Évelina/Lettre 46

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 348-367).


LETTRE XLVI.


Continuation de la Lettre d’Évelina.
Holborn, 7 juin.

M. Smith réussit hier à lier une partie pour le Vauxhall. Madame Duval, M. Dubois, les Branghton, M. Brown, en étoient, et moi aussi ; car, malgré tous mes efforts, il faut que j’en passe par tout ce qu’ils veulent.

Il fut convenu que nous partirions à huit heures en barque. Une course sur la Tamise étoit une nouveauté pour moi ; j’avoue que je fis le trajet avec un vrai plaisir.

Le jardin du Vauxhall est beau, mais trop régulier ; j’y voudrois moins d’allées tirées au cordeau, moins d’uniformité. L’illumination, et la société brillante qui s’assemble en cercle près de l’orchestre, offrent un coup d’œil admirable, et si j’avois été en meilleure compagnie, je crois que je me serois plu beaucoup dans cet endroit. Nous y avions une assez bonne musique, et entr’autres un concert de hautbois, qui fut supérieurement bien exécuté : cet instrument est d’un grand effet en plein air.

M. Smith s’attacha encore à me faire sa cour avec autant d’assiduité que de hardiesse ; il m’excéda bientôt, et je m’en tins au seul M. Dubois : il est honnête et respectueux, et depuis que j’ai quitté Howard, je n’ai pas fait la connoissance de personne de son sexe qui le vaille. Il parle à la vérité un anglais à écorcher les oreilles ; mais, tant bien que mal, il se fait comprendre : je suis trop timide pour risquer de parler le français, que je sais peu d’ailleurs. Au reste, je retire un double avantage de mes conversations avec M. Dubois ; je me débarrasse par-là des autres personnages de cette société, et en même temps je fais plaisir à madame Duval.

Nous étions à nous promener dans le voisinage de l’orchestre, quand j’entendis sonner une cloche : je ne connoissois pas ce signal, et M. Smith, pour me l’expliquer, me fit courir à perte d’haleine jusqu’au bout du jardin ; là, il me fit entendre qu’on alloit faire jouer les eaux. Nous arrivâmes encore à temps pour jouir de ce spectacle, qui méritait effectivement d’être vu. Ensuite on me fit faire quelques tours dans le jardin, où tous les objets m’étoient nouveaux : mon ignorance et mes méprises amusèrent infiniment ceux qui étoient de notre partie.

Le soupé fut servi dans une des premières loges, et nous nous mîmes à table vers dix-heures. On trouva beaucoup à redire à chaque plat, et cependant on les vida jusqu’au dernier morceau. La conversation roula pendant le repas sur la cherté des vivres, et sur les profits que l’hôte pouvoit faire sur notre dépense. Après qu’on nous eut apporté du vin et du cidre, M. Smith s’écria : « Ah çà, donnons-nous-en au cœur-joie ; il en est temps ou jamais. Comment trouvez-vous, miss, notre Vauxhall » ?

Le jeune Branghton. « Comment elle le trouve ? Admirable, je pense ; où voulez-vous qu’elle ait jamais vu un endroit comme celui-ci » ?

Miss Branghton. « Quant à moi, je m’y plais, parce qu’on y est en belle société ».

M. Branghton. « Convenez, miss, que cette soirée est une fête pour vous ; je juge que de long-temps vous ne vous êtes pas divertie comme aujourd’hui ».

Je tâchai de leur marquer mon contentement ; mais apparemment mes éloges ne leur parurent pas assez exaltés : ils avoient l’air du moins d’en attendre davantage.

Le jeune Branghton ajouta à cette dissertation, que pour goûter véritablement le Vauxhall, il falloit y être à la clôture. « Cela fait, continua-t-il, une soirée délicieuse, un désordre, une confusion de monde, un tintamarre ; ici, des lampions brisés ; là, des femmes qui courent pêle-mêle. — Oh ! sur ma foi, je ne manquerois pas la dernière soirée pour bien de l’argent».

On demanda enfin le compte de la dépense, et nous nous levâmes. Les demoiselles Branghton proposèrent de prendre l’air pendant que les hommes régleroient l’écot. Madame Duval ne voulut point s’exposer dans la foule sans cavalier, et je refusai également.

« Sans doute par la même raison », reprit miss Polly, en jetant un regard significatif sur M. Smith.

