Aller au contenu

Œuvres (Ferrandière)/Fables

La bibliothèque libre.
Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. --183).

ŒUVRES
DE MADAME
LA Mise DE LA FER…




DE L’IMPRIMERIE DE D’HAUTEL


ŒUVRES
DE MADAME
LA Mise DE LA FER…

DEUXIÈME ÉDITION,

AUGMENTÉE DE PLUSIEURS FABLES, ROMANCES ET PIÈCES FUGITIVES.



PREMIÈRE PARTIE.

FABLES.



PARIS,

JANET et COTELLE, Libraires, et Marchands de Musique,
rue Neuve des Petits-Champs, n° 17.

1816.


Cette seconde édition renferme près de vingt fables nouvelles et un assez grand nombre de pièces fugitives également inédites. En général les sujets des fables qui composent ce Recueil sont de pure invention et n’ont été puisés dans aucune source étrangère. L’affabulation, nécessairement morale, n’est point détachée de l’apologue ; elle naît du sujet, et les personnages la débitent presque toujours avec le langage qui leur est propre.





PRÉFACE.


Quoi ! des fables encor !… diront quelques censeurs :
D’une femme surtout !… sa folie est extrême…
La Fontaine suffit ; chacun le cite et l’aime ;
Il instruit en riant, parfois touche les cœurs :
Il faudroit l’imiter, la chose est impossible.
Sous les plus brillantes couleurs,
Qui, comme lui, peindra les mœurs
De cette race incorrigible ?
Calmez, lecteur, calmez votre injuste courroux :
Sur ce divin auteur je pense ainsi que vous :
Nulle autre fiction n’approchera des siennes ;
Mais dans ce champ de fleurs qu’il a su moissonner,
De sa main, par hasard, s’il tomba quelques graines,
Apollon n’a jamais défendu d’y glaner.



FABLES
DE
MADAME DE LA FER…


FABLE PREMIÈRE.

LES DEUX FAUVETTES.


Une vieille fauvette, et de mauvaise humeur,
De sa jeunesse oubliant la folie,
Grondoit sa fille avec beaucoup d’aigreur ;
Sur ses goûts inconstans, sur sa coquetterie.
Vous ne voulez que plaisirs, que chansons,
Lui disoit-elle, et votre étourderie
Vous empêche toujours de suiyre mes leçons.
De mon temps on aimoit l’innocent badinage,
Mais jamais on n’étoit volage.
Ma mère, contre moi, calmez votre courroux,
Oui, je veux faire comme vous :
Je retiendrai votre langage
Pour le redire un jour à mes enfans.
Car je sais que dans tous les temps
Mère fauvette en fit usage.



FABLE II.

LA CHATTE VOYAGEUSE.


Jeune chatte blanche et jolie,
Dédaignoit douceurs, complimens
De tout chat qui vouloit lui tenir compagnie ;
Toujours sa griffe en l’air repoussoit les amans,
Et les forçoit bientôt à quitter la partie ;
Même dans ces débats chastes et vertueux,
Plus d’un minet perdit les yeux.
La foule des galans enfin me désespère,
Dit-elle un matin à son père ;
J’ai fait vœu de virginité,
Et pour mieux l’accomplir, vœu de pélerinage ;
Accordez-moi la liberté
De commencer mon grand voyage :
Je prîrai pour votre santé,
Et vous me reverrez heureuse autant que sage.
Le vieux matou veut arrêter ses pas :
Partout, lui disoit-il, vous trouverez des chats
Qui, comme ici, viendront vous rendre hommage ;
Vous n’y pensez pas : à votre âge,
Voyager seule et loin, caprice extravagant !
Leste et vive, elle échappe à sa juste colère,
Et la voilà sur la gouttière.
Après avoir rapidement
Franchi montagne, bois et plaine,
Sur le plus vert gazon, voulant reprendre haleine,
Elle s’endort profondément ;
Et que voit-elle en s’éveillant ?
Le mieux fourré des chats, un Angora charmant.

Elle veut mettre entr’eux une forte barrière,
En disant le sujet de sa course légère.
Le fin matois dans sa barbe sourit ;
En causant, en trottant connoissance se fit,
Et pour amadouer la gentille étrangère,
Il joua le dévot, mais de telle manière
Que sur le bon apôtre œil doux elle jeta.
Ce Rominagrobis, plus rusé que les autres,
Et las de marmotter de longues patenôtres,
Dit à la belle, et souvent répéta :
Femelle qui veut être utile sur la terre,
Doit être bonne épouse ainsi que tendre mère,
Et d’un ton imposant maint exemple il cita.
Sans grimace, sans peur la dévote écouta ;
Au bout de quelques jours elle fut moins austère,
Puis oublia ses yeux, puis fit courte prière ;
Plus de griffes alors mais bien désir de plaire
Et l’éloquent prédicateur
Obtint sans peine, pour salaire,
De notre pélerine et la patte et le cœur.
Plus d’une fille a fait la délicate,
Même le vœu de renoncer à tout,
Qui suivroit, dès ce jour, l’exemple de ma chatte,
S’il paroissoit tendre amant de son goût.




FABLE III.

LE MAÎTRE DE MAISON ET SON JARDINIER.


Comment ne pourrez-vous jamais vous rassembler,
Soit au château, soit au bocage,
Sans faire un aussi grand tapage ?
Où trouvez-vous toujours de quoi rire et parler ?
Disoit à ses valets maître brusque et sauvage,
Et chaque fête reproduit,
Ajouta-t-il, ce maudit bruit.
Oh ! que de plats bons mots aujourd’hui l’on va dire !
Son jardinier lui répondit,
À quoi sert, monsieur, tant d’esprit ?
Le bon sens pour nous doit suffire.
Si j’avois et soir et matin,
Comme vous un gros livre en main,
Que je voulusse enfin m’instruire,
Que deviendroit votre jardin ?
Défaut de soin peut tout détruire.
Adieu vos fruits, vos légumes, vos plants,
Vous verriez tout sécher en peu d’instans,
Et diriez, en grondant, vous ai-je pris pour lire ?
Ignorance et travail, voilà notre vrai lot ;
Mais la danse, les jeux, font oublier la peine
De la semaine,
Et n’oser s’amuser ce seroit par trop sot.
Au rebours des messieurs nous jasons sans médire :
Et la bêtise qui fait rire
A pour nous le prix d’un bon mot.

Ce Jardinier parloit librement, sans rien craindre.
Le maître étoit bourru, mais juste en même temps ;
De la gaîté, du bruit il cessa de se plaindre,
Et comprit le besoin des plaisirs innocens.



FABLE IV.

L’ÉPAGNEUL ET LE MÂTIN.


Un petit épagneul aimé, doux, caressant,
Dans un joli château passoit gaîment sa vie.
De trotter, de courir, il lui prit fantaisie
Un jour qu’il vit son maître absent.
Après mille bonds et gambades,
Et fatigué de tous ses tours,
Il quitte enfin les promenades,
Et vient se reposer auprès des basses-cours.
Il y trouve un mâtin, chien d’excellente race,
Qu’il avoit rencontré quelquefois en passant,
Et qui mangeoit de bonne grâce
Un morceau de pain dur, bien noir et bien pesant.
Eh ! quoi ! dit l’épagneul, d’où vient donc ta misère ?
Notre maître est si riche, il fait si grande chère ;
Et tu ne tiens-là sous ta dent
Qu’un mets de fort mauvaise mine !
Moi, je vis de poulets, de pain, de pur froment :
Pourquoi n’avons-nous pas tous deux même cuisine ?
Pourquoi ne pas t’en plaindre, et paroître content ?
Je vais sur tout cela te répondre à l’instant,
Dit l’autre : à la campagne, ainsi que dans les villes,
On traite sans pitié ceux qui ne sont qu’utiles.


FABLE V.

LE PAPILLON ET LA CHENILLE.


À quoi, vil insecte, es-tu bon,
Disoit à la chenille, un très-beau papillon
Qui voltigeoit dans un parterre ?
Oses-tu te fixer dans un riant jardin,
Y respirer le frais, y savourer le thim ?
Je te trouve bien téméraire !
Es-tu donc faite, en bonne foi,
Pour approcher si près du lis et de la rose ?
Cet honneur n’appartient qu’à moi…
Pourquoi t’enorgueillir de ta métamorphose,
Répliqua la chenille à l’esprit bien sensé ?
Je te connois, et ris de ton humeur altière ;
Tu fus ce que je suis, et tout le mois passé
Tu te traînois sur la poussière,
À mes côtés, auprès de ce rosier ;
Si tu t’en souvenois, on pourroit l’oublier.
L’un de ces jours aussi tu me verras des ailes,
J’irai me reposer sur les fleurs les plus belles :
Mais, grâce à tes mépris, je songerai souvent,
Quand je pourrai voler sur les roses nouvelles,
Que je rampois auparavant.




FABLE VI.

LA CONSULTATION.


Une fauvette jeune et belle,
Ma commère la pie, une vieille hirondelle,
Sautillant ou volant, arrivèrent un jour
Chez la prudente tourterelle,
Pour consulter ce cas intéressant l’amour.
Linotte du bocage
Avoit la plus brillante cour :
Les oiseaux du pays, les oiseaux d’alentour,
Tous étoient attirés par son charmant ramage ;
Tous les cœurs étoient pris par son tendre langage.
Le trio voyageur, en renforçant la voix,
Crioit… et disoit à la fois :
C’est un scandale affreux dans tout le voisinage !
On peut avoir à peine un mâle en son ménage ;
Nous voulons la citer aux juges de nos bois.
Qu’en dites-vous ? Il faut la retenir en cage,
Ou la chasser de notre ombrage.
Le ciel me garde de penser
Que vous deviez la dénoncer,
Reprit la tourterelle ; ah ! perdez cette envie.
Fi ? dénoncer !… ce mot seul me fait peur.
D’ailleurs, on ne voudroit jamais croire la pie ;
Le grand babil trop souvent est menteur.
Et toi, décrépite hirondelle,
Tu ne fus pas assez sage en ton temps
Pour parler contre les amans ;

Et ton scrupule ne décèle
Que le regret de tes beaux ans.
Quant à toi, ma chère fauvette,
Sur le compte d’autrui, crois-moi, deviens discrette ;
Tu n’es encor qu’à ton premier printemps ;
Ton humeur est vive et légère,
Ton sexe est coquet et charmant.
La linotte est coupable en cherchant trop à plaire ;
Ne peut-il pas t’en arriver autant ?
Je conclus qu’à propos il faut toujours se taire.



FABLE VII.

L’HIRONDELLE ET LA PIE.


Eh ! vous voilà, ma bonne amie,
Disoit la babillarde pie
À l’hirondelle au retour du printemps
Vous paroissez vous bien porter, ma mie,
Ainsi que votre époux et vos jolis enfans ?
Vous êtes tous heureux, vous faites bon ménage ;
C’est assez rare dans ce temps.
Contez-moi donc histoires de voyage.
Qu’avez-vous vu de curieux,
Et rencontré de dangereux ?
Dans nos forêts point de nouvelles :
Ces criailleurs de geais sont toujours en querelles ;
Les avides moineaux dévastent prés et champs ;
Les fauvettes enfin chez nous sont infidelles
Sans cesse à leurs maris, et même à leurs amans.
Non loin de ce chêne où j’habite,
Et près de la masure autrefois votre gîte,

Demeurent depuis peu de tendres tourtereaux ;
Ce sont de bons voisins, mais de tristes oiseaux :
La tourterelle
Est douce et belle ;
Mais, entre nous, il n’est rien de si sot :
Elle reste avec moi toute l’après-dînée,
Sans desserrer le bec, sans me dire un seul mot ;
Je crois que sans parler elle passe l’année :
Avez-vous connu de vos jours
Plus insupportable femelle ?…
Oh ! oui, repartit l’hirondelle,
C’est celle qui parle toujours.



FABLE VIII.

LES SOURIS ET LE VIEUX CHIEN.


