Évangéline (trad. Poullin)/02/01
CHAPITRE PREMIER
l’exil
e longues années s’étaient écoulées depuis
que Grand-Pré avait été livré aux flammes ;
depuis longtemps déjà, les vaisseaux
anglais avaient quitté la baie de Gaspereau, enlevant
à ses foyers tout un peuple condamné à un exil
sans terme et dont l’histoire moderne n’offre pas un
autre exemple. En quittant leur patrie, les Acadiens,
dispersés comme les flocons de neige chassés par les
vents du Nord, avaient abordé bien loin de là, sur
des rivages différents. Privés d’amis, de foyers et
d’espérance, ces infortunés erraient de cité en cité,
passant des lacs glacés du Nord aux savanes brûlantes
du Midi, des froides rives de la mer aux bords
luxuriants du Mississipi. Ils étaient à la recherche
d’amis et de foyers ; mais un grand nombre d’entre
eux, le cœur brisé et désespéré, renonçaient à
Elle parcourait les cimetières… (page 63).
trouver une âme affectueuse et une maison ouverte ; ils ne
demandaient plus à la terre qu’un tombeau. L’histoire de leur
douloureux pèlerinage est écrite sur les pierres funéraires des
cimetières.
Parmi eux, on remarqua longtemps une jeune fille paraissant
n’avoir d’autre soin que d’attendre, en allant et venant sans
cesse. Son maintien humble et modeste, son âme bonne et
résignée, sa jeunesse et sa beauté attiraient vers elle tous les
cœurs. On sentait que, dans sa vie, il y avait quelque chose
de manqué, d’incomplet, d’inachevé, comme si une belle
journée d’été s’arrêtait brusquement dans son cours. En présence
du malheur qui l’avait frappée, blessée dans ses affec
Ma fille, prends patience… (page 65).
tions les plus chères, la vie lui apparaissait comme un vaste
désert dont les sentiers étaient marqués par les tombes de ceux
qui l’avaient précédée dans cette voie de chagrin et de martyre,
d’illusions à jamais mortes et perdues.
Parfois elle séjournait dans les villes ; puis, pressée par une inquiétude intérieure, poussée par cette soif insatiable de recherches qui dévorait son âme, elle reprenait sa course sans fin et son stérile labeur. Elle parcourait les allées des cimetières, arrêtant ses yeux sur les croix et les pierres tombales, pensant que son fiancé pourrait bien être sous ces tombes sans nom, auprès desquelles elle s’asseyait, et où elle aurait voulu reposer à côté de lui.
D’autres fois, sur un bruit, sur un chuchotement saisi au passage, elle poursuivait sa marche. Il lui arrivait aussi de s’entretenir avec ceux qui avaient rencontré et connu Gabriel ; alors elle les interrogeait longuement, espérant toujours découvrir le lieu de sa retraite ; mais ils l’avaient vu, il y avait bien longtemps, et toujours dans des endroits éloignés dont ils avaient même oublié le nom.
« Gabriel Lajeunesse ! disaient-ils, oh ! parfaitement. Oui, nous l’avons vu en compagnie de Basile le forgeron. Ils ont gagné tous deux les prairies. Ce sont de rudes coureurs des bois, et on les cite parmi les chasseurs et les trappeurs. »
« Gabriel Lajeunesse ! disaient les autres ; certes, nous l’avons rencontré. Il est voyageur[1] dans les basses terres de la Louisiane. »
Puis certains ajoutaient :
« Pauvre chère petite ! À quoi bon cette longue
attente et cette préoccupation unique pour une même
personne ? N’y a-t-il pas d’autres jeunes gens que
Gabriel, en qui trouver la bonne mine, la tendresse,
la franchise du cœur et la droiture du caractère ? Vois
Baptiste Leblanc, le fils du notaire ; il y a longtemps
Le marinier sonnant dans sa trompe, (page 69). qu’il t’aime, celui-là. Allons, mets ta main dans la
sienne, et sois heureuse. »
Alors Évangéline répondait avec une mélancolique sérénité :
« Impossible ; ma main sera à celui-là seul à qui j’ai donné mon cœur. »
Alors, le Père Félicien, son ami et son conseiller, lui disait en souriant :
« Ma fille, c’est le Seigneur qui parle par ta bouche, prends patience ; poursuis ton œuvre, remplis ta mission de tendresse. Celui qui souffre sans se plaindre est fort, et Dieu aime les cœurs fermes et résignés. Reste fidèle à ta tâche d’affection. »
Encouragée par ces paroles, Évangéline prenait patience et espérait, poursuivant chaque jour sa course errante, sans savoir si jamais elle atteindrait le bonheur qu’elle rêvait, et qui semblait fuir devant elle…
- ↑ Nom donné aux Canadiens qui transportent les fourrures.