Ce fut uniquement pour ne pas flatter la vanité de ce dernier, que je demandai à madame Duval la permission de la quitter pour un instant : elle me l’accorda sans peine, et nous convînmes que nous la rejoindrions dans la salle.

Je fus d’avis de nous y rendre d’abord ; mais les demoiselles furent d’avis qu’il falloit auparavant nous divertir encore un peu : avec cela, elles parloient si haut et rioient avec si peu de ménagement, qu’elles attirèrent tous les regards sur nous.

« Il faudroit, reprit l’aînée, que nous fissions un tour dans les allées sombres ».

« L’idée est bien trouvée, ajouta sa sœur ; nous nous y cacherons, et M. Brown croira que nous sommes égarées ».

Je leur fis sentir toute l’incongruité de ce projet, qui d’ailleurs nous exposoit à ne pas retrouver notre coterie du reste de la soirée. Mes représentations furent inutiles, et miss Branghton me fit même entendre que je serois apparemment mal à mon aise sans cavalier. Cette ineptie ne me parut pas digne de réponse. Je me laissai entraîner machinalement malgré moi, et nous nous engageâmes assez avant dans une longue allée foiblement éclairée. Nous étions presque arrivées au bout, quand nous fûmes accostées par une troupe de jeunes gens. Leur démarche, leurs cris et leurs éclats de rire nous annoncèrent qu’ils étoient pris de vin : ils nous entourèrent de manière que nous ne pûmes ni avancer ni reculer. Les demoiselles Branghton poussèrent des cris, et j’étois excessivement effrayée ; mais ces messieurs se moquèrent de notre peur : l’un d’eux s’avisa de me prendre rudement par le bras, en me disant que j’étois une jolie petite créature.

J’eus le bonheur de me dégager d’entre ses mains, et je me sauvai en grande hâte pour rejoindre la compagnie que j’avois eu l’imprudence de quitter ; mais avant que je pusse atteindre mon but, je fus arrêtée par une autre troupe d’hommes, dont l’un me coupa le chemin, en s’écriant : « Où courez-vous si vîte, ma belle » ? Un autre me retint par la main.

Effrayée et hors d’haleine, j’eus à peine la force d’articuler quelques paroles : « Au nom du ciel, messieurs, m’écriai-je, laissez-moi passer ».

À ces mots, l’un d’eux s’approcha brusquement de moi, en disant d’un ton de surprise : « Ciel ! quelle voix ai-je entendue là » ?

« Celle d’une de nos plus jolies actrices », répondit un autre.

« Non, repris-je, je ne suis point actrice ; de grace ! laisser moi ».

« Par tout ce qu’il y a de sacré, continua le précédent, que je reconnus pour sir Clément Willoughby, c’est elle-même ».

« Oui, sir Willoughby, répliquai-je ; secourez-moi, je vous en prie, je meurs de frayeur ».

« Messieurs, s’écria-t-il, en écartant ceux qui me retenoient ; laissez cette dame, je la réclame ».

« Aha ! répondirent-ils, en jetant de grands éclats de rire ; Willoughby est un prince fortuné ». L’un d’eux s’emporta beaucoup, en jurant que je lui appartenois par droit de conquête, et qu’il soutiendroit ses titres.

Sir Clément les assura qu’ils se méprenoient grossièrement, et promit de leur expliquer l’énigme une autre fois. Je lui donnai le bras, et nous nous en allâmes au milieu des acclamations de ses compagnons.

Dès que nous les eûmes perdus de vue, sir Clément n’eut rien de plus pressé que de demander de mes nouvelles : « Quel hasard, me dit-il, ma très-chère vie, quelle étrange révolution vous amène dans ces lieux-ci » ?

Honteuse et humiliée de ma situation, je gardai le silence. Ses questions réitérées me mirent cependant dans la nécessité de répondre, et je lui dis en bégayant : « J’ai perdu, je ne sais comment, ma coterie ».

Il me pressa la main, en ajoutant d’un ton de voix passionné : « Oh ! que ne t’ai-je rencontrée plutôt » !

Choquée d’une licence à laquelle je m’attendois si peu, je m’arrachai de ses mains. « Est-ce là, monsieur, la protection que vous m’accordez » ?

Alors je remarquai ce que mon trouble m’avoit empêchée d’observer plutôt : il m’avoit fait passer dans une autre allée aussi sombre que la première. « Grand Dieu ! m’écriai-je, où suis-je ? quel chemin prenez-vous » ?

