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Évangéline (trad. Poullin)/01/01

La bibliothèque libre.
Traduction par M. Poullin.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 15-22).

CHAPITRE PREMIER

paix et félicité



L e petit village de Grand-Pré, où se passèrent les scènes que nous allons raconter, s’élevait, solitaire et caché, sur les rives du bassin des Mines, au milieu d’une vallée fertile de l’Acadie. De vastes prairies, auxquelles il devait son nom, l’entouraient d’une ceinture verdoyante et servaient de pâturages à de nombreux troupeaux. Des chaussées élevées par la main des hommes, et qu’ils maintenaient avec une constante sollicitude, protégeaient le village contre les envahissements de la mer, tandis que des écluses, pratiquées d’endroits en endroits, permettaient aux eaux bienfaisantes de se répandre librement sur les prairies, pendant les temps de sécheresse.

À l’ouest et au midi, des champs de lin et de blé, de riches vergers annonçaient la fertilité de ce pays, que limitaient au nord d’immenses forêts séculaires et de hautes montagnes, couronnées par les brumes qui s’élevaient de l’Océan, sans jamais venir assombrir le village.

Entouré de métairies riches et florissantes, au milieu d’une nature si parfaitement harmonisée, le petit village acadien semblait être l’asile de la tranquillité et du bonheur. Les maisons solidement bâties, avec leurs charpentes de chêne ou de châtaignier, leurs toits de chaume et leurs pignons formant auvent au-dessus de la porte, rappelaient celles des anciens paysans normands. C’était pour les Acadiens un souvenir de la mère-patrie, qui, malgré l’éloignement, leur était toujours chère.

Pendant les calmes soirées d’été, lorsque le soleil éclairait de ses derniers rayons les rues du village, les femmes et les jeunes filles, coiffées de bonnets blancs comme la neige, et vêtues de jupes aux couleurs vives et variées, s’asseyaient devant leurs maisons, où elles filaient le lin nécessaire aux besoins du ménage, tandis qu’à l’intérieur se faisaient entendre les métiers bruyants et les navettes agiles des tisserands.

Bien souvent, le vénérable pasteur de la paroisse
Évangéline allant à l’Église, (page 20).
descendait gravement la rue du village, et les enfants suspendaient leurs jeux pour venir baiser sa main toujours prête à les bénir ; les femmes et les jeunes filles se levaient à son approche et l’accueillaient avec des paroles d’affectueuse bienvenue.

À l’heure du crépuscule, les travailleurs, après une journée de labeur, regagnaient leur demeure, et avec le coucher du soleil, le repos descendait sur le village. Alors, la cloche de l’église sonnait l’Angelus, des colonnes de fumée, s’élevant du toit de toutes les maisons, annonçaient le repas du soir, et les familles, séparées tout le jour, se trouvaient réunies dans leurs modestes demeures, où régnaient la paix et le contentement. Ainsi vivaient heureux, et pour ainsi dire à cœur ouvert, ces bons paysans, unis par une mutuelle affection et exempts de toute crainte humaine. Dans ce pays, où régnaient l’amour et la charité, il n’y avait ni barreaux aux fenêtres, ni verroux aux portes ; on n’y connaissait pas la pauvreté, car les biens du riche venaient en aide à ceux qui étaient moins favorisés des dons de la fortune.

À quelque distance du village, plus rapprochée du bassin des Mines, se trouvait la belle propriété de Bénédict Bellefontaine, le plus riche fermier de Grand-Pré ; il vivait de son bien, secondé par sa
Les jeunes filles filaient (page 16).
fille, l’aimable Évangéline, dont la modestie égalait la douceur.

La maison de Bénédict, solidement construite, s’élevait sur le flanc d’une colline qui dominait la mer, la porte d’entrée était protégée par un porche aux sculptures rustiques, garni de sièges et ombragé par un sycomore, qu’entourait une guirlande de chèvrefeuille. Un sentier, conduisant à un immense verger, allait se perdre ensuite dans les prairies. Sous le sycomore se trouvaient des ruches abritées par un petit toit semblable à celui de ces chapelles rustiques que l’on rencontre encore fréquemment en Normandie, et où le voyageur fatigué trouve un frais ombrage sous les arbres qui les entourent. En descendant la pente de la colline, on voyait le puits
La ferme de Bénédict (page 17).
mousseux, auprès duquel se trouvait l’auge pour abreuver les chevaux. Au nord, abritant la maison contre les orages et la tempête, étaient les bergeries et la basse cour, avec son peuple emplumé ; près de là étaient remisés les chariots aux larges roues, les charrues et les herses du vieux temps. Les granges, placées également de ce côté, formaient à elles seules un village ; elles étaient remplies de foin, dont l’odeur pénétrante se répandait au loin ; au-dessus, abrités par un toit de chaume, étaient aménagés les colombiers, où les pigeons faisaient entendre leur doux roucoulement, qui contrastait avec le grincement criard des girouettes tournant à tous les vents.

