Évelina/Lettre 8

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 28-31).


LETTRE VIII.


Évelina à M. Villars.

Cette maison est le séjour de la joie ; chaque physionomie annonce la gaîté, tout le monde vous aborde avec un souris sur les lèvres. Je ne fais que roder pour m’amuser de la confusion qui y règne. On prépare une chambre sur le jardin pour servir de cabinet d’étude au capitaine. Lady Howard n’est pas un instant à la même place ; miss Mirvan fait des bonnets ; on s’occupe de tout côté ; on court de chambre en chambre ; on donne des ordres ; on les révoque ; on en donne de nouveaux ; tout est en désordre et en agitation.

J’ai une prière à vous faire, mon cher monsieur, et j’espère que vous ne m’accuserez point d’abuser de vos bontés. Lady Howard veut absolument que je vous écrive ; comment m’y prendre ? une prière suppose des besoins ; et m’en avez-vous jamais laissé ?

Je suis confuse d’avoir commencé cette lettre, mais ces chères dames sont si pressantes ! — Je ne puis m’empêcher de l’avouer ; les plaisirs auxquels elles m’invitent de prendre part me tentent beaucoup, pourvu seulement que vous ne les désapprouviez pas.

Elles vont faire un court séjour à Londres. Le capitaine les y joindra dans peu de jours. Madame Mirvan sera accompagnée de sa fille. — Quelle délicieuse partie ! et cependant je ne me sens pas une envie excessive de les suivre ; du moins je crois que je demeurerai avec plaisir si vous le desirez.

Assurée, mon très-cher monsieur, de votre bonté, de votre amitié, de votre indulgence, me seroit-il permis de souhaiter quelque chose sans votre agrément ? Décidez, je vous prie, sans craindre de me gêner ou de m’affliger. Tant que je serai dans l’incertitude, j’espérerai peut-être ; mais dès que vous aurez prononcé, je n’aurai rien à répliquer.

Elles me disent que Londres est actuellement dans tout son brillant. Deux spectacles, — l’Opéra, — le Ranelagh, — le Panthéon ; — vous voyez que je sais déjà tous ces noms par cœur. Néanmoins je n’ai encore rien disposé pour mon départ ; et s’il faut que je reste, je les verrai monter en chaise, sans qu’il m’en coûte un soupir, quoique je sois sûre de ne plus retrouver une occasion comme celle-là. Leur joie sera si complète, qu’il est naturel de desirer de la partager.

Suis-je donc ensorcelée ? Je me proposois en commençant de ne pas insister ; mais ma plume, — ou plutôt mes idées l’emportent. Je l’avoue malgré moi, votre consentement me tient à cœur.

Je me repens déjà d’avoir laissé échapper cet aveu : oubliez, je vous supplie, ce que je viens d’écrire, si ce voyage vous déplaît. Je finis ; car plus je pense à cette affaire, moins elle me devient indifférente.

Adieu, mon très-honoré, mon très-respecté, mon très-aimé père ; car comment puis-je vous appeler autrement ? Je ne connois de bonheur ou de chagrin, d’espérance ou de crainte, que ceux que votre satisfaction ou votre déplaisir peuvent me donner. Si vous me refusez, je suis sûre que ce ne sera pas sans de fortes raisons, et je ne doute pas que je n’y souscrive volontiers. — J’espère encore cependant, — peut-être pourrez-vous me laisser aller. Je suis avec une entière affection,

Évelina.




Je n’ose pas signer Anville une lettre adressée à vous ; et quel autre nom m’est-il permis de prendre ?