Évelina/Lettre 13

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 63-84).


LETTRE XIII.

Suite de la précédente.
Jeudi, 12 avril.

Mon cher monsieur,

Nous revînmes si tard, ou plutôt si matin du ridotto, qu’il n’y eut plus moyen de vous écrire. Il est vrai que nous n’y allâmes qu’à onze heures du soir : cela vous effraiera, mais c’est l’heure reçue. Quel terrible renversement, dans l’ordre de la nature ! ces gens-ci dorment en plein jour, et veillent au clair de la lune.

La salle étoit magnifique, l’illumination et les décorations brillantes, une compagnie choisie et bien mise. J’aurois dû commencer par vous dire que je me laissai entraîner de nouveau dans une assemblée.

Miss Mirvan dansa un menuet ; mais je n’eus pas le courage de suivre son exemple. Nous fîmes un tour de promenade ; je vis de loin le lord Orville ; mais il ne nous apperçut point. Comme il n’étoit d’aucune partie, je pensois qu’il pourroit bien encore se mettre de la nôtre ; et quelque peu d’envie que j’eusse de danser, j’aurois mieux aimé que ce fût avec lui qu’avec un inconnu. Rien n’étoit plus ridicule que de supposer qu’il me feroit l’honneur de danser avec moi, après ce qui s’étoit passé entre nous ; mais j’étois assez folle pour m’y attendre : vous allez en juger par ce qui suit.

Miss Mirvan fut incessamment engagée ; un jeune homme d’une trentaine d’années, bien mis et de bonne mine, me fit l’honneur de me demander. Le cavalier que Marie avoit choisi, étoit un gentilhomme de la connoissance de madame Mirvan ; elle nous avoit dit qu’il ne convenoit point qu’une demoiselle dansât avec un inconnu dans les assemblées publiques ; aussi n’étoit-ce pas là mon idée. Je ne voulus pas me priver tout-à-fait de la danse, et je n’osois pas refuser celui-ci pour accepter ensuite tel autre qui auroit pu se présenter. Ainsi, pour ne pas m’exposer à renouveler la scène du bal, je pris sur moi de dire à l’inconnu (je rougis de vous l’avouer), que j’étois déjà engagée ; moyennant quoi, je crus me ménager une ressource, et demeurer maîtresse de mes volontés.

Ma conscience me trahit, car l’inconnu me regarda comme s’il n’ajoutoit point de foi à ma réponse ; et au lieu de s’en contenter et de me quitter, comme je l’espérois, il resta à côté de moi, et lia la conversation avec autant de familiarité, que si nous avions été d’anciennes connoissances. Il m’importuna surtout par ses questions réitérées sur le cavalier auquel j’étois engagée, et finit par me dire : « Je ne comprends pas qu’un homme dont vous avez daigné accepter le bras, tarde tant à venir profiter de cette faveur ».

Je me sentis très-embarrassée, et je proposai à madame Mirvan de nous asseoir ; elle eut la bonté d’y consentir. Le capitaine prit sa chaise à côté de la sienne ; et l’inconnu ayant jugé à propos de nous suivre, se mit à ma droite.

« Quelle insensibilité ! madame, continua-t-il ; vous manquez la plus belle danse du monde : cet homme doit avoir perdu la tête ; qu’en pensez-vous vous-même » ?

« Rien du tout », répondis-je avec un peu de confusion.

Il me fit excuse de la liberté de sa remarque, en ajoutant : « Je ne reviens pas de mon étonnement ; peut-on être jusqu’à ce point ennemi de soi-même ? Mais, où peut-il être, madame ? a-t-il quitté la salle ? ou n’y a-t-il pas été du tout» ?

« En vérité, repris-je avec humeur, je n’en sais rien ».

« Je ne m’étonne plus, madame, de vous voir émue ; rien n’est plus choquant. Voilà la plus belle partie de la soirée perdue. Il ne mérite pas que vous l’attendiez ».

« Je ne m’en mets pas en peine, monsieur, et je vous prie de ne pas… »

« Cela est humiliant ! une dame qui attend son cavalier ! fi donc ! le négligent ! qui peut le retenir ? Me permettez-vous de l’aller chercher » ?

