Aller au contenu

Œuvre de Tchoang-tzeu/Chapitre 10. Voleurs petits et grands

La bibliothèque libre.
Chapitre 9. Chevaux dressés Œuvre de Tchoang-tzeu Chapitre 11. Politique vraie et fausse


Chap. 10. Voleurs petits et grands.

A.   Le vulgaire ferme, avec des liens solides et de fortes serrures, ses sacs et ses coffres, de peur que les petits voleurs n’y introduisent les mains. Cela fait, il se croit et on le trouve sage. Survient un grand voleur, qui emporte sacs et coffres avec leurs liens et leurs serrures, très content qu’on lui ait si bien fait ses paquets. Et il se trouve que la sagesse de ces vulgaires avait consisté à préparer au voleur son butin. — Il en va de même en matière de gouvernement et d’administration. Ceux qu’on appelle communément les Sages ne sont que les emballeurs des brigands à venir. Exemple : Dans la principauté de Ts’i, tout avait été réglé d’après les lois des Sages. La population était si dense que chaque village pouvait entendre les coqs et les chiens des villages voisins. On exploitait les eaux par le filet et la nasse, les terres par la charrue et la houe. Partout, les temples des ancêtres, du génie du sol et du patron des moissons, les centres habités, les campagnes, les recoins même, étaient dans l’ordre le plus parfait. Un beau jour, T’ien-tch’eng-tzeu assassina le prince de Ts’i (en 482), et s’empara de sa principauté, avec tout ce que les Sages y avaient mis. Puis ce brigand jouit du fruit de son crime, aussi tranquille que furent Yao et Chounn. Aucun prince, petit ou grand, n’osa tenter de lui faire rendre gorge. À sa mort, il légua la principauté à ses successeurs (qui la conservèrent jusqu’en 221). Cela encore grâce aux Sages, qui conseillent de se soumettre au fait accompli. — Les plus renommés d’entre les Sages historiques ont ainsi travaillé pour de grands voleurs, jusqu’au sacrifice de leur vie. Loung-fang fut décapité, Pi-kan fut éventré, Tch’ang-houng fut écartelé, Tzeu-su périt dans les eaux. — Le comble, c’est que les brigands de profession appliquèrent aussi à leur manière les principes des Sages. Voici ce que le fameux Tchee enseignait à ses élèves : deviner où se trouve un gros magot, voilà la sagesse ; entrer le premier, voilà le courage ; sortir le dernier, voilà la convenance ; juger si le coup est faisable ou non, voilà la prudence ; partager le butin également, voilà la bonté et l’équité ; ne sont dignes brigands que ceux qui réunissent ces qualités. — Ainsi donc, si les principes des Sages ont pu profiter parfois aux honnêtes gens, ils ont profité aussi, et plus souvent, aux gredins, pour le malheur des honnêtes gens. Je ne citerai, en preuve de mon dire, que les deux faits historiques, rappelés par les sentences : « quand les lèvres sont coupées, les dents ont froid », et « le mauvais vin de Lou causa le siège de Han tan[1]  ». — Oui, l’apparition des Sages cause l’apparition des brigands, et la disparition des Sages cause la disparition des brigands. Sages et brigands, ces deux termes sont corrélatifs, l’un appelle l’autre, comme torrent et inondation, remblai et fossé. — Je le répète, si la race des Sages venait à s’éteindre, les brigands disparaîtraient ; ce serait, en ce monde, la paix parfaite, sans querelles. C’est parce que la race des Sages ne s’éteint pas qu’il y a toujours des brigands. Plus on emploiera de Sages à gouverner l’État, plus les brigands se multiplieront. Car ce sont les inventions des Sages qui les produisent. Par l’invention des mesures de capacité, des balances et des poids, des contrats découpés et des sceaux, ils ont appris à beaucoup la fraude. Par l’invention de la bonté et de l’équité, ils ont enseigné à beaucoup la malice et la fourberie. — Qu’un pauvre diable vole une boucle de ceinture, il sera décapité. Qu’un grand brigand vole une principauté, il deviendra seigneur, et les prôneurs de bonté et d’équité des Sages, (politiciens à gages) afflueront chez lui, et mettront à son service toute leur sagesse. La conclusion logique de ceci, c’est qu’il ne faudrait pas perdre son temps à commettre d’abord de petits vols, mais commencer d’emblée par voler une principauté. Alors on n’aura plus à se donner la peine d’y revenir ; on n’aura plus à craindre la hache de l’exécuteur. Alors on aura pour soi tous les Sages avec toutes leurs inventions. Oui, faire des brigands, et empêcher qu’on ne les défasse, voilà l’œuvre des Sages (des politiciens de profession).


