Évelina/Lettre 23

La bibliothèque libre.
Évelina (1778)
Maradan (1p. 188-206).




LETTRE XXIII.


Continuation de la Lettre d’Évelina.


Mardi, 29 avril.

Je me sens aujourd’hui un fond de mélancolie, à laquelle je ne suis pas accoutumée. Le moment approche où nous allons quitter Londres, et déjà nous sommes occupés des préparatifs du voyage. Cette lettre terminera donc le récit de mes aventures de la capitale. Dès que vous aurez complété mon journal, je vous prie, mon cher monsieur, de me dire ce que vous en pensez ; ne m’épargnez pas vos remarques.

Nous nous sommes rendus au Panthéon vers les huit heures. J’ai été frappée de la beauté du bâtiment, qui surpassoit de beaucoup mon attente. Il ressemble plus à une chapelle qu’à un endroit destiné aux plaisirs : charmée de la magnificence de la salle, je n’y retrouvai ni la gaîté, ni la frivolité de Ranelagh ; je dirai plutôt qu’elle a quelque chose de solemnel qui dispose au respect ; mais peut-être pourtant ne produit-elle cet effet que sur une novice comme moi.

Notre partie étoit composée du capitaine, de madame et de miss Mirvan. Madame Duval passa la journée dans la cité, et je n’en fus pas fâchée.

L’assemblée étoit nombreuse. La première personne que nous vîmes, fut sir Clément Willoughby. Il nous joignit avec sa familiarité ordinaire, et il ne nous quitta plus de la soirée. Sa présence m’embarrassoit ; je ne pouvois le regarder ni l’entendre parler sans me rappeler l’aventure du carrosse ; mais, à ma grande surprise, il ne parut pas déconcerté du tout, quelque forte raison qu’il eût de rougir de sa conduite. Cette effronterie me fit regretter la facilité avec laquelle je lui avois pardonné ; un peu plus de rigueur auroit servi du moins à le rendre plus circonspect.

On exécuta, au milieu d’un babil perpétuel, un très-bon concert. J’ai trouvé en général peu de tranquillité dans ceux auxquels j’ai assisté. Tout le monde admire la musique, et personne ne l’écoute.

Nous ne vîmes mylord Orville que dans la salle à thé, qui est dans un vaste souterrain. Il vint auprès de nous ; je crois qu’il étoit engagé dans une grande compagnie de dames ; je remarquai M. Lovel parmi les hommes qui en étoient.

J’étois indécise s’il convenoit de remercier mylord Orville de la manière généreuse dont il m’avoit délivrée des persécutions de cet homme. — Comme il avoit informé madame Mirvan de sa démarche, dans le dessein de me la confier, je craignis qu’il y eût de l’ingratitude à la passer sous silence. J’aurois pu cependant m’épargner la peine de cette incertitude, puisque je n’eus pas une seule fois occasion de parler sans être entendue de sir Clément. Celui-ci se montra extrêmement officieux, et à chaque parole que je disois, il s’inclinoit vers moi avec autant d’empressement que si je m’étois adressée à lui en particulier : ce n’étoit pourtant pas mon intention, car, loin d’entrer en conversation avec lui, je ne daignai pas le regarder.

Madame Mirvan, sans être instruite de l’aventure de l’opéra, désapprouva d’ailleurs la trop grande assiduité de sir Clément : elle m’a fait observer, qu’il est indécent qu’une jeune demoiselle paroisse si souvent en public avec le même cavalier ; et je suis persuadée qu’elle en parleroit au capitaine, si notre séjour à Londres étoit de quelque durée. C’est toujours M. Mirvan qui introduit sir Clément dans nos parties ; ses airs de familiarité ne suffiroient pas pour l’y faire admettre.

À la table de mylord Orville se trouvoit un gentilhomme ; — je l’appelle ainsi parce qu’il étoit en si bonne compagnie, — qui, depuis le moment que j’eus pris place, me regarda fixement en face, sans détourner les yeux pendant tout le temps qu’on servit le thé. Il devoit s’appercevoir aisément que j’étois choquée d’un procédé aussi peu mesuré ; et, en effet, j’étois surprise de ce qu’un homme de la société de mylord Orville pût se permettre des libertés aussi insultantes. J’avois mauvaise opinion de son éducation, et mes soupçons furent confirmés, lorsque je lui entendis dire à l’oreille de sir Clément, mais assez haut pour que je n’en perdisse rien : « Au nom du ciel, Willoughby, qui est cette charmante créature » ?