« Si vous voulez, monsieur », répondis-je fort à la hâte ; car je tremblois que madame Mirvan ne nous écoutât ; elle paroissoit déjà très-surprise de me voir en conversation avec un étranger.

« De tout mon cœur ! quel habit porte-t-il » ?

« Je n’y ai pas fait attention ».

« Foin de lui ! il a osé se présenter devant vous dans un habit qui ne valoit pas la peine d’être remarqué ! le gredin » !

Je ne pus m’empêcher de rire, et je crains que cette imprudence ne l’ait encouragé à continuer.

« Charmante créature ! pouvez-vous supporter avec tant de douceur un traitement aussi malhonnête ? Pouvez-vous, comme la Patience personnifiée, sourire après un semblable affront ? Quant à moi, quoique je ne sois point l’offensé, je suis tellement indigné, que je voudrois le tenir pour lui faire faire quelques tours de salle à bons coups de pied ! à moins cependant (ajouta-t-il en hésitant et en me fixant avec attention) » que ce cavalier ne soit un être de votre création » ?

J’étais honteuse au-delà de toute expression, et je ne pus rien répondre.

« Mais non, reprit-il avec chaleur, vous ne sauriez être si cruelle ! la douceur est peinte dans vos yeux. Pourriez-vous être assez barbare pour vous jouer ainsi de mon malheur » !

Je fus choquée de cette sottise, et je me détournai. Madame Mirvan s’apperçut de mon embarras, et ne sut qu’en penser ; la présence du capitaine m’empêcha de le lui expliquer. Je la priai de faire un tour de salle : elle s’y prêta, et nous nous levâmes tous. Mais le croirez-vous, monsieur ? l’inconnu eut le front de se lever en même temps, et marcha à côté de moi, comme s’il avoit été des nôtres.

« Pour le coup, dit-il, j’espère que nous trouverons l’ingrat. Est-ce celui-là » ? et il me montra un vieux boiteux ; — « ou cet autre » ? et de cette façon il fit la revue de tous les personnages âgés ou difformes de la salle. Je ne lui répondis plus rien ; et lorsqu’il vit que je m’obstinois à garder le silence, et que je doublois le pas sans prendre garde à lui, il frappa du pied en colère, en s’écriant : « Fou ! imbécille ! nigaud » !

Je le fixai avec un mouvement de surprise. « Oh ! madame, continua-t-il, pardonnez mon emportement ; mais j’enrage de l’idée, qu’il puisse y avoir un misérable qui fasse si peu de cas d’une félicité pour laquelle je donnerois ma vie ! Oh ! que ne puis-je le trouver ! vous verriez. — Mais je m’emporte de nouveau : pardonnez, madame ; mes passions sont violentes, et je ne puis digérer l’affront qu’on vous fait ».

Je commençois à craindre que cet homme ne fût pas dans son bon sens, et je le considérois d’un air étonné : « Je vois, madame, que vous êtes émue. Ô généreuse créature ! Mais ne vous alarmez point, — je redeviens calme, — je le suis déjà. Oui, sur mon ame, je le suis : tranquillisez-vous, la plus aimable des mortelles, je vous en supplie ».

« Monsieur, lui répondis-je très-sérieusement, je dois vous demander instamment de me laisser. Je ne vous connois point, et je ne suis nullement accoutumée, ni à vos propos, ni à vos manières ».

Ceci produisit quelque effet. Il me salua profondément, me fit ses excuses, et me protesta que pour tout au monde il ne m’offenseroit point.

« Si cela est, monsieur, je vous prie de me quitter ».

« Je m’en vais, madame, je m’en vais » ! Il prononça ces paroles d’un ton vraiment tragique, et aussi-tôt je le perdis de vue ; mais à peine avois-je eu le temps de me féliciter de son absence, que je le vis reparoître.

« Pouviez-vous réellement me laisser partir sans le moindre regret ? Pouvez-vous me voir souffrir des tourmens inexprimables, et conserver toutes vos bonnes graces pour l’infidèle qui vous abandonne ? L’ingrat ! le fat ! je serois capable de le régaler d’une bastonnade ».