Deux souris qui trottoient dans un appartement,
Regardoient un vieux chien couché bien mollement
Sur le duvet d’une élégante chaise,
D’un air jaloux, en le considérant,
Elles disoient tout haut : Comme il dort à son aise !
Combien cet animal est plus heureux que nous !
Il se défend des chats, des voleurs et des loups,
Et si nous évitions les piéges qu’on nous dresse,
Malgré nos ruses, notre adresse,
De la griffe du chat nous sentirions les coups.
Comment ! tandis qu’on nous livre la guerre
Pour de méchantes noix ou quelque peu de lard
Que nous aurons écornés par hasard,
Ce chien vieux et pelé fait la plus grande chère,

Et le lit de son maître est devenu le sien !
Mesdames les souris, interrompit le chien,
Vous êtes aujourd’hui d’humeur fort difficile ;
De dormir je faisois semblant,
Lorsque vous exhaliez contre moi votre bile ;
Écoutez, et je vais vous prouver clairement
Que vous grondez injustement :
Vous passez votre vie à ravager, à prendre,
Par gourmandise, ou pour vous divertir,
Tout ce qui peut vous convenir.
J’ai passé la mienne à défendre
Hommes, femmes, enfans et fortune et maisons :
Très-sensible aux coups des larrons,
Je l’étois encor plus à la voix de mon maître ;
Et pour éloigner un fripon.
Le bâton
Ne m’a jamais fait disparoître ;
Je rentrois au logis quelquefois tout sanglant,
Mais j’y rentrois vainqueur, aussi fier que content :
De vous à moi voilà la différence ;
La paix dont je jouis n’est que la récompense
De mon zèle et de mes travaux.
Cessez de murmurer, respectez ma vieillesse :
Qui fut utile en sa jeunesse
A le droit d’achever ses jours dans le repos.




FABLE IX.

L’HERMITE ET LE FERMIER.


Avec un sage hermite un fermier devisoit :
De point en point il lui contoit
Comment il passoit sa journée ;
Les soucis, les travaux qui partageoient l’année ;
Et naïvement l’instruisoit
De l’objet de ses vœux, du peu qu’il désiroit
Pour adoucir sa destinée :
Je ne voudrois, lui disoit-il, enfin,
Que le toit qui me couvre et ce petit jardin ;
Ces canaux, ces grands bois, cette maison immense
Ne me tentent jamais.
Non, je borne tous mes souhaits
À ce simple logis, légère dépendance
Du seigneur de ces lieux qui vit dans l’abondance ;
Cela n’est rien pour lui, ce seroit tout pour moi,
Et je me trouverois plus fortuné qu’un roi.
Tu le crois, mon enfant, mais c’est une chimère,
Lui répondit l’hermite, oracle du hameau :
Aux plaisirs, au bonheur le désir est contraire ;
Le premier satisfait, il en vient un nouveau.
Si le ciel aujourd’hui t’accordoit la chaumière,
Tu lui demanderois dans six mois le château.




FABLE X.

LA POULE ET LE RENARD.


Une poule égarée, en cherchant son poussin,
Aperçoit un renard guettant nouvelle proie ;
Elle veut l’éviter, devinant son dessein ;
Mais le fripon la suit, lui ferme le chemin,
Et se livre en secret à la plus vive joie :
Hélas ! dit-il, feignant l’air de candeur,
Que je vous plains, pauvre petite !
Oui, croyez-moi, sur mon honneur,
Pour la peur vous en seriez quitte,
Si depuis plusieurs jours je n’avois pas jeûné ;
Mais par le ciel enfin repas m’est destiné,
Quand je vous rencontre à cette heure
Aussi loin de votre demeure,
Les dieux, et j’en frémis, vous mettent sous ma dent.
Ah ! repart la poule à l’instant,
Langage d’hypocrite est un affreux tourment !
Puisque je ne peux fuir, puisqu’il faut que je meure,
Étrangle-moi sans compliment.



FABLE XI.

LA VACHE ET L’ÂNE.


Le croiriez-vous ? j’ai de l’ambition,
Disoit l’autre jour un ânon
À la vache, sa confidente ;
Je ne me sens point fait pour paître le chardon.

Conseillez-moi, vous discrète, et prudente.
Ne puis-je aller habiter les états
Du lion, le plus fier de tous les potentats ;
Enfin, sortir de la route commune ?
Je connoîtrois la cour, tigres, loups, léopards ;
Avec eux je pourrois affronter les hasards,
Ensuite partager avec vous ma fortune.
Quoi ! tu ne sais donc pas, dit-elle, que ces grands
Des autres animaux ne sont que les tyrans ?
Oui, la gloire de ces méchans,
Aux bons, est toujours importune.
Et d’ailleurs, sans adresse, et sans un protecteur
Tu ne pourras jamais être un heureux voleur.
Paresse, bonhomie, et douceur et droiture,
Mon enfant, voilà notre lot ;
Et c’est encor le meilleur, je t’assure :
Un âne ambitieux doit passer pour un sot.
Cache donc tes projets, mon cher, je t’en conjure.
Et puis, dis-moi, chétive créature,
Si nous autres petits devenions des brigands,
Où seroient les honnêtes gens ?



FABLE XII.

LE LIS, LA ROSE ET LE TILLEUL.


Deux fleurs, l’autre matin, disputoient de beauté.
Le lis de sa blancheur faisoit grand étalage ;
Et la rose, avec vanité,
Disoit qu’à son éclat tout devoit rendre hommage :
À l’entendre, elle étoit le chef-d’œuvre des dieux.
Pour le lis, se croyant l’ornement de la terre,

Il ne trouvoit rien sous les cieux
Plus que lui capable de plaire.
Pendant ce débat important,
Près de ces fleurs, la violette
Émailloit du jardin le tapis verdoyant,
Ne disoit mot, et parfumoit l’herbette.
De leur éloge et de leur différent
Un vieux tilleul impatient
N’attendit pas le reste.
Je préfère, dit-il, la violette à vous ;
Elle exhale en tous lieux des parfums aussi doux,
Et, qui plus est, elle est modeste.



FABLE XIII.

LES DEUX RÊVEURS ET LE MÉDECIN.


Agités, tourmentés par de sinistres songes,
Deux amis musulmans allèrent un matin
Consulter en secret un fameux médecin.
Les rêves, disoient-ils, ne sont que des mensonges ;
Je n’y crois pas, assuroit chacun d’eux :
Mais vivre sans repos, c’est vivre malheureux.
Parlez-nous franchement, vérité toute nue.
Sans relâche, dit l’un, je vois sitôt minuit
Un scélérat qui me poursuit ;
Il m’atteint, il me vole, et souvent il me tue.
D’un bon sommeil ne puis-je espérer la douceur ?
De grâce ! rendez-moi ma santé, ma fraîcheur.
Pour moi, dit l’autre en Afrique, en Asie,
Je suis toutes les nuits élu roi, couronné ;
L’instant d’après, me voilà détrôné,

Puis mis à mort, au moins emprisonné :
Ce songe m’importune, il abrège ma vie.
D’où viennent ces égaremens ?
Ah ! calmez mon esprit, mes sens,
Et rendez-moi le repos, je vous prie.
Ce n’est pas là mon fait, repartit le docteur :
L’ambition et l’avarice
Ne sont point maux du corps, ce sont vices du cœur,
Si j’étois charlatan, j’accepterais l’office
De vous traiter, sans vous guérir ;
Mais de vous seuls dépend la fin d’un tel supplice ;
Bientôt d’un bon sommeil tous deux pourrez jouir.
Masouf, dit-il, apostrophant l’avare,
Allez chez l’indigent verser votre trésor ;
Le bien qu’on fait vaut mieux que l’or :
Plus de terreurs alors, plus de rêve bizarre.
Pour vous, ambitieux, quittez désirs, projets ;
N’étant plus roi, vous dormirez en paix.

Je ne cesse de dire à ceux que je conseille,
Qui, tourmentés la nuit, se plaignent de leur sort :
Si l’homme étoit plus sage quand il veille,
Il seroit moins fou quand il dort.



FABLE XIV.

LA LEÇON.


Répétant à sa mère et la fable et l’histoire,
Un enfant demandoit où gît notre mémoire.
Mon fils, chaque savant du vieux temps, du nouveau,
Croit qu’elle existe en la souplesse

Et l’extrême délicatesse
Des fibres de notre cerveau ;
Et cette faculté se doit à la nature.
Moi, j’en connois une autre et plus belle et plus sûre :
Lorsqu’il s’agit de retenir des faits,
Quelque science, ou bien divers objets
De la tête alors c’est l’ouvrage ;
Mais pour ne point oublier les bienfaits,
Et même avec plaisir s’en retracer l’image,
Penser au malheureux, soulager sa douleur,
Toujours faire le bien, mémoire vient du cœur.



FABLE XV.

LA VIEILLE FAUVETTE.


Jeunes oiseaux, habitans d’un bocage,
Pour célébrer du printemps le retour,
S’assemblèrent sous le feuillage.
On y vit venir à son tour
La doyenne des bois, une vieille fauvette,
Belle jadis, toujours coquette,
Ayant encor maintes prétentions,
Et croyant mieux chanter que merles et pinsons,
La première elle ouvre la scène,
D’un air avantageux se met à fredonner ;
Mais Dieu sait quelle fut sa peine !
Son gosier tremblottant ne fit que détonner.
Pour couvrir cet affront, vite elle veut apprendre
Aux spectateurs, qu’oiseaux jeunes et vieux
De tous côtés venoient l’entendre ;
Veut citer les concerts, les lieux
Où l’on trouvoit sa voix flexible et tendre ;

N’en peut nommer un seul : mémoire lui manqua,
D’elle, à la fin, chaque oiseau se moqua,
Et résolut de fuir cette ennuyeuse.
On se donne le mot ; et la bande joyeuse
Part, vole aux prochaines forêts
S’établir et chanter dans de nouveaux bosquets.
La vieille aussi veut être du voyage,
Suit les autres des yeux, croit les atteindre encor,
Et prenant un trop haut essor,
Perd l’équilibre et tombe sous l’ombrage ;
Mais, hélas ! si rapidement,
Et qui pis est, si lourdement,
Qu’elle se blesse un pied, et se fracasse une aile,
Oh ! pour le coup, réfléchissant,
Elle disoit, en se traînant chez elle :
J’étois bien folle, en vérité,
De rechercher cette troupe volage ;
Pour vivre ensemble, il faut rapports, égalité.
Si je guéris, on me verra plus sage ;
Je fuirai le grand monde, et pour société
Je choisirai toujours compagnons de mon âge.



FABLE XVI.

L’HOMME ET LA CHENILLE.


Cueillant des fruits dans son jardin
Un jardinier voit tomber sur sa main
Une chenille monstrueuse.
Quelle bête ! dit-il, brillante, mais hideuse,
Ravageant tout soir et matin ;
Je ne puis conserver pêche, œillet, ni jasmin,

Et pourtant quelquefois la bizarre nature
Des plus riches couleurs compose sa parure.
Mais on n’en hait pas moins sa dévorante faim :
Ce beau corps nuancé déplaît, dégoûte enfin,
Eh, que n’es-tu morbleu la dernière à détruire !
La chenille répond : et pourquoi m’offenser
Et contre moi vous courroucer ?
Quand le ciel me donna le pouvoir de vous nuire
Ne vous donna-t-il pas celui de m’écraser ?
Ne m’insultez donc plus, c’est une barbarie :
Oh ! l’injure est de trop quand on ôte la vie.



FABLE XVII.

LE PIGEON ET LA FAUVETTE.


J’entends ton ramage enchanteur,
Dit le pigeon à la fauvette,
Par quel hasard, par quel bonheur
Reviens-tu voir cette retraite ?
— Dans ces jolis bosquets je viens vivre avec vous,
J’amène mes enfans ainsi que mon époux.
— Mais au printemps dernier et volage et coquette
Tu dédaignois ce lieu charmant.
Rien ici ne pouvoit te plaire,
Rien n’attachoit tes yeux ni ton cœur inconstant.
Par l’amitié, les soins, et ma tendre prière
Je ne pus m’opposer à ta course légère.
Eh ! vous qui connoissez si bien le sentiment,
Vous devez voir, ami, d’où vient mon changement ;
Je n’étois épouse ni mère,
Je suis l’une et l’autre à présent.


