par les mers de glace. Suivant que ces massifs sont continus ou entamés par des vallées profondes, les glaciers qui en descendent sont plus ou moins nombreux. C’est ainsi que la mer de glace de l’Oberland bernois a plus de glaciers que celle du Mont-Rose ; mais ils sont moins grands que ceux de cette dernière chaîne.
Jusque dans ces derniers temps les glaciers proprement dits avaient seuls eu le privilége de fixer l’attention des physiciens, et de nos jours encore bien des personnes qui s’extasient devant la masse colossale d’un glacier dont ils ne voient que la partie terminale, ne se doutent pas même de la présence de ces vastes surfaces de glace cachées derrière les crêtes des montagnes.
Tous les glaciers n’arrivent pas au même niveau ; il y en a qui cessent déjà entre 7 et 8000′ de hauteur absolue, tandis que d’autres descendent jusqu’à près de 3 000 pieds. Leur longueur est également très-variable ; ceux qui atteignent les niveaux les plus bas ne sont pas toujours ceux qui ont le plus long cours. Loin de là, nous avons dans les Alpes des exemples frappans du contraire ; ainsi le glacier inférieur de l’Aar, le plus grand de tous les glaciers de l’Oberland bernois, ne descend qu’à 5 728 pieds, d’après M. Hugi, tandis que le glacier inférieur de Grindelwald, quoique moins long, arrive jusqu’à 3 200 pieds. Le grand glacier d’Aletsch, le plus long de tous ceux du Valais, ne descend pas plus bas que 4 000 pieds.
Les glaciers se rétrécissent en général vers leur partie terminale. Tel glacier dont la largeur est d’une lieue et au-delà à sa partie supérieure, n’a guère plus de cinq à six cents pieds de large à son extrémité. Quant à leur épaisseur, on n’a pas encore fait d’observations suivies à ce sujet ; mais elle paraît être également très-variable. M. Hugi l’évalue en moyenne à 80 et 100 pieds pour la partie inférieure, et à 120 jusqu’à 180 pieds pour la partie supérieure. La partie terminale est souvent bien moins puissante. Certains glaciers qui descendent très-bas n’ont guère que cinquante ou soixante pieds de haut à leur extrémité.
Chaque glacier donne naissance, du moins pendant l’été, à un ruisseau qui est d’autant plus abondant que le glacier est plus considérable. Ce ruisseau s’échappe fréquemment par une voûte plus ou moins spacieuse, située pour l’ordinaire au centre de la face terminale. Quelquefois l’on rencontre à côté de la voûte principale une ou deux voûtes latérales ; mais elles sont toujours moins vastes et moins constantes que la voûte principale. Le Rhône, le Rhin, l’Arve, l’Aar et toutes les rivières des Alpes naissent ainsi sous les glaciers.
Les mers de glace forment sans contredit la partie essentielle du phénomène ; c’est là qu’est l’origine et le berceau des glaciers qui ne font que porter dans les régions inférieures la masse d’eau qui tombe à l’état de neige dans ces hautes régions.
Pour se faire une juste idée de la nature des glaciers, il importe donc avant tout de connaître leur origine, les modifications qu’ils subissent dans leur cours, l’influence qu’exercent sur eux les agens extérieurs, et la manière dont ils agissent eux-mêmes sur les corps environnans. Afin d’en faciliter l’intelligence, j’ai ajouté à mon ouvrage un recueil de planches représentant les glaciers aux différentes phases de leur développement et dans leurs formes les plus diverses. La plupart de ces vues sont empruntées à la chaîne du Mont-Rose, qui présente à cet égard la plus grande variété de phénomènes. En effet, sous le rapport de l’intérêt scientifique comme sous le rapport pittoresque, le Mont-Rose l’emporte de beaucoup sur tous les autres grands massifs des Alpes. Ses nombreuses cimes, qui approchent toutes à-peu-près de la hauteur du Mont-Blanc, et dont quelques-unes, entre autres le Mont-Cervin, sont remarquables par leur forme hardie et élancée ; ses glaciers se réunissant au nombre de cinq, six et même huit dans un lit commun, et formant ainsi des fleuves de glace d’une vaste étendue ; ses nombreuses vallées qui viennent toutes aboutir au massif central, et dont le caractère, ainsi que celui de leurs habitans est de nature à exciter un vif intérêt ; enfin les traces nombreuses d’un vaste réseau de glaciers recouvrant autrefois toutes ces contrées, tout cela forme un ensemble des plus instructifs, digne à un haut point de fixer l’attention du physicien et de tout homme sérieux.