« Au nom du ciel, s’écria madame Mirvan, de qui monsieur parle-t-il » ?

« Qu’est-ce donc que tout cela » ? interrompit le capitaine.

L’inconnu lui fit une profonde révérence, et lui dit : « Il ne s’agit, monsieur, que d’une petite difficulté ; cette jeune demoiselle me refuse l’honneur de danser avec moi, et je tâche de la fléchir. Vous m’obligerez sensiblement, si vous voulez bien vous employer en ma faveur ».

« Cette dame, répondit froidement le capitaine, est la maîtresse de faire ce qu’il lui plaît » ; et il s’en alla sur-le-champ.

Alors mon persécuteur se retournant poliment vers madame Mirvan, lui dit : « Obtiendrai-je donc, madame, de vos bontés, un mot d’intercession » ?

« Monsieur, reprit-elle, je n’ai pas l’avantage de vous connoître ».

« Dès que je serai connu, madame, je me flatte que vous m’honorerez de votre suffrage ; mais il seroit bien plus généreux de m’accorder votre protection avant que de me connoître ; j’ose garantir que vous n’aurez pas lieu de la » regretter ».

Madame Mirvan lui répondit avec quelque embarras : « Je suis persuadée, monsieur, que vous êtes un parfaitement galant homme, mais…

« Eh quoi ! madame, vos doutes une fois levés, pourquoi ce mais » ?

« Eh bien ! monsieur, reprit madame Mirvan avec un sourire indulgent, je vais vous rendre franchise pour franchise ; voyons l’effet que cela produira. Sachez donc une fois pour toutes… ».

« Pardonnez, madame, interrompit-il avec impatience, et de grace quittez ce ton, une fois pour toutes ; je ne vois pas que ma trop grande franchise mérite un reproche. Si vous voulez m’imiter, mes chères dames, que ce soit, je vous prie, pour m’excuser ».

Nous étions surprises l’une et l’autre de l’étrange conduite de cet homme.

« Soyez au-dessus de votre sexe, continua-t-il en m’adressant la parole : une seule danse, je n’en demande pas davantage. Oubliez l’ingrat qui a tant abusé de votre patience ».

Madame Mirvan, tout étonnée, me demanda : « De qui parle-t-il donc ? Vous ne m’avez pas dit… ».

« Oh ! madame, s’écria-t-il, il n’en valoit pas la peine : c’est lui faire trop d’honneur ; n’en parlons plus. Une seule danse, c’est l’unique faveur que je sollicite : permettez que cette jeune dame me l’accorde ; j’en serai reconnoissant toute ma vie ».

« Monsieur, une faveur et un inconnu, sont deux idées que j’ai de la peine à combiner ».

« Si vous avez réservé jusqu’ici vos bontés pour vos seuls amis, faites aujourd’hui, pour la première fois, une exception en ma faveur ».

« En vérité, monsieur, je ne sais que répondre ; mais… ».

Il opposa à ce mais tant d’instances pressantes, qu’à la fin madame Mirvan me dit qu’il falloit me résoudre à danser avec lui, ou bien nous retirer pour éviter ses importunités. Je balançois entre cette alternative ; mais cet homme impétueux fit tant, que je me vis obligée de lui abandonner ma main.

Ainsi son obstination déterminée l’emporta, et je fus assez punie de m’être éloignée de la vérité.

Avant que la danse s’engageât, il se montra toujours fort irrité contre mon cavalier, et il mit tout en usage pour me faire avouer que je l’avois trompé ; rien n’étoit plus clair, mais je ne voulus pas m’humilier au point d’en convenir.

Le lord Orville ne dansa pas du tout ; il paroissoit fort répandu, et changeoit à tout moment de cotterie ; mais vous concevez que je ne fus pas trop à mon aise, lorsque quelques minutes après je le vis s’avancer vers la place que je venois de quitter, et accoster madame Mirvan.

