Œil pour œil/016

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Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 49).

XVI


Dès le lendemain de son arrivée à Leuberg, Luther Howinstein se rendit chez Natalie von Buelow.

Si le nez de Cléopâtre eût été plus long l’histoire du monde ne se fut pas accomplie dans les mêmes conditions.

Si Luther Howinstein n’avait pas nourri envers Natalie Lowinska la passion criminelle qui le poussa à commettre tant de crimes, l’histoire politique de l’Uranie eût eu quelques pages de moins, quelques pages écrites avec des larmes et du sang.

Conquérir le pouvoir, conquérir le monde si l’on ne peut conquérir la femme convoitée !

N’est-ce pas l’Aiglon qui se demandait s’il vaut mieux après tout conquérir un monde ou aimer un instant.

Folie physiologique et mentale que l’amour dont nul n’est exempt, même les plus grands, même les plus énergiques.

Faiblesse de notre humanité, notre pauvre humanité faite de boue, que cette attraction irrésistible d’un sexe l’un pour l’autre.

Devant la passion, l’intelligence s’abolit. Il ne reste que la bête humaine à qui le cerveau si puissant soit-il ne peut commander.

Si maître de lui qu’il fut d’habitude, Luther Howinstein se troubla quand il fut en présence de Natalie.

Il tremblait de tous ses membres et ce fut par un effort de toute sa volonté qu’il pût retrouver son emprise sur lui-même.

Il resta devant elle sans parler, ne sachant quels mots il devait… dire ou plutôt il savait les mots impuissants.

Il n’avait qu’une pensée, qu’un désir l’étreindre dans ses bras, la presser sur son corps et presser sur ces lèvres en des baisers fous, ses lèvres brûlantes de fièvre.

La première, elle brisa le silence.

Elle était pâle, très pâle d’une blancheur à faire peur qui accentuait l’étrangeté et la fascination de son regard ardent.

— Je croyais, monsieur Howinstein, après ce qui s’est passé entre nous, que vous auriez assez d’honneur et de fierté pour ne plus reparaître devant moi.

Il ricana :

— Vous croyiez…vous croyiez que je ne reviendrais jamais de mon exil… Comme les rôles changent. Aujourd’hui c’est votre mari qui est en exil, incapable de remettre les pieds sur le sol de son pays… s’il le fait, c’est sa perte. Les ordres sont formels. À son entrée à la frontière, on l’abat. Vous voyez que vous avez tout intérêt à ce que nous devenions amis…

— Allez-vous-en vous me faites horreur. Elle se retourna prête à se retirer, mais lui courut vers elle, lui saisit la main et de force posa ses lèvres sur les siennes fougueusement.

Elle se dégagea, le souffleta.

Il porta la main à sa joue et resta quelques secondes, hébété.

Puis il secoua la tête.

— J’avais pourtant juré que je vous aurais de gré ou de force… Habituellement je tiens mes promesses.

Ses yeux semblèrent s’injecter de sang… Il courut de nouveau vers elle, la saisit dans ses bras et malgré ses efforts ne put réussir à poser ses lèvres sur les siennes.

Il haletait, ne sachant plus ce qu’il faisait.

Une pensée dans son cerveau faisait sa trouée. Cette femme ne serait jamais rien pour lui.

Comme un fou, il courut vers la chambre voisine, prit dans le lit l’enfant qui reposait, et là, devant la mère éplorée, impuissante, il enfonça ses doigts dans sa gorge. Natalie était tombée sur le sol inanimée.

Howinstein, ne savait plus ce qu’il faisait…

Soudain, un rire strident le secoua ; il sortit son revolver de sa poche, tira à bout portant.

Un filet de sang marbra la joue de la jeune femme. La balle lui était entrée par la tempe droite…

— Du moins aucun autre la possédera… Et ce lui fut un soulagement de songer que jamais plus, ses yeux cruels ne luiront dans sa nuit.

En tuant Natalie, il tuait sa passion. Il se vengeait.