Œil pour œil/004

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Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 13-16).

IV


L’Armistice venait d’être signé. Ce fut dans toute l’Europe et le monde civilisé un vaste soupir de soulagement, suivi d’un chant unanime d’allégresse. La Grande Tuerie, qui marquera, d’une tache rouge, le début du XXe siècle et pèsera sur la mémoire des hommes d’aujourd’hui éternellement, comme une honte et un opprobre, prenait fin, et l’Univers pouvait aspirer à des jours meilleurs. Depuis quatre ans, la presse de tous les pays, sauf quelques rares exceptions, bourrait le crâne des populations, ne parlait que carnage, et, par une déformation grossière du sens des valeurs, exaltait aux nues, les consacrant comme des héros des êtres, nuls souvent, mais qui avaient le mérite, grand à cette époque de ne connaître ni la pitié, ni le sens de l’humanité, et qui portaient à leur crédit, le plus de destructions humaines.

Les savants, les littérateurs, les poètes, ceux qui ne consacraient pas leur talent au service de la haine, étaient relégués dans l’ombre, et l’homme qui parlait d’amour de ses semblables était considéré comme un traître, et, pour peu qu’il poussât cet amour jusqu’à refuser de tuer, on l’accolait à une muraille, et il tombait la poitrine trouée de balles et le crâne perforé pour n’avoir pas sacrifié à la folie régnante.

Dans chaque capitale, les troupes rentraient aux acclamations des foules en délire qui se massaient sur leur passage.

Les femmes regardaient avec admiration les soldats triomphants ; leur yeux se portaient sur les officiers sanglés dans leurs uniformes et tous parés des charmes de la conquête.

À Leuberg, quand l’armée uranienne qui avait bravement combattu aux côtés des alliés, rentra, ce fut dans la ville, une explosion de joie ; des bravos montaient dans l’air ; aux fenêtres et sur les balcons des mouchoirs s’agitaient, des mains frêles de jeunes filles envoyaient des baisers.

À la tête du régiment des dragons du roi, un jeune homme au teint mat, aux yeux rêveurs et bleus, attirait plus spécialement l’attention. Il ne s’occupait guère des saluts qui montaient vers lui. Il allait, tenant les guides lâchement, au balancement de son cheval, songeant à la vie douce qui l’attendait à la demeure familiale, en fête pour son retour. De son cœur, une chanson montait jusqu’à ses lèvres, chanson de la jeunesse ardente qui veut vivre, sous le soleil glorieux, une vie magnifique.

Parfois, il passait une ombre devant ses yeux. La maison ne serait plus ce qu’elle était, lorsqu’il la quittait, au sortir de l’école de cavalerie avec trois étoiles sur la manche de son uniforme et le commandement d’une unité. Le père, l’an dernier, était disparu. Il ne restait plus au logis que sa vieille mère. Il avait hâte de la serrer entre ses bras et d’oublier, dans le confort de leur château, les deux années d’enfer qu’il venait de vivre, dans la boue et le sang des tranchées.

Le régiment défila par les rues de la ville. Les hommes étaient joyeux. Eux aussi, oubliaient les horreurs récentes. Comme il passait devant le palais royal, le jeune officier se tourna vers le balcon où se tenait la cour, pour le salut d’usage. Il fut désagréablement surpris de voir Karl III qu’il connaissait personnellement, pour être du même âge et avoir étudié ensemble, s’afficher avec une femme qui lui parut être la prima donna du théâtre National Lucrezia Borina.

Que Karl III, dans la fougue de sa jeunesse ait éprouvé une passion pour la belle artiste dont la beauté avait fasciné plusieurs, il était prêt à l’excuser. Après tout, il était homme quoique roi. Qu’il s’affichât avec elle, publiquement, cela, il ne pouvait l’admettre. C’était porter atteinte au prestige royal surtout à une époque tourmentée où le trône dans chaque pays chancelait sur ses bases.

L’officier augura mal de cet incident, et tout en continuant sa route, il pressentit que l’Uranie traverserait des heures sombres.

Qu’une femme issue du peuple, ait assez d’emprise sur un souverain pour lui faire oublier le souci de sa dignité, c’était le signe évident d’un aveuglement dangereux qui pourrait avoir des suites funestes. Il n’y songea pas longtemps. Il avait pour le moment, d’autres idées en tête, que de travailler au raffermissement du trône.

À la caserne, il descendit de cheval, pénétra dans le salon où d’autres officiers étaient assis à boire, à causer et à fumer, alla serrer la main de quelques amis, et sans plus s’attarder davantage, sauta dans l’auto qui l’attendait à destination du château familial.

