Évelina/Lettre 73

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Évelina (1778)
Maradan (2p. 234-238).


LETTRE LXXIII.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 3 octobre.

Vos dernières nouvelles, mon cher enfant, sont effectivement des plus étranges. Qu’une fille avouée de sir John Belmont ait paru à Bristol, tandis que mon Évelina y demeure sous le nom déguisé d’Anville, c’est un problême que je ne suis pas capable de résoudre. Quoi qu’il en soit, je me suis attendu à quelque événement extraordinaire au retour de votre père ; le sens mystérieux de sa lettre à lady Howard m’y a en quelque sorte préparé.

J’ignore qui peut être la jeune personne dont vous parlez ; mais il n’est pas moins sûr qu’elle usurpe une place qui vous appartient à juste titre. Je n’ai jamais entendu parler d’un second mariage de sir Belmont ; supposé même qu’il ait existé, il restera toujours vrai que miss Evelyn a été sa première épouse ; et par conséquent l’enfant né de ce mariage est incontestablement en droit de porter le nom de Belmont.

Ou je suis mal informé des circonstances de cette affaire, ou il s’y est glissé une insigne fourberie ; il faut approfondir ce qui en est.

Quelle que soit ma répugnance à me porter à des extrêmes, je sens cependant que nos recherches deviennent nécessaires ; nous devons essayer de rétablir la réputation de votre mère, ou bien risquer de lui porter le dernier coup.

L’apparition d’une fille de sir John Belmont ne sauroit manquer de faire revivre le souvenir des aventures de miss Evelyn. Le public demandera quelle est la mère de l’enfant qu’on produit aujourd’hui, et si votre père refuse alors d’avouer la seule épouse légitime que je lui ai connue, votre naissance en recevra une tache contre laquelle nous réclamerions en vain l’honneur, la vérité et l’innocence ; cette tache couvriroit d’infamie la mémoire respectable de votre mère, et vous exposeroit à l’odieux d’un titre honteux, que toutes vos bonnes qualités ne rachèteroient que difficilement.

Non, ma chère, je ne souffrirai point qu’on insulte impunément aux cendres de votre mère ; son caractère vertueux sera justifié aux yeux de l’univers ; son mariage sera reconnu, et sa fille portera le nom auquel elle a des droits incontestables.

J’avoue que madame Mirvan conduiroit cette affaire avec plus de délicatesse que madame Selwyn, mais nous n’avons point de temps à perdre ; car plus cette fourberie s’accréditera, plus nous aurons de peine à la confondre. Je vous conseille donc de partir de Clifton le plutôt possible ; votre activité facilitera nos recherches.

Ne vous laissez point accabler, mon enfant, à trop de tristesse, et tâchez de vaincre votre timidité naturelle. Sans doute que je plains votre situation ; l’entrevue à laquelle vous êtes appelée est importante et solennelle ; mais aussi je me flatte d’un succès complet. Je vous envoie une lettre que votre infortunée mère écrivit sur son lit de mort à sir Belmont ; je l’ai réservée pour quelque grande occasion, et c’est l’instant d’en faire usage : madame Clinton doit être du voyage ; elle a soigné votre mère dans sa dernière maladie, et son témoignage peut vous être utile. Enfin sir Belmont pourra-t-il résister à la ressemblance frappante de vos traits ? Cette seule circonstance devroit le désarmer et dissiper tous ses doutes.

Recevez, mon Évelina, dans ce moment auguste où vous allez vous jeter entre les bras de votre père légitime, recevez les prières, les vœux et les bénédictions de celui qui l’a été jusqu’ici par adoption ! Puissiez-vous, mon enfant, conserver toute l’excellence de votre caractère, dans le changement de situation qui vous attend ! Pensez à rester humble dans l’élévation à laquelle j’espère de vous voir parvenir ; que vos manières, votre langage, toute votre conduite prouvent l’égalité d’ame, et les sentimens de reconnoissance qui devroient toujours nous accompagner dans la prospérité ; ils y ajoutent un nouveau lustre. Puisse votre vie n’être souillée d’aucune tache ! puissiez-vous rester fidelle à cette franchise ingénue, à cette simplicité de mœurs, cette aimable sincérité que j’ai admirées jusqu’ici en vous ! Puissiez-vous être au-dessus de la vanité et de l’orgueil, et faire consister toute votre grandeur à faire du bien !

Arthur Villars.