Évelina/Lettre 11

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 39-53).


LETTRE XI.


Suite de la Lettre d’Évelina.


Mardi matin, 5 avril.

J’ai bien des choses à vous dire, et je passerai la matinée à vous écrire. Je m’étois proposé, à la vérité, d’employer mes soirées à vous rendre compte des aventures du jour ; mais cet arrangement devient impossible : les divertissemens de cette capitale sont poussés si avant dans la nuit, que si je voulois m’occuper encore après le souper, il me faudroit renoncer entièrement au sommeil.

Nous avons passé hier une soirée des plus extraordinaires. Comme nous étions invitées à ce qu’on appelle ici un bal privé, je comptois n’y trouver qu’une douzaine de personnes : au lieu de cela, je suis tombée au milieu d’un demi-monde. Imaginez-vous deux grandes salles, remplies autant qu’elles pouvoient l’être ; dans l’une, on avoit dressé des tables à jeu pour les femmes mariées ; l’autre étoit pour la danse. Ma mère (car madame Mirvan me nomme toujours sa fille) nous dit qu’elle resteroit avec Marie et moi, jusqu’à ce que nous fussions pourvues de danseurs, et qu’ensuite elle iroit faire sa partie.

Les hommes passoient et repassoient devant nous, sembloient se dire qu’ils étoient sûrs de nous, comme si nous n’étions-là que pour attendre l’honneur, de leurs ordres. Ces messieurs se promenoient d’un air distrait et nonchalant, vraisemblablement pour nous tenir en suspens. Miss Mirvan et moi, nous ne fûmes pas les seules qui eûmes à nous plaindre ; aucune des femmes ne fut mieux traitée. J’étois piquée au point que je résolus de me passer de la danse, plutôt que de supporter de telles manières, et d’accepter le bras du premier venu qui daigneroit me l’offrir.

Un jeune homme qui nous avoit déjà fixées depuis quelque temps assez cavalièrement, s’avança vers moi sur la pointe des pieds : un petit souris de commande et un ajustement de fat, indiquoient assez qu’il cherchoit à s’attirer les yeux de l’assemblée, quelque laid qu’il fût d’ailleurs.

Il se prosterna jusqu’à terre, et en me présentant la main avec un geste infiniment étudié, il me dit d’un ton de voix fort niais : « Est-il permis, madame » ? Puis il se tut un moment, et se mit en devoir de prendre mon bras. Je le retirai, et j’eus de la peine à m’empêcher de lui rire au nez. « Vous voudrez bien, madame, continua-t-il en affectant de s’interrompre à tout moment, » m’accorder l’honneur et l’avantage, — si je n’ai pas le malheur d’arriver trop tard, — pour vous demander l’honneur et l’avantage ». — Et il voulut de nouveau s’emparer de ma main. Je baissai la tête, je le priai de m’excuser, et je me tournai vers miss Mirvan, car je riois tout de bon. Il me demanda alors si quelqu’un plus fortuné que lui l’avoit déjà devancé. Je lui répondis que non, et qu’apparemment je ne danserois pas du tout. Il me répliqua qu’il ne s’engageroit pas de son côté, dans l’espérance de me voir changer encore de résolution ; et, après avoir marmotté quelques propos ridicules, dans lesquels il mêla les mots de chagrin et de malheur, il se retira avec son air souriant qui ne l’avoit pas quitté un instant.

Pendant ce petit dialogue, miss Mirvan, comme nous nous le rappelâmes ensuite, s’étoit entretenue avec la dame du logis. Bientôt après un autre jeune homme, âgé d’environ vingt-six ans, mis avec élégance, quoique sans fatuité, et d’une très-belle figure, m’accosta d’un air poli et galant, et me pria de lui faire l’honneur de lui accorder mon bras, si je n’étois pas encore engagée. Je ne vis pas trop quel pouvoit être l’honneur qui lui en viendroit ; mais ces sortes de phrases sont de simples façons de parler, qu’on emploie indifféremment et sans distinction de personne.

Je fis la révérence, et suis sûre que je rougissois ; l’idée de danser en présence de tant de monde, et sur-tout avec un inconnu, me déconcerta : cependant la chose étoit inévitable ; car j’eus beau promener mes regards dans la salle, je n’y rencontrois personne qui ne fût étranger pour moi. Je donnai donc le bras à mon cavalier, et nous allâmes joindre les rangs.