FABLE XVIII.

LE LION ET L’ÉTOURDI.


Le roi des animaux fut mis dans une cage,
Et pour la sûreté des humains curieux
On l’entoura de fers façonnés en treillage.
Dans une ville à son passage,
Accourent pour le voir les jeunes et les vieux.
On vante sa beauté, son port majestueux,
Et cet œil plein de feu signe de son courage.
Voulant passer pour brave, un jeune homme imprudent
Se moque du lion, et tout en se jouant
Prend sa tête pour but et lui lance une pierre
Qui ne fit qu’effleurer sa superbe crinière.
Penses-tu m’avoir insulté,
Dit le lion à l’homme, et d’un ton de fierté
Qui fit trembler jusqu’au plus sage ?
Qui m’attaque dans l’esclavage
Ne prouve que sa lâcheté.



FABLE XIX.

LES DIFFÉRENS SOUHAITS.


Trois jeunes sœurs dans un jardin
Causoient et respiroient le bon air du matin.
L’une de la brillante rose,
Par les pleurs de l’aurore en ce moment éclose,
Désiroit l’éclat, la fraîcheur.

L’autre du lis souhaitoit la blancheur,
Elle étoit brune, ainsi c’étoit pour cause.
La plus jeune des trois leur dit naïvement :
Mes sœurs, vous ne voulez que beauté, qu’agrément,
Je vous soupçonne un peu coquettes :
Éblouir, enchanter, oh ! quelle vanité !
Pour moi je n’envîrois que la simplicité
De ces aimables violettes.
Il faut les imiter, chérir douces retraites,
Et du désir de plaire on n’est point tourmenté.



FABLE XX.

L’ÂNON ET LA BREBIS.


Grande nouvelle, ami, s’écrioit un ânon
Trottant, courant vers le peuple mouton,
Écoutez, je vous en conjure ?
Vous saurez que du roi c’est la conversion :
Oh ! la nouvelle est bonne et sûre,
J’ai vu lettre-patente et le sceau du lion :
On l’affiche et publie aux forêts du canton,
Et nous pourrons brouter en repos la verdure.
Ce généreux monarque attendri sur nos maux,
Défend à loups, renards d’attaquer les troupeaux,
Chassera, punira l’animal réfractaire.
Mais l’exemple d’un maître étant très-nécessaire
Pour appuyer son ordre ou sa leçon,
Celui-ci désormais sans luxe, sans façon,
De racines, de fruits fera son ordinaire.
La brebis la plus franche, et la plus débonnaire,

Lui dit, du roi ce changement
Surprenant
Prouve conversion sincère.
Il s’en portera mieux, mais c’est tant pis pour nous ;
Nous serons encor plus les victimes des loups :
Cette défense enfin ne me plaît guère.
Des courtisans gloutons aiguisant l’appétit,
 Nous ne verrons sur notre terre
Qu’hypocrites ; mon cher, c’est l’effet qui s’en suit :
Ils jeûneront le jour, nous mangeront la nuit.
Sur ces rusés fripons il faut encor nous taire.



FABLE XXI.

L’ENFANT ET LA RUCHE.


Simonnet annonçoit un méchant caractère ;
À le morigéner chacun perdoit son temps.
C’étoit un villageois ; il n’avoit que douze ans,
Et déjà ne trouvoit de plaisir qu’à mal faire.
Les bergers le fuyoient : lorsqu’il venoit aux champs,
Il frappoit sans pitié les troupeaux innocens,
Enlevoit un agneau quand il tétoit sa mère,
Et lorsque du hameau, quelque jeune bergère
Admiroit ses appas, au bord d’un clair ruisseau,
Le malin enfant troubloit l’eau,
Étant bien sûr de lui déplaire.
Des amours au printemps il étoit la terreur :
Dénichant, détruisant les hôtes du bocage,
De tous les nids il troubloit le bonheur.
Si le sèvère Aréopage[1]

Avoit décidé de son sort,
Dans Athènes jadis il eût souffert la mort ;
Mais chez nous, grâce au ciel, on a plus d’indulgence.
Laissons venir l’expérience,
Nous verrons Simonnet changer ;
C’est le meilleur moyen, je pense,
Que l’homme ait pour se corriger.
Un jour que cet enfant ne savoit trop que faire,
Le jour le plus chaud de l’été,
Il renverse avec cruauté
La ruche, le trésor de Pierre,
Le plus pauvre vieillard, mais le plus respecté,
Qui toujours lui préchoit d’être bon, doux et sage,
Mais qui jamais n’en étoit écouté.
Miel et cire, tout fut gâté :
Le petit scélérat paya cher le dommage ;
L’essaim chassé, de fureur bourdonnant,
Fond tout à coup sur cet enfant,
Qui ne put éviter sa rage.
Le vieillard l’entendit crier de sa maison ;
Il vient à son secours : alors plus de sermon ;
Il calme ses douleurs, sans regrets ni murmures,
En répandant sur ses blessures
Un baume exquis de sa façon.
L’enfant pleure et lui dit : Oh ! quels soins sont les vôtres !
Je vous croirai toujours, cher et trop bon vieillard :
Oui, je vois que l’on fait son malheur tôt ou tard,
En troublant le bonheur des autres.


FABLE XXII.

LES DEUX LOUPS.


Un loup malade, et gardant sa tanière,
Détestoit les forfaits de sa dent meurtrière,
Et le cœur bien contrit renonçoit à pécher,
Un autre loup voisin, son ami, son confrère,
Pour de nouveaux exploits accourut le chercher.
Le malade dévot se met à lui prêcher
La morale la plus austère.
Troublerons-nous, dit-il, sans cesse le repos
Et des bergers et des troupeaux ?
Sur leurs malheurs, hélas ! mon âme est attendrie ;
Grâce au ciel, je deviens aussi doux, aussi bon
Qu’un mouton,
Et je vais l’être enfin le reste de ma vie.
Oui, si les dieux encor m’accordent quelques jours,
Je veux les employer à courir au secours
De tous les troupeaux du village.
Crois-moi, devenons bonnes gens ;
Quel plaisir d’être aimé de tout le voisinage !
On vit très-bien de racines, de glands.
N’es-tu pas effrayé, dégoûté du carnage ?
Les végétaux sont sains et plus appétissans.
Son voisin l’écoute, l’admire,
Mais craint que l’orateur ne soit dans le délire.
Il gémit, plaint son sort,
Fait ses adieux, et se retire.
Trois jours après, tremblant qu’il ne fût mort,
Il veut revoir le pauvre sire ;

Sans médecins, on guérit promptement ;
Il le trouve convalescent,
Et mangeant
Un jeune et tendre agneau ; puis aperçoit sa mère
Qui dans un coin de la tanière,
Se débattoit encore, et pleuroit son enfant.
Oh ! oh ! dit-il alors, flairant la bonne chère,
Tu devenois mouton, disois-tu l’autre jour ;
Tu prenois sa douceur, ses goûts, son caractère,
Et tu voulois désormais tour-à-tour
Protéger les troupeaux ainsi que la bergère.
Ton pathétique et beau sermon
Avoit sur mon esprit fait telle impression
Que j’allois me réduire au triste pâturage,
Brouter ou l’herbe ou le feuillage.
— Quoi ! tu serois si sot ?… On ne vit pas de rien.
Tiens, partageons, cher camarade ;
J’étois mouton, lorsque j’étois malade,
Mais je suis loup quand je me porte bien.



FABLE XXIII.

LES GRENOUILLES ET LES POISSONS.


 
En se jouant sur l’eau, carpes et longs brochets,
Tout près de leur canal, découvrent des marais,
Vulgairement appellés grenouillères.
Le peuple moite et coassant
Qui prenoit l’air en ce moment,
Voyant les potentats des fleuves, des rivières,
Saisi de peur, cria, sauta,
Tout en courant se culbuta,

Pour rentrer plutôt dans son gîte.
La plus vieille grenouille, en trottant, se lassoit,
Et parmi les joncs s’enlaçoit.
Voyant son embarras, un brochet lui disoit :
D’où vient donc regagner si vite,
Vos ennuyeux, vos misérables trous ?
Pourquoi ne pas vivre avec nous ?
Nos ondes sont toujours si brillantes, si claires !
Ah ! nos mœurs ont changé, nous traitons maintenant
Comme égaux, comme tendres frères,
Tout ce qui vit dans l’humide élément ;
Vous n’auriez, parmi nous, que des amis sincères.
La grenouille reprit : Si quelque barbillon
Me tenoit un pareil langage,
Ou bien le modeste goujon,
Je dirois à mes sœurs : quittons ce marécage
Et courons habiter avec lui sans façon ;
Mais le grand fondateur de l’empire aquatique
Grava chez nous cette sage leçon :
Pour la prospérité de votre république,
Fuyez toujours le gros poisson.



FABLE XXIV.

LE VILLAGEOIS ET LA FAUVETTE.


Pour mieux jouir d’une fauvette
Qui gazouilloit dans un buisson,
Un jeune villageois dénicha la pauvrette.
Joyeux de la tenir, il gagne sa maison,
Et lui fait au plus vîte habiter une cage
Que les oiseaux nomment prison.

Regrettant et famille, et verdure, et bocage,
Elle ne chanta plus en quittant le feuillage.
De sa tristesse enfin son maître se plaignit,
Vanta ses soins pour elle et son tendre langage ;
Mais la fauvette répondit :
Quoi ! par plaisir ou par caprice,
Tu me prives de mes enfans,
De mon époux, de la beauté des champs ;
Et pour prix de ton injustice
Qui cause mes gémissemens,
Tu veux que je te divertisse !
Non, non, j’aimerois mieux la mort.
Si tu veux des chansons, il faut changer mon sort :
Je ne puis être heureuse et chanter qu’en ménage ;
Rends-moi ma liberté, mes petits, mes amours,
Et je reprendrai mon ramage.
Si je chantois dans cette cage,
Loin de ceux qui faisoient le bonheur de mes jours,
Oh ! je mériterois un si dur esclavage,
Il faudroit m’y laisser toujours.



FABLE XXV.

LA NAISSANCE DU LIONCEAU.


Espérant mettre fin à sa stérilité,
Sa Majesté lionne entreprit maint voyage,
Fit sans succès vœux et pèlerinage ;
Enfin ne comptant plus avoir postérité,
Ayant presque passé la saison du bel âge,
Époux, sujets, elle surprit,

En mettant au monde un petit.
L’événement aux forêts retentit :
Tous les courtisans s’assemblèrent ;
Tous d’une voix délibérèrent
De complimenter le nouveau
Lionceau,
Le monarque lion, son père,
Ainsi que son auguste mère.
Le renard, comme adroit menteur,
Fut préféré pour être l’orateur.
Vers la cour cheminant, il trouve une génisse
Qui, solitaire dans un pré,
Paissoit herbe et fleurs à son gré :
Le ciel enfin nous est propice ;
Au bonheur, lui dit-il, l’empire est destiné :
Sans doute vous savez qu’un prince nous est né,
Et qu’au palais le roi veut qu’on s’en réjouisse.
Venez donc avec nous dans ce riant séjour,
Féliciter notre bon maître,
Et l’héritier charmant qui de lui vient de naître :
Moi, dit-elle, aller à la cour !
Jamais on ne m’y voit, je n’y connois personne ;
Moi, paroître en ce lieu ! Non, non,
J’ai peur des griffes du lion,
Je crains la dent de la lionne,
Et je n’ai rien à dire à ce marmot d’enfant
Qui nous fera trembler sitôt qu’il sera grand.




FABLE XXVI.

LES DEUX HIBOUX ET LA FAUVETTE.


