Œil pour œil/013

La bibliothèque libre.
Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 43-46).

XIII


Quand Herman revint, le soir même de la réception du télégramme, il trouve sa femme alitée encore sous le coup de l’émotion.

Dès qu’il fut près d’elle, elle se jeta dans ses bras, sanglota, puis lui conta tout, jusque dans les moindres détails, de sa visite de l’après-midi.

Herman ne dit pas un mot. Mais ses poings se crispèrent, et ses yeux fixes semblaient défier un avenir invisible.

Il flaira le malheur possible. D’Howinstein, il pouvait s’attendre à tout. Tous les moyens étaient bons pour lui, la violence, la ruse, la perfidie. Il savait pertinemment qu’il ne reculerait devant rien pour assouvir et son amour et sa vengeance. Il fit garder sa maison, et ne sortit plus lui-même qu’accompagné par des agents secrets avec mission de veiller sur sa personne.

Il jugea qu’il était temps de brusquer les événements.

Déjà des soulèvements partiels, dont il soupçonnait l’origine, agitait les provinces uraniennes.

Les troubles de l’année précédente allaient-ils recommencer ? Il fallait à tout prix les prévenir. Déjà trop de sang versé avait appauvri l’organisme de la nation.

Il projeta donc le coup d’État du 19 septembre 19… qui plaça à la tête du pouvoir un groupe de ses créatures. Lui-même, dans le nouveau cabinet, se nomma ministre des « affaires étrangères » en attendant de prendre entre ses mains, à l’instar des Lewine et des Mussolini, la dictature officielle.

Le peuple, débarrassé du roi, demandait un nouveau maître. Ce maître, il le serait…

La pensée lui vint de chasser du pays Luther Howinstein ; cauteleux ce dernier n’agissait pas au grand jour. Il était bien le grand maître d’une société secrète influente… Seuls, les initiés le savaient. L’exiler ! C’étaient lui donner figure de martyr, lui créer en l’auréolant de la couronne du bannissement et de la persécution une popularité nouvelle, des partisans nouveaux…

D’ailleurs von Buelow attendait son rétablissement pour le provoquer en duel, le tuer, l’abattre comme un chien…

Il comptait sans l’habilité consommée de son adversaire…

Le duel eut lieu un matin d’octobre, au même endroit où peu d’années auparavant, il avait rencontré les prétendants de sa femme.

Au lieu d’être comme les autres, un duel d’opéra comique, celui-ci fut la rencontre de deux êtres qui se détestaient mutuellement et qui considéraient l’univers trop petit pour les contenir l’un l’autre.

C’était un matin, froid, triste, brumeux.

Von Buelow tira le premier. Soit nervosité, soit qu’il eût mal pris ses mesures, il rata son coup. La balle siffla à la tempe d’Howinstein, mais sans l’atteindre. Celui-ci eut un ricanement amer… Il palpa son épaule où la plaie cicatrisée lui causait encore une faible douleur. Il n’essaya pas de tuer son ennemi. Une mort rapide était trop belle pour lui. Où serait la jouissance morbide qu’il se promettait de sa vengeance…

« Œil pour œil » blessure physique pour blessure physique, soit mais par contre souffrance morale pour souffrance morale.

Il tendit l’arme à bout de bras, visa soigneusement. La détonation déchira l’air. Von Buelow tomba face en avant. On le crut mort quand Howinstein s’avançant vers ceux qui le soutenaient après l’avoir relevé, enleva son chapeau, salua gravement, et ricana à l’oreille du blessé qui commençaient d’ouvrir les yeux…

« Œil pour œil » blessure pour blessure. Vous présenterez mes hommages à Madame Natalie. Quant à vous, monsieur qui avez le tort d’être aimé d’elle, j’espère que nous aurons le plaisir de nous rencontrer. Si vous avez la réputation d’être un des meilleurs duellistes d’Uranie, vous constatez que vous avez rencontré votre maître.

