Œdipe et le Sphinx/Premier Acte
PREMIER ACTE
Les Trois-Chemins (Triodos), en Phocide, carrefour où se croisent les trois routes de Daulis et Khéronée, d’Ambrosios et de Delphes.
Scène I
Celui qui porte, dans son cœur, l’enseignement du temple,
l’exemple du foyer, les baisers de sa mère ;
et s’étudie à la sagesse, depuis qu’il se connaît ;
ce juste deviendrait scélérat, tout à coup ! Dérision !
En vain, je déteste le crime Apollon m’y condamne !
Mon cerveau ne le conçoit pas ma main l’accomplira !
Dérision Olympienne !
Quelle atroce pensée l’obsède !
Immortels ! obscurcissez le mystère de votre essence,
restez impénétrables et glorieux et bienheureux ;
sur nos âmes régnez, mais ne les troublez pas méchamment ;
et vous même, ô Dieux, obéissez à la justice !
Sinon, croulent les temples sur leurs mystères abolis ;
que le dernier autel devienne ta margelle d’un puits ;
et que l’instinct, comme avant Prométhée,
règne partout et nous ramène à l’animalité.
Mais, s’il est vrai que, par la volonté,
l’homme conquiert une plus grande dignité ;
si Hercule eut raison de suivre la vertu,
Achille, de préférer la gloire ;
si la justice enfin, préside aux destinées :
expliquez-moi la mienne, tyrans célestes ?
Œdipe, au nom des Dieux !
Oui m’appelle ? Toi, Lychas. Ici ?
Reviens à Corinthe, ô Prince !
Jamais, jamais !
Écoute la raison ! Écoute l’amitié.
Va-t’en !
Qui l’eût cru, en te voyant assis à ce festin,
que tu le quitterais sous le fouet des Furies.
Tu étais là, Lychas, et tu as entendu ?…
Ce propos d’un buveur stupide, tu ne peux l’oublier ?
Je veux l’entendre encor !
Ce convive, échauffé par le vin, dit, en te regardant,
que plusieurs ignoraient leur vrai sang
qu’on voyait des enfants trouvés, au pied du trône ;
« Toi-même, Œdipe, » cria-t-il, « es-tu fils de Polybe ? »
Je saisis une amphore…
On arrêta ton bras.
Dès l’aube, j’éveillai mes parents, je racontai l’affront ;
ils s’indignèrent, jurant que j’étais bien leur fils,
et qu’ils m’aimaient
Ni protestations ni caresses ne dissipèrent ton souci.
Il est dans ma nature d’aller au fond des choses,
et de pousser toute aventure au dénouement.
Je m’élançai sur la route de Delphes.
Je trouvai de sombres pontifes
qui voulurent d’abord m’écarter.
Je criai, j’implorai, je menaçai,
j’obtins une réponse épouvantable ?
Oserai-je t’interroger ?
C’est un secret terrible entre moi et les Dieux.
Tu as fait un serment et tu vas l’accomplir
Tu reviendras ensuite ?
Jamais, jamais, te dis-je.
Songe à tes vieux parents qui déjà se désolent,
à ton père Polybe, ce vénérable roi, à Mérope, ta mère !
On me cherche on s’inquiète à cette heure.
Sans ma folle démarche au prophétique sanctuaire,
je serais encor à Corinthe, près de mes chers parents.
Hélas ! — Pourquoi m’as-tu suivi ?
Je t’ai vu quitter le palais dans un accès de frénésie.
J’ai craint l’éclat de ton irascible nature.
Tu m’as suivi ; tu l’as osé ?
À Delphes, quand tu sortis du temple,
ton visage éperdu m’effraya : tu semblais insensé.
Tes pas précipités s’éloignaient de Corinthe ;
tout le jour, j’ai marché dans ton ombre :
voici le soir venu……
Quitte-moi ! Je l’ordonne !
Que dirai-je à ton père, à mon roi ?
Dis-lui, Lychas. (Violent.)… Non ! Va-t’en,
ta présence augmente mon souci !
Ne me réplique rien ! Ma colère est terrible !
Malheur à qui voudrait me barrer le chemin.
Obéis, disparais, si tu tiens à la vie,
car je suis furieux, et je te frapperais.
Scène II
La fatale tunique, linceul du grand Alcide,
l’inguérissable plaie de Philoctète,
les chiennes de Thémis acharnées sur Oreste,
tous les supplices perdent leur épouvante
devant cet oracle sans nom !
Je serai, moi, Œdipe, l’assassin de mon père,
le frère de mes fils ; oui, l’époux de ma mère.
Apollon ! Apollon ! Dieu de clarté, Dieu pur !
Moi, je tuerais, de ces mains, celui qui m’a donné la vie
et je féconderais le ventre d’où je sors ! Atrocité !
Conception du délire, invraisemblable amas de sacrilèges
que les annales d’aucun peuple n’ont raconté ;
qui salissent l’esprit, pour y avoir pensé ;
qui souillent la lèvre, même indignée, qui les prononce !
