Évelina/Lettre 54

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Évelina (1778)
Maradan (2p. 54-66).


LETTRE LIV.


Continuation de la lettre d’Évelina.
3 juillet.

J’ai payé cher le bonheur passager d’une courte matinée !

Les Branghton proposèrent hier une partie pour les jardins de Kensington, et j’y fus entraînée malgré moi, comme cela m’arrive toujours. On prit une remise jusqu’à Piccadilly, et de-là, nous continuâmes notre chemin à pied par Hyde-park : en toute autre société, cette promenade m’eût fait plaisir. Les jardins de Kensington me plaisent beaucoup, et je les préfère à ceux du Vauxhall.

Le jeune Branghton étoit extrêmement importun, il ne me quitta pas plus que mon ombre ; ma froideur et l’air réservé que j’affectois, surent cependant le tenir en respect, et il ne fut point question du sujet odieux auquel madame Duval m’avoit préparée. Une seule fois, quand je me fus éloignée de quelques pas du reste de la société, il s’avisa de me demander si sa tante ne m’avoit rien dit ? Je ne lui répondis point, et il en resta là. M. Smith et le sieur Brown n’étoient point de cette partie : le pauvre M. Dubois voyant que je l’évitois, en parut fort attristé.

J’apperçus, à quelque distance, mylord Orville qui se promenoit avec des dames, et je me cachai derrière miss Branghton pour l’éviter : je n’aurois pas voulu qu’il me retrouvât dans un endroit public, avec une société dont je n’avois pas sujet de me vanter.

Mon dessein réussit, et je ne le revis plus ; d’ailleurs la pluie survint, et nous quittâmes bientôt le jardin. Nous fûmes obligés de nous retirer dans une taverne pour nous mettre à l’abri du mauvais temps : nous y rencontrâmes deux domestiques, dont je crus reconnoître la livrée ; et effectivement, ils appartenoient à l’équipage de mylord Orville.

Je crus bien faire, en priant miss Branghton de ne point m’appeler par mon nom. Cette précaution étoit superflue ; car, parmi ces gens-ci, je n’ai point d’autres noms que ceux de cousine ou de miss ; mais les choses les plus innocentes suffisent souvent pour m’occasionner des embarras.

Ma demande excita la curiosité de miss Branghton, et elle me pressa vivement pour en savoir la raison ; je ne pus m’empêcher de lui dire que je connoissois le lord Orville. Cet aveu m’entraîna à d’autres explications, et miss Branghton fit tant par ses importunités, que je lui racontai en détail de quelle manière j’étois entrée en relation avec ce seigneur. Je n’eus pas plutôt satisfait à ses questions indiscrètes, qu’elle appela sa sœur : « Imagine-toi, Polly, miss a dansé avec un lord ».

« Hé ! s’écria celle-ci, qui l’auroit cru ? Et que vous a-t-il dit, miss » ?

Leur caquet attira bientôt l’attention de madame Duval, ainsi que celle de toute la cotterie, et mon histoire passa de bouche en bouche.

Le jeune Branghton dit, qu’à ma place il profiteroit du carrosse du lord pour me faire ramener en ville.

M. Branghton. « Cet avis est bien trouvé ; cela s’appelleroit tirer parti de ses connoissances, et nous épargnerions la dépense d’un fiacre ».

Miss Polly. « Ah ! je le voudrois de tout mon cœur ; j’aimerois bien aller dans un équipage ».

Madame Duval. « Je vous promets que cette idée me revient beaucoup, et je n’y vois point de difficultés. Faisons appeler le cocher ».

« Pas pour tout au monde, répondis-je, la chose est impossible ».

« Bon ! on voit bien, mon enfant, reprit madame Duval, que vous n’avez aucune idée de l’usage du monde ; laissez-moi faire ». Puis s’adressant à l’un des domestiques : « Je vous prie, monsieur, de faire avancer le cocher ; j’ai à lui parler ».

Le laquais la regarda, mais sans bouger.

« De grace, madame, lui dis-je, ayez la bonté de renoncer à ce projet ; je ne connois pas assez mylord Orville pour prendre une telle liberté ».

« Taisez-vous, petite ignorante ! et si ce valet ne veut point appeler le cocher, j’irai le chercher moi-même ».

Le domestique lui rit au nez, et madame Duval sortit pour faire signe au cocher d’avancer. Il arriva en effet ; j’employai tous mes soins pour prévenir l’incongruité qu’on alloit commettre, et pour engager madame Duval à prendre une remise : mais à quoi servent les représentations avec cette femme ? Elle poussa sa pointe avec d’autant plus d’opiniâtreté, qu’elle apprit, par les propos laquais, que mylord Orville se trouvoit au palais de Kensington, et qu’il n’auroit pas besoin si-tôt de son carrosse.