Quelle fatalité, me disois-je, de n’avoir pas résisté plus long-temps aux importunités de cet inconnu ! Je voulus le quitter au moment même où nous étions entrés en danse ; mais il me retint, en me disant que ce seroit lui faire un affront, et que je ne pouvois pas rejoindre ma partie, avant d’avoir fini nos tours. Comme j’étois peu au fait de tous ces usages, il fallut bien m’assujettir à sa direction. Il s’apperçut de mon embarras, et m’en demanda la raison : « Pourquoi cette inquiétude ? pourquoi détourner toujours ces beaux yeux » ?

« Je voudrois, monsieur, que vous-même vous parlassiez moins ; vous m’avez déjà gâté toute cette soirée ».

« Bon dieu ! qu’ai-je donc fait ? par où ai-je mérité ce mépris » ?

« Vous m’aviez tourmentée ; vous m’avez contrainte d’abandonner mes amis, et vous me forcez à danser malgré moi ».

« Assurément, ma chère dame, nous devrions être meilleurs amis, puisqu’il y a tant de rapport dans la franchise de nos caractères. — Si vous étiez moins aimable, croyez-vous que je pourrois supporter un tel affront » ?

« Si je vous ai offensé, vous n’avez qu’à me laisser ; je ne demande pas mieux ».

« Eh ! ma chère enfant, reprit-il en souriant, où avez-vous pris une pareille éducation. Il faut que vous soyez bien sûre de l’effet de vos charmes ; ce petit emportement ne sert qu’à embellir votre teint ».

« Il se peut monsieur, que vos airs hardis fassent fortune chez les personnes avec lesquelles vous êtes accoutumé de vivre ; mais avec moi… »

« Vous me rendez justice, madame ; je gagne en effet à être connu, et j’espère que vous serez contente de moi dans la suite. »

« J’espère bien que cela n’arrivera jamais ».

« Ô chut, s’il vous plaît ! Avez-vous oublié dans quelle situation je vous ai trouvée ? Négligée, abandonnée, trahie comme vous étiez ; je vous ai suivie, adorée ; et sans moi… ».

« Sans vous, monsieur, j’eusse été peut-être plus heureuse ».

« Comment donc ! que dois-je penser de ce sans vous ? Votre cavalier seroit-il venu ? Le pauvre garçon ! ma présence lui fait-elle peur » ?

« Je souhaite que la sienne puisse vous tenir en respect ».

« Sa présence ! vous le voyez donc » ?

« Peut-être », m’écriai-je, excédée de ses railleries.

« Où donc ? où ? montrez-moi, je vous supplie, ce misérable ».

« Misérable, monsieur » ?

« Oui, ce sauvage, ce pied-plat, ce poltron, ce mortel méprisable ».

Je ne sais où j’avois la tête, mais mon orgueil étoit blessé, et ma patience étoit à bout. En un mot, j’eus la folie de jeter un regard sur mylord Orville, et je répétois : « Mortel méprisable, dites-vous » ?

Il suivit mes yeux, et me dit : « Est-ce là ce beau monsieur » ?

Je ne répondis rien ; je n’osois dire ni oui ni non, et j’espérois d’être délivrée de mes tourmens par cette équivoque.

Dès que la danse fut finie, je voulus rejoindre madame Mirvan.

« Votre cavalier, je suppose » ? répondit-il gravement.

Cette parole me confondit ; je tremblois que cet homme dangereux ne s’adressât au lord Orville sans le connoître, et ne lui tînt quelque propos qui découvrît la ruse à laquelle j’avois eu recours. Folle que j’étois, de m’attirer de tels embarras ! Je craignois actuellement ce que je souhaitois auparavant ; et pour éviter le lord Orville, je n’eus d’autre parti à choisir, que de proposer une seconde danse. Je mourois de honte et de dépit.

« Mais votre cavalier, madame, reprit-il avec affectation, ne trouvera-t-il pas mauvais que je vous retienne trop long-temps ? Si vous le permettiez, j’irois lui demander son consentement ».

« Gardez-vous-en ».

« Qui est-il, madame » ?

J’aurois voulu être à cent lieues d’ici ; il répéta sa question : « Comment l’appelez-vous ? — Qu’importe. — Son nom, disiez-vous ? — Je n’en sais rien ».