Je fus curieuse de la réponse, et je demeurai aux écoutes en tournant la tête d’un autre côté. Sir Clément m’étonna un peu, en disant à l’inconnu : « Je ne vous dirai pas, mylord, qui elle est ; je l’ignore moi-même ».

Un mylord ! Quelle singularité qu’un homme de distinction, accoutumé, selon les apparences, depuis sa plus tendre jeunesse à fréquenter les premières sociétés du royaume, puisse manquer de bonnes manières ! On trouveroit moins extraordinaire qu’il fût sans mœurs et sans principes. Sir Clément lui-même sembloit modeste en comparaison de ce personnage.

Pendant le thé, la conversation roula sur le temps, les modes, les endroits publics, et les deux tables y prirent également part. Sir Clément y donna lieu, en demandant à miss Mirvan et à moi, si le Panthéon avoit rempli notre attente. Nous lui répondîmes unanimement qu’il la surpassoit de beaucoup.

« Et supposé, dit le capitaine, qu’elles ne s’y plussent pas, croyez-vous qu’elles en conviendroient ? Il faut bien que ce qui est à la mode soit de bon goût, cela est tout clair : sans quoi, je veux être berné, si elles n’avoueroient que c’est l’endroit le plus maussade qu’elles aient jamais vu ».

« La beauté de ce bâtiment, reprit mylord Orville, ne désarme-t-elle pas votre critique ? Vos yeux ne vous disent-ils rien en sa faveur » ?

« Mes yeux ! s’écria le lord, dont je ne connois pas le nom, et qui peut s’en servir pour contempler des murailles et des statues inanimées, tandis que les objets vivans que je vois devant moi, excitent l’admiration la plus réfléchie » !

M. Orville. « Personne n’est assez insensé pour comparer les charmes puissans de la nature à la symétrie d’une architecture, quelque supérieurs qu’en soient le dessin et les rapports ; mais quand on peut réunir, comme ici, sous un même coup-d’œil l’art dans tous ses chef-d’œuvres, et la nature dans toutes ses perfections, je crois qu’on en est d’autant plus heureux ».

Sir Clément. « Sans doute, mylord, que l’œil tranquille d’un philosophe impartial peut embrasser l’un et l’autre avec autant d’attention que de sûreté ; mais lorsque le cœur n’est pas aussi bien sur ses gardes, il se mêle aisément de la partie ; et dès-lors l’objet choisi est le seul auquel il s’arrête : tout le reste lui paroît indifférent et insipide ».

Mylord Orville. « À Dieu ne plaise que je veuille disputer à la beauté son pouvoir magnétique ; j’avoue volontiers que, quoique nous n’ayons plus de bâtimens publics pour y placer nos dieux comme autrefois, nous avons du moins conservé nos déesses, devant lesquelles nous fléchissons le genou de bien bon cœur ». Il prononça ces paroles d’un grand air de gaîté, et il fit en même temps la révérence aux dames.

Le Capitaine. « Elles ne sont pas déesses pour rien ; car elles nous font payer diablement cher le plaisir de les voir. Au reste, je voudrois bien que vous me montrassiez ici un visage dont la simple vue valût une demi-guinée ».

L’Inconnu. « Une demi-guinée ! je donnerois la moitié de mon bien pour la vue d’une seule d’entre elles, à condition qu’il me fût permis de choisir. Peut-on mieux employer son argent qu’au service d’une belle femme » !

Sir Clément. « Si vos dames, mon capitaine, vous passent ce propos, vous pouvez vous flatter de trouver grâce devant toutes les autres ».

Mylord Orville. « Les dames de la société du capitaine lui pardonneront aisément ; il est impossible qu’elles se croient offensées ».

Le Capitaine. « Il faudroit qu’elles fussent furieusement entichées d’elles-mêmes, si elle prenoient toutes vos douceurs pour de l’argent comptant. Mais, après tout, je voudrois bien qu’un de vous autres connoisseurs me fît le plaisir de me dire quelle espèce d’amusement un endroit comme celui-ci peut donner à un homme qui, depuis long-temps, est las de courir après les beaux visages » ?

Tout le monde se mit à rire ; mais personne ne répondit.

