Évenor et Leucippe/VIII/3

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Garnier Frères (2p. 269-291).


L’Hyménée.
(Suite.)


Si Évenor eût vécu dans sa tribu, il eût rencontré fortuitement la compagne de sa vie, ou, s’il l’eût cherchée, ce n’eût été que sous l’influence magnétique d’un soleil de printemps. Appelée comme lui, par les effluves de la vie printanière, dans quelque retraite ombragée ou dans quelque promenade excitante, cette compagne, à la fois sans crainte comme sans enthousiasme, sans trouble comme sans volupté, eût consenti à être sa femme, sans prendre à témoin ni le ciel incompréhensible, ni la terre insouciante, ni la famille débonnaire. La nouvelle épouse fût revenue vers la tribu avec le nouvel époux, pour dire à ces tranquilles parents : « Nous nous sommes unis l’un à l’autre, et nous allons bâtir notre demeure. » À quoi ceux-ci eussent répondu : « Allez, et nous vous aiderons à élever vos enfants. »

Évenor ne pouvait donc songer à consulter son père et sa mère, dans l’état d’ignorance et d’indifférence où il les avait laissés plongés ; mais il se réservait, ainsi que Leucippe, d’aller leur demander leur bénédiction, en même temps qu’il leur apprendrait, s’il était possible, quelles relations sociales et religieuses établit l’adoption particulière.

Cette résolution ne fut donc pas mise en oubli dans l’ivresse de leur bonheur. Toutes leurs notions supérieures ne pouvaient que s’aviver au foyer de leur amour, et, peu de jours après leur hyménée, Téleïa vit avec une satisfaction douloureuse qu’Évenor travaillait avec Leucippe au plan de sa maison flottante.

La pauvre dive avait sacrifié ses propres entrailles sur l’autel de l’amour divin. Elle avait connu de l’humanité cette excessive tendresse maternelle qui lui avait été envoyée d’abord dans la personne de ses enfants comme une épreuve suprême, et ensuite dans celle d’Évenor et de Leucippe, comme une suprême consolation. Mais le temps était venu où elle avait compris et accepté l’immolation de ce dernier bonheur, comme une nécessité du bonheur de ces enfants adoptifs, puisque, dans ses idées rigides et saines, leur bonheur ne pouvait être séparé de la pratique du devoir. Elle combattait donc contre elle-même, tout en combattant la tendresse que lui témoignait Leucippe, et tous ses soins tendaient désormais à lui inculquer non-seulement l’idée, mais encore l’habitude de leur séparation.

Dans cette lutte intérieure, Téleïa sentait sa vie physique diminuer rapidement, en même temps que l’enthousiasme, fruit sacré de la douleur, exaltait le principe de sa vie intellectuelle. Cachant sa souffrance et dominant ses regrets anticipés, elle souriait devant ces préparatifs de départ et parlait du retour espéré de ses enfants, en frémissant, au fond du cœur, des hasards du voyage et des dangers de la mer.

Elle ne varia pourtant point dans sa résolution de ne pas les suivre. Quand Leucippe la suppliait :

« Non, répondait-elle, Dieu n’a point permis de cette façon l’alliance des dives avec les hommes. Tout ce que je pouvais faire pour eux est accompli. Ma figure ne leur causerait que frayeur, et ma parole étrangère ne pourrait porter chez eux aucun fruit. C’est ici que je dois vous attendre pour ranimer en vous l’esprit d’amour et de foi, si, ébranlés comme je le fus moi-même par quelque grande douleur, vous revenez me demander l’assistance morale et religieuse. »

Leucippe, en la voyant si pâle et si affaiblie, tremblait de ne plus la retrouver ; mais Évenor lui rendait l’espoir et les idées riantes. « Aie confiance, lui disait-il ; Dieu a donné pouvoir à l’homme sur toute la terre et sur les eaux ; par conséquent, nous vaincrons cet élément terrible : le voyage est court ; nous le ferons souvent, et si, comme je le crois, nous détruisons la frayeur que les dives inspirent aux hommes, nous viendrons chercher Téleïa pour vivre parmi eux. Songe qu’elle est jeune encore, et que, selon la loi qui présidait encore naguère à l’existence de sa race, elle doit vivre encore plus longtemps que nous. »

Dès qu’Évenor eut entrepris la barque qu’il appelait sa maison flottante, il se sentit comme passionné pour cet ouvrage. Il en choisit les matériaux avec un grand soin. Que n’eût-il pas donné pour retrouver les débris de celle qui avait autrefois porté Leucippe vers ce rivage ! Un jour qu’il rêvait au bord du lac d’Éden, examinant diverses combinaisons de petits ais flottants qu’il y avait lancés comme des essais de la réalisation de sa pensée, Leucippe lui dit en lui montrant une sarcelle apprivoisée qui nageait tout près d’eux :

« Regarde cet oiseau, il navigue sans effort et sans aucune science, grâce à sa forme élégante. Sa poitrine gonflée fend les ondes et tout son corps allongé et finement arrondi semble destiné à surnager, quelque vent qui le pousse.