« Un chemin, où nous n’avons point de témoins à craindre ».

Indignée de ce propos, je refusai de le suivre davantage.

« Et pourquoi pas, mon ange, reprit-il » ?

Je palpitai de colère, et le repoussai avec effort : « Osez-vous me traiter avec une telle insolence » !

« Insolence ! répéta-t-il ».

« Oui, monsieur, c’est le mot qui vous convient. Vous me connoissez ; je devois espérer votre appui, et vous osez vous permettre… ».

« Vous me confondez. — Que venez-vous donc faire ici ? — Est-ce ici la place de miss Anville ? — dans ces allées sombres ! — sans être accompagnée ! J’ai de la peine à en croire mes yeux ».

Je lui tournai le dos, et sans daigner lui répondre, je courus en diligence vers l’endroit du jardin où je voyois des lumières et du monde. Il me suivit d’abord sans dire mot ; puis il reprit : « Vous ne voulez donc pas m’expliquer ce mystère » ?

« Non, monsieur ».

« Ni souffrir que je l’interprète moi-même » ?

Il me fut impossible de soutenir plus long-temps cette conversation ; je pleurai à chaudes larmes.

Dans ce moment il se jeta à mes pieds. « Ô miss Anville ! la plus aimable des femmes, pardonnez-moi, — de grace, pardonnez si je me suis oublié ; l’idée de vous avoir offensée me feroit mourir ».

« N’importe, pourvu que je retrouve mes amis ; soyez sûr que jamais je ne vous reverrai, que je vous ai parlé pour la dernière fois ».

« Qu’ai-je donc dit, qu’ai-je donc fait, ma très-chère dame, pour mériter tant de colère » ?

« À quelle extrémité me croyez-vous donc réduite ? vous profitez de l’absence de mes amis pour m’insulter ».

« Ah ! pouvez-vous me croire capable d’une pareille bassesse ? Je vous trouve dans une situation qui a lieu de me surprendre ; je vous demande un mot d’explication, et vous avez la cruauté de me le refuser ».

« Vous vous y êtes pris d’une façon qui ne devoit vous attirer que du mépris ».

« Du mépris ! est-ce là le sentiment que j’inspire à miss Anville » ?

« C’est le seul que vous méritez ».

« Eh ! tandis que vous savez, mon aimable amie, que je ne respire que pour vous, que personne ne vous adore aussi passionnément, aussi tendrement que moi, pouvez-vous prendre plaisir à m’embarrasser, à me tourmenter de la sorte ?

« Vous vous trompez, monsieur ; vos embarras et vos tourmens sont purement imaginaires ; ils peuvent m’offenser, mais je suis loin d’y prendre plaisir ».

« Hélas ! tant de hauteur peut-elle s’allier avec tant de douceur » ?

Je ne répondis plus rien, et je continuai à marcher à grands pas pour sortir de l’allée. Sir Clément qui me suivoit de près, s’empara de ma main, et me supplia avec les plus vives instances, de lui pardonner ce qui s’étoit passé. C’est uniquement pour me débarrasser de ses importunités que je me vis forcée de souscrire en quelque façon à sa prière ; mais j’eus soin de le faire de la plus mauvaise grace possible, et je lui promets bien que je n’en ressentirai pas moins sa conduite.

Lorsque je fus de retour dans la salle, et que je n’eus plus rien à craindre pour ma propre sûreté, mes inquiétudes se tournèrent vers les demoiselles Branghton, que j’avois laissées dans un danger manifeste. Cette réflexion l’emporta sur un reste de vanité, et je me déterminai à chercher au plus vîte ma coterie. Ce ne fut pas sans me rappeler les précautions que j’avois prises à l’opéra, pour cacher à sir Willoughby mes liaisons avec cette même société que j’allois rejoindre, et qui étoit si différente de celles dans lesquelles il m’avoit vue précédemment à Londres.

J’apperçus bientôt madame Duval et ses cavaliers ; sir Clément demeura stupéfait de me voir accompagnée de la sorte. On me demanda d’abord des nouvelles des demoiselles Branghton. J’avouai que j’avois eu le malheur de les perdre dans l’une des grandes allées, où nous avions été insultées.

M. Branghton me reprocha, dans les termes les plus grossiers, l’imprudence que nous avions commise. Je priai son fils de voler au secours de ses sœurs ; il n’y consentit que par les ordres réitérés de son père, qui sortit avec lui : le sieur Brown se mit aussi en devoir d’aller à la découverte de sa belle.