Les menuets étoient finis avant que nous arrivassions ; nos marchands de modes n’avoient été prêts que fort tard.

Mon danseur témoigna une grande envie de lier conversation avec moi ; mais je fus tellement intimidée, que je pouvois à peine proférer une parole ; et si je n’avois pas été honteuse de changer d’avis à chaque instant, je serois retournée à ma chaise pour ne pas danser de toute la soirée.

Il fut surpris de mon embarras, qui n’étoit que trop visible. Je ne sais ce qu’il pensa de moi ; mais il ne me dit plus rien, et je ne pus pas prendre sur moi de lui avouer que mon trouble venoit de ce que je n’étois pas accoutumée à danser en grande société.

Sa conversation étoit pleine de bon sens et d’esprit, son air et son abord noble et aisé, ses manières douces, polies et engageantes, sa figure élégante, et sa physionomie la plus animée et la plus expressive que j’aie jamais vue.

Peu après, miss Mirvan prit sa place à côté de nous ; elle vint me dire à l’oreille que mon cavalier étoit un homme de condition. Cette découverte ne servit qu’à augmenter mon désordre. « Combien il aura de regret, me disois-je, d’avoir fait tomber son choix sur une petite campagnarde, sans usage du monde, qui craint à chaque pas de faire une incongruité » !

L’idée de me voir engagée avec un homme, à tous égards si fort au-dessus de moi, m’avoit déjà jetée dans la plus grande confusion, et vous pensez bien que je ne fus pas trop rassurée en entendant dire à une dame qui passa devant nous : « Voilà une danse des plus difficiles »

« Oh ! dans ce cas, dit Marie à son danseur, je vous demande la permission de ne pas en être, et d’attendre la suivante ».

« J’en ferai autant, ajoutai-je ; car également je ne m’en tirerois pas ».

Marie me répondit qu’il falloit en prévenir mon cavalier, qui s’étoit détourné pour parler à quelqu’un. Je n’eus pas le courage de lui adresser la parole, et nous nous glissâmes tous trois hors des rangs, pour nous asseoir au bout de la salle.

Malheureusement pour moi, miss Mirvan se laissa entraîner de nouveau dans la danse ; et au moment où elle se leva, elle s’écria : « Ma chère, je vois là-bas votre cavalier, le lord Orville, qui court la salle pour vous chercher ».

Je la suppliois de ne pas m’abandonner ; mais elle le devoit. J’étois plus mal à mon aise que jamais ; j’eusse donné tout au monde pour trouver madame Mirvan, et pour la prier de me justifier dans l’esprit du lord ; car que pouvois-je alléguer pour excuser mon impolitesse ? Il devoit me prendre pour une imbecille ou pour une folle. Quelqu’un qui connoît le monde et ses usages, ne peut se faire une idée du trouble dont j’étois agitée.

J’étois dans la plus grande confusion ; j’observois qu’il me cherchoit par-tout d’un air embarrassé : mais quand je vis à la fin qu’il s’avançoit vers l’endroit où j’étois, je pensai tomber à la renverse. Je ne me sentois pas en état de l’attendre ; car je ne savois que lui dire. Je me levai donc, et je me précipitai dans la salle du jeu, bien résolue de passer le reste de la soirée à côté de madame Mirvan, et de ne pas danser du tout. Mais avant que de la découvrir, mylord Orville me joignit.

Il s’informa si j’étois incommodée. Vous vous imaginez sans doute, monsieur, combien je fus déconcertée. Au lieu de répondre, je baissois sottement la tête, et je fixois mon éventail.

Il me demanda d’un ton grave et respectueux, s’il avoit eu le malheur de me déplaire.

« Non certes, répliquai-je ». Et pour changer de conversation et prévenir de nouvelles questions, je le priai de me dire s’il n’avoit pas vu la jeune dame avec laquelle j’avois parlé tantôt.

« Non : mais ordonnez-vous que j’aille la chercher» ?

« Point du tout ».

« Y a-t-il quelqu’autre à qui vous souhaiteriez de parler » ?

Je lui dis que non, avant que de savoir que je répondois.