Madame Duval demeura exposée à la risée de ces valets, et le cocher lui demanda si mylord lui avait donné la permission de se servir de sa voiture ?

« Peu importe, lui répondit-elle ; un seigneur aussi galant que lui, aimeroit mieux que nous en fissions usage, plutôt que de nous laisser mouiller jusqu’aux os : mais, attendez, votre maître saura vos impertinences ; cette jeune demoiselle le connoît très-bien ».

« Sans doute, ajouta miss Polly, puisqu’elle a dansé avec lui ».

Les domestiques s’étoient conduits assez grossièrement, et les plaintes qu’on menaçoit de porter au lord les intimidèrent un peu ; l’un d’eux s’offrit d’aller au palais pour prendre les ordres de son maître.

Cette idée fut saisie avec empressement ; j’eus beau protester, madame Duval ne m’écouta plus, et chargea le laquais, en mon nom, d’un message pour mylord Orville. « Vous lui direz que miss Anville, cette même demoiselle avec laquelle il a dansé dernièrement, lui demande sa voiture pour se faire conduire à Holborn ».

Le domestique fut bientôt de retour, et rapporta que son maître me faisoit ses complimens, et m’assuroit que son carrosse étoit entièrement à ma disposition.

Je fus sensible à cette politesse : mais le souvenir de la conduite inconsidérée qui y avoit donné lieu m’occupa bien avantage. Madame Duval et les demoiselles Branghton n’eurent rien de plus pressé que de monter en voiture ; il fallut me résoudre à les y suivre.

Rendues chez nous, les Branghton demandèrent au cocher qu’il les ramenât à Snow-Hill. Les domestiques, devenus plus polis, obéirent sans répliquer. Je ne m’en mêlai plus, persuadée que mes remontrances seroient parfaitement inutiles, et je me retirai dans ma chambre.

Je n’ai guère passé une nuit plus inquiette. À peine avois-je réussi à me remettre bien dans l’esprit de mylord Orville, et voici déjà un nouvel accident qui gâte tout. Que pensera-t-il ? — Faire trophée de sa connoissance ; divulguer que j’ai dansé avec lui, — prendre avec lui des libertés que je ne me permettrois pas même avec des amis intimes, — payer d’impertinence les égards distingués qu’il m’a témoignés : — tels sont les reproches qu’il est en droit de me faire ! et j’en rougis.

Mais ce n’est pas tout : une seconde scène, pire que la précédente, m’étoit encore réservée, et je vais vous en rendre compte.

Je reçus ce matin la visite du jeune Branghton. Il prit en entrant un air important qui ne lui est pas ordinaire ; et en s’avançant fièrement vers moi, il me dit : « J’ai à vous faire, miss, les complimens de mylord Orville ».

« De mylord Orville » ? repris-je fort étonnée.

« Oui, de lui-même. Je viens de faire sa connoissance ; c’est bien le seigneur le plus aimable que j’aie jamais vu ».

« Que veut dire ceci ? expliquez-vous ».

« Il faut que vous sachiez, miss, qu’hier en vous quittant il nous est arrivé un petit accident, qui cependant ne m’inquiette plus, puisqu’il ne tire pas à conséquence. Nous rencontrâmes dans le voisinage du quartier de Snow-Hill une charrette ; et pouf, ne voilà-t-il pas qu’elle donne contre la voiture, et brise une des roues. Pour comble de malheur, la glace étoit levée : je n’y avois pas fait attention ; et en voulant ouvrir la portière, j’y tombe à pleine tête, et j’en ai reçu, comme vous voyez, une blessure au front ».

Je m’embarrassai peu dans ce moment-ci de la blessure de M. Branghton, et je ne pensai qu’à écouter la fin de ce récit ; il continua en ces termes : « Nous fûmes tous capots, comme vous pouvez croire ; et le cocher prétendoit qu’il n’étoit pas en état de reconduire le carrosse à Kensington. Que faire ? Les domestiques partirent pour informer leur maître de ce qui s’étoit passé ; et mon père, craignant le ressentiment de mylord Orville, m’y a envoyé ce matin pour lui faire nos excuses. Les laquais m’avoient enseigné sa demeure, et je me suis rendu chez lui au quarré de Barkeley. La belle maison ! J’étois embarrassé de paroître devant un seigneur, et j’avois préparé d’avance un beau compliment : ses domestiques ne voulurent point m’annoncer ; ils me dirent que leur maître étoit occupé. J’allois m’en retourner, quand j’imaginai un expédient qui me réussit à merveille ; je leur dis que je venois de votre part ».

« De ma part » ?

« Oui, miss, car vous n’auriez pas voulu que j’eusse fait tout ce chemin pour rien. Je priai donc le portier de dire à mylord que quelqu’un demandoit à lui parler de la part de miss Anville ».

« Et qui vous en a donné la permission » ?