Oh ! Dussé-je courir, des colonnes d’Hercule jusqu’à l’Hyperboré
Dussé-je, aux sombres bords, descendre comme Orphée
et cacher ma vertu jusqu’au fond des enfers ;
je mourrai pur de ton sang, ô Polybe,
vieillard auguste qui m’éleva avec des soins si tendres.
Et toi, douce et chaste Mérope, tu ne sentiras pas
l’impureté surgir dans mes baisers de fils.
Vous accuserez ma piété vous me croirez ingrat
oh vous me maudirez, peut-être en me pleurant ;
et des mains étrangères vous fermeront les yeux.
Je ne vous reverrai jamais, ô mes parents.
Hélas Ainsi l’aura voulu le Dieu prophète.
Au lieu du sceptre que je devais tenir un jour
il faut prendre un bâton à l’arbre du chemin.
J’entends au loin rouler un char…
Le Prince de Corinthe n’est plus qu’un être errant
seul au monde, sous la haine des Dieux !
Scène III
Holà, l’homme, fais place !
Je fais place au destin ! Qu’il passe. Oh ! loin de moi !
Hé, l’homme, lève-toi ! Débarrasse la route !…
En scène. Vite, debout !
Celui que je précède n’a cédé le pas à aucun…
Debout ! Au large ! ou sinon, par Hercule……
Par Hercule, si je me lève,
toi, tu te coucheras pour un très long sommeil !
Tu me parais robuste ; mais nous sommes plusieurs…
L’homme est âgé sur le char ;
après celui qui tient les rênes,
je ne vois que deux serviteurs ;
puis un esclave vêtu de peau, qui suit à peine.
Te lèves-tu ? Je frappe…
Veux-tu périr ? Frappe !
Tu viens de prononcer toi-même ton arrêt :
porte donc mon salut à Pluton,
et rejoins les ombres des téméraires !
Scène IV
Vous tenez l’attelage. En scène. Mon héraut !
Le voici !
Tu l’as tué ?… Misérable !
Je me suis défendu !
Le serviteur toujours incarne les vices de son maître
Ton aspect te révèle, irascible, dur et hautain !
Tu as déjà fourni ta plus longue carrière ;
ne risque pas des jours déjà comptés.
Passons chacun notre chemin.
Je n’ai jamais laissé un outrage impuni.
Ni moi L’homme au char, regarde-moi bien :
je ne suis pas un mortel ordinaire.
Les Dieux ont des desseins sur moi.
Continuons tous deux notre route ?
Scène V
Eh ! là, vous autres, saisissez-le, car il veut fuir.
Tous ensemble, accablez le brigand !
Mais c’est toi, le brigand,
qui lances quatre chiens contre le voyageur.
Il se trouve qu’il est de taille à se défendre ;
débile, il subirait ton odieuse loi.
Lâches ! vous laissez Insulter votre maître
Œdipe.
Toi, conduis ton char dans le séjour des ombres !
La rage brille dans tes yeux, elle agite ta barbe déjà blanche.
Après avoir tué ceux-là, il faudra te frapper, vieillard :
Une secrète voix me crie de t’épargner.
Au nom de la sage Athéné,
l’homme au char, laisse-moi passer !
Maudit, si tu savais mon nom…
Tu t’appelles l’affront !
Toi, le meurtre et le vol !
Sois maudit dans tes fils, si tu engendres ;
du foyer qu’ils te chassent et qu’entre eux ils s’égorgent.
Sois maudit dans ta couche, si tu as une épouse ;
que le malheur sur ton seuil s’accroupisse……
Ta main, sur l’aiguillon se crispe ! Prends garde !
Qui me frappe, jeune ou vieillard, esclave ou roi,
ferme ses yeux aux rayons du soleil.
Cesse de l’offenser, la divine lumière !
Ah forcené, tu m’as touché au front !
Eh bien ! Rejoins ta race, obscure ou éclatante !
À moi Je meurs ! Immortels, vendez-moi !
Fuyons ! Le roi est mort.
Ensemble, vengeons-le !
L’exemple des héros vous enflamme, Pygmées. Au Styx ! au Styx !
Le maître vous appelle : allez ! — Toi, tu le joins déjà !
Et toi, tu tardes !
Au sombre bord, le maître s’impatiente ;
va le servir, parmi les morts.
regarde autour de lui et jette son bâton.
Contemple ton ouvrage, Dieu des vengeances,
car je n’ai rien voulu de tout ce que j’ai fait
dans ce sinistre carrefour :
mon bras servit d’épée à ta rancune obscure.
Oui, j’ai versé du sang, mais Polybe, mon père est vivant.
Ces morts ne sont pas mes parents !
Où vais-je maintenant orienter mes pas maudits ?
Trois routes là se croisent, mornes et fatidiques ?
Le bâton, en tombant, vers Thèbes s’est tourné.
Pourquoi pas ce chemin ? De Corinthe, il m’éloigne !
Oh ! je triompherai des embûches d’en haut
et je sortirai pur de l’effroyable épreuve.
Ma vertu apparaîtra, brillante
comme toi-même, ô Dieu, quand l’aurore
ouvre les champs du ciel à ton char de lumière.
Cadavres, cailloux de mon chemin, qu’il a fallu briser.
Salut……… À Thèbes !