« Aurai-je l’avantage de vous offrir quelques rafraîchissemens » ?

Je fis une inclination de tête sans le vouloir, et il partit comme un éclair.

Je commençois à me fâcher contre moi-même, et je me remis assez pour m’appercevoir de la ridicule figure que je faisois ; mais j’étois trop hors de moi pour penser ou pour agir convenablement.

Si le lord n’avoit été de retour dans un clin d’œil, je me serois peut-être échappée une seconde fois. Il m’apporta un verre de limonade. Dès que je l’eus pris, il me dit qu’il se flattoit que je lui accorderois l’honneur de ma main pour la danse qu’on venoit de commencer.

Le souvenir de la conduite puérile que j’avois tenue auparavant, fit renaître mes craintes plus que jamais. Je tremblois de danser devant tant de monde, et avec un homme de ce rang. Je crois qu’il remarqua mon embarras, car il me supplia de reprendre ma place, si la danse ne m’amusoit pas : je n’eus garde d’accepter la proposition, car je n’avois déjà fait que trop de sottises ; à peine cependant pouvois-je me soutenir sur mes jambes.

Préparée de la sorte, il est aisé de s’imaginer que je me tirai très-mal d’affaire. Je m’attendois à voir le lord outré de la mauvaise étoile qui l’avoit guidé dans son choix ; mais, à ma grande consolation, il parut assez content ; il m’avoit aidée et encouragée de son mieux. Ces gens du monde ont trop de présence d’esprit pour découvrir jamais leur trouble et leur mauvaise humeur, quand même ils en auroient le cœur navré : eussé-je été la première personne de l’assemblée, il n’auroit pu me traiter avec plus d’égards et de politesse.

Je ne parvins point à me remettre, pas même après la danse ; mon cavalier me présenta un siége, en me disant qu’il ne souffriroit point que je me fatiguasse par complaisance.

Avec un peu plus d’habileté, ou seulement avec un peu plus de courage, j’aurois pu lier une conversation très-intéressante. Je vis alors que la naissance du lord Orville étoit son moindre mérite, et qu’il se distinguoit bien plus par son esprit et ses manières. Rien de plus juste et de plus piquant que ses remarques sur l’ensemble de notre société. Je ne conçois pas comment je pus rester aussi indifférente ; mais je me rappelois toujours le misérable rôle que j’avois joué en présence d’un observateur si délicat ; et ce qui m’empêcha de goûter ses plaisanteries, c’est ce qui excita ma compassion pour d’autres. Cependant, je n’avois pas le courage ni de prendre leur défense, ni de railler à mon tour ; je me bornois à écouter dans un profond silence.

Voyant que cet entretien ne faisoit pas fortune, il se mit à parler des assemblées publiques, des concerts ; mais il ne tarda pas à s’appercevoir que je n’en avois aucune idée.

Enfin, il laissa tomber la conversation, avec une adresse infinie, sur les agrémens et les occupations de la campagne.

Pour le coup, je ne devois plus douter que son intention ne fût de me mettre à l’épreuve, et qu’il vouloit essayer s’il n’y avoit aucun moyen de me faire parler. Cette réflexion mit de nouveau mon esprit à la gêne ; j’en demeurai aux monosyllabes, et encore tâchai-je de les éviter tant que je pouvois.

Mylord Orville continuoit à donner cours à sa belle humeur, et moi je tenois toujours la tête sottement baissée. Au moment que j’y pensois le moins, ce même fat qui m’avoit demandée précédemment, s’approcha avec un air d’importance ridicule ; et, après deux ou trois grandes révérences, il dit : « Je vous demande pardon, madame, — et à vous aussi, mylord, — de ce que j’interromps un entretien aussi agréable, — qui sans doute vous amuse davantage — que les offres que j’eus l’honneur de vous faire tantôt ; mais — »

Je partis, à ce mot, d’un grand éclat de rire : je rougis de ma sottise ; mais je ne pus m’en empêcher. Figurez-vous, d’un côté, ce petit-maître avec son air présomptueux ; une tabatière à la main ; de l’autre, la physionomie de mylord Orville, où se peignoit la plus extrême surprise, — et je vous demande s’il y avoit moyen de tenir son sérieux ?