Qu’ils sont hideux ! oh, les vilains époux !
Disoit tout haut la légère fauvette.
En voyant par hasard ménage de hiboux
Qui le soir prenoit l’air près de cette indiscrète.
Cela ne peut s’aimer, ou je me trompe fort,
Vous parlez en franche coquette,
Lui repart le mari, vous insultez à tort.
Notre figure, et notre sort,
Ma pauvre enfant, votre erreur est extrême :
Fidélité, raison, valent bien les appas ;
Et puis vous ne savez donc pas
Que l’on n’est jamais laid pour l’objet qui nous aime.



FABLE XXVII.

LA JEUNE ORGUEILLEUSE HUMILIÉE.


Adélaïde encor enfant,
Mais de sa beauté déjà fière,
Avec orgueil racontoit à sa mère
Qu’un de ces jours se promenant
On s’écrioit en la voyant,
Qu’elle a de grace ! qu’elle est belle !
Oh, quels traits ! quel éclat ! c’est la rose nouvelle.
— J’entendois tout cela, j’écoutois de mon mieux,
Modestement baissois les yeux,

N’étoit-ce pas ainsi, maman, qu’il falloit faire ?
Ce n’est pas tout, ma fille, il faut se taire.
Qui redit son éloge avec tel engoûment
Passe pour sot absolument ;
Et la plus belle enfin qui se vante de plaire
Devient, ainsi que vous, très-laide en ce moment.



FABLE XXVIII.

LE LION L’OURS ET LE RENARD.


Du lion quelques grands vassaux
Contre leur maître se liguèrent,
Et bien diciplinés en troupes ils marchèrent,
Menaçant, ne parlant que de meurtres, d’assauts,
Voulant du Roi mettre l’antre au pillage ;
L’écho ne répétoit que le mot de carnage.
Un rhumatisme affreux, triste fruit du courage
Tenoit dans son palais le monarque alité.
Ne pouvant déployer sa valeur et sa rage,
En rugissant Sa Majesté
Mande un ours de son voisinage,
Bon sujet et rempli de zèle et de talens.
Vous voyez, lui dit-il, qu’en ces fâcheux momens
Je ne puis faire aucun usage
De mes griffes hélas ! non plus que de mes dents,
Ces armes dont les coups sont toujours triomphans.
Mais votre illustre renommée
M’engage à vous créer le chef de mon armée ;
Et si vous obtenez quelque brillant succès,
Bien secondé par mes sujets fidèles,
Si vous exterminez ces hordes de rebelles,
Vous aurez la moitié de mes vastes forêts.

Partez, vous reviendrez, j’espère, en diligence
Jouir de ce bienfait de ma reconnoissance.
L’ours sent le prix d’un choix aussi flatteur,
Et comme il est peu discoureur,
Répond en bref ce qu’il faut dire,
S’incline, accepte, et se retire.
Ce général parti, le renard en faveur,
S’adressant au lion, de vos dons je soupire ;
Sur de grands intérêts l’amitié doit instruire :
L’ours de son souverain défendant le pouvoir
Ne fait, seigneur, que son devoir.
Quoi ! vous voulez pour lui démembrer votre empire ?
Moitié de vos états vous lui promettez, sire !…
Tais-toi, mon mal guéri l’ours n’aura jamais rien :
Mais espérant beaucoup il me servira bien.



FABLE XXIX.

LA BREBIS ET L’AGNEAU.


Un jeune agneau disoit à sa grand’mère
Vous qui savez si bien l’histoire du canton,
Dites-moi donc si ce vieux roi lion,
Qui se traîne souvent au coin de sa tanière,
Fut si glouton, si sanguinaire,
Qu’il mangeoit chaque jour ou génisse ou mouton ?
On dit qu’il dévora ma mère, et puis mon frère.
Paissant l’autre matin là-bas sur la bruyère,
Je l’aperçus, il paraît doux et bon.
Mon fils, c’est sa ruse dernière ;
Pour attirer à lui ceux qui vont dans les bois
Il contrefait et son air et sa voix :
Helas ! plusieurs des miens s’y sont pris quelquefois.

Garde-toi d’approcher de sa dent meurtrière :
L’habitude du mal le rend facile à faire.
Ses crimes, mon enfant, sont trop longs à citer ;
Je m’attendrirois trop à te les raconter,
Et je t’affligerois peut-être.
Si ce vieux maître enfin n’est plus aussi méchant,
N’en sois donc pas reconnaissant,
Il n’a plus la force de l’être.



FABLE XXX.

MAHOMET ET LE PAUVRE HOMME.


Avec ferveur un pauvre musulman
Prioit et méditoit, jeûnoit le Ramazan ;
Il avoit orné sa mémoire
Des beaux passages du Koran,
Et du bien qu’il faisoit lui rapportoit la gloire.
Tandis que du prophète il relisoit l’histoire,
Sur un nuage d’or Mahomet descendit,
Et lui dit :
Je suis touché de l’ardente prière
Que tu m’adresses chaque jour ;
Tu mérites tout mon amour.
C’est pour récompenser ta foi vive et sincère,
Qu’un moment j’ai quitté les cieux ;
Oui, je viens t’assurer que tu seras heureux,
Parle, apprends-moi ce qui pourrait te plaire.
Si tu n’es qu’un ambitieux,
Je plaindrai tes dangers en exauçant tes vœux ;
Je te ferai muphti, visir, et sultan même.
Le bon dévot d’abord fort étonné,
Se rassurant un peu, dit : Je ne suis pas né

Pour parvenir à cet éclat suprême ;
Laisse-moi vivre infortuné.
On m’offriroit tous les trésors en somme
Pour devenir muphti, favori, grand visir,
Je dirois non ; car mon désir
Est de rester un honnête homme ;
Et quant au rang de souverain seigneur,
Je n’en voudrois pas davantage :
Nos potentats ont toujours peur.
Je pourrois des humains commencer le bonheur ;
Mais aurois-je le temps de finir mon ouvrage,
Dans ce climat où l’homme est rebelle, inconstant ?
Il n’est qu’un insensé qui désire ardemment
De posséder une couronne.
Qu’il ne porte, hélas ! qu’en tremblant,
Et qu’enfin un caprice ôte, ainsi qu’il la donne.
Ne m’afflige donc plus par l’offre de bienfaits
Que je n’accepterai jamais.
Je ne voudrois qu’une simple chaumière,
Un petit bois et quelques champs,
Tendre femme et jolis enfans,
Honnêtes gens ;
Et, pour me rendre heureux jusqu’à ma dernière heure,
Ô Mahomet ! garantis ma demeure,
Non des voleurs, car je n’ai point d’argent,
Mais de l’impie et du méchant.
L’objet de tous ses vœux fut bientôt son partage ;
D’un cœur reconnoissant le dévot l’accepta ;
Et Mahomet, sur son nuage,
À son paradis remonta,
En s’écriant : Enfin, je viens de voir un sage !




FABLE XXXI.

LA VACHE ET LE LOUP.


Une vache, sur son retour,
Se plaignoit du mauvais pacage
Où des maîtres ingrats la mettoient chaque jour.
Un loup la voit, l’entend, et, contre son usage,
Il prend pitié de son malheur :
Je suis vraiment, dit-il, touché de ta maigreur ;
Viens dans nos bois, auprès de nos tanières ;
L’herbe fine y croît à plaisir.
Tu pourras dans ces lieux paître tout à loisir ;
Car ils sont défendus par moi, par mes confrères.
Oh ! dans peu tu rengraisseras ;
Qui plus est, tu rajeuniras
Dans un aussi bon pâturage ;
Et je veux que toujours on t’en laisse jouir :
Au conseil que demain nos loups doivent tenir,
J’ouvrirai cet avis ; et je passe pour sage.
La vache répliqua : Je crois de bonne foi
 Que votre discours est sincère ;
D’ailleurs, en supposant quelque danger pour moi,
Lorsque j’aurois repris l’embonpoint nécessaire,
Je crains trop peu la mort pour en sentir l’effroi ;
À l’âge où me voilà, terminer ma carrière
Ne feroit, dans le fond, qu’abréger ma misère.
Mais que j’aille vivre avec vous !
Moi, finir mes jours chez des loups !
M’en préservent les dieux ! je verrois à toute heure
Brebis, agneaux, se débattre et périr
Si j’habitois près de votre demeure,

Et je ne pourrois qu’en gémir.
Ce n’est pas tout, car vous feriez bombance
Des pauvres innocens que j’aurois vus mourir,
Et j’entendrois vanter votre affreuse abondance.
   — Que t’importe que nous mangïons
Des racines ou des moutons ?
Tu nous laisseras vivre à notre fantaisie ;
Conserve ta philosophie,
Sans critiquer notre régal ;
Pourvu qu’on épargne ta vie,
Tout le reste doit t’être égal.
Non, dit-elle, jamais je ne serai des vôtres ;
J’aime mieux mon chétif repas :
Mal évité pour soi ne suffit pas,
Il faut encor n’en pas voir faire aux autres,



FABLE XXXII.

LE SINGE À LA COUR DU ROI.


En imitant tout ce qu’il voyoit faire,
Un singe avoit acquis grand nombre de talens ;
Il savoit tours de force et tours de gibecière,
Faisoit mille sauts différents,
Même écrivoit à sa manière.
Élevé dès l’enfance en très-bonne maison,
Mais se lassant de l’esclavage,
Ayant brisé sa chaîne, il quitta sa prison,
Regagna les forêts, puis un antre sauvage
Où résidoit un vieux lion,
Souverain absolu de ce vaste canton.
Il paroît à sa cour, y plaît par son adresse,
Par son esprit, sa gaîté, sa souplesse ;

Enfin les grades importans
Deviennent bientôt son partage ;
Car c’est partout un avantage
De savoir amuser les gens.
Pénétré de reconnoissance,
Le singe composoit l’éloge de son roi.
De ses loisirs, hélas ! c’étoit le doux emploi.
Aux chapitres : Bon cœur, justice, bienfaisance,
Quand de sa majesté nouveau bien lui venoit,
Il ajoutoit, il ajoutoit :
Mais chez les grands de chaque empire,
Qui peut amuser aujourd’hui,
Bientôt, dit-on, inspirera l’ennui.
Heureux qui sait cela seulement par ouï-dire !
De cabrioles dégoûté,
Le roi ne vit plus que grimaces
Dans ce favori si vanté
Pour son esprit et pour ses grâces.
Le vieux despote enfin tour à tour le privoit
D’un titre, d’un honneur, d’un poste de finance ;
Des chapitres cités : Justice, bienfaisance,
De cet éloge écrit avec tant d’éloquence,
Le singe en même temps retranchoit, retranchoit,
Un ours peu courtisan qui le regardoit faire,
Et, pendant sa faveur, l’engageoit à se taire,
Lui dit : Mon cher, on a grand tort
De célébrer un maître, et si vîte et si fort,
Retenez donc ma maxime chérie :
Servons-le bien pendant sa vie,
Ne le louons qu’après sa mort.




FABLE XXXIII.

LES DEUX VILLAGEOIS.


J’aime le mot d’un simple villageois
Du temps jadis : s’il fut Grec ou Gaulois,
Je ne sais ; son pays ne nous importe guère,
Cet homme chaque jour, sortant de sa chaumière,
Tendoit les bras, levoit les yeux,
Contemploit la beauté des cieux,
Ensuite à Jupiter adressoit sa prière,
Son voisin peu dévot qui le regardoit faire,
Lui dit : À quoi te sert tant d’amour pour les dieux ?
À tout, répliqua-t-il ! Je le sens nécessaire
À mon bonheur, à mes travaux :
J’en goûte mieux les biens ; j’en ressens moins les maux.



FABLE XXXIV.

LE SERIN ET LA VOLIÈRE.