Les planches 1 et 2 de mon atlas représentent le panorama de la chaîne du Mont-Rose, pris du haut du Riffel, au-dessus de Zermatt, dans la vallée de St-Nicolas. Il est impossible de rien voir de plus imposant et de plus majestueux que cette série de hautes sommités, séparées les unes des autres par des glaciers d’une blancheur éclatante, et qui tous viennent apporter leur tribut au grand glacier de Zermatt qui est à leur pied[2]. Cette chaîne, telle qu’elle est ici représentée, occupe un espace de cinq à six lieues en longueur. Le large massif que l’on aperçoit sur la gauche de planche 1, porte, chez les habitans de la vallée de St-Nicolas, le nom de Gornerhorn ; c’est suivant Zumstein la plus haute cime de toute la chaîne. Son sommet est une sorte de vaste cirque, entouré de nombreux pics, auxquels M. de Welden a donné différens noms[3]. Il appelle entre autres Cime de Zumstein celle que cet intrépide voyageur escalada plusieurs fois pendant les années de 1819 à 1823, dans le but d’y faire des observations barométriques et thermométriques, et dont la hauteur se trouva être, d’après la moyenne de ses observations, de 14 160 pieds de Paris. C’est selon toute apparence celle qui est marquée d’un b dans ma 1re planche au trait. La cime a, qui est la plus haute de tout le groupe, n’est pas accessible. Zumstein pense qu’elle peut être d’environ 270 pieds plus haute que la précédente. Toutes ces cimes s’élèvent du milieu d’un vaste plateau de glace qui envoie des glaciers dans toutes les directions. Celui qu’on voit monter jusqu’au sommet du massif est le grand glacier du Gornerhorn ; à gauche est le grand glacier de la Porte-Blanche, qui sépare le Gornerhorn de la Cima di Jazi ; mais les plus grands de tous descendent du côté du Piémont : ce sont les glaciers d’Ayas, de Lys et surtout le grand glacier de Macugnaga.
J’appelle, avec les habitans de la vallée de St-Nicolas, Cime du Mont-Rose, le grand massif qui est à droite du Gornerhorn ; mais je dois faire remarquer que ce nom n’est point entendu de la même manière partout ; et il paraît que les habitans de différentes vallées ont l’habitude de le donner au massif qui est le plus en vue chez eux. Je suis porté à croire que le pic qui porte le nom de Cime du Mont-Rose dans mon atlas est identique avec celui que M. de Welden appelle le Dôme du signal. Il est couvert de neige jusqu’à son sommet, comme le Gornerhorn, et le rocher ne perce que sur quelques points très-escarpés. De ses flancs descendent plusieurs glaciers qui viennent se joindre à ceux du Gornerhorn et de la Porte blanche. J’ai appelé du nom de grand glacier du Mont-Rose, celui qui occupe la grande dépression entre la cime de ce nom et le Gornerhorn, afin de le distinguer d’un autre glacier moins considérable, mais d’un caractère tout particulier, qui en est séparé par une moraine médiane, et auquel j’ai donné le nom de petit glacier du Mont-Rose ; il descend de l’arête latérale du même massif. Entre le dôme du Mont-Rose et le Gornerhorn, on aperçoit dans le lointain une autre cime, qui me paraît être le Pic Vincent de Welden. Du côté de l’ouest, la cime du Mont-Rose se rattache au Lyskamm par un immense plateau de glace, qui envoie au grand glacier de Zermatt un émissaire très-considérable que j’appelle le glacier du Lyskamm. Le massif qui succède au Lyskamm à droite est le Breithorn ; s’il paraît ici plus large et plus élevé que le Gornerhorn et la cime du Mont-Rose, c’est parce que, du point où le panorama a été dessiné, il se présente droit en face, tandis que les autres sont vus obliquement. Un vaste glacier, le grand glacier du Breithorn, s’élève jusqu’à son sommet. La cime assez raide et dégagée de neige, que l’on aperçoit à