« Eh bon Dieu ! ne vous fâchez pas, miss, vous serez contente quand vous apprendrez comme tout a tourné à bien. Dès qu’on m’eut annoncé, je fus introduit sur le champ ; il me fallut passer une haie de domestiques et une enfilade de chambres sans fin. Je tirai mauvais présage de toute cette magnificence, et je m’attendois à trouver un maître trop fier pour me parler ; mais il ne l’est pas plus que moi, et il m’a traité comme si j’étois son égal. Je le priai donc d’excuser ce qui s’étoit passé, et je l’assurai que la glace n’avoit été cassée que par malheur. Il me répondit que c’étoit une bagatelle à laquelle il ne pensoit plus ; qu’il espéroit seulement que vous aviez été heureusement rendue chez vous, et que vous n’aviez point été effrayée de cet accident. Je l’assurai qu’il ne vous étoit arrivé aucun mal, et que vous m’aviez chargé de lui faire vos complimens ».

« Mais, qui vous en a prié » ?

« Ah ! j’ai fait tout cela de ma propre tête, pour le persuader d’autant plus que c’étoit vous qui m’envoyiez chez lui. Mais j’aurois dû commencer par vous dire que les gens de mylord m’avoient conté qu’il alloit demain hors de ville, et qu’il se proposoit de faire de grandes emplettes pour le mariage de sa sœur : alors le voyant si affable, il me vint dans l’esprit de lui offrir mes services : Nous nous recommandons, mylord, lui dis-je, au cas que vous n’ayez pas encore donné votre parole ; mon père est orfèvre, et il sera fier s’il vous plaisoit de lui accorder votre pratique. Miss Anville, qui est notre cousine, vous en aura obligation ».

« Vous me poussez à bout, m’écriai-je, en sautant de ma chaise ; vous m’avez fait un sanglant affront, et je ne veux plus entendre parler de vous ». Je me retirai aussi-tôt dans ma chambre.

J’étois furieuse et dans une espèce de délire ; je me crus perdue sans ressource dans l’esprit du lord Orville : l’espérance dont je m’étois flattée, de le revoir et de me justifier à ses yeux, s’évanouissoit avec le projet du voyage qu’il alloit entreprendre ; il ne me restoit que la crainte de demeurer pour toujours l’objet de son mépris.

Cette idée étoit un coup de poignard pour mon cœur ; — je ne pus la supporter : je — Mais je rougis de continuer, monteur. Vous me blâmerez, et cependant je ne me douterois pas d’avoir mérité des reproches, si je ne sentois une secrète répugnance à vous avouer la démarche que je me suis permise. Cette inquiétude seule me fait appréhender que j’aie manqué à mon devoir. J’ai déjà fait ma confidence à miss Mirvan, avant que de vous en écrire : me pardonnerez-vous ce passe-droit ? me pardonnerez-vous le projet que j’avois formé de ne vous en point parler du tout ? Mais j’ai bientôt reconnu que par une telle conduite je me rendrois coupable d’une noire ingratitude, et j’aime mieux risquer d’encourir votre censure, que de vous tromper. Ces détours vous auront peut-être déjà fait deviner de quoi il est question. Dans un premier moment de vivacité j’ai adressé que lettre à mylord Orville. Lisez-la, monsieur, je vous la transcris mot à mot :

« Mylord,

» Je suis on ne peut pas plus confuse d’un message qui vous a été fait hier en mon nom, et je dois me justifier de l’indiscrétion dont vous êtes en droit de m’accuser. C’est sans mon consentement qu’on vous a demandé votre carrosse, et je ne m’y trouvai pas lorsqu’il a été endommagé : je n’ai pas donné lieu non plus à la visite de l’importun qui s’est présenté ce matin à votre porte ; tout ceci s’est passé à mon insu.

» Je regrette infiniment l’embarras qui vous a été causé ; mais je vous proteste, mylord, que je n’entre pour rien dans cette affaire, si ce n’est en prenant la liberté de vous faire mes excuses par ces lignes.

» Je suis,

Mylord,

Votre très-humble servante,
Évelina Anville ».

J’avois chargé la servante de faire rendre ce billet au quarré de Barkeley ; mais je me ravisai le moment après, et j’allois descendre pour le reprendre, quand j’entendis la voix de sir Clément Willoughby, qui demandoit à me parler. On me céla, conformément aux ordres de madame Duval : pendant ce temps, la servante avoit déjà remis le billet entre les mains d’un messager, et celui-ci étoit parti avant que j’eusse eu le loisir de rétracter ma commission.

J’attendis avec impatience le retour du messager : il me rapporta que mylord Orville n’étoit pas chez lui. — Qui sait s’il me répondra ? — Peut-être viendra-t-il me voir ; — peut-être aussi l’affaire en restera-t-elle là : en attendant, cette incertitude me met mal à mon aise.