Évelina/Lettre 42

La bibliothèque libre.
Évelina (1778)
Maradan (1p. 310-321).


LETTRE XLII.


Évelina à M. Villars.
Holborn, 9 juin.

Hier matin nous fûmes invitées à dîner et à passer la journée chez les Branghton ; M. Dubois, qui fut aussi de la partie, vint nous prendre, et nous accompagna à Snow-Hill.

Le jeune Branghton nous reçut à la porte, et m’annonça comme une grande nouvelle, que ses sœurs n’étoient pas encore habillées. « Venez, miss, il faut les surprendre ; je parie que vous les trouverez devant le miroir ».

Il voulut m’introduire chez elles, mais je l’en remerciai, et je préférai de rester avec madame Duval. M. Branghton père se chargea peu après de nous y conduire lui-même ; il fallut le suivre, et se résoudre à grimper les escaliers ; mais il n’eut pas plutôt ouvert la porte, que ses filles poussèrent de hauts cris. L’aînée sur-tout fut très-mécontente : « À quoi pensez-vous, papa, de nous amener du monde avant que nous soyons habillées » ?

M. Branghton. « Ayez-en honte, paresseuses ; voilà votre tante, la cousine, et M. Dubois, qui vous attendent ; où voulez-vous que je les laisse » ?

Miss Branghton. « Et qui leur a dit de venir si-tôt » ? Je croyois que miss se conformoit aux heures du grand monde, et je ne l’attendois pas encore.

Miss Polly. « Il n’y a qu’à les reconduire dans la boutique ; nous ne serons pas prêtes d’une demi-heure ».

M. Branghton se mit fort en colère, et fit un tapage horrible. Nous n’en fûmes pas moins obligés de redescendre, et de prendre place dans la boutique. Le frère se divertit beaucoup de ce que nous avions attrapé ses sœurs ; il jugea à propos de m’entretenir longuement de leur paresse, et des querelles qu’ils ont souvent ensemble.

Les demoiselles Branghton ayant enfin achevé leur toilette, vinrent nous joindre. Elles eurent un démêlé assez désagréable avec leur père, et elles répondirent très-impertinemment aux reproches justement mérités qu’il leur faisoit. Cette scène amusa beaucoup le frère, ce qui engagea une seconde querelle :

« Et de quoi riez-vous, monsieur Tom ? il vous sied bien de vous moquer de nous quand papa nous gronde ».

« Qu’est-il besoin que vous passiez la moitié de la journée à la toilette ? Vous n’êtes jamais prêtes, vous autres ».

« En tout cas, cela ne vous regarde point ; mêlez-vous de vos affaires, et laissez-nous avoir soin des nôtres. Jeune drôle comme vous êtes, savez-vous le temps qu’il faut à une femme pour finir sa toilette » ?

« Jeune drôle ! en effet, vous seriez bien aises un jour d’être à mon âge, quand vous serez devenues vieilles filles ».

Ce dialogue amusant fut poussé jusqu’au moment où on servit le dîné. Nous remontâmes ; chemin faisant, miss Polly me confia que sa sœur avoit demandé la chambre de M. Smith, mais qu’il l’avoit refusée, en prétextant que, dans une occasion pareille, on y avoit répandu de la graisse ; que cependant nous y prendrions le thé, et que je devois m’attendre à voir un homme de bon ton mis avec élégance, qui fréquente les bals et les assemblées, et tient un domestique en livrée.

Nous fîmes un très-mauvais repas : des mets mal apprêtés, le service partagé entre une servante et les jeunes Branghton, des querelles sans fin ; tout cela ne contribua pas à nous égayer, et bien moins encore à faire ressortir l’air de prétention et de fête qu’on affecta d’attacher à ce régal.

À l’issue du dîné, miss Polly me proposa de descendre pour voir les passans.

Le jeune Branghton. « Vous aimez furieusement à faire les badaudes. Ça n’est pas votre beauté pourtant qui devroit vous y engager, car des visages comme les vôtres feroient peur aux chevaux ».

Miss Polly. « Il appartient bien à un magot comme vous de parler de beauté ; mais je vous conseille de ne pas prendre ces airs, sans quoi je dirai à miss ce que vous savez ».

Le jeune Branghton. « Je m’en moque, dites-lui tout ce qu’il vous plaira ».

Je les priai de se tranquilliser, puisque je ne prétendois pas savoir leurs secrets.

Miss Polly. « Ah ! vous les saurez cependant ; pourquoi mon frère s’avise-t-il de faire l’impertinent ? L’autre soir — ».