droite du Breithorn, est le Petit Cervin ; M. de Saussure, qui en fit l’ascension, l’appelle la Corne brune, pour le distinguer du Breithorn, qui n’en est séparé que par un glacier étroit, le glacier du Petit Cervin. Ce dernier se réunit bientôt au glacier de la Furkeflue, qui est beaucoup plus large, et communique avec le grand plateau de glace de St-Théodule. Je l’appelle glacier de la Furkeflue, parce qu’avant de descendre au grand glacier de Zermatt, il longe les flancs de l’arête qui porte ce nom. Enfin la grande plage de glace qui s’étend à droite de la Furkeflue, est le plateau ou glacier de St Théodule, qui sépare le Petit Cervin et le Breithorn du Grand Cervin ou Matterhorn. Ce plateau, qui porte aussi le nom de col de St-Jacques, sert de communication entre le Piémont et le Valais, pendant les mois les plus favorables de l’été. C’est au haut de ce col que sont situées les ruines du fort de St-Théodule, construit jadis par les Piémontais pour se préserver contre les invasions des Valaisans. Saussure y établit sa tente, lorsqu’en 1792, il vint mesurer la hauteur du Mont-Cervin.
Huit glaciers viennent ainsi se réunir dans la vallée qui longe le pied de toutes ces sommités, et y forment un grand fleuve de glace, qui porte le nom de glacier de Zermatt ou de Gorner, et qui en plusieurs endroits a plus d’une lieue de large. Tous ces glaciers sont loin de se confondre instantanément dans la masse commune ; ils conservent au contraire très-long-temps leurs caractères particuliers, et ce n’est qu’insensiblement qu’ils se transforment en une masse homogène. Mais à mesure qu’ils descendent, les parois de la vallée se resserrent ; la pente devient plus roide, la surface du glacier est plus tourmentée, et l’on a de la peine à reconnaître les traces de leurs origine multiple. Les planches 3 et 4 nous le représentent sous une forme déjà très-rétrécie ; les moraines se confondent, et les crevasses deviennent de plus en plus béantes.
La planche 5 est destinée à faire voir la manière dont les contours du glacier influent sur la direction des crevasses. La planche 6 enfin représente l’extrémité du glacier, avec la voûte par laquelle s’échappe la rivière. On voit également les nombreuses aiguilles qui correspondent à la partie la plus escarpée du glacier, un peu au dessus de son extrémité.
Les autres planches de cet atlas représentent différens phénomènes particuliers du glacier de Zermatt, des détails relatifs à la stratification et aux rapports de la vieille neige et de la neige fraîche sur le glacier de St-Théodule, et enfin des vues de plusieurs autres glaciers du Valais et de l’Oberland bernois.
Nous reviendrons par la suite sur toutes ces planches, en parlant des propriétés et des caractères divers des glaciers. Voyez du reste l’explication des planches à la fin du volume.
- ↑ Dans cet ouvrage je ne me suis étendu que sur les glaciers des Alpes suisses et je n’ai rendu compte que des publications qui les concernent, n’ayant pas eu occasion jusqu’ici d’examiner ceux des régions boréales. Je me suis également abstenu de parler de ceux du Tyrol, que j’ai visités à une époque où leur étude m’intéressait moins qu’à présent.
- ↑ M. Engelhardt a publié un panorama de cette chaîne encore plus étendu que le mien et qui embrasse en même temps le massif du Mont-Rose et celui du Mont-Cervin. Les planches de M. Engelhardt ont sur les miennes le grand avantage d’être plus pittoresques et plus finies ; mais les phénomènes particuliers qu’offrent les glaciers y ressortent moins, par la raison bien simple qu’elles sont sur une plus petite échelle et que le devant du tableau y occupe plus de place.
- ↑ H. L. von Welden, Der Monte Rosa, p. 35. Vienne, in-8o. 1824.