Bénédict Bellefontaine, le propriétaire de ce riche domaine, était âgé de soixante-dix ans ; mais il était encore robuste et vigoureux ; ses cheveux, blancs comme la neige, faisaient encore mieux ressortir la vigueur de son visage bruni par les années. Sa fille Évangéline, âgée de dix sept ans, gouvernait le ménage ; ses yeux, noirs comme la baie de l’épine sauvage, étaient pleins de douceur. Cette charmante enfant était la joie et l’orgueil du village ; tous l’admiraient quand, modeste et souriante, elle allait, à l’époque brûlante des moissons, porter aux travailleurs, à l’heure de midi, la boisson réconfortante qu’elle préparait elle-même à la ferme. Le dimanche, lorsque la cloche appelait à la prière les habitants du village, Évangéline, vêtue de sa cape normande et de sa jupe bleue, avec ses pendants d’oreilles transmis dans la famille de génération en génération, descendait la rue du village, et tous l’entouraient de la plus affectueuse sympathie.

À l’église, lorsqu’elle était agenouillée, son missel à la main, plus d’un jeune garçon jetait les yeux sur elle comme sur une sainte vénérée. Heureux celui qui pouvait toucher sa main ou le bord de son vêtement ! La pureté de sa conscience brillait sur son visage, ombragé par une chevelure noire comme l’ébène, et qui semblait éclairé d’un rayon de bonheur céleste. Sa vertu lui gagnait tous les cœurs, et aux fêtes du village c’était, parmi les jeunes gens, à qui s’approcherait d’elle pour lui serrer la main. Le fermier Bénédict avait pour intime ami Basile Lajeunesse, que tous appelaient Basile le Forgeron, homme puissant et considéré de tous, dans le village. Les enfants de ces deux hommes de bien avaient grandi ensemble comme frère et sœur ; aussi de tous les jeunes gens qui se pressaient autour d’Évangéline, Gabriel était-il le seul préféré ; il était du reste, depuis quelque temps déjà, le fiancé de la jeune Acadienne. Le père Félicien, à la fois le curé et le maître d’école du village, leur avait appris leurs lettres dans le même livre, ainsi que le chant des hymnes d’église.

Lorsque la leçon de chaque jour était terminée, les deux enfants se précipitaient dans la forge de Basile. Arrivés à la porte, ils regardaient d’un œil émerveillé le forgeron prendre le sabot du cheval dans son tablier de cuir et clouer le fer à sa place, pendant que, tout près de lui, le rond de fer d’une roue de charrette rougissait dans un cercle de feu ardent.

Souvent aussi, pendant les soirées d’automne, lorsque la forge semblait éblouissante de lumière au milieu des ténèbres, ils avaient observé le travail du soufflet, et lorsque les étincelles s’éteignaient dans la cendre, les deux enfants se mettaient gaiement à rire en disant : « Voilà les nonnes qui entrent dans la chapelle ! »

Il n’était pas rare non plus de les voir, en hiver, glisser à travers la prairie, sur des traîneaux, rapides comme l’aigle qui fond sur sa proie. D’autres fois, ils grimpaient sur les solives des granges, cherchant d’un œil ardent la pierre merveilleuse que, suivant une croyance populaire, l’hirondelle va recueillir sur le rivage de la mer pour guérir ses petits privés de la vue. Quel bonheur pour celui qui trouverait cette pierre enchantée !

Plusieurs années se passèrent ainsi, et déjà Gabriel et Évangéline n’étaient plus des enfants. Le fils du forgeron était devenu un robuste adolescent, et ses pensées, jusqu’alors indécises, avaient mûri. Évangéline était devenue une femme, et elle en avait déjà le cœur et les tendres espérances. Les villageois, dans leur langage imagé, l’avaient surnommée « Soleil de Sainte-Eulalie », voulant dire par là qu’elle apporterait dans la maison de son époux la joie et la prospérité, comme ce soleil répandait dans leurs vergers l’abondance et la richesse.