« J’ai déjà remarqué cela, dit Évenor, et je veux donner à mon ouvrage la forme du cygne qui est encore plus belle. Faire flotter un corps sur la mer ne me paraît pas difficile ; mais comment le dirigerons-nous ? Ces oiseaux nageurs se servent de leurs pattes, et il nous faudrait faire un grand oiseau de bois qui eût aussi deux pieds palmés capables de battre les ondes. Cela n’est pas impossible, car nos bras sauraient bien mettre ces sortes de nageoires en mouvement. Ce qui me tourmente, c’est pourquoi l’homme lui-même ne nage pas comme les animaux, et il me semble que si j’essayais, je traverserais ce lac, dont une folle méfiance m’a empêché jusqu’à ce jour d’affronter les endroits profonds. »

En parlant ainsi, tout plein de sa méditation, Évenor s’élança dans les ondes bleues du lac, et, s’abandonnant à son instinct, il trouva, en peu d’instants, le système de mouvements qui devait le maintenir à la surface et lui fournir une nouvelle manière de cheminer sur un milieu sans résistance absolue. Leucippe, effrayée d’abord, n’eût pas plutôt vu sa victoire, qu’elle s’élança à son tour et se mit à nager avec plus de souplesse encore que lui, plongeant en folâtrant comme une mouette, et se livrant à l’instinct avec la confiance d’une âme heureuse.

Ce jour-là, ces époux ingénus s’imaginèrent qu’ils n’avaient plus besoin d’une barque, et qu’ils pouvaient traverser les mers comme les hirondelles. Il leur tardait d’être au lendemain pour essayer leurs forces au sein des vagues ; mais ils eurent bientôt reconnu le court trajet qu’ils pouvaient faire, et ils revinrent, se disant qu’ils n’avaient oublié qu’une chose, c’est qu’il leur eût fallu des ailes pour reposer leurs autres membres, ou pour aborder les écueils d’où le flot les repoussait avec fureur.

La construction de l’esquif fut donc reprise avec courage, et, après bien des essais, les rames furent mises en mouvement ; la pirogue, svelte et légère, fut lancée par Évenor à une certaine distance du rivage. Leucippe, penchée sur les flots, le suivait des yeux, pâle et frissonnante. La dive lui cacha d’abord sa propre angoisse, mais quand elle vit la hardiesse et l’habileté du jeune nautonnier, elle revint à sa confiance fataliste. « Cette race est faite pour tout soumettre, s’écria-t-elle avec transport, et les éléments ne peuvent rien contre elle ! Va ! Leucippe, va, ma fille, et ne crains rien. Monte sur cet oiseau magique qui peut faire à votre gré le tour du monde. »

Évenor ne consentit cependant à prendre Leucippe à ses côtés, dans la barque, que quand il se sentit bien maître de sa découverte. Il la perfectionna bientôt d’une manière qu’il n’avait pas prévue. Comme il avait trouvé la chaleur ardente sur cette mer sans abris, il voulut y faire une tente à Leucippe, et, à cet effet, il dressa sur des piquets adaptés à l’esquif, la tendine de tissu de palmier de sa cabane. Aussitôt la brise enfla cette voile improvisée, et les époux virent qu’ils pouvaient se reposer de la fatigue de ramer.

En peu de jours, Évenor observa les effets du vent combinés avec la résistance du tissu, et il sut se servir de la voile comme il s’était servi de la rame. Dès lors il n’eut plus de crainte pour sa compagne chérie et prit les instructions de la dive, qui lui enseigna sur quelles étoiles il devait se diriger dans le cas où la nuit les surprendrait dans leur traversée. Elle porta dans la barque les vases, les outils et les toiles de roseaux et d’écorces dont elle voulait que ses enfants pussent transmettre l’invention et l’usage aux hommes de leur race. Leucippe cueillit les plus beaux fruits de l’Éden, Évenor lui ayant appris qu’ils étaient inconnus à sa famille et à sa tribu. Lui-même choisit la dépouille des animaux qu’il n’avait jamais vus paraître sur le plateau, et les plantes dont la graine nourrissante pouvait être acclimatée dans d’autres régions.

Munis de tous ces présents, ils reçurent la bénédiction de Téleïa qui partageait leur confiance quant à la rapidité et à la sûreté du voyage, mais qui leur cachait l’effroi et la douleur de l’isolement où elle allait retomber. Elle affectait même de leur dire qu’elle avait besoin de quelques jours de solitude pour se recueillir après tant de préoccupations dont ils avaient été l’objet.

Elle les suivit du regard aussi longtemps que sa vue put saisir l’esquif comme un point noir sur les flots écumeux. Debout sur le rocher le plus élevé qu’elle avait pu atteindre, tant qu’elle distingua les baisers que lui envoyait Leucippe, elle agita son voile dans les airs ; mais quand la barque eut tourné les écueils de la côte et qu’elle ne vit plus rien, elle se laissa tomber sur la roche dénudée et y resta comme privée du souffle de sa vie, emporté par sa chère Leucippe.

Quand elle se releva, elle fut surprise de se trouver dans les ténèbres. Le soleil lui faisait pourtant sentir sa chaleur et le chant des oiseaux résonnait dans les airs. Elle chercha à voir le ciel ; elle n’y trouva ni soleil, ni nuages, ni étoiles ; c’était une voûte sans clarté. Elle chercha à voir le sol sur lequel ses pas se dirigeaient au hasard : c’était un linceul uniforme. Elle chercha à voir ses chiens, qui hurlaient autour d’elle et la tiraient par son vêtement ; elle ne les distingua pas plus que le reste. Elle passa les mains devant ses yeux et n’y sentit passer aucune ombre. « Cela devait être, dit-elle avec la tranquillité du désespoir. Leucippe était la lumière de mes yeux. Elle soutenait mon existence ; elle en était le but et la cause. À présent, dive condamnée, me voici aveuglée comme ceux de ma race ont commencé et fini. Dieu, mon père, que ta volonté soit faite ! Si je ne dois plus entendre la voix de Leucippe, donne-moi la lumière d’un séjour plus propice ; mais si je puis encore lui être bonne à quelque chose sur la terre, laisse-moi vivre encore dans l’horreur des ténèbres. »

Et la dive infortunée, guidée par ses chiens inquiets et plaintifs, se traîna le long des rochers et regagna sa grotte solitaire.