Il prit un air de suffisance, et me répliqua : « Quoi ! madame, vous ne le savez pas ? Souffrez donc que je vous donne un petit conseil ; c’est de ne jamais danser, dans un endroit public, avec un homme dont vous ignorez le nom. Un inconnu souvent n’est qu’un aventurier, un homme sans aveu ; et voyez à quels inconvéniens cela peut vous exposer ».

Peut-on s’imaginer quelque chose de plus ridicule ? Je ne pus m’empêcher de rire, malgré la confusion où j’étois.

Dans cet instant, madame Mirvan et mylord Orville s’avancèrent vers nous. Vous ne doutez pas que je n’eus bientôt repris mon sérieux ; mais quelle fut ma consternation, quand cet homme, destiné à être mon fléau, s’écria : « Ah ! mylord Orville, je n’avois pas l’honneur de vous connoître. Mais que direz-vous de mon usurpation ? Vous m’avouerez cependant qu’une capture comme celle-là n’étoit pas à négliger ».

Ma honte et ma confusion étoient inexprimables. Qui pouvoit prévoir que cet homme connoissoit le lord Orville ? Hélas ! le mensonge est aussi peu sûr qu’illicite !

Mylord Orville paroissoit stupéfait, et avec raison.

« Tout le monde, continua ce misérable, n’a pas votre sang-froid, mylord ; j’ai eu de la peine à me mettre bien dans l’esprit de cette dame, et je n’ose pas trop me flatter d’avoir réussi. Vous seriez fier, mylord, si vous saviez avec quelle difficulté j’ai obtenu l’honneur d’une seule danse ».

Je perdis toute contenance. Mylord Orville demeura immobile. Madame Mirvan me regarda avec surprise. Mon persécuteur s’étant tourné vers moi, s’empara de ma main ; et en la présentant au lord, il lui dit : « Jugez avec quel regret je vous cède cette belle main » !

Je rougis jusqu’au blanc des yeux : je voulus retirer ma main, Orville la baisa respectueusement, et répondit : « Vous me faites trop d’honneur, monsieur » ; et s’adressant à madame Mirvan : « Je me féliciterai d’en profiter, si madame permet que je cherche quelqu’un pour faire sa partie ».

Je ne pus supporter l’idée de le contraindre à danser malgré lui, et je m’écriai avec impatience : « Non, absolument pas, je vous supplie ».

« Ordonnez-vous, me dit l’odieux inconnu, que je me charge du soin de trouver la partie de madame » ?

« Non, monsieur», lui répondis-je en lui tournant le dos.

« De quoi est-il question, ma chère » ? demanda madame Mirvan.

« De rien, madame, de rien du tout ».

« Mais danserez-vous, ou non ? Vous voyez que mylord vous attend ».

« J’espère que non, je vous prie ; je ne saurois pour tout au monde… Je suis sûre que… ».

J’avois perdu la parole ; et cet effronté, résolu d’approfondir si je l’avois trompé ou non, s’adressa de nouveau au lord Orville, qui ne savoit quel parti prendre : « Mylord, lui dit-il, je m’en vais vous expliquer en deux mots cette affaire, qui paroît actuellement un peu embrouillée. — Cette dame m’a proposé une seconde danse ; rien ne pouvoit m’être plus agréable : mon intention étoit seulement de vous demander votre consentement : si vous me le donnez, nous serons tous d’accord ».

J’étois indignée. « Non, monsieur, lui dis-je ; il n’y a que votre absence qui puisse nous mettre d’accord ».

« Au nom du ciel ! interrompit madame Mirvan, qui ne put retenir plus long-temps sa surprise, » que veut dire tout ceci ? Étiez-vous déjà engagée ? Mylord Orville a-t-il… ».

« Non, madame, m’écriai-je ; je ne connoissois pas monsieur ; et voilà pourquoi je voulois… je cherchois… je… ».

Accablée de tout ce qui venoit de se passer, je n’eus pas le courage d’achever cette humiliante explication ; les forces me manquèrent, et je ne pus plus retenir mes larmes.