La famille de von Buelow est l’une des plus anciennes de l’Uranie et l’une des plus riches. Bien que Ludwig von Buelow le chancelier, le père d’Herman von Buelow, ce jeune officier qui roulait en ce moment vers l’ancestrale demeure, ait dépensé des sommes énormes en fêtes et en galas ; qu’il ait eu des écuries où des purs sangs se prélassaient dans des boxes spacieuses ; qu’il ait entretenu à Leuberg, un hôtel meublé avec un luxe inouï et où se réunissaient dans des dîners restés mémorables de la haute société uranienne et les représentants des grandes puissances ; qu’il ait puisé sans compter dans la réserve, Herman von Buelow pouvait encore se vanter d’appartenir à la double aristocratie du sang et de l’argent.

Si l’argent liquide s’était fait plus rare, le domaine était resté intact ; grâce à un intendant consciencieux et averti en affaires, la vie fastueuse du chancelier et ses prodigalités n’acculèrent pas la famille à la banqueroute. Les créanciers furent tous payés, et l’exploitation méthodique des terres cultivées selon les données du progrès moderne a permis, à cause du prix élevé des denrées durant la guerre, de réparer les brèches.

Pendant que l’auto roulait sur la route assombrie, projetant la lumière crue de ses phares, dans l’obscurité qu’elle trouait, Herman von Buelow assis sur le siège d’arrière, échafaudait pour l’avenir tout un système de vie, tout un plan de conduite.

N’était-il pas un privilégié de la fortune ? Ne l’avait-il pas toujours été ?

Du seul fait de sa naissance, tous les obstacles étaient aplanis devant lui. Il n’avait pas, comme tant d’autres à lutter, à jouer des coudes, pour se frayer un chemin au travers de la multitude, et se créer sous le ciel libre et le soleil, une place digne de lui. Toutes les portes lui étaient ouvertes. Sans avoir à obéir, à subir l’apprentissage souvent humiliant de servir sous des officiers ignorants et brutes, il avait, dans l’armée, brûlé les étapes, après de brillants examens, et hérité de la charge de colonel des dragons du Roi. De père en fils, chez les von Buelow on était colonel de dragons.

Maintenant que la guerre était terminée, que la Paix souriait à la terre, il voyait devant lui, une route toute aplanie.

De physique agréable, haut de taille, les traits accentués, dégageant de sa personne un je ne sais quoi de séduisant et de fascinateur, il n’avait qu’à paraître pour commander la sympathie et aussi le respect. Il pouvait briller à la Cour aussi bien qu’à la ville, aspirer aux plus grands honneurs.

Le château des von Buelow, situé à six milles des confins de Leuberg, est bâti sur une élévation face à l’Adriatique, qui vient mourir aux pieds de la Falaise. Construit il y a quelque trois cents ans, sa structure de granit rouge domine la contrée environnante. De la grande route, un chemin macadamisé traverse une forêt de sapins et pénètre jusqu’au parc qui l’entoure.

Des jardins en terrasses avec des balustrades de marbres, la vue embrasse la mer avec ses îles d’émeraude, de rubis ou de saphir selon la dégradation de la lumière.

À quelques arpents, sont les bâtiments ; une écurie spacieuse — depuis la guerre elle n’abrite que quelques chevaux. Le chancelier avant même d’en être réquisitionné a fait cadeau de ses bêtes à l’armée, une grange au carré de pierre, des étables, les poulaillers, pigeonniers, etc., et tout autour comme des poussins près de leur mère, les maisons des domestiques et de l’intendant. Le domaine a une superficie de 1800 acres.

Quand l’auto s’engagea sur le chemin du château, Herman se pencha au dehors, pour respirer plus librement, l’air de chez lui.

Il y avait trois mois déjà, depuis son dernier congé qu’il n’avait revu ces endroits familiers témoins de ses jeux d’enfant, de ses rêveries d’adolescent.

Il se sentait léger, débarrassé de la responsabilité militaire, n’ayant pas à commander, au moins pour quelque temps en attendant son entrée dans la politique active ; n’ayant d’autres soucis que de jouir de la vie, d’aspirer l’air purifié par les sapins ; de flâner par les allées ombragées, d’admirer jusqu’à la saturation la beauté des soirs violets sur une émeraude ; de courir à cheval par les champs des matins froids, au trot d’une bête vigoureuse et jeune, et d’oublier dans la solitude de ce coin de terre adoré, toutes les fatigues et tout l’écœurement des tranchées.