Le Capitaine. « Eh bien ! nous voilà tous ébaubis, et personne de vous ne peut me résoudre cette question. Je soutiens donc que vous ne venez ici que pour faire parade de vos minois : encore une bonne moitié est-elle honnêtement laide ; et l’autre, Dieu me pardonne, semble à peine tenir à l’espèce humaine ».

M. Lovel. « Il ne nous convient pas, monsieur, de décider ce qui peut amener ici les dames ; mais, quant à nous ; je crois que nous n’y venons que dans le dessein de les admirer ».

Le Capitaine. « Si je ne me trompe, vous êtes le même que je vis l’autre soir à la comédie y — n’est-ce pas » ?

M. Lovel fit une inclination.

Le Capitaine. « Ah çà, messieurs, il faut que je vous compte un trait impayable. — À la fin du spectacle, ce galant homme nous demanda quelle étoit la pièce que l’on venoit de jouer. Que je meure si je vous ments ! ha ! ha ! ha » !

M. Lovel. « Si vous étiez fait, comme moi, au ton de la capitale, — ce qui, je présume, n’est pas trop votre cas, — cela ne vous paroîtroit pas si extraordinaire ».

Le Capitaine. « Comment, pas extraordinaire ? Si cela arrivoit tous les jours, je conseillerois, par la sambleu, d’envoyer ces gaillards à l’école s’amuser avec des contes de ma mère l’Oie, plutôt que de mettre le nez au spectacle. Vive, morbleu, la comédie ! ce n’est que là qu’on retrouve encore un grain de bon sens ; car, pour les autres endroits publics, je n’en donnerois pas un zeste. Par exemple, vos opéra, je voudrois bien savoir ce qu’il peut y avoir de joli ».

Mylord Orville étoit très en état de répondre ; mais il crut qu’il ne valoit pas la peine d’entrer en contestation avec le capitaine, sur un sujet auquel il n’entendoit rien, et qu’il sentoit tout aussi peu. Il se tourna donc vers nous, et dit : « Ces dames sont si tranquilles, et nous nous emparons seuls de la conversation, sans considérer que nous nous faisons le plus grand tort. — Je serois bien charmé, ajouta-t-il en s’adressant à miss Mirvan, de savoir quelle est l’idée que ces jeunes demoiselles ont de nos spectacles : ces objets doivent être tout nouveaux pour elles ».

Nous lui avouâmes toutes deux que nous nous étions mieux diverties à l’opéra que par-tout ailleurs. Nous eussions mieux fait de nous taire, car le capitaine, mécontent de notre réponse, nous coupa aussi-tôt la parole : « Qu’allez-vous demander là à ces filles ? croyez-vous qu’elles sachent jamais ce qu’elles veulent ? Nommez-leur tel amusement qu’il vous plaira, et vous êtes sûr qu’elles le trouveront supérieurement beau ; c’est une espèce de perroquets qui ont un babil d’instinct, et qui se répètent l’une l’autre : mais parlez-leur de cuisine, d’affaires de ménage, et vous verrez comme elles seront embarrassées. Quant à ces opéras, je prétends absolument qu’ils doivent leur déplaire, ce sont de pures sottises ; et vous surtout, Marion, je vous conseille, si vous faites quelque cas de mes bonnes grâces, de ne plus avoir un goût à vous en ma présence. Le monde est assez rempli de fous, sans que vous en augmentiez le nombre, et je ne veux pas qu’il soit dit que ma fille approuve ces sortes de fadaises. C’est une honte qu’on ne les abolisse pas ; et si on me laissoit faire, je casserois la tête à tous les magistrats qui s’aviseroient de les tolérer. Si vous avez envie de louer la comédie, passe encore, car je l’aime aussi ».

Cette réprimande nous ferma la bouche à toutes deux pour le reste de la soirée ; elle produisit même pendant quelques minutes un silence général : il fut interrompu par M. Lovel, qui n’avoit pas envie de laisser échapper l’occasion de riposter aux sarcasmes du capitaine. « Je ne suis pas surpris, monsieur, dit-il, de ce que nos amusemens les moins recherchés, soient précisément ceux qui vous plaisent le plus ; et parmi ceux-ci, c’est la comédie qui se retrouve le plus aisément en province : chaque village a presque sa troupe de comédiens, et une grange en forme de théâtre. La représentation des pièces est encore partout la même ; l’homme de rang y prend part aussi bien que la populace : on est rassemblé pêle-mêle dans un même cercle ; il n’y a pas d’endroit où les distinctions soient moins marquées ».