Le jeune Branghton. « Halte-là, Polly, si vous ne voulez qu’à mon tour je raconte votre dernière aventure avec M. Brown. Nous serons bientôt quittes, je vous en avertis ».

Miss Polly rougit ; et pour détourner la conversation, elle me proposa une seconde fois de descendre dans la boutique, en attendant que nous pussions entrer chez M. Smith.

Miss Branghton. « C’est ce que nous pouvons faire de mieux, cousine ; notre rue est un grand passage, et vous verrez bien du beau monde : c’est notre amusement favori quand nous sommes parées ».

Le jeune Branghton. « Elles ne feroient que cela toute la journée, si mon père les laissoit faire ; mais ce n’est pas tout-à-fait la même chose quand vous les voyez le matin en négligé sale et en bonnet de nuit ; alors elles restent nichées en haut dans leur chambre. Quelquefois je leur envoie le jeune Brown ; cela les déconcerte horriblement ; elles courent, elles se cachent, elles crient comme des folles. Pour achever ensuite la pièce, je me mets à rosser les chats ; cela fait un chorus, un vacarme de tous les diables ».

Ce beau récit donna lieu à une nouvelle dispute, qui dura jusqu’à ce que nous fûmes convenus que nous descendrions tous dans la boutique.

En passant devant la chambre de M. Smith, miss Branghton eut soin de dire assez haut pour être entendue, qu’elle étoit surprise de ce qu’on tardoit tant à nous ouvrir cet appartement. Ce fut autant de peine perdue ; M. Smith fit la sourde oreille, et nous laissa continuer tranquillement notre chemin.

Nous trouvâmes dans la boutique un jeune homme habillé de noir, appuyé contre le mur, les mains jointes et les yeux fixés contre terre ; toute son attitude annonçoit un homme mélancolique, absorbé dans une profonde rêverie. Il se retira dès qu’il nous apperçut ; et comme je vis que personne ne faisoit attention à lui, je ne pus m’empêcher de m’informer qui il étoit.

Miss Branghton. « Ce n’est qu’un pauvre poète écossais ».

Miss Polly. « Qui meurt de faim, je pense ; car Dieu sait de quoi il vit. ».

Le jeune Branghton. « De son savoir, apparemment. N’est-ce pas tout ce qu’il faut à un poète » ?

Miss Branghton. « Sur-tout à un poète comme celui-là, fier et gueux ».

Le jeune Branghton « Mais, avec tout cela, il faut bien qu’il vive et qu’il mange : d’ailleurs, il n’est pas Écossais pour rien ; ces gens ne viennent ici que pour vivre à nos dépens ».

La situation de cet étranger excita à la fois ma compassion et ma curiosité ; et je témoignai quelque envie de savoir d’autres détails.

J’appris alors qu’il demeuroit dans la maison depuis trois mois ; que dans les premiers temps, il s’étoit mis en pension chez les Branghton ; mais que bientôt après il s’étoit retiré de leur table. « Depuis cette époque, ajouta miss Polly, on ne lui a vu prendre aucune nourriture, et Dieu sait s’il a de quoi mettre sous la dent. Il a toujours eu un air abattu ; mais pendant l’espace d’un mois, il nous a paru plus endormi que jamais : il a pris le deuil tout d’un coup, sans qu’on sache pour qui, ni à quelle occasion : nous croyons que c’est uniquement par goût ; car personne ne se met en peine de lui, et nous doutons qu’il ait une famille. Ce qu’il y a de plus certain, c’est qu’il est en arrière de trois semaines de loyer, et ses fonds doivent être très-bas : quelques pièces de vers que nous avons trouvées de temps en temps dans sa chambre, nous font juger qu’il est poète, ou du moins qu’il a un coup de hache ».

Ils me montrèrent quelques fragmens confus, écrits sur des feuilles volantes, sans ordre, ni liaisons : ils portent tous l’empreinte d’une humeur mélancolique. J’y ai distingué un morceau que je crois digne d’être conservé ; j’en ai pris copie, et je vous le transcris ici.

« Ô vie humaine ! douloureux et pénible mélange singulier de tous les maux, de toutes les vicissitudes de la nature ! tantôt tu flattes les malheureux mortels des plus belles espérances, et tantôt tu les accables du poids cruel du désespoir. Ô homme ! esclave de l’orgueil, tu ressembles à un enfant capricieux, qui, sans connoître ce qui lui est utile, ne trouve du plaisir que dans les choses qu’on lui refuse, et du dégoût que dans ce qui lui est accordé !