Au nombre d’autos qui stationnaient devant la large porte d’entrée, il comprit qu’il y avait réunion chez lui pour fêter son retour. La comtesse avait voulu qu’il fut repris, dès son arrivée, par les obligations de la vie sociale, et que l’animation lui fasse oublier la mort du chancelier.

Il embrassa longuement sa mère, quand, avertie par un domestique que l’auto approchait, elle courut sur le seuil voulant être la première à le recevoir chez lui.

Désormais il était le maître, puisque par droit de succession il héritait les titres nobiliaires et les biens fonciers.

On l’attendait pour le dîner.

Le maître d’hôtel s’était surpassé. Il avait fait exhumer de leur poussière, les vins les plus vieux, entr’autres un vin fameux du cru 1887, qu’on ne servait que rarement et dans les grandes circonstances.

La salle à manger aux boiseries à panneaux de bois sculpté était éclairée à profusion. Les garçons de table dans leurs livrées galonnées se tenaient à leur poste droits comme des soldats dans l’attente de la revue.

Un laquais annonça que le dîner était servi.

La comtesse donna le bras à son fils et s’avança suivie bientôt des invités. Ils étaient une vingtaine en tout, quelques seigneurs du voisinage, des hauts fonctionnaires et quelques amis d’Herman.

Mme von Buelow avait indiqué elle-même la place des convives. Elle sourit malicieusement quand Herman constata que sa voisine de table serait Natalie Lowinska, petite fille du baron Lowinski, ancien ministre de la justice sous Pierre VIII.

Natalie Lowinska avait dix neuf ans, une taille élancée, de grands yeux noirs, frangés de longs cils, des yeux profonds, troublants et mystérieux de femme slave. Sa voix était pure et chantante comme une musique.

La comtesse la désirait pour bru et avait décidé qu’Herman était d’âge à convoler et que le plus tôt serait le mieux surtout à présent qu’il était l’héritier et le rejeton unique de von Buelow.

Le jeune homme ne fut pas dupe de ce manège maternel, et pour ne pas laisser croire qu’il tombait dans le piège, il feignit d’oublier cette présence à ses côtés ; mais le regard qu’il lui jeta à la dérobée suffit à l’envelopper toute, à prendre possession de son image pour la graver profondément en lui, dans le coin le plus secret de son âme.

Les divers services se succédaient avec la régularité et l’ordre qui avait accoutumé de régner chez les von Buelow.

Le vin généreux et vif égayait les convives. Dans la haute société uranienne, on se piquait de parler le français dans sa pureté même, et bientôt au verbe qui circulait sur chaque lèvre, l’on se serait cru sur les bords de la Seine.

Comme le vin pétillait dans les coupes, l’esprit pétilla. Les aimables plaisanteries, les jeux de mots, les marivaudages, toutes ces insignifiances de langage qui font le charme des réunions mondaines qu’agrémentent la compagnie des femmes, se donnèrent libre cours.

Et cela dura jusqu’à l’heure des toasts ; on but au roi, à l’Uranie, à l’hôte. Herman lui-même, toujours calme et sérieux plus qu’il ne convenait à son âge, donnait dans la gaieté générale, tout entier à la joie de la bonne chère, du luxe, de l’élégance.

Une fois, il lui adressa la parole, une question banale, posée pour dire quelque chose, pour être poli. La réponse lui parvint. Il ne s’occupa guère d’en percevoir le sens. Le son de la voix pénétra en lui, faisant jaillir par sa seule tonalité, des émotions nouvelles.

Et quand il fut seul, qu’un à un, les invités se furent retirés, que le dernier auto eût démarré et fut disparu au loin sur la grande route il revêtit son paletot et par cette nuit fraîche d’octobre se promena longuement sur la terrasse, regardant sur l’eau sombre de la mer frissonner le sillage blanc que la lune y posait.

Des yeux grands et noirs peuplaient la solitude, une voix chantante et fluide animait le silence.

Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’il rencontrait Natalie Lowinska. Pourtant il n’était pas de par l’habitude d’une vie sévère et de commandement prédisposé à la sentimentalité.

Mais ce soir à l’aurore des temps nouveaux qui s’élevaient de l’horizon débarrassé des nuages sombres de la guerre, il entendait partout monter, avec l’hymne ardent de sa jeunesse, le poème d’amour qui soulevait l’humanité.

Natalie Lowinska, la dernière fois qu’il la vit, n’était qu’une enfant. Ce soir elle lui était apparue femme et sa vue et sa présence avait fait naître en lui des instincts de paternité et de continuité de la race, qui lui gonflait le cœur.