Un beau serin, venu de Canarie,
S’ennuyoit de la compagnie
Des fauvettes et des moineaux,
Du gai pinson, bref de tous les oiseaux
Que son maître, croyant lui plaire,
Rassembloit avec soin dans la même volière.
Sur tout cet étranger faisoit le dédaigneux ;
Les eaux de son pays étoient cent fois plus claires,
Le grain qu’on y mangeoit, étoit plus savoureux,
Les oiseaux y chantoient bien mieux,

Tous propos déplaisans pour ses petits confrères.
Une serine ayant quelque renom,
Entre dans la volière ; elle crut que pour elle
Le beau serin alloit changer de ton ;
Mais la pauvrette, hélas ! n’eut pas même un coup d’aile.
Femelle sans appas,
Ou femelle jolie,
Se permet, quoique sage, un peu d’agacerie ;
Et quand l’objet de sa coquetterie
N’y répond pas,
La plus douce devient furie.
De la nôtre ce fut le cas :
Contre le fat la belle ameuta la volière ;
À punir ses mépris, oiseaux elle invita :
On dit qu’elle fut la première
Qui, sans tarder, coups de bec lui porta ;
Non pas de ceux qu’on donne à l’oiseau qui sait plaire,
Qu’amour conduit si vivement,
Et qui pourtant ne blessent guère.
Elle frappa sans nul ménagement,
Et chacun l’imita d’une telle manière,
Que voilà notre fat plumé dans un moment.
Craignant toujours nouvel outrage,
Le dédaigneux se mit à la raison,
S’occupa moins de lui, des autres davantage ;
En reprenant son beau plumage,
Il devint très-aimable, et plus galant, dit-on ;
Et maintenant, tout à fait sage,
Il sent le prix de la leçon.




FABLE XXXV.

LE VIEUX LION ET LES ANIMAUX.


Accourant chez un vieux lion,
Tous les animaux du canton
Vinrent un jour lui rendre hommage.
De l’amuser chacun espéra l’avantage :
Le loup par le récit de maints et maints exploits ;
Le renard en citant ses ruses, son adresse,
Soit dans les champs, soit dans les bois ;
Le singe voulant plaire aussi par sa souplesse,
Sautoit et gambadoit, faisoit cent tours nouveaux,
Pleins d’esprit et de gentillesse.
L’éléphant marmottoit : voilà des gens bien sots !
Certain de mériter sur eux la préférence,
Il conta mille traits de son intelligence.
Le lion, en bâillant, écoutoit leurs propos :
Messieurs, dit-il, je vous tiens quittes
De visites ;
Je crois que vous avez tout dit,
Regagnez au plutôt vos gîtes :
Pour ma société cette vache suffit ;
Elle descend d’Io, sans en avoir la grace ;
Elle ne prétend point aux tours de passe-passe,
Et ne se pique pas, comme vous, de bons mots ;
Mais elle est franche, tendre, bonne,
Mais elle a pitié de mes maux,
Et n’aime en moi que ma personne.
Hélas ! hélas ! quand on vieillit,
On a besoin du cœur bien plus que de l’esprit.


FABLE XXXVI.

DAMIS ou L’HOMME MAL CORRIGÉ.


L’homme est extrême en tout ; la modération
Le rendroit cependant plus heureux et plus sage :
Il le sait, il le dit, et n’en fait pas usage.
Qui réprime un défaut, ou quelque passion,
D’une autre éprouve le ravage ;
Même sur ce chapitre-là,
On voit des gens tomber de Carybde en Scylla.
D’un exemple je vais appuyer ma morale.
Damis, le beau Damis, élégant, fait au tour,
Avoit causé plus d’un scandale
À la province, à Paris, à la cour ;
Il avoit, en un mot, ces défauts et ces vices,
Ces agrémens et ces caprices
Qui vous font, chez les sots, nommer l’homme du jour.
Un grand, dont il louoit bassement les foiblesses,
Lui refuse un emploi, l’accable de rudesses.
Damis, pour l’obtenir, ose en vain insister ;
Il vante ses talens, et, si l’on veut l’en croire.
Dans l’antique et moderne histoire.
On ne pourroit jamais citer
Une injustice aussi notoire.
Honteux de ce refus, il part, vient habiter
Le vieux donjon que lui laissa son père.
Oui, c’en est fait, dit-il, je me consacre aux champs ;
J’y vais former mon goût, changer mon caractère,
Devenir philosophe, et même en peu de tems
Je veux être connu du monde littéraire.
Tout est plaisir pour les cœurs innocens ;

Dans le sein du bonheur s’écoulera ma vie :
Ces bois touffus, cette verte prairie
Valent mieux que la cour et tous ses faux brillans.
D’abord, il se met au régime,
Il rougit d’être intempérant ;
Et bientôt il devient décharné, cacochyme,
Tant il vivoit frugalement.
Mon homme étoit frivole, il n’est plus que bizarre ;
De prodigue, il devient avare,
Et de très-ignorant,
Pédant.
Le Damis libertin ne savoit que médire,
Car il étoit plus léger que méchant ;
Le Damis corrigé compose une satire
Contre ce sexe aimable et le gouvernement.
Enfin pour comble de manie,
Après s’être piqué long-temps d’être indévot,
Le voilà devenu cagot :
Il n’a changé que de folie.



FABLE XXXVII.

L’AIGLE ET LE PAON.


Un aigle, auprès du paon, non sans quelque murmure,
De sa robe envioit l’éclatante parure.
Si vous devez briller aux yeux de l’univers,
Dit le paon, c’est par le courage :
L’oiseau que la nature a fait le roi des airs,
N’a pas besoin d’un beau plumage.


FABLE XXXVIII.

LA FEMME ET LE MIROIR.


Une femme étoit très jolie,
Mais elle avoit une manie
Qui déplaisoit, fatiguoit tous les yeux.
Les siens ne cessoient pas de chercher une glace :
Soit pour mieux ajuster ses pompons, ses cheveux,
Soit pour examiner son maintien et sa grace,
Ou bien en minaudant se regarder parler ;
Enfin on la voyoit toujours se contempler.
On cesse d’admirer qui s’admire soi-même :
Et puis cet amour propre extrême
Blesse la vanité d’autrui ;
Narcisse en se mirant n’aimoit, dit-on, que lui.
Il méprisa les belles du bocage :
Et penché constament vers le cristal de l’eau
Qui lui présentoit son image
Il fit sécher d’amour la pauvre nymphe Écho.
Ah ! notre Narcisse femelle
N’eut pas le sort de son charmant modèle :
Et trop tard se souvint des leçons, des avis,
De ses parens et de ses vrais amis.
Une cruelle maladie
En peu de jours lui ravit ses attraits,
Mais elle ne perdit jamais,
Quoiqu’elle fût très enlaidie,
Son maudit penchant à se voir,
Et le trop fidèle miroir
Devint alors le tourment de sa vie.


FABLE XXXIX.

LE PAON ET LE MOINEAU.


Un paon l’un de ces jours perdit son beau plumage,
Il en pleura de honte et de douleur.
Pour tel oiseau c’est vraiment un malheur
Car il n’a pas d’autre avantage.
S’il chante il crie, et s’il parle il est sot,
Dans ses discours l’orgueil se joint à chaque mot.
Adieu, dit notre paon aux hôtes du bocage,
Je vais me retirer au plus sombre feuillage,
Du grand monde je suis à jamais dégoûté.
Bon ! reprit un moineau, dis donc la vérité,
Aucun dégoût chez toi, mais c’est ta vanité
Qui désormais ici ne peut se satisfaire.
Oh ! si tu conservois ton air de majesté,
Si tu pouvois encor étaler ta beauté
Que souvent on trouvoit trop fière,
Ce monde que tu fuis sauroit toujours te plaire.

Belles, si quelque jour vous perdez vos attraits
De cet oiseau trop vain évitez les regrets.
Il est pour vous tant d’autres avantages !
L’esprit, la raison, la douceur,
Surtout les charmes d’un bon cœur,
Vous vaudront les plus sûrs hommages.




FABLE XL.

LES DEUX VISITES.


Un grand parleur et l’un de ses amis
Faisoient visite un jour à jeune et belle femme.
Le premier d’un lointain pays,
N’avoit jamais connu la dame.
Il parle, il parle et c’est de lui toujours,
Raconte son voyage et ses hauts faits de guerre
Car ce franc babillard étoit un militaire,
Il n’oublia point ses amours,
Ni sa fidélité, ni son désir de plaire,
Vanta surtout les charmes du mystère.
Puis il parle de ces châteaux,
De sa meute, de ses chevaux,
De ses enfans, de son épouse,
Glisse en passant qu’elle est laide, et jalouse.
Le voile de la nuit déroulé dans les cieux.
Oblige ces galants de revenir chez eux.
Ma foi, cette femme est charmante,
Dit le jaseur à son ami.
Oh ! je ne ferai pas son éloge à demi,
Telle société m’enchante,
Qu’elle a de jugement, d’esprit !
L’autre repart, mais elle n’a rien dit,
Pour connoitre les gens, une seule séance
Ne suffit pas ; demain vous la jugerez mieux,
Allons chez elle encor — de bon cœur je le veux,
Le jour venu l’on part en diligence.
La dame avoit déjà médité sa vengeance,

Craignant l’ennui qu’elle avoit éprouvé.
Elle parloit très-peu, mais avec élégance.
Notre couple d’amis à peine est arrivé,
À peine a-t-on fini le compliment d’usage,
Que la voilà malignement
Qui babille, babille, et si rapidement,
Et si haut et si fort que c’est un vrai torrent,
Toujours à la raison joignant le badinage.
Mon ennuyeux déconcerté, tout sot,
Croyant qu’il ne pourra jamais placer un mot
Prend son parti, termine sa visite.
Ah ! dit-il, en bâillant, j’étouffois, j’en suis quitte.
J’avois jugé trop-tôt, vous aviez bien raison
L’insupportable créature !
Ne me ramenez plus en si triste maison.
Moi, dit son camarade, en pareille aventure
Je n’aperçois qu’une honnête leçon,
Entre amis comme nous vérité l’on hasarde.
Cette femme est aimable et jamais babillarde,
Mais chacun a son tour ; mon cher, pardonnez-lui,
Elle bâilloit hier, vous bâillez aujourd’hui.



FABLE XLI.

LE CHAT ET LA SOURIS.


Mère souris imprudemment
Entra dans une souricière :
Le lard lui sembloit frais et fort appétissant,
Un gros matou, la voyant prisonnière,
S’en réjouit, s’attend à bien dîner.
Elle étoit rebondie ; il l’admire, il la flaire ;

Jamais aucun parfum n’avoit tant su lui plaire.
Et de sa patte il va donner
Contre la grille trop légère,
Qui l’accroche, s’entr’ouvre ; et souris de sortir,
Et de courir, et de courir,
Pour revenir tout au plus vîte
À ce trou qui faisoit son gîte.
Alors de ce réduit qui, pour elle, est un fort,
Elle crie au matou : Tu m’évites la mort ;
Je revois mes enfans, juge quelle est ma joie !
De ton impatience il faut te repentir :
Apprends, mon beau minet, qu’on perd souvent sa proie,
Si l’on est, comme toi, trop pressé d’en jouir.



FABLE XLII.

LE LION LA CHÈVRE ET LE RENARD.


