Évelina/Lettre 61

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Évelina (1778)
Maradan (2p. 106-109).


LETTRE LXI.


Continuation de la précédente.
Bristol, le 28 août.

Vous serez surprise, ma chère Marie, de me trouver à l’endroit d’où je date ma lettre : mais j’ai été bien malade ; et M. Villars, qui croyoit entrevoir du danger, a insisté pour que j’accompagnasse madame Selwyn à Bristol ; il a même prié cette dame d’accélérer son voyage.

Nous avons fait la route à petites journées, et j’ai été moins fatiguée que je ne le craignois. Nous sommes dans un pays délicieux ; les plus beaux environs, un air pur et un temps favorable, contribueront à me rendre la santé : je me sens déjà beaucoup mieux, relativement aux indispositions du corps, s’entend.

Je ne puis vous exprimer avec quel regret je me suis séparée du respectable M. Villars. Ce n’étoit plus le voyage de Howard-Grove : alors j’étois tout entière à mes espérances ; je pleurois, et j’étois contente ; je m’inquiétois de le quitter, et je pressois en même temps mon départ. Les circonstances ne sont plus les mêmes aujourd’hui ; nulle sensation agréable ne se mêloit à mes soucis ; plus d’espérances, plus d’attentes. Je quittois ce que j’avois de plus cher au monde, et cela, pour un motif qui, j’ose le dire, m’intéresse peu, pour le rétablissement de ma santé. Encore si c’eût été pour aller voir ma douce Marie et sa mère j’aurois eu moins de peine à me séparer de lui.

Madame Selwyn a pour moi mille attentions obligeantes ; c’est une femme adroite : mais on seroit tenté d’accuser son intelligence d’être un peu trop mâle. Il est fâcheux que ses manières méritent la même épithète : en tâchant d’acquérir la solidité de l’autre sexe, elle a perdu toute la douceur du nôtre. Cependant, comme je n’ai ni le talent ni le courage d’argumenter avec elle, je n’ai pas à me plaindre d’elle personnellement : son exemple me prouve de plus en plus combien la douceur est une qualité indispensable pour les femmes ; celles qui en manquent m’embarrassent presque plus que la société des hommes. M. Villars n’aime pas trop madame Selwyn, et il a désapprouvé plus d’une fois son penchant à la satire ; je crois même qu’il ne m’a laissé partir avec elle qu’à contre-cœur, et qu’il y a été déterminé par la seule idée que l’usage des eaux de Bristol me feroit du bien. Madame Clinton est aussi avec moi ; de sorte que je suis on ne peut pas mieux soignée.

Je continuerai à vous écrire avec autant d’exactitude que si vous étiez ma seule correspondante. Je donnerai peut-être moins d’étendue à mes lettres ; mais vous savez que je dois partager mon temps entre vous et M. Villars. Il s’attend à recevoir de mes nouvelles dans le plus grand détail, et rien n’est plus juste que de le contenter ; mon devoir m’y oblige, et ma chère miss Mirvan m’excusera volontiers, si je suis un peu moins exacte avec elle, pour l’être d’autant plus avec un ami respectable auquel j’appartiens en entier.