Études sur les glaciers/IV

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Gent & Gassman (p. 46-56).

CHAPITRE IV.

DE L’ASPECT EXTÉRIEUR DES GLACIERS.


Quoique l’aspect massif des glaciers soit de nature à faire naître l’idée d’une certaine stabilité, cependant rien n’est plus mobile et plus changeant que leur surface. Lorsqu’on visite un glacier que l’on n’a pas vu depuis un certain nombre d’années, on est tout étonné de le trouver singulièrement changé. Tel endroit qui vous aura présenté une surface sillonnée de filets d’eau, ou accidentée de creux et de bassins, sera à peu près uni ; tel gros bloc que vous aurez observé en tel endroit aura disparu ; telle crevasse que vous aurez franchie à grand peine, se sera refermée ou bien aura changé de place ; tout en un mot porte ici l’empreinte de la mobilité et du mouvement sous l’apparence de l’immobilité. Des changemens très-notables s’opèrent souvent dans l’intervalle d’une seule année et même d’une saison à l’autre. Les voyageurs de même que les montagnards racontent à cet égard une foule de faits très-intéressans ; et nous verrons plus bas, en traitant des nombreux accidens que présentent les glaciers, que leur surface se modifie d’un jour à l’autre, du matin au soir et du soir au matin. Cette frappante mobilité dépend d’une part de la structure diverse de la glace dans les différentes parties du glacier, d’autre part de l’influence des agens atmosphériques. L’on conçoit par avance que la surface du névé, telle que nous l’avons décrite, soit complètement différente de celle du glacier dans sa partie inférieure, l’une étant grenue et plus ou moins incohérente, tandis que l’autre est très-dure et très-compacte. L’on comprend également que le glacier ne puisse pas avoir la même apparence lorsqu’il pleut et lorsque l’air est très-sec.

Mais une cause toute particulière de la variété d’aspect des glaciers c’est la neige. Il suffit que, par une nuit d’été, la température baisse au dessous de 0° et qu’un vent saturé de vapeur d’eau vienne à s’élever, pour qu’aussitôt le glacier se recouvre d’un tapis uniforme de neige. L’on a souvent alors de la peine à retrouver le lendemain les endroits que l’on a observés et étudiés la veille. Dans les régions inférieures, cette neige d’été ne persiste pas long-temps, et souvent le soleil du matin suffit pour la faire disparaître. Celle qui tombe dans les hautes régions est plus résistante, et l’on remarque qu’elle se fond en général d’une manière très-inégale. Il n’est pas rare de voir certains endroits complètement dégagés de neige, tandis que d’autres en sont encore recouverts et apparaissent comme des bandes blanches au milieu de la surface variée du glacier, ainsi que cela se voyait l’année dernière (en août 1839), au glacier de St-Théodule, au pied même du Mont-Cervin (voy. pl. 13, fig. 2).

Tous les glaciers ont leurs flancs plus ou moins inclinés vers les parois entre lesquelles ils sont encaissés ; c’est l’effet de la fonte ou de l’évaporation accélérée qui résulte de la chaleur que les parois réfléchissent sur le glacier. Cette inclinaison est d’autant plus sensible que les glaciers sont plus étroits ; il en est même plusieurs qui sont arrondis en dos d’âne (le glacier du Trient) ; elle est moins apparente dans les glaciers très-larges, où elle s’efface en quelque sorte devant l’immensité de leur surface ; cependant elle n’en existe pas moins, et tel glacier qui, vu d’un point élevé, paraît parfaitement plan, présentera une inclinaison très-fatigante, lorsqu’il s’agira de le traverser. Le glacier de Zermatt, au pied du Riffel, est dans ce cas.