Madame Duval ne s’apperçut qu’alors de la présence de sir Clément ; elle lui fit un accueil peu gracieux, et me dit : « Vous voilà donc revenue, mon enfant ? je suis surprise que vous ayez choisi un tel conducteur ».

« Je suis fâché, répondit sir Clément, si j’ai eu le malheur de vous déplaire ; mais j’espère que vous ne m’envierez pas l’honneur de vous avoir ramené miss Anville, puisque j’ai eu l’avantage de lui être de quelque utilité ».

Madame Duval se préparoit à répliquer, lorsque M. Smith vint l’interrompre ; il me frappa familièrement sur l’épaule, et me dit d’un ton cavalier : « Aha ! je vous retrouve enfin, mon petit déserteur ; je vous cherche depuis une heure : comment avez-vous pu nous quitter ».

Je me flattois qu’un regard imposant suffiroit pour réprimer les airs qu’il se donnoit ; mais son intelligence ne va pas si loin ; il continua sur le même ton : « Allons, mademoiselle, cette mine chagrine ne vous va pas après le tour que vous nous avez joué considérez les peines qu’il m’en a coûté pour vous chercher ».

« Monsieur, c’est votre faute et non la mienne, si vous les avez prises » ; et en même temps je me tournai vers madame Duval.

Peut-être y avoit-il trop de fierté dans ce procédé, mais je voulois éviter les conjectures malignes de sir Clément, que je devinois assez par l’air de surprise qu’il affectoit. Il renoua sa conversation avec moi : «Vous n’êtes donc pas, mademoiselle, avec les Mirvan » ?

« Non, monsieur ».

« Y a-t-il long-temps que vous les avez quittés » ?

« Non, monsieur ».

« Malheureux que je suis ! je comptois me rendre à Howard-Grove, et j’en ai déjà écrit au capitaine ; mais mon séjour n’y sera pas de longue durée. Resterez-vous encore quelque temps en ville » ?

« Je ne le crois pas ».

« M’est-il permis de savoir où vous irez ensuite » ?

« Cela n’est pas décidé jusqu’ici ».

« Pas décidé, dites-vous ! Ne retournez-vous pas chez les Mirvan » ?

« En vérité, je n’en sais rien pour le présent ».

Pour me sauver la suite de cet interrogatoire, je me mis à entretenir madame Duval, et je réussis de cette manière à réduire sir Clément au silence.

Quand même le changement subit que sir Clément croit appercevoir dans ma situation, pourroit excuser en quelque manière sa curiosité excessive, il n’en est pas moins vrai qu’en homme bien élevé, il devoit s’épargner tant de questions indiscrètes. Il semble mesurer ses égards aux sociétés que je fréquente ; car, malgré les familiarités qu’il s’est toujours permises à mon égard, il ne s’est jamais oublié jusqu’à ce point. Aujourd’hui il croit que les temps ont changé, et il change avec eux : tel est, sans doute, le principe d’où il part, et cette façon de penser le rabaisse dans mon esprit plus que tous ses autres défauts.

Quel que fût mon embarras, je ne pus m’empêcher de me divertir beaucoup du singulier rôle que jouoit M. Smith depuis l’apparition de sir Clément ; son ton suffisant et badin l’avoit quitté tout d’un coup, et il observoit le baronnet d’un air de perplexité et d’inquiétude ; la présence d’un homme si supérieur à lui par le rang et les manières, lui imposa une retenue respectueuse, et le fit rentrer dans le néant dont il avoit osé sortir.

Pour échapper à une nouvelle conversation que sir Clément étoit sur le point d’entamer, je m’amusai à examiner un des tableaux de la salle, et j’en demandai l’explication à M. Dubois.

« Vous vous adressez bien mal, me dit madame Duval ; pourquoi ne pas consulter M. Smith, qui connoît mieux le terrain ? Venez, monsieur, nous expliquer ces peintures ».

M. Smith, encouragé par cette distinction, reprit d’abord son ton d’importance, et s’avançant fièrement vers nous, il se mit en devoir de satisfaire madame Duval. « Je connois, madame, tous ces tableaux, et je suis d’ailleurs amateur de la peinture, qui, en effet, est une fort belle chose ».

« Eh bien ! monsieur, répliqua madame Duval, expliquez-nous donc ce que signifie cette figure ». (C’étoit un Neptune.)