Je riois pour la première fois, depuis que miss Mirvan m’avoit quittée, et pendant tout ce temps j’avois été plus disposée à pleurer qu’à rire. Mylord Orville me regarda avec attention : le petit-maître, dont j’ignore le nom, étoit furieux ; il me dit d’un air de suffisance : « Arrêtez, madame, je vous prie ; seulement un instant, je n’ai qu’un mot à vous dire. — M’est-il permis de savoir par quel accident j’ai été privé de l’honneur de danser avec vous » ?

« Par quel accident » ! repris-je très-étonnée.

« Oui, madame, sans contredit, et je prendrai la liberté de vous faire remarquer qu’il n’y a qu’un accident très-peu ordinaire qui puisse engager une demoiselle de votre âge à commettre une impolitesse ».

Une idée confuse me passa alors par la tête, que je pouvois avoir manqué à quelque usage reçu dans les grandes assemblées. Je me rappelois, en effet, d’avoir entendu autrefois, qu’après avoir refusé un cavalier, il n’en falloit plus accepter. Étourdie que j’étois ! je l’avois oublié. Je demeurois interdite ; et tandis que cette idée me poursuivoit, mylord Orville répondit avec chaleur : « Monsieur, cette dame n’est pas capable de mériter un tel reproche ».

Cet homme insupportable (car, en vérité, je suis très en colère contre lui) fit une profonde révérence ; et avec un souris grimacier des plus choquans, il répondit : « Mylord, loin de faire un reproche à madame, j’ai assez de discernement pour reconnoître le mérite supérieur qui vous a valu la préférence». Il fit une seconde révérence, et s’en alla.

Y eut-il jamais quelque chose d’aussi insolent ? Je mourois de honte. « Le fat » ! s’écria mylord Orville ; et moi, sans savoir ce que je faisois, je me levai de ma chaise fort à la hâte ; et en m’en allant, je disois : « Où donc peut être madame Mirvan ? on ne la voit plus ».

« Permettez, dit mylord, que j’aille » m’en informer ». Je repris ma chaise, n’osant lever les yeux. Que devait-il penser de moi, de toutes mes bévues, de cette préférence supposée ?

Il revint dans un moment, et me rapporta que madame Mirvan étoit au jeu ; mais qu’elle seroit charmée de me voir. J’y allai incessamment. Je pris le seul siége qui étoit vacant, et mylord Orville nous quitta, à ma grande satisfaction. Je racontai mes désastres à madame Mirvan : elle eut la bonté de se faire des reproches de ne m’avoir pas mieux instruite ; mais elle m’avoit crue au fait de ces petits usages. Quoi qu’il en soit, il est à croire que notre homme s’en tiendra à sa belle harangue, sans pousser, son ressentiment plus loin.

Mylord Orville ne fut pas long-temps absent. Il m’invita de retourner à la danse ; J’y consentis de la meilleure grace qu’il me fut possible. J’avois eu le temps de me remettre, et j’avois résolu de faire un effort pour réparer, s’il y avoit moyen, mes premières sottises ; et quoique je fusse déplacée avec un homme du rang et de la figure de mylord Orville, j’aurois desiré de ne pas lui faire honte, puisqu’il avoit eu le malheur de me choisir.

Il parla peu, et la danse fut bientôt finie ; je n’avois donc pas eu l’occasion de remplir mon intention. Je pensois d’abord que les peines inutiles qu’il avoit prises auparavant, pouvoient l’avoir dégoûté ; puis l’idée me vint que peut être il auroit appris qui j’étois. Nouveau trouble de ma part ; et, au lieu de faire parade de mon esprit, comme je me l’étois proposé, je retombai dans mon ancien état de stupidité. Ennuyée, honteuse et mortifiée, je demeurai tranquille, jusqu’à ce que nous nous retirâmes ; ce qui heureusement arriva bientôt. Lord Orville me fit l’honneur de me présenter la main pour me conduire au carrosse ; et, chemin faisant, il me remercia de l’honneur que je lui faisois. Oh, ces gens à la mode !

Que direz-vous, mon cher monsieur, de cette soirée ? n’est-elle pas, en effet, des plus extraordinaires ? Je n’ai pu vous épargner ces détails, qui sont tous fort neufs pour moi. Mais il est temps de finir. Je suis avec un attachement respectueux, &c.

Évelina.