Cette inclinaison des bords du glacier dépend de la roideur des parois, de la nature et de la couleur de leur roche, et surtout de la direction de la vallée. Lorsque celle-ci descend du nord au midi, ou du midi au nord, les flancs du glacier présentent en général un talus également incliné des deux côtés ; mais il n’en est pas de même lorsqu’elle descend de l’est à l’ouest ou de l’ouest à l’est ; le flanc septentrional du glacier est alors fortement incliné, ou bien il se détache complètement des parois du rocher, de manière à déterminer de grands vides qui, pendant la plus grande partie de l’année, sont remplis de neige fraîche. Ce phénomène est occasionné par les parois de la vallée, qui, recevant les rayons du soleil du midi droit en face, les reflètent avec une très-grande intensité. Le flanc méridional du glacier est au contraire généralement très-peu incliné ou même parfaitement horizontal, par la raison que les parois de la vallée, loin de contribuer à la fonte de la glace, la protègent contre les rayons du soleil. Les moraines médianes, lorsqu’elles sont très-puissantes, produisent quelquefois le même effet. C’est ainsi que l’on voit en plusieurs endroits, au glacier inférieur de l’Aar, le massif de glace s’incliner vers la grande moraine médiane. Mais ces phénomènes ne se répètent pas partout avec une régularité parfaite ; ils sont modifiés par une foule d’accidens divers, dont il faut tenir compte lorsqu’on veut étudier un glacier dans tous ses détails.

Nous avons vu, en traitant de la structure de la glace, que la surface des glaciers est rude et raboteuse dans toute l’étendue de leur cours, quelle que soit leur compacité à l’intérieur : ceci est essentiellement le résultat de l’évaporation qui, en désagrégeant plus ou moins les fragmens ou soi-disant cristaux dont se compose cette glace, la rend âpre, au point que l’on chemine sans aucun danger sur tous les glaciers lorsqu’ils ne sont pas rendus impraticables par des crevasses, ou que leur pente n’est pas trop roide. Leur glace n’est compacte et glissante à la surface qu’autant qu’elle est abritée contre les agens extérieurs par la moraine ou par des blocs isolés. Le plus commode de tous les glaciers est, sans contredit, le glacier inférieur de l’Aar. Sa pente étant très-faible, il n’a que peu de crevasses, et l’on marche plus agréablement à sa surface que sur bien des chemins de montagnes. M. Hugi a même fait le trajet, de l’extrémité du glacier à sa cabane, à cheval.

Tous les glaciers, quoique composés des mêmes élémens et formés sous les mêmes influences, présentent cependant chacun un caractère particulier qui résulte de la disposition de leurs crevasses, de leurs aiguilles, de leurs moraines et de plusieurs autres accidens. Certains glaciers sont d’une blancheur éclatante, presque sans trace de sable ou de gravier à leur surface (glaciers de Rosenlaui et du Tour), tandis que d’autres en sont recouverts dans toute leur largeur, au point que l’on peut cheminer à leur surface sans se douter que l’on marche sur un glacier (le glacier inférieur de l’Aar, le grand glacier de Zmutt et d’autres). Quelques-uns sont tellement crevassés qu’ils ne présentent que des gouffres béants dans presque toute leur étendue ; d’autres sont hérissés d’aiguilles dans une bonne partie de leur cours (le glacier de Viesch) ; d’autres n’en montrent aucune trace, au moins dans leur partie inférieure (le glacier inférieur de l’Aar).