« Celui-là ! ah, parbleu ! comment s’appelle-t-il déjà ? Eh ! puis-je donc être assez stupide pour avoir oublié un nom qui m’est aussi familier que le mien propre. — En attendant, je sais bien que c’est un général d’armée ; toutes ces figures représentent des généraux ».

Sir Clément se mordit les lèvres, et j’eus moi-même toutes les peines du monde pour ne pas éclater.

« Voilà cependant, dit madame Duval, un singulier habillement pour un général ».

« Cette figure, interrompit sir Clément, me paroît si distinguée, que je la prendrois pour celle d’un feld-maréchal. Ne le croyez-vous pas, monsieur » ?

« Oh ! oui, monsieur ; c’est précisément cela : mais son nom m’est échappé. Vous vous le rappellerez peut-être ».

« Non, en vérité ; je n’ai pas beaucoup de connoissances parmi les gens de guerre ».

Le ton ironique de sir Clément acheva de déconcerter le pauvre M. Smith ; et mortifié du malheureux succès de sa tentative, il prit le parti de se taire pendant le reste de la soirée.

Bientôt après M. Branghton nous ramena sa fille cadette, qu’il avoit réussi à délivrer d’entre les mains d’une troupe de jeunes insolens : l’aînée, qui revint ensuite, n’avoit pas été mieux traitée : le jeune Branghton et le Sr. Brown nous rejoignirent aussi, et nous nous disposâmes tous à partir. Il n’étoit plus question que d’arranger notre retour en ville. Madame Duval refusoit d’aller le soir en barque.

Sir Clément lui offrit son carrosse, mais cette proposition la mit fort en colère ; elle lui répondit qu’elle se garderoit bien de se confier à un homme de sa trempe. Il fut décidé enfin que notre société se partageroit, et que madame Duval, les demoiselles Branghton, M. Dubois et moi, nous partirions en voiture.

Jusqu’ici tout alloit à mon gré ; je me flattois que sir Clément seroit obligé de nous quitter, et par conséquent, qu’il ne découvriroit pas ma demeure. Nous étions effectivement déjà montés en fiacre, lorsqu’il cria halte au cocher : « C’est toi-même, misérable, lui dit-il, que j’ai arrêté pour me ramener» ?

Le cocher biaisa un moment, mais il finit par avouer que sir Clément l’avoit réellement retenu, et qu’il l’avoit oublié. Il est évident qu’une pièce d’argent glissée dans la main de cet homme opéra cet aveu : quelle petitesse de la part de M. Willoughby !

Celui-ci étoit trop rusé pour ne pas mettre à profit cet événement ; il nous représenta qu’il étoit absolument impossible de se procurer un autre carrosse dans le moment, et qu’ainsi il nous demandoit la permission de prendre une petite place dans le nôtre : il y monta sans attendre notre réponse, et nous nous mîmes en route.

Nous eûmes fort peu de conversation en chemin ; madame Duval seule laissa tomber de temps en temps quelques phrases, dans lesquelles elle mêla les mots d’impertinence, d’impudence, de hardiesse, etc. Heureusement ni sir Clément, ni personne de nous autres, ne releva ses expressions.

Sir Clément témoigna beaucoup de surprise du quartier où l’on nous conduisoit, et il fut bien plus étonné encore lorsqu’il nous vit mettre pied à terre devant la maison d’un bonnetier. J’observois qu’il étoit attentif à reconnoître la place, vraisemblablement pour retrouver notre demeure. Il prit congé de nous, après avoir fait descendre du carrosse les demoiselles Branghton, qui retournèrent chez elles à pied accompagnées de M. Dubois.

Quelle fatale soirée ; tout le monde en a été mécontent, excepté sir Clément, qui parut de la plus belle humeur possible. Madame Duval est furieuse de l’avoir rencontré : M. Branghton gronde ses filles ; celles-ci sont à murmurer de leurs aventures ; leur frère se plaint de ce que la partie n’a pas été assez animée ; M. Brown est fatigué ; M. Smith mortifié, et moi-même, j’ai essuyé toutes sortes de désagrémens, et sur-tout celui d’avoir été trouvée par sir Clément en si mauvaise société.

Je suppose, monsieur, que cette entrevue vous déplaira également ; cependant je crois être à l’abri de ses visites ; madame Duval le hait trop pour l’admettre.