Il salua gravement les témoins, laissant von Buelow, blême et ensanglanté, nourrir en lui-même des pensées d’impuissance et de rage…

Dorénavant les destinées de l’Uranie seront intimement liées aux destinées de ces deux hommes jusqu’au jour où le peuple fatigué de tant de changements successifs rappellera de l’exil le monarque dépossédé de Karl III

Von Buelow se fit panser, et sans plus s’occuper du mal physique, se rendit dès le lendemain même au Conseil des Ministres. Il avait le bras en écharpe et ses yeux noirs semblaient briller de fièvre dans sa figure pâlie par tout le sang versé.

Son apparition fut de courte durée. Il aida avec ses collègues à expédier les affaires de routine, et retourna chez lui pour quelques jours de repos. Son secrétaire l’accompagnait…

Le ministre de la guerre se trouvait le maréchal Junot qu’on ne soupçonnait pas encore d’appartenir au clan Howinstein. Ses états de service sous Albert Kemp, ses aptitudes militaires, jusqu’ici furent sa seule recommandation.

Le jour suivant von Buelow le fit venir chez lui en conférence particulière. La Boshvie s’agitait et semblait n’avoir pas renoncé à son intention de se repaître des dépouilles de l’Uranie. D’autres pays limitrophes, dans la crainte que la révolution n’ait chez eux des répercussions néfastes, faisaient garder les frontières…

Les menaces de guerre planaient et des nuages noirs qui n’attendaient que l’occasion de crever et de laisser pleuvoir la mitraille et le sang.

Les deux ministres conférèrent ensemble sur les moyens les plus efficaces pour sortir le pays de l’ornière.

Il fut décidé de faire le dénombrement des effectifs militaires, tant en hommes, qu’en munitions et en matériel de toutes sortes, de décréter une nouvelle levée en masse de la jeunesse en état de porter les armes, de les mobiliser à la frontière.

Dès que le ministre des affaires étrangères serait guéri de sa blessure dont nul ne soupçonnait la cause, il irait, par le pays, tenter de créer un renouveau de fierté nationale, soulever le patriotisme des gens par une série de manifestation et d’assemblées populaires. Le moral de la nation devait avoir besoin d’être remonté. Arracher du passé les faits glorieux de l’histoire de l’Uranie, les jeter palpitant de vie, comme un exemple à la foule, lui célébrer les vertus de la race, prôner la résistance aux infiltrations étrangères et créer le désir d’édifier sur tant de ruines et de sang une nation prospère, tel était le but que se proposait le ministre nouveau. Puis, une fois la situation éclaircie, il devait se hisser de par sa propre volonté, et avec l’aide de ses amis, au rang de maître souverain, de dictateur. Encore une fois, il comptait sans celui, qui dans l’ombre épiait ses moindres mouvements, prêt à se ruer sur lui, l’écraser et l’abattre. Entre le pouvoir absolu et Herman von Buelow se dressait Luther Howinstein, génie malfaisant des contes de fée, d’autant plus dangereux qu’il était servi par une intelligence et une force supérieures. Rusé, il ne se montrait pas au grand jour, et attendait avec patience le moment propice.

La « Société des Travailleurs Indépendants » était sans contredit la plus puissante du pays. Elle possédait des affiliations nombreuses au dehors et une organisation interne parfaite. Le secret le plus rigoureux empêchait que rien au dehors ne transpirât des délibérations. Trahir ce secret ; tenter seulement de le trahir, signifiait, à brève échéance, une vengeance implacable ; empoisonnement, assassinat, la mort toujours. Le grand maître en était Luther Howinstein.

Le premier coup qu’il décida de frapper, fut dans la famille de von Buelow. Natalie avait un frère. Le circonvenir, l’enrôler dans les rangs des Travailleurs, le compromettre dans un complot politique, fut l’affaire de quelques semaines.

Luther Howinstein la réussit. Lowinski fut arrêté, traduit devant le tribunal, condamné à être fusillé. Un seul homme pouvait le sauver : son beau-frère.