Un lion, des plus fiers, tint un jour ce langage
À plusieurs animaux voisins de son canton,
Qui, le craignant, venoient lui rendre hommage :
Tenez, mes chers amis, parlez-moi sans façon :
Quelle est ma réputation ?
Que dit-on de moi dans le monde ?
Ne suis-je point haï ?… Vous êtes révéré,
Seigneur, dit le renard, une lieue à la ronde ;
Dans ce pays, partout vous êtes adoré ;
Le bonheur de vous plaire est le seul désiré ;
Vous n’inspirez qu’amour, respect et confiance.
Une chèvre qui l’entendit,
Elle étoit jeune, hélas ! et sans expérience,
Très-brusquement l’interrompit :

Non, non, ne le croyez pas, sire ;
Vous demandez la vérité,
Pourquoi donc ne pas vous la dire ?
Vous êtes craint bien plus que respecté.
On blâme tous les jours votre humeur sanguinaire,
Et vos plus beaux exploits passent pour cruauté.
Mais on prétend que si sa majesté
Se modéroit, changeoit son caractère…
Il suffit, repart le lion,
Je ferai mon profit de ta sage leçon ;
Pour aujourd’hui c’en est assez, ma chère…
À propos, j’oubliois, mais depuis très-long-temps,
De te défendre pour pâture
La verdure :
Tu ravages et bois et champs,
Et les prives de leur parure ;
Tes pareilles et toi dévastent la nature.
Mais je mourrai de faim, dit-elle en sanglottant,
Si vous me défendez et l’herbe et le feuillage ;
Je n’aurai plus de pâturage :
C’est m’arracher la vie, et bien injustement.
— En quoi ! vous résistez ?… quelle audace !… à son âge !…
C’est un crime qu’un roi ne pardonne jamais,
Il est au nombre des forfaits,
Et ma souveraine justice
Veut qu’à l’instant je le punisse.
Tout le monde applaudit, c’est l’usage des cours.
La chèvre à la clémence alloit avoir recours :
Elle espéroit du roi désarmer la colère ;
Mais un grand coup de dent pour toujours la fit taire,


FABLE XLIII.

LA FEMME CONSÉQUENTE AVEC SON MARI.


Ma femme, réprimez cette grande gaîté
Qui vous mène à l’étourderie.
— Mon mari, renoncez à cette austerité
Qui vous conduit à la misantropie.
— Suivez, ma femme, aussi mon plan d’économie ;
Retranchez vos excès de prodigalité :
Car tous les jours, bon Dieu ! l’argent devient plus rare.
— Vous ne verriez en moi que générosité,
Mon cher, si vous étiez tant soit peu moins avare.
— Détachez-vous encor des jeunes élégans
Dont le jargon repaît votre coquetterie.
— Ayez pour moi ces soins et tendres et touchans,
Et je m’interdirai la moindre agacerie.
— Oh ! pour le coup ! quittez votre ton suffisant
Qui, contre vous, chaque jour me courrouce.
— Corrigez votre emportement,
Comme un agneau je serai douce.
— Mais apprenez, madame, enfin,
Que de votre sort, de votre être,
Je suis absolu souverain :
Le ciel me créa votre maître.
De lui, l’homme a reçu le don
De la force et de la raison,
Pour protéger la femme, en tout point la conduire
Et, quand elle résiste à ses lois, la réduire.
Joli caquet, douceur, appas, c’est, en un mot,
Tout votre lot.
— Par ce vieux conte, hélas ! mon cher, on vous abuse

Que vous êtes inconséquent !
Si toute la raison est à lui seulement,
L’homme est, pour nos défauts, forcé d’être indulgent,
Et tous les siens n’ont plus d’excuse.



FABLE XLIV.

LE HIBOU ET L’HIRONDELLE.


Mais, mon jeune voisin, vraiment vous êtes fou,
Disoit l’hirondelle au hibou,
Qui, dès l’aube du jour, rentroit dans sa masure.
Pourquoi donc fuir toute société
Et les beautés de la nature ?
Oh ! votre œil seroit enchanté
Du soleil et de la verdure,
Volez aux bois, aux prés, aux champs,
Venez nous voir, nous sommes bonnes gens,
Et votre solitude en paroîtra moins dure.
— Non, ma tristesse, mon humeur,
À tout le monde feroit peur.
Vous ignorez, repartit l’hirondelle,
Qu’à votre âge l’on peut changer,
Même en tout temps se corriger.
— Mais il faudroit chanter, et ma voix n’est pas belle.
Puis feu mon père a dit souvent :
Mon enfant,
Ne sortez que la nuit, ne volez qu’à la ronde,
Craignez, fuyez surtout les oiseaux du grand monde.
— Eh ! c’étoit-là, mon cher, le conseil d’un hibou.
Tenez, ma leçon est plus sage :

Lorsque toujours on vit seul dans son trou,
Des bonnes qualités on ne peut faire usage ;
Qui de la vérité n’entend pas le langage,
Gardera ses défauts, ses travers, son humeur,
Et ce sera votre partage :
Enfin, pour qui vit seul ni plaisir, ni bonheur.



FABLE XLV.

L’HOMME ET LE CHEVAL.


De quel droit nous commandez-vous,
Disoit un cheval à son maître ?
Pourquoi tous les jours faut-il être,
Ou soumis à vos lois, ou sujet à vos coups ?
De nos destins d’où vient la différence ?
La raison, répond l’homme, a réglé la distance
Entre les animaux et nous,
Et vous réduit à cette obéissance.
Vous reçûtes des cieux de l’instinct pour tout bien ;
Près de l’espèce humaine enfin vous n’êtes rien.
Rien !… reprit le coursier d’humeur assez caustique.
J’observe souvent l’homme et tout ce qu’il pratique :
Oh ! de votre raison ne vous targuez pas tant ;
Si vous saviez en faire usage,
Et qu’elle vous rendît et plus doux, et plus sage,
J’estimerois ce beau présent ;
Il causeroit ma jalousie ;
Mais elle cède en vous à chaque passion,
Même à la moindre fantaisie.
Dites, qui vaut le mieux, écoutez, je vous prie,

Et jugez sans prévention :
Nous conservons l’instinct dont le ciel nous fit don,
C’est tout l’emploi de notre vie ;
Et vous passez la vôtre à perdre la raison.



FABLE XLVI.

LE PINSON ET LA PIE.


Apprends-moi donc une chanson,
Demandoit la bavarde pie
À l’agréable et gai pinson
Qui chantoit le printemps sur l’épine fleurie.
— Allez, allez, vous vous moquez, ma mie ;
À gens de votre espèce, oh ! je gagerois bien
Que jamais on n’apprendra rien.
— Eh quoi ! la raison, je te prie ?
— Mais c’est que pour s’instruire et savoir bien chanter,
Il faudroit savoir écouter :
Et babillard n’écouta de sa vie.


FABLE XLVII.

LE VIEUX MÉNAGE.


Vous souvient-il, mon cher, que je fus très-jolie ?
— Vous étiez assez bien ; trop de minauderie,
L’air de prétention vous déparoit un peu.
— J’avois dans tous les traits de la gaîté, du jeu,
Et dans l’esprit agréable saillie.
— Vous étiez fort aimable en bonne compagnie ;

Mais, près de moi, Dieu sait quelle étoit votre humeur !
— Convenez, mon mari, que vous étiez grondeur ?
Chaque jour vous aviez bizarre fantaisie.
Tantôt sage et tantôt galant,
Le bien, le mal vous rendoient inconstant,
Et pour vos seuls plaisirs vous répandiez l’argent :
Puis il falloit souffrir de votre jalousie.
— Mais si je fus jaloux, vous savez bien pourquoi…
Votre légèreté, votre coquetterie…
Laissons cela ma femme, croyez-moi :
J’eus mes défauts, et vous eûtes les vôtres ;
Ah ! gardons-nous d’en prendre d’autres !
Reproche sait par fois ramener un amant,
Jamais l’époux, il aigrit vainement.
Oui, perdre la mémoire est bonheur à notre âge ;
Car il est peu de vieux ménages
Où le passé ne gâte le présent.



FABLE XLVIII.

LE MERLE ET L’HIRONDELLE.


Un merle échappé de sa cage
Revint à tire-d’aile habiter le bocage,
Et, répétant à tout propos
Ce qu’il avoit appris pendant son esclavage,
Il ennuyoit parfois un grand nombre d’oiseaux,
Se croyant plus d’esprit en babillant sans cesse :
Moi, disoit-il un jour, j’amuse, j’intéresse
Par mon joli langage et mes contes nouveaux.
Est-on plus ignorant que pinsons et moineaux ?

Les rossignols et les fauvettes
Ne disent que des chansonnettes,
Où l’on ne comprend rien, d’ailleurs pas un seul mot ;
Et la dolente tourterelle…
Il commencoit ainsi sa longue kirielle :
Tout oiseau peu parleur n’alloit être qu’un sot ;
Mais une savante hirondelle
Lui rabattit le caquet tout à coup :
Croyez-moi, mon ami, j’ai parcouru le monde ;
Presque partout, sur la machine ronde,
Qui pense peu, parle beaucoup.



FABLE XLIX.

LES DEUX CAMPAGNARDS.


Se promenant toute la matinée,
Un gentilhomme de bon sens
Visitoit certain jour, en faisant sa tournée,
Un égoïste en cheveux blancs,
Qui comme lui vivoit aux champs.
Pourquoi, lui disoit-il, ne pas cacher la vue
De ces sombres rochers, de ce triste côteau ?
Pourquoi ne pas replanter l’avenue
Qui décoroit votre château ?
Votre habitation devient agreste, nue ;
L’onde fuit ce canal, car sa digue est rompue ;
La vigne sans culture, est aussi sans produit ;
Vos parterres sans fleurs et vos vergers sans fruit
Attristeroient la plus belle demeure ;
Puis tel côté de votre bâtiment
Est menaçant.

Je vais répondre à cela tout à l’heure,
Dit le vieillard : j’ai soixante et dix ans,
Et j’ai, vous le savez, perdu mes deux enfans.
Je ne verrois jamais l’ombrage
Des ormeaux que j’aurois plantés ;
Ma main ne pourroit plus élaguer le feuillage
Des pêchers que j’aurois entés ;
Et leurs excellens fruits sont bien froids pour mon âge.
Mes neveux quelque jour répareront l’outrage
Que l’injure du temps a fait à mes châteaux :
Oh ! c’est encor trop bon pour des collatéraux.
D’où vient traiter ainsi les vôtres,
Repartit son voisin ? Occupez vos loisirs :
Eh ! n’est-ce pas jouir que de penser aux autres ?
Les soins de l’amitié doublent tous nos plaisirs ;
C’est la ressource enfin des bons cœurs et du sage :
Négliger sa maison, ses parens, quel dommage !
L’homme sensible après ces mots
Sort à propos.
Le vieillard le conduit, l’embrasse,
Et sitôt qu’il rentre chez lui,
Un mauvais soliveau soudain manque d’appui,
Tombe en éclats et le terrasse,
Et tête et jambes lui fracasse.
Aucun secours ne le guérit ;
Et dans son testament on sut qu’il écrivit :
Je déplore ma négligence ;
Mais, hélas ! il n’en est plus temps.
Sans ma funeste indifférence,
Mes neveux auroient pu n’hériter de vingt ans.




FABLE L.

LE LION ET SON SUCCESSEUR.


De ce mortel repos, l’affreuse léthargie,
Un lion fut atteint, on trembla pour sa vie,
Et chez son successeur messieurs les courtisans
Selon leurs intérêts ou tristes, ou rians,
En foule aussitôt arrivèrent,
Sur son rang le félicitèrent
Comme s’il eût été dès ce moment leur roi
Chacun déjà songeoit à briguer un emploi.
Loin du palais royal le prince héréditaire
Vivoit en philosophe et même en solitaire ;
Visitoit rarement la cour,
Soit prudence, soit goût, il fuyoit ce séjour.
Mais lorsqu’il s’agissoit d’événement, d’affaire,
Établissant pour ses courriers
Un jeune cerf, et deux bons levriers,
Il recevoit par eux fraîche et sûre nouvelle ;
Dans cette circonstance ils redoubloient de zèle ;
En apportant soir et matin
De l’état de leur souverain
Le bulletin.
Toujours on l’attendoit avec impatience :
Le dernier sur ses jours donna grande espérance.
Son premier médécin marquoit le roi va mieux,
Et même il est assez joyeux.
Par mon nouveau remède ignoré du vulgaire
J’ai provoqué la crise nécessaire :
Le monarque a repris connoissance, appétit.
Je lui permis hier un agneau fort petit,

Il voulut, malgré moi, manger aussi la mère ;
Contre ma défense il rugit :
Oh ! sa force revient, car je perds tout crédit.
Les plus fins courtisans prennent bientôt la fuite.
Le prince voit sa cour à la moitié réduite.
Il connoissoit les gens, étoit lion d’esprit.
À ceux qui lui restoient se moquant d’eux, il dit :
Messieurs, demain, si la nouvelle est bonne,
Si le monarque encor a bien dîné,
Grace à son appétit je n’aurai plus personne.
Ce prince resta seul, il avoit deviné.