» Ô toi ! dont la durée est si précaire et si courte, en bute au vice et à la folie, toujours tourmentée par l’indigence, la honte et les remords ! ô vie ! à mesure que tu avances tes pas pénibles, tu sembles offrir à la jeunesse des couronnes et des fleurs, et tu réserves à la vieillesse des herbes venimeuses ; tu ne cesses de reproduire, sous des formes nouvelles, les maux les plus cruels » !

Ce morceau pathétique annonce un cœur en proie à la plus vive douleur. L’auteur m’intéresse ; il doit lui être arrivé de grands malheurs : mais je ne conçois pas comment il peut se résoudre à rester avec des personnes aussi insensibles, et qui le méprisent, tant à cause de sa pauvreté, que par préjugé national. Il faut qu’il ait de puissans motifs pour supporter leur dureté ; peut-être, hélas ! est-ce la nécessité seule qui lui fait la loi. Je le plains sincèrement, et je voudrois être en état de lui donner quelque secours.

Dans cet intervalle, le domestique de M. Smith vint avertir, miss Branghton qu’elle pouvoit disposer actuellement de la chambre de son maître, parce qu’il alloit sortir.

Ce message gracieux n’augmenta guère ma curiosité de faire la connaissance de M. Smith ; son offre fut cependant acceptée avec empressement par les demoiselles Branghton, et elles m’invitèrent d’en profiter ; je les priai de souffrir que j’allasse tenir compagnie à madame Duval en attendant le goûter.

Je retournai donc en haut, accompagnée du jeune Branghton, qui me fit l’honneur de me présenter sa main, et je demeurai avec madame Duval jusqu’à ce qu’on nous appelât pour prendre le thé ; alors nous descendîmes tous.

Les demoiselles Branghton étoient assises dans l’une des croisées, et M. Smith étoit appuyé nonchalamment contre celle qui étoit à l’autre extrémité de la chambre. Ils se levèrent tous dès que nous entrâmes, et M. Smith, pour montrer qu’il étoit le maître du logis, me conduisit fort obligeamment vers un fauteuil qui étoit placé au haut bout ; il ne fit attention à madame Duval qu’après que je me fus levée pour lui céder mon siége.

M. Smith se mit peu en peine du reste de la compagnie ; et s’attachant à moi seule, il entama la conversation dans un style galant, qui m’étoit également nouveau et désagréable. Il est vrai que sir Clément Willoughby m’a assez accoutumée aux complimens et aux propos doucereux ; mais son langage, quoique trop recherché, est du moins celui d’un homme comme il faut, et il y auroit de l’injustice à le mettre en comparaison avec les habitans de cette maison. M. Smith veut paroître gai et spirituel ; mais sa vivacité est maussade, et toutes ses manières me déplaisent au point que si j’avois à choisir entre sa pétulance et la stupidité, je me déciderois pour celle-ci, fût-elle même aussi hébêtée que Pope nous la dépeint.

M. Smith me fit mille excuses de ce qu’il avoit refusé sa chambre pour le dîner, et il ajouta qu’il n’auroit assurément pas commis cette impolitesse, s’il avoit eu l’honneur de me voir plutôt ; qu’il se croiroit trop heureux si, dans la suite, je voulois bien disposer de lui. Je lui répondis que tous les appartemens de cette maison m’étoient également indifférens, et en cela j’accusois juste.

« À vous dire vrai, madame, les demoiselles Branghton n’ont soin de rien, sans quoi ma chambre seroit très-fort à leur service. Je ne demande pas mieux que d’obliger le beau-sexe ; c’est-là mon fort : mais la dernière fois que je les reçus chez moi, elles ont mis la chambre dans un état à faire peur. Or, quand on aime la propreté, comme moi, vous sentez bien que cela ne fait pas plaisir. Quant à vous, madame, ce n’est pas la même chose ; et, je vous le proteste, dût-on ruiner tous mes meubles, je ne croirai pas avoir acheté trop cher le plaisir de vous être utile ; trop heureux encore de ce que je possède une chambre qui soit digne de vous recevoir » !

Je ne vous citerai plus rien de notre conversation ; il suffira de vous dire que je fus obsédée pendant toute la soirée de cet ennuyant personnage : il eut tout le temps d’excéder ma patience, malgré les efforts qu’il fit pour paroître à son avantage.

Adieu, mon cher monsieur, je suppose que vous serez las d’entendre parler de ces gens-ci : mais il faut bien que je vous entretienne d’eux ; car je ne vois pas d’autre société. Heureux le moment où je pourrai les quitter et retourner à Berry-Hill !