Évelina/Lettre 27

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 220-223).


LETTRE XXVII.


Lady Howard à M. Villars.
Howard-Grove.


La démarche que je me permets aujourd’hui, mon cher monsieur, doit vous convaincre plus que jamais de la haute idée que j’ai de votre intégrité. Je m’avise de vous conseiller dans une affaire où vous avez tout le droit de ne prendre conseil que de vous-même : mais je sais que vous êtes trop ami de la justice pour être attaché avec opiniâtreté à vos idées.

Madame Duval vient de proposer un plan qui a révolté toute ma famille, et contre lequel j’ai été une des premières à me récrier ; mais après y avoir réfléchi plus mûrement, les difficultés que j’y ai cru entrevoir disparoissent.

Il ne s’agit de rien moins que d’entamer un procès contre sir John Belmont, pour prouver la validité de son mariage avec miss Evelyn, et d’assurer par ce moyen ses biens à sa fille.

Je conçois, monsieur, qu’au premier coup d’œil ce projet n’aura pas votre approbation ; mais je sais aussi que vous êtes trop au-dessus des préjugés pour être rebuté par un petit nombre de circonstances désagréables, si le fond de l’entreprise conduit d’ailleurs à un but utile.

Votre aimable pupille, qui commence actuellement à entrer dans le monde, a trop de mérite pour rester cachée dans l’obscurité. Elle semble née pour être l’ornement de la société. La nature a répandu sur elle ses faveurs les plus précieuses, et l’éducation distinguée que vous lui avez donnée, a formé son esprit à un degré de perfection peu commun à son âge. Il n’y a que la fortune qui l’ait maltraitée jusqu’ici ; elle semble vouloir réparer ses torts, et elle lui ouvre aujourd’hui une carrière qui lui promet ce qui nous restoit encore à désirer pour elle.

J’ignore, monsieur, quels sont les motifs qui vous ont engagé à cacher si soigneusement la naissance et le nom de cette aimable enfant ; j’ignore pourquoi vous n’avez pas fait valoir plutôt ses prétentions à la charge de sir Belmont ; mais connoissant votre caractère et votre discernement, je respecte vos raisons sans vouloir les approfondir ; j’espère seulement qu’elles ne seront pas invincibles, car je ne saurois m’imaginer que le sort ait condamné à la retraite une jeune personne faite pour embellir le monde.

Je suis bien sûre que sir John Belmont, quelque méchant qu’il soit, ne verroit point cette fille accomplie, sans être fier de la reconnoître pour son enfant, sans lui assurer l’héritage de ses biens. L’admiration que sa beauté seule a excitée à Londres, est générale et madame Mirvan m’a avoué qu’elle y auroit trouvé les partis les plus brillans, sans l’obstacle de la naissance, dont on a même essayé de développer le mystère.

Seroit-il juste, monsieur, qu’une jeune personne qui promet tant, fût dépouillée d’une fortune et d’un rang qui lui reviennent de plein droit, et dont vous lui avez appris à faire un si noble usage ? Le mépris des richesses peut convenir à un philosophe ; mais les dispenser dignement, est un avantage bien plus réel pour le genre humain.

Dans une couple d’années, peut-être, notre projet ne sera pas plus praticable. Sir Belmont, quoiqu’à la fleur de son âge, mène une vie trop dissolue pour qu’elle puisse aller loin, et nous regretterons ensuite trop tard de n’avoir pas agi à temps ; car, après sa mort, toute discussion avec ses héritiers deviendra impossible et inutile.

Pardonnez, monsieur, le zèle avec lequel je vous parle ; mais je m’intéresse trop à votre pupille, pour ne pas prendre chaudement à cœur une affaire qui doit influer vraisemblablement sur le bien-être de toute sa vie.

Adieu, mon cher monsieur, répondez-moi au plus vîte.

Marie Howard.