FABLE LI.

LE VIEILLARD ET SON FILS


Mon fils, vous arrivez à l’âge de vingt ans ;
D’après la liberté que je vous ai donnée
De régler votre destinée,
Choisissez un état, enfin il en est tems.
Vous passez jour et nuit sur Platon sur Homère,
C’est fort bien ; mais il faut être utile aux vivans.
Voulez-vous être militaire ?
— Ma sensibilité me fait haïr la guerre.
Pour ce métier glorieux et brillant
Je ne me crois, mon père, aucun talent.
Eh quoi ! passer sa vie à fusiller, à battre ?
Toujours faire le diable à quatre
Pour exterminer son prochain :
Et recevoir pour récompense
D’avoir été très-inhumain,
Le droit de saccager tout un pays voisin,

Sans respecter le sexe, l’indigence
Cet état qui comble d’honneur,
En un mot répugne à mon cœur
Autant qu’à mon intelligence.
— Eh bien étudiez et suivez Galien,
Hippocrate, Boërhave, et Tissot, et Tronchin.
— Oh ! leur profession fut toujours belle et bonne ;
Mais ne voulant tuer personne
Je ne puis être médecin,
Je serois trop long-temps privé d’expérience.
Sans balancer, mon cher, entrez dans la finance.
— Il est dans cet emploi fortes tentations,
Désirs de la richesse et goût de la dépense
Sont excités en mille occasions :
Compter toujours sur soi, c’est manquer de prudence,
Et l’exemple effarouche enfin ma conscience.
— Que de difficultés ! entrez donc au barreau,
Auprès des avoués on trouve aisément place.
— Mon père en cet état le nom seul est nouveau,
Mais celui qui le porte a-t-il changé de face ?
Il a le même esprit, il a la même humeur,
Les mêmes tours de passe passe :
Et pour trancher le mot il est un chicaneur.
Puisque vous le voulez, mon père,
Et qu’un bon citoyen doit être nécessaire,
À vos désirs je souscris de grand cœur :
Je me fais avocat autrement défenseur.
Sans craindre les clameurs, et l’injure et la glôse,
Je ne me chargerai que d’une juste cause.
Je défendrai la veuve et l’orphelin,
Tous ceux dont le méchant voudroit ravir le pain.
— Mais aurez-vous, mon fils, l’art et la connoissance…
— Bien loin de moi l’art et la vanité :

Point d’ornemens à l’équité.
Les lois seules seront l’objet de ma science :
Et c’est de la justice et de la vérité
Que naît la plus forte éloquence.



FABLE LII.

L’AMBASSADE DU TIGRE AU LION.


Maître absolu de superbes forêts,
Un lion dégoûté des travaux de la guerre,
Vieillissoit entouré de fidèles sujets.
Avec plaisir il s’en disoit le père,
Et depuis quelque temps jouissant de la paix
Il l’appeloit le bonheur de la terre.
Enfin il se trouvoit heureux !
Mais au sein du repos prévoyant, courageux,
Il conservoit son caractère.
Un tigre qui vivoit dans un autre canton,
Fait offrir à ce roi lion
Son amitié, son zèle, et d’importans services.
De tout cela je n’accepterai rien,
Dit le lion, je m’en garderai bien ;
Je devine ses bons offices.
Et je saurois encor punir ses injustices.
De moi, loyal et fier vouloir être l’ami !
Des autres un méchant est toujours l’ennemi.




FABLE LIII.

L’ÉLÉPHANT ET LE SINGE.


Qui le croiroit ? un singe encore enfant,
Se jouoit, se moquoit d’un superbe éléphant.
Il lui vantoit avec audace
Son joli métier de bouffon,
Et force tours de passe-passe :
À rien l’éléphant n’étoit bon,
Ce n’étoit qu’une informe masse.
Des animaux l’éléphant est, dit-on,
Le Caton :
Notre railleur aisément il fit taire.
Il vaut mieux être sans talens
Que d’avoir, lui dit-il celui de contrefaire.
Cet art de grimacer a fait dans tous les temps
Des singes mépriser l’espèce.
Voit-on quelque farceur, plat copiste, ou méchant,
On dit par tout pays, s’il montre de l’adresse,
Ce n’est qu’un singe absolument.
Porte donc loin de moi gambades et souplesse ;
Ne viens plus me railler, ou de ma trompe en l’air
Je te ferai sauter plus vite que l’éclair.
Pour cette fois j’excuse ta jeunesse ;
Mais de moi, pour toujours, retiens ce peu de mots :
Le ton moqueur est la gaîté des sots.




FABLE LIV.

LES ENFANS.


Trois enfans villageois, à peu près du même âge,
Voisins de l’Océan, jouoient sur le rivage.
L’un voyant passer un moineau :
Qu’il est heureux ! dit-il ; je voudrois être oiseau,
Et je ferois le tour du monde :
Tous les jours je verrois d’autres mœurs, d’autres lieux ;
Sur la pointe d’un mật je traverserois l’onde,
Ou bien, prenant mon vol, j’approcherois des cieux.
Moi, dit un autre enfant, j’ai l’humeur un peu fière
Et je crois même assez guerrière ;
Car lorsque je me bats, c’est, ma foi, tout de bon :
J’aime mieux être roi lion.
Pauvre petit oiseau des vautours craint la serre ;
Mais griffe et roi font peur plus qu’un coup de canon,
Que vous avez d’ambition !
Dit le troisième enfant, riant de leur folie ;
Moi, si d’être animal j’avois la fantaisie,
Je ne voudrois qu’être renard.
Dans les châteaux, ou bien dans la chaumière,
Soit par adresse, ou par hasard,
Tomberoit sous ma dent ce qui pourroit me plaire.
Jamais renard ne fut un si fameux larron ;
Je croquerois un jour la poule, ou le chapon,
Le lendemain ou poulet, ou pigeon :
Sans qu’il m’en coutât rien, je ferois bonne chère.
L’enfant qui désiroit de traverser les airs,
Devenu grand, courut les mers,

Et toujours protégé par Éole et Neptune,
Commerçant avec l’univers
Il acquit à bon droit une immense fortune.
Le second du dieu Mars éprouva les faveurs ;
Honnête homme partout, vrai lion à la guerre,
Par de nombreux exploits illustrant sa carrière,
Il périt chargé d’ans et de gloire et d’honneurs.
Le drôle au goût renard, dès son adolescence
Arrêté, condamné comme un chef de voleurs,
Finit ses jours à la potence.
Observez dans leurs jeux les goûts de vos enfans :
Ceci s’adresse à vous, instituteurs ou mères ;
Fortifiez les bons, retranchez les méchans,
Ils présagent souvent et mœurs et caractères.



FABLE LV.

À ROSE ET L’IMMORTELLE.


 
Vous n’avez ni parfum, ni brillantes couleurs,
Disoit la rose à l’immortelle ;
Moi qui suis la reine des fleurs,
On me cite partout comme étant la plus belle.
Il est vrai, lui répliqua-t-elle,
Vous êtes en tous lieux le plus bel ornement,
Mais de l’éclat d’un jour ne soyez pas si fière.
Vos sœurs faisoient hier des jardins l’agrément ;
J’ai vu briller, mourir, votre famille entière,
Et je vous vois pencher… pâlir… en vous louant.




FABLE LVI.

LE CONSEIL DES RENARDS.


Depuis une semaine entière.
Un roi lion restoit au lit ;
J’entends qu’il gardoit sa tanière.
Docteur à longue oreille ordonnance prescrit
Pour son mal, que d’abord il crut imaginaire ;
Puis d’expliquer sa volonté dernière
Bientôt après il l’avertit.
Sur cet événement courtisans raisonnèrent ;
À tout hasard ils intriguèrent.
Ce lion jeune encor, pensoient quelques-uns d’eux,
Peut très-bien se tirer d’affaire.
D’autres disoient : ses maux trop dangereux
Font croire que jamais il ne deviendra vieux ;
Ainsi nous pouvons tout, sans craindre sa colère.
Au fond d’un bois, fin renard assembla
Ses confrères et cabala.
Le roi, mes chers amis, leur dit-il, est malade
Je vous conseille donc, en loyal camarade,
D’aller féliciter son digne successeur.
Décrions du mourant le règne despotique
Ses ministres, ses mœurs, sa fausse politique,
Et de l’autre vantons les talens et le cœur.
Exaltons avec art son goût patriotique ;
Paroissons de lui seul attendre le bonheur.
Les premiers à louer sont les premiers à plaire ;
C’est le plus sûr moyen d’obtenir du crédit :
Au coupable projet chacun d’eux applaudit.
Caché par un buisson, un bœuf les entendit,

Un bœuf du bon vieux temps, qui tenoit de son père
Grand respect pour son maître, et cœur droit et sincère,
Scélérats, cria-t-il, et si le roi guérit ?
Broutez, broutez l’insipide fougère,
Réplique l’orateur et calmez votre esprit :
S’il en revient, nous dirons le contraire.



FABLE LVII.

LES AMIS DISPUTEURS.


Deux amis depuis seize années
Avoient uni leurs destinées,
Ils partageoient bourse, table et maison,
Ils avoient de l’esprit, des mœurs et le cœur bon.
Mais tous deux entêtés se disputoient sans cesse
Sur leurs goûts, sur le jeu, sur leur opinion.
N’importe le sujet de l’altercation,
Son retour trop fréquent altère la tendresse,
Et si vous en doutiez, lecteur, adressez-vous
À ceux qui sont soumis aux lois du mariage ;
Vous saurez de plus d’un époux
Que c’est l’écueil d’un bon ménage.
Las de disputer, à la fin,
L’un de ces deux amis partit un beau matin
Pour aller, disoit-il, habiter sa chaumière,
Espérant y jouir d’un plus heureux destin,
Et voulant vivre en solitaire.
Aux champs tout l’ennuya ; ses bons fruits et ses fleurs
N’avoient pour lui ni parfum, ni couleurs ;
Les blonds épis et la fraîche verdure,
Le doux bruit des ruisseaux et le concert des bois,

Tout l’attristoit dans la nature ;
Chagrin et malheureux au bout de quelques mois.
Regrettant chaque jour son ami, son vieux gite,
Il n’y peut plus tenir et repart au plus vite.
Tandis qu’il se pressoit, s’essouffloit à marcher
Pour revoir cet ami, lui, venoit le chercher.
En cheminant, tous deux se rencontrèrent :
Pleurant, riant, cent fois ils s’embrassèrent.
Ah ! dit le campagnard, sans toi rien n’a d’appas !
Disputons, fâchons-nous ; mais ne nous quittons pas.



FABLE LVIII.

LE SANSONNET ET SA COMPAGNE.


Un campagnard occupoit ses loisirs
À façonner le chant et même le langage
D’un joli sansonnet qu’il avoit mis en cage :
Plaisirs purs, innocens, sont toujours vrais plaisirs ;
Heureux celui qui peut les goûter à tout âge !
Aisément l’oiseau retenoit
Les petits airs que l’on chantoit,
Et chaque mot que l’on disoit ;
Il auroit voulu tout apprendre,
Mais bientôt il fut si savant
Qu’il babilloit à tout moment,
Et qu’on ne pouvoit plus s’entendre.
Pour lui rabattre le caquet,
On lui chercha compagne tendre :
Qui de l’amour ne connoîtroit l’effet ?
Ah ! quand on le ressent, on ne jase plus guère !