Ces divers phénomènes sont, il est vrai, assujettis à des lois générales qui se laissent plus ou moins démontrer dans tous les glaciers ; mais ils n’en constituent pas moins, par la manière dont ils prédominent les uns sur les autres, autant de physionomies diverses qu’il y a des glaciers. Les glaciers composés sont, sous ce rapport, du plus haut intérêt, par la raison que les divers affluens conservent assez long-temps leur caractère individuel, toutes les fois que le lit commun n’est pas très-incliné. Aucun glacier n’est plus instructif à cet égard que le grand glacier de Zermatt, formé, comme nous l’avons vu plus haut, de huit glaciers, qui tous descendent de la chaîne du Mont-Rose et viennent se réunir dans un lit commun. Lorsqu’on examine ce grand fleuve de glace du haut du Riffel, d’où est pris le panorama des pl. 1 et 2, on remarque à sa surface plusieurs lignes de moraines parallèles qui indiquent la limite des divers affluens ; les bandes de glace enclavées entre ces lignes présentent pour la plupart des caractères particuliers qu’on poursuit de l’œil à une très-grande distance, comme, par exemple, cette ligne de creux ou d’entonnoirs qui caractérise l’affluent du Mont-Rose. En général, c’est moins la longueur du trajet que les accidens du sol qui détermine l’assimilation plus ou moins complète des divers affluens ; et, en ceci, les glaciers ressemblent parfaitement aux rivières. Deux glaciers, confluant au-dessus d’un endroit très-incliné, ne maintiendront pas long-temps leur individualité ; leurs masses se confondront très-rapidement comme les eaux de deux fleuves qui rencontrent une cascade immédiatement au-dessous de leur point de confluence. Si, au contraire, le lit commun a une pente douce sur une grande étendue, les caractères individuels des divers affluens seront reconnaissables de fort loin ; le glacier de Zermatt est dans ce cas : son inclinaison est très-faible depuis la Porte-blanche jusque au-delà de la Furkeflue, où le dernier affluent, le glacier de la Furkeflue, vient apporter son tribut au bassin commun.

Curieux d’examiner de près ces caractères particuliers de chaque affluent, je traversai, avec mes compagnons de voyage, le glacier dans une direction oblique, en partant du pied du Riffel et me dirigeant sur le Mont-Rose. Le glacier de la Porte-blanche forme la bande riveraine de droite. Quoique son flanc ne soit que médiocrement incliné, il est cependant difficile à gravir, parce que la moraine, qui est étroite, n’en recouvre qu’une petite bande. Sa surface est complètement différente de celle de son voisin, le glacier de Gorner ; et cependant ces deux glaciers sont ici à environ deux lieues de leur confluence. L’affluent de la Porte-blanche, qui est de beaucoup le plus large, est très-accidenté ; sa surface est tellement parsemée de gravier qu’elle en paraît presque noire ; les crevasses y sont plus nombreuses que sur le glacier de Gorner. Celui-ci, en revanche, porte un grand nombre de tables, qui manquent complètement au premier ; les blocs dont sont formées ces tables, sont, pour la plupart, de larges dalles de serpentine schisteuse. À côté de ces tables nous remarquâmes une quantité de trous ou de baignoires ayant en général un demi-pied jusqu’à deux et trois pieds de diamètre et plusieurs pieds de profondeur. La plupart étaient remplis d’eau dont nous trouvâmes la température très-variable suivant qu’ils étaient ou non tapissés de gravier (voy. Chap. XV, De la température des glaciers). Dans l’un de ces creux la surface de l’eau était même recouverte d’une quantité de petits insectes noirs assez semblables à des Podures[1].

L’affluent du Mont-Rose, qui nous parut être le plus large, se distingue des deux précédens par son extrême blancheur. C’est ici que se trouvent ces grands creux que nous avions vus du sommet du Riffel et que nous étions si curieux d’examiner de près. Ce sont, pour la plupart, de vastes entonnoirs, rangés sur une immense ligne qui s’étend depuis la base du Mont-Rose jusque au-delà du Riffelhorn ; quelques-uns seulement sont remplis d’eau et ceux-là brillent au loin d’un magnifique azur. Les autres ont tous une issue inférieure, dans laquelle vont se perdre tantôt de petits filets d’eau, tantôt des torrens d’un volume considérable. Il me paraît incontestable que ces creux doivent leur origine à l’eau qui coule à la surface du glacier ; car je ne connais aucun autre glacier dont la surface soit sillonnée d’un aussi grand nombre de petites rigoles. Voici comment les choses se passent très-probablement : il suffit que deux ou trois filets d’eau au cours mobile et changeant se rencontrent ; par l’effet de leur température plus élevée que celle de la glace et à l’aide du gravier que quelques-uns charrient, ils déterminent un creux ; pour peu qu’il fasse quelques jours chauds consécutifs et que ces diverses rigoles continuent à suivre la même direction, les creux grandissent et s’évasent de plus en plus, et dès qu’ils trouvent une issue dans quelque caverne, la masse d’eau, qui s’était accumulée dans le creux, se précipite sous le glacier. Nous avons vu de ces entonnoirs qui avaient plus de trente pieds de diamètre et dans lesquels venaient s’engouffrer de véritables torrens. Il est impossible d’imaginer un plus beau spectacle que celui de pareilles rivières coulant ainsi dans des parois de glace et allant se perdre à grand bruit dans l’intérieur du glacier.