Le capitaine avoit l’air de ruminer le sens de la réflexion de M. Lovel ; mais mylord Orville pour le distraire, changea de conversation, et lui demanda ce qu’il pensoit du cabinet de Cox ?

« Je pense, répondit-il, qu’il ne vaut pas la peine qu’on y pense. Je n’aime point toutes ces fadaises-là ; cela est bon pour des singes, et encore en feroient-ils peut-être la grimace ».

Madame Mirvan demanda à mylord ce qu’il pensoit lui-même de cette collection.

« J’en admire le mécanisme, qui est des plus ingénieux ; c’est dommage seulement qu’on n’en ait pas tiré un meilleur parti : mais le but de tous ces ouvrages est si frivole, si éloigné de toute instruction et de toute utilité, qu’on ne peut s’empêcher, en quittant ce cabinet, de regretter que tant de travail et d’adresse soient si mal employés ».

« Le fait est, répliqua le capitaine, que dans cette grande ville il n’existe pas un seul endroit public excepté la comédie, où un homme, c’est-à-dire, un homme qui mérite effectivement d’en porter le nom ; n’ait à rougir de mettre le nez. L’autre jour, ils m’ont fait aller au Ridotto ; mais je vous proteste qu’on ne m’y reverra pas de si-tôt : j’aimerois autant commander un équipage de matelots français. — Après cela, vous avez votre Ranelagh, dont vous faites tant de bruit ; c’est bien encore l’endroit le plus ennuyant de la terre ! Il est pire que tous les autres ».

« Ranelagh ennuyant ! répéta-t-on de bouche en bouche ; et les dames, comme si elles s’étoient donné le mot, regardèrent toutes le Capitaine avec un sourire moqueur ».

« L’entrée, reprit M. Lovel, y est à bon marché ; mais cet endroit n’est pas fait pour le vulgaire : à moins qu’on n’y apporte une certaine connoissance du grand monde, un goût sûr, des liaisons avec les gens du bon ton, on doit s’y ennuyer de toute nécessité ».

« Ranelagh, s’écria le lord inconnu, est un endroit divin, un vrai paradis. Nous devrions y faire un tour encore ce soir ».

« Mais sans doute ; il n’est que dix heures », ajouta M. Lovel en tirant une belle montre. Les dames furent bien-tôt d’accord.

« Comment, diable, interrompit le capitaine, en appuyant les deux coudes sur la table, vous allez courir à Ranelagh à cette heure-ci » ?

« Et pourquoi non, lui demanda l’inconnu ? j’espère que vous serez de la partie ; du moins nous ne relâchons pas vos dames ».

« Moi ! que j’aille à Ranelagh ? Je voudrais plutôt…… »

Le même lord, me dit qu’il se flattoit que j’irois. Je lui répondis que je ne le croyois pas.

« Oh ! vous ne serez pas aussi cruelle ». Et en prenant ma main, il me débita toutes les belles paroles et toutes les douceurs qu’un païen peut dire à son idole. Je retirai ma main aussi vîte que je pus ; mais il la reprenoit à chaque moment ; et j’en fus d’autant plus confuse, que mylord Orville m’observoit d’un air fort sérieux.

N’avois-je pas raison, monsieur, d’être choquée de ce ton de familiarité ? Il n’appartenoit point à ce lord, malgré son rang, de me traiter aussi cavalièrement. Sir Clément me paroissoit être mal à son aise. Pendant ce temps, tout le monde fit ses efforts pour engager le capitaine de nous accompagner à Ranelagh, et le lord me dit que je lui déchirerois le cœur, si je refusois d’y venir.

Pendant cette conversation, M. Lovel s’approcha de moi ; et, en affectant un air de surprise, il me salua et me demanda des nouvelles de ma santé, en protestant, sur son honneur, qu’il ne m’avoit pas vue plutôt, sans quoi il n’auroit pas manqué de me rendre ses devoirs. Cette politesse étoit forcée ; mais elle me fit plaisir, puisqu’elle me prouva du moins qu’il avoit changé de manières à mon égard.

Le capitaine étoit toujours également éloigné de se rendre aux instances réitérées qu’on lui faisoit de tous côtés ; il jura qu’il ne vouloit plus entendre parler de cette partie.

« Mais, lui dit l’inconnu, s’il plaît à ces dames d’y aller prendre le thé, vous nous confierez pourtant le soin de les ramener chez elles ; c’est un honneur que chacun de nous ambitionnera ».