B.   Il est dit[2] : « que le poisson ne sorte pas des profondeurs, où il vit ignoré mais en sûreté ; qu’un État ne fasse pas montre de ses ressources, de peur de se faire dépouiller. » Or les Sages (politiciens) sont considérés comme une ressource de l’État. On devrait donc les cacher, les tenir dans l’obscurité, ne pas les employer. Ainsi la race des Sages s’éteindrait, et, avec elle, s’éteindrait aussi la race des brigands. Pulvérisez le jade et les perles, et il n’y aura plus de voleurs. Brûlez les contrats, brisez les sceaux, et les hommes redeviendront honnêtes. Supprimez les mesures et les poids, et il n’y aura plus de querelles. Détruisez radicalement toutes les institutions artificielles des Sages, et le peuple retrouvera son bon sens naturel. Abolissez la gamme des tons, brisez les instruments de musique, bouchez les oreilles des musiciens, et les hommes retrouveront l’ouïe naturelle. Abolissez l’échelle des couleurs et les lois de la peinture, crevez les yeux des peintres, et les hommes retrouveront la vue naturelle. Prohibez le pistolet et le cordeau, le compas et l’équerre ; cassez les doigts des menuisiers, et les hommes retrouveront les procédés naturels, ceux dont il est dit : « adresse sous un air de maladresse. »[3] Flétrissez Tseng-chenn et Cheu-ts’iou (légistes), bâillonnez Yang-tchou et Mei-ti (sophistes), mettez au ban la formule bonté équité (des Confucéistes), et les propensions naturelles pourront de nouveau exercer leur mystérieuse et unifiante vertu. Oui, revenons à la vue, à l’ouïe, au bon sens, aux instincts naturels, et c’en sera fait des éblouissements assourdissements errements et grimaces factices. Philosophes, musiciens, peintres, artistes divers, n’ont fait que tromper et pervertir les hommes, par des apparences spécieuses. Ils n’ont été d’aucune utilité vraie pour l’humanité.


C.   Il en fut tout autrement, au temps de la nature parfaite, au temps des anciens souverains, avant Fou-hi Chenn-noung et Hoang-ti. Alors les hommes ne connaissaient, en fait d’annales, que les cordelettes à nœuds (quippus). Ils trouvaient bonne leur grossière nourriture, bons aussi leurs simples vêtements. Ils étaient heureux avec leurs mœurs primitives et paisibles dans leurs pauvres habitations. Le besoin d’avoir des relations avec autrui ne les tourmentait pas. Ils mouraient de vieillesse avant d’avoir fait visite à la principauté voisine, qu’ils avaient vue de loin toute leur vie, dont ils avaient entendu chaque jour les coqs et les chiens[4]. En ces temps-là, à cause de ces mœurs-là, la paix et l’ordre étaient absolus. — Pourquoi en est-il tout autrement de nos jours ? Parce que les gouvernants se sont entichés des Sages et de leurs inventions. Le peuple tend le cou, et se dresse sur la pointe des pieds, pour regarder dans la direction d’où vient, à ce qu’on dit, quelque Sage. On abandonne ses parents, ou quitte son maître, pour courir à cet homme. Les piétons se suivent à la queue-leu-leu, une file de chars creuse de profondes ornières dans le chemin qui mène à sa porte. Tout cela parce que, imitant les princes, le vulgaire lui aussi s’est entiché de science. Or rien n’est plus funeste, pour les États, que ce malheureux entichement.


D.   C’est la science artificielle, contre nature, qui a causé tous les maux de ce monde, et le malheur de tous ceux qui l’habitent. L’invention des arcs, des arbalètes, des flèches captives, des pièges à ressort a fait le malheur des oiseaux de l’air. L’invention des hameçons, des appâts, des filets, des nasses a fait le malheur des poissons dans les eaux. L’invention des rets, des lacs, des trappes a fait le malheur des quadrupèdes dans leurs halliers. L’invention de la sophistique, traîtresse et venimeuse, avec ses théories sur la substance et les accidents, avec ses arguties sur l’identité et la différence, a troublé la simplicité du vulgaire. Oui, l’amour de la science, des inventions et des innovations est responsable de tous les maux de ce monde. Préoccupés d’apprendre ce qu’ils ne savent pas (la vaine science des sophistes), les hommes désapprennent ce qu’ils savent (les vérités naturelles de bon sens). Préoccupés de critiquer les opinions des autres, ils ferment les yeux sur leurs propres erreurs. De là un désordre moral, qui se répercute au ciel sur le soleil et la lune, en terre sur les monts et les fleuves, dans l’espace médian sur les quatre saisons, et jusque sur les insectes qui grouillent et pullulent à contretemps (sauterelles, etc.). Tous les êtres sont en train de perdre la propriété de leur nature. C’est l’amour de la science qui a causé ce désordre. Il dure depuis les trois dynasties. Depuis dix-huit siècles, on s’est habitué à faire fi de la simplicité naturelle, à faire cas de la fourberie rituelle ; ou s’est habitué à préférer une politique verbeuse et fallacieuse au non-agir franc et loyal. Ce sont les bavards (sages, politiciens, rhéteurs), qui ont mis le désordre dans le monde.


  1. TH pages 189, 226.
  2. Lao-tzeu chapitre 36.
  3. Lao-tzeu chapitre 45. Chaque espèce d’être, dit la Glose, a son type naturel. Ainsi chaque espèce d’araignée a sa forme de toile, chaque espèce de bousier a sa forme de boule, spéciale mais invariable. Ainsi l’homme doit s’en tenir à peu de types simples et naturels, sans les multiplier ni les enjoliver. Tout art est perversion.
  4. Lao-tzeu chapitre 80.