Ce qui tendrait à prouver que c’est de la manière que je viens d’indiquer que ces creux se forment, c’est qu’ils n’ont aucune espèce de fixité ; ils varient d’une année à l’autre, et il paraîtrait, au dire des habitans de la vallée, que, pendant telle année, il y en a beaucoup et, pendant telle autre, peu. Mais comment se fait-il, me demandera-t-on, que de pareils phénomènes ne se rencontrent pas aussi habituellement ailleurs ? Sans prétendre résoudre cette question d’une manière absolue, je pense que cela tient essentiellement à la position même du glacier. Placé au milieu de cette grande mer de glace, dont l’inclinaison est très-faible, le glacier du Mont-Rose, à raison même de cette position, ne peut avoir de nombreuses crevasses ; car, ainsi que nous le démontrerons plus bas, les crevasses affectent de préférence les rapides et les bords du glacier. La glace qui fond (et nous venons de voir que la masse d’eau qui s’accumule à la surface du glacier du Mont-Rose est très-considérable) doit donc nécessairement se frayer elle-même une issue, à défaut de crevasses ; et cela lui est d’autant plus facile que la glace de ce glacier n’a pas encore acquis en cet endroit la compacité et la dureté qu’elle a plus bas. Il est très-probable aussi que les flaques d’eau qui se forment aux points de jonction des glaciers du Gornerhorn et du Mont-Rose, contribuent à augmenter le nombre de ces entonnoirs et surtout à les rendre aussi considérables. Le glacier de la Porte-blanche a bien aussi quelques entonnoirs au-dessus de l’endroit où nous l’avons traversé, mais ils sont moins vastes, et si dans le dessin de pl. 1 et 2 ils paraissent être d’une certaine étendue, c’est parce qu’ils sont beaucoup plus rapprochés de l’arête d’où le panorama est dessiné que ceux du glacier du Mont-Rose.

J’ai observé des torrens semblables sur le glacier inférieur de l’Aar, qui sont assez volumineux lorsqu’il a plu, ou que la fonte de la surface est considérable ; mais comme ils rencontrent souvent des crevasses, ils s’y précipitent, en formant de magnifiques cascades, qui donnent lieu à autant de couloirs verticaux.


  1. M. Desor qui découvrit ces petits animaux et en recueillit plusieurs, les ayant laissé échapper en voulant les examiner, il nous fut impossible de les déterminer. Mais en ayant recueilli un très-grand nombre cette année sur le glacier inférieur de l’Aar, où je corrige cette épreuve à l’abri d’une cabane construite sur le glacier même, à environ 2 000 pieds au-dessus de la cabane de M. Hugi, dont il sera souvent question dans cet ouvrage, je puis ajouter ici que ce curieux insecte vit dans la glace même, jusqu’à plusieurs pouces de profondeur dans les petites fissures du glacier. Il me paraît constituer un genre nouveau de la famille des Thysanoures, que je décrirai plus tard, lorsque j’aurai à ma disposition les ouvrages et les collections nécessaires pour cela.