Le capitaine y consentit d’assez mauvaise grace ; et après avoir ajouté plusieurs propos désobligeans pour les dames de la société, il lâcha encore quelques sarcasmes des plus déplacés contre la nation française, et sortit brusquement.

Les dames se retirèrent bientôt après avec la plupart des cavaliers de leur société ; le lord étranger, sir Clément et mylord Orville restèrent avec nous.

Celui-ci fit plusieurs questions à madame Mirvan sur notre départ, tandis que l’autre s’épuisoit à me dire toutes sortes de jolies choses que j’écoutai avec beaucoup d’indifférence. Je ne pus cependant éviter de lui donner le bras en montant en voiture ; miss Mirvan accepta celui de sir Clément, qui n’avoit pas l’air content.

Quelle différence de caractère et de mœurs dans tous les rangs de la société ! Mylord Orville, d’une politesse qui ne se dément jamais ; qui n’excepte personne, est un homme modeste et sans la moindre prétention ; on diroit qu’il n’est pas accoutumé au grand monde, et il se doute à peine de tant de bonnes qualités qui le distinguent si supérieurement. Cet autre lord, au contraire, quoique prodigue en complimens et en belles paroles, me semble manquer entièrement d’une bonne éducation : tout ce qui frappe son imagination occupe d’abord toute son attention : il joint à beaucoup de hardiesse, de la hauteur avec les hommes, et un air de libertinage avec les femmes : fier de son rang, il s’exprime avec une familiarité qui approche de la grossièreté.

Nous ne restâmes pas long-temps à Ranelagh : de retour chez nous, nous eûmes à essuyer la mauvaise humeur du capitaine, qui étoit fort mécontent de la soirée.

Je comptois finir ici ma lettre ; mais dans cet instant nous avons reçu, à ma grande surprise, la visite mylord Orville ; il venoit, disoit-il, pour nous rendre ses respects avant notre départ, et pour s’informer de notre retour. Madame Mirvan lui dit que nous passions à la campagne, et que vraisemblablement ce seroit pour y fixer notre séjour. Cette réponse parut lui faire de la peine ; il nous témoigna ses regrets, dans des termes si polis, si flatteurs, si sérieux, que j’en fus presque chagrine moi-même. Si je partois directement pour Berry-Hill, je suis sûre que je ne sentirois que de la joie ; mais avec ce capitaine et avec madame Duval, quel plaisir puis-je me promettre à Howard-Grove !

Avant l’arrivée de mylord Orville, sir Clément s’étoit fait annoncer. Je l’ai trouvé plus sérieux que de coutume, et il a essayé plusieurs fois de me parler à l’oreille, m’assurant combien il souffroit de mon départ, et combien j’emportois ses regrets ; mais j’étois mal disposée, et ne lui répondois pas : en attendant, il s’est si bien insinué dans l’esprit du capitaine, que celui-ci l’a prié de venir nous voir à Howard-Grove. Cette invitation a éclairci sa physionomie, et dans le même moment mylord Orville s’est retiré.

Sans doute il a dû être choqué d’une distinction aussi impolie et aussi ridicule ; il étoit malhonnête d’inviter sir Clément en présence de mylord Orville, sans faire à celui-ci la même politesse. J’en fus bien fâchée, et j’ai quitté la chambre peu après lui. Sir Clément est encore resté, mais je ne descendrai pas avant qu’il soit parti.

Mylord Orville s’est, sans doute, apperçu de l’assiduité avec laquelle sir Clément tâche de me faire sa cour ; et, à en juger par les civilités déplacées du capitaine, il doit supposer que ce soupirant est écouté favorablement. Cette idée me tourmente cruellement, et j’ai beau faire, elle me revient toujours.

Adieu, mon très-cher monsieur, je vous supplie de m’écris incessamment. Quelle quantité de longues lettres dans quinze jours de temps ! je n’en écrirai peut-être jamais tant ; elles vous auront furieusement ennuyé : mais patience, je vous donnerai à présent du repos, car la suite de ma correspondance se bornera probablement à peu de chose.

Pardonnez toutes les inepties que je vous ai racontées, toutes les fautes dont je vous ai fait l’aveu ; vous ne m’en aimerez pas moins, et vous souffrirez que je me signe également,

Votre très-obéissante et très-affectionnée,
Évelina.