Si le cœur jouit vivement,
L’esprit sans peine sait se taire.
Le maître du bavard lui trouva promptement
Femelle aussi jeune que belle,
Et qui plus est, douce et fidelle.
Afin que son mari fût toujours son amant,
Il falloit qu’elle pût l’amuser et lui plaire :
On vouloit que d’abord elle apprît à parler,
Puis à siffler,
Croyant ce talent nécessaire.
Elle fut peu de temps novice à coqueter
À caresser, à becqueter :
Pour femelle, on le sait, ce n’est pas une affaire,
Mais on eut beau dire et beau faire,
Elle ne put jamais qu’un seul mot répéter.
Sitôt qu’elle eut appris à bien prononcer : j’aime,
Ou de ce mot charmant
L’équivalent ;
Elle devint d’une paresse extrême,
Et n’écouta que son amant.

Cet exemple est pour nous une leçon très-sage :
Instinct mieux que raison conseille quelquefois ;
Femmes, du sentiment sachez bien le langage :
Pour vivre avec celui dont votre cœur fait choix,
Qu’est-il besoin d’en savoir davantage ?




FABLE LIX.

L’ABEILLE ET LE LIMAÇON.


Un limaçon disoit l’autre jour à l’abeille :
Dès le matin,
Sur ce jasmin,
Ou bien sur la rose vermeille,
Tu voltiges gaîment, puis tu viens t’y poser,
Et seule jusqu’au soir tu parois t’amuser.
Que ton sort est digne d’envie !
Hélas ! malheureux limaçon,
Dans un jardin, dans la prairie,
Ou dans mon étroite maison,
L’hiver, l’été, bref, en chaque saison,
Partout je bâille et je m’ennuie.
Apprends-moi donc, dès aujourd’hui,
Comment tu fais pour éviter l’ennui :
Dis moi ton secret, je te prie.
— Oh ! je vais te le confier ;
À retenir il n’est pas difficile :
Je travaille, et toujours je sais me rendre utile,
Voilà le vrai secret de ne pas s’ennuyer.




FABLE LX.

LE VÉRITABLE AMI.


Dans Athène, on disoit à l’ami de Criton :
Pourquoi cet homme, autrefois riche, aimable,
A-t-il si fort changé de ton ?
Il devient ennuyeux ; il étoit agréable ;
Il faisoit à ravir les honneurs de sa table ;
On vantoit son mérite et sa bonne maison ;
Ses jolis vers ornoient notre mémoire,
Et chaque belle eût tiré gloire
D’être l’objet de sa moindre chanson.
Mais plus de sel attique en tout ce qu’il compose,
Son pinceau ne sait plus colorer la raison :
De votre ami d’où vient cette métamorphose ?
— Criton est à mes yeux toujours intéressant ;
Son esprit est le même et son cœur excellent ;
De son prétendu changement
Voici la véritable cause :
Il fut riche autrefois, il est pauvre à présent.



FABLE LXI.

LE MOINEAU ET LE PINSON.


Qu’avez-vous fait à la mésange ?
Demandoit un pinson au moineau l’autre jour ;
Elle a long-temps et sans aucun détour
Parlé de vous d’une manière étrange,

En vérité ! j’ai les larmes aux yeux
De son affreuse calomnie ;
J’en suis désolé, furieux :
Oh ! la dangereuse ennemie !
Je vais vous répéter, et par pure amitié,
Ce qu’elle a dit ; il faut bonne mémoire,
J’en oublîrai peut-être la moitié :
Mais vous saurez toujours assez de cette histoire,
Pour bien juger que c’est l’oiseau
Le plus méchant, le plus noir du bocage.
Vous vous trompez, repartit le moineau ;
Mon bon ami, vous l’êtes davantage.



FABLE LXII.

LE LOUP, LE RENARD, LE TAUREAU ET LE CHEVAL.


Vieux loup et fin renard, marchant de compagnie,
Trouvent au coin d’un bois voisin d’une prairie
Cheval et taureau qui paissoient,
Et comme amis, tous les deux partageoient,
Ou la feuille naissante, ou bien l’herbe fleurie.
Nos voyageurs de ceux-ci s’approchant,
Après le premier compliment,
Voilà l’entretien qui se lie.
Chacun raconte tour-à-tour.
Des forêts, des hameaux la nouvelle du jour
On critique, on médit, ensuite on moralise.
Le loup, en larmoyant, se plaignit de son sort.
Quoi ! dit-il, à mon âge, infirme, en barbe grise,
Il faut chercher ma vie, ou redouter la mort !
Oh ! si les dieux m’avoient fait naître le plus fort,

Ajouta-t-il avec franchise,
Des animaux si j’eusse été le roi !
Vous béniriez mon règne et chéririez la loi
Sous laquelle chacun pourroit vivre à sa guise.
Nul esclavage, point d’impôts,
Notre condition à tous seroit égale.
J’excepterois pourtant vaches, moutons, chevreaux,
Imbéciles et vils troupeaux
Qui paîroient un tribut pour la table royale.
Pour moi, dit le renard, si j’étois souverain,
Je serois fameux politique,
Sans guerroyer, et de mon souterrain
Je viserois au pouvoir despotique.
Nous savons que chez les humains
Les plus heureux sont les plus fins,
Et sur nombre de points je suivrois leur pratique.
On voulut du taureau savoir ce qu’il pensoit,
Et comment il en useroit,
Si sur les animaux il avoit tout empire.
Il repart d’un ton fier : Je serois conquérant ;
Auprès, au loin, je voudois qu’on pût dire,
En me voyant :
C’est le taureau le plus vaillant.
Partout je porterois la guerre,
Et je ravagerois la terre,
Pour acquérir le nom de grand.
Le cheval très-sensé, quoiqu’il fût jeune et leste,
Sur tout cela ne disant mot,
N’alloit être jugé qu’un sot.
On l’interroge ; alors il dit d’un air modeste :
Si j’étois assez estimé,
Pour mériter l’honneur de gouverner les autres,
Mes plaisirs et mes biens ne seroient pas les vôtres :
Je n’en voudrois qu’un seul, ce seroit d’être aimé.


FABLE LXIII.

L’AVEUGLE, LE SOURD ET LE VOYAGEUR.


Dans l’orient deux amis vertueux
Au prophète qu’on y révère
De concert adressoient leurs veux.
L’un étoit sourd, l’autre privé des yeux ;
Tous deux en ressentoient une douleur amère.
L’aveugle désiroit jouir de la lumière,
Demandoit à revoir les hommes et les cieux ;
Le sourd, avec ardeur prioit pour mieux entendre.
Un marchand de Bagdad, voisin de leur réduit,
Suspend leurs pleurs en venant les surprendre,
Et pour les consoler, haussant la voix, il dit :
J’arrive depuis peu, j’ai fait le tour du monde.
Partout, pauvres humains, partout le vice abonde,
Et j’ai trouvé sur la machine ronde
Très-peu de bons et beaucoup de méchans ;
Sur ces derniers la plainte est rarement permise,
Et par eux j’ai souffert en tous lieux, en tout tems.
Je conviens que vos maux sont grands ;
Mais à votre âge enfin, au déclin de vos ans,
Il est peu de regrets, pardonnez ma franchise,
Et l’amitié pouroit adoucir vos accens :
Oh ! quand vous vous livrez à des cris impuissans,
Songez que très-souvent l’on n’entend que sottise,
Et qu’on voit peu d’honnêtes gens.


FABLE LXIV.

LE LION ET L’OURS.


Un ours qui guerroyoit, conseilloit au lion
De tourner ses griffes royales,
(Ce sont-là ses armes, dit-on,)
Contre les animaux de tel et tel canton.
Et pourquoi, répond-il ? ces bêtes sont loyales,
Et dans un plein repos laissent ma majesté.
De mes ayeux conservant l’héritage,
Et gouvernant avec bonté,
Toujours je serai respecté.
Si mes voisins me refusoient l’hommage
Que l’on doit à ma dignité,
Si quelqu’un attentoit à ma tranquillité,
Déployant ma valeur, j’aurois tout l’avantage :
Mais je méprise le courage
Qui naît de la cupidité.



FABLE LXV.

LE BROCHET ET LA GRENOUILLE.


Sur les bords d’un étang, des grenouilles chantoient,
Ou pour mieux dire coassoient
Souvent la nuit, mais toute la journée.
Un brochet qu’elles ennuyoient
S’en plaignit l’autre matinée ;
Il les apostropha d’une étrange façon ;

Sur leur voix et sur leur figure,
Sur leur démarche et leur tournure,
Sur la bassesse enfin de leur condition ;
Ce reproche surtout excita leur murmure.
Tout fier de sa grosseur, le brochet sans rival
Se croyoit maître du canal.
Une grenouille raisonneuse,
Lui dit en sortant de son trou :
Compère, tu n’es qu’un vieux fou
De mépriser si fort la gent marécageuse ;
Crois-moi, ne fais point vanité
De ta beauté,
Elle pourra t’être fâcheuse.
Quand sur le cristal de ces eaux
Je te vois promener en faisant le gros dos,
Je ne puis m’ôter de la tête
Qu’on viendra te pêcher pour chômer quelque fête.
Un oracle jamais n’eut un si prompt effet.
À peine elle eut fini qu’on étend un filet,
Et le pêcheur vous prend le dédaigneux brochet,
Sans nul égard pour sa requête.
Il pense à la grenouille, à sa prédiction ;
Le malheur rend l’expression polie :
Hélas ! hélas ! ma bonne amie,
Lui cria-t-il de sa prison,
Je vois bien maintenant que vous aviez raison ;
Je sens trop tard que dans la vie,
Pour goûter sans revers longue félicité,
Il faudroit ne pas faire envie
Et rester dans l’obscurité.




FABLE LXVI.

LES DEUX VOISINS.


Un riche, fat, jouant le grand seigneur,
Pestoit, juroit toute la matinée
Contre un de ses voisins, simple et pauvre tailleur,
Qui chantoit toute la journée.
Sitôt que le soleil éclairoit l’horison,
L’ouvrier reprenoit l’aiguille et sa chanson,
Sans jamais se lasser, tant que duroit l’année.
Compère, lui dit l’autre enfin,
Vous vous égosillez et me rompez la tête,
Et je ne puis goûter de repos le matin,
Si ce n’est le dimanche ou quelque jour de fête ;
Renoncez donc au chant ou changez de quartier,
De votre gîte au loin je paîrai le loyer ;
J’en donne ma parole, elle doit vous suffire.
Non, non, répond notre homme en se mettant à rire,
Je reste ici, je m’y trouve fort bien ;
Des élégans je connois le beau dire ;
Ils promettent beaucoup, jamais ne donnent rien.
Pour la musique, elle est mon seul soutien :
Oh ! l’on ne peut ravir si pure jouissance !
C’est elle qui me tient frais, gaillard et content ;
De vouloir m’en priver vous ferez conscience,
Quand vous saurez, monsieur, que j’oublie, en chantant,
Ma misère et votre opulence.




FABLE LXVII.

LE GEAI ET LE PINSON.


Un criailleur de geai disoit, en plein bocage :
Des rossignols, fauvettes et pinsons,
Je n’aime guère le ramage.
Peut-on les admirer, s’amuser de leurs sons ?
Tout le printemps, leurs amours, leurs chansons
Dès le matin font un tapage
Que le vrai connoisseur doit trouver ennuyeux :
Le moineau gazouillant me plairoit cent fois mieux.
Je ne suis point surpris de ton langage,
Repartit un pinson caché sous le feuillage ;
Mais au lieu de crier, si tu chantois comme eux,
Tu les aimerois davantage.



FABLE LXVIII.

LE CHIEN ET LE CHAT.


Tous deux fort à notre aise, ayant même logis,
D’où vient sommes-nous ennemis ?
Pourquoi nous quereller sans cesse ?
Disoit un Rominagrobis
Au joli levrier chéri de sa maîtresse ;
Oublions nos débats, et soyons vrais amis ;
J’ai pour toi du penchant, même quelque tendresse.
Partageons nos festins en égale moitié ;
Touche-là sur ma patte en signe d’amitié,
C’est comme du velours, sa douceur est extrême ;

 
Serre-la dans la tienne, et puis embrassons-nous.
Le chien recule et dit : mais la griffe est dessous ;
On ne craint pas la mienne, et pour les gens que j’aime,