Ils se regardoient tous avec étonnement.

« Qu’avez-vous, ma chère enfant » ? me dit madame Mirvan avec le plus tendre intérêt.

« Qu’ai-je fait » ! s’écria le mauvais génie qui étoit la cause de tout ce désordre ; et il s’enfuit promptement pour chercher un verre d’eau.

J’en avois dit assez pour faire deviner au lord tout le reste de ce mystère. Il approcha un siége, et me dit d’une voix basse : « Ne soyez pas inquiète, je vous supplie ; vous ferez toujours honneur à mon nom, quand vous voudrez bien vous en servir ».

Cette politesse me soulagea un peu. Un murmure général avoit alarmé miss Mirvan, qui vint me trouver aussi-tôt. Elle me fit prendre un verre d’eau que mon bourreau venoit d’apporter ; après quoi mylord Orville le pria de se retirer.

« Au nom du ciel, madame, m’écriai-je, laissez-moi m’en aller ; je n’y puis tenir davantage ».

« Nous nous en irons tous », répondit ma bonne Marie.

« Mais que dira le capitaine ? J’aurois mieux aimé partir seule en chaise à porteurs ».

Madame Mirvan y consentit, et je me levai pour sortir. Mylord Orville et l’inconnu m’accompagnèrent. Le premier me présenta la main avec une complaisance que j’avois peu méritée ; l’autre me suivit pour m’importuner de ses excuses. J’aurois voulu faire les miennes au lord ; mais je n’en eus pas le courage.

J’arrivai au logis vers une heure. Les domestiques de madame Mirvan me virent rentrer.

Après cela serai-je encore tentée de retourner aux assemblées ? Que penserez-vous de moi, mon très-cher et très-honoré monsieur ? Vous aurez besoin de toute votre partialité pour me recevoir à mon retour avec indulgence.

Mylord Orville a fait demander ce matin de nos nouvelles, et sir Clément Willoughby (c’est le nom de mon persécuteur) a passé ici lui-même ; j’ai refusé de descendre tant qu’il y a été.

Je sais maintenant à quoi m’en tenir sur la conduite choquante et ridicule de ce Willoughby.

J’ai appris par miss Mirvan que c’est le même homme qui a parlé de moi avec si peu de ménagement au bal de madame Stanley. Il lui plut alors de dire au lord Orville, qu’il étoit bien aise de savoir que j’étois une petite sotte ; il se crut donc autorisé à donner libre carrière à son impertinence. Quoi qu’il en soit, je me soucie fort peu de ce qu’il pense de moi. Mais mylord Orville ! s’il m’a pris d’abord pour une imbécille, il doit m’accuser à présent de témérité et de présomption. Me servir de son nom ! quelle hardiesse ! Encore, s’il savoit ce qui y a donné lieu ; il doit s’imaginer que c’étoit par un excès de vanité. Je suis déterminée à quitter cette méchante ville dès demain, et jamais je n’y remettrai les pieds.

Le capitaine se propose de nous faire voir ce soir les Fantoccini. Je ne puis pas souffrir ce capitaine ; vous ne sauriez vous faire une idée de sa grossièreté. Je suis heureuse qu’il n’ait pas assisté au dénouement de la fâcheuse aventure d’hier ; il n’auroit fait qu’augmenter mon trouble : peut-être s’en seroit-il diverti, car il ne rit jamais qu’aux dépens d’autrui.

Voici la dernière lettre que je vous écris de Londres. — J’en suis très-aise ; car je connois trop peu le monde, pour me gouverner convenablement dans une grande ville, où tout est neuf pour moi, où je rencontre à chaque pas les choses les plus bizarres.

Adieu, mon cher monsieur. Que le ciel me ramène en sûreté chez vous ! Que ne puis-je retourner dans cet instant même à Berry-Hill ! mais cet empressement déplairoit à madame Mirvan ; ainsi je dois me taire. Je vous parlerai des Fantoccini, lorsque nous serons arrivés à Howard-Grove. Nous n’avons pas vu la moitié des endroits publics que l’on court actuellement ; ils sont en grand nombre, et on les trouve tous remplis.