Il le pouvait, et ne le pouvait pas. Le précédent était trop dangereux. Et puis, Lowinski, trouvé en possession de papiers compromettants, arrêté après avoir fait feu sur un agent, n’avait absolument rien dit de l’accusation portée contre lui. Il comprit, mais après coup, qu’il n’était, entre les mains… de qui ? il ne le savait pas, qu’une victime désignée d’avance, que l’objet d’une vengeance personnelle dirigée contre le ministre des affaires étrangères.

Une foule considérable se pressait dans l’enceinte de la salle des procès. La personnalité de l’accusé, la gravité des faits et des accusations portées contre lui, avait passionné l’opinion publique.

Trois juges, solennels et tragiques dans leurs toges noires, prononcèrent à l’unanimité la peine de mort.

L’accusé pâlit ; ses lèvres s’étirèrent en une grimace et ses deux mains se crispèrent, nerveuses, sur la barre.

La figure protégée d’une voilette, Madame von Buelow tourna la tête vers son frère. Deux larmes descendirent lentement le long des joues. Elle serra le bras d’Herman et se penchant vers son oreille.

— Tu peux le sauver, il est encore temps.

Il ne répondit rien ; mais sa gorge se sécha et sur son front une sueur moite perla.

Un silence lugubre régnait dans l’auditoire. Les regards allaient vers le condamné et vers le ministre. On épiait ses gestes, ses impressions. On pronostiquait sa ligne de conduite.

Allait-il intervenir ?

Devant tous ces regards braqués sur lui, Herman von Buelow se contraignit.

Ses traits demeurèrent figés dans une sorte d’impassibilité tragique.

Lui aussi soupçonnait un coup monté, un traquenard, un piège. Il ne soupçonnait pas seulement, il savait…

Le président leva la séance. La foule évacua la salle…

Von Buelow laissant Natalie en tête-à-tête, (le dernier) avec son frère, se dirigea immédiatement vers le palais gouvernemental et là, exigea du président du conseil un ordre de déportation immédiate contre Luther Howinstein, commanda à quelques agents de conduire l’ancien chef de la gauche vers la frontière, et ce à la minute même. Le prétexte ? L’ordre social, la sécurité du pays, la paix à l’intérieur.

Qu’importe ce que ses amis diraient !

Qu’importent les protestations.

Le ministre était décidé à agir. Puisqu’il fallait aux affaires une poigne de fer, il se montrerait dorénavant implacable et inflexible.

Le retour à leur demeure fut triste, bien triste pour les époux von Buelow. La mort prochaine d’un des leurs planait au-dessus d’eux.

Natalie n’essaya pas de fléchir son mari. Le moment n’était pas choisi. Elle remarquait, dans le regard, une fixité étrange…

Une fois, il prit entre la sienne sa main frêle et la serra longuement.

— Natalie, dit-il

Il s’arrêta là. Mais dans l’intonation il y avait tout un monde de pensées et de sentiments, qu’elle devina comme elle devinait ce qui se passait dans l’âme et dans le cœur de l’homme dont elle portait le nom.

— Herman, se décida-t-elle. Ne feras-tu rien pour lui.

Il la regarda avec des yeux qui disaient toute sa détresse et qui la bouleversèrent.

— Je ne puis rien… Rien… rien. Il est coupable… Il faut qu’il expie… C’est la loi.

— Pour moi… Tu ne peux rien faire…

— Pourquoi me mettre à la torture…

Tu sais bien que je souffre doublement et pour lui et pour toi…

Aussi, pourquoi s’embarquait-il dans cette aventure ?

— Il est si jeune, avec cela, enthousiaste. On lui a monté la tête…

L’auto stoppa…

Le couple descendit.

Le domestique ouvrit la porte qui se referma sur leur solitude, comme une porte massive de prison…

La veillée fut longue. Les heures tombaient lentement dans le néant. Ils regardaient les bûches se tordre dans la cheminée.

Parfois, il se levait, faisait quelques pas, les mains tordues derrière le dos… Puis, il revenait vers sa femme essayait quelques paroles banales de consolation sans arriver à chasser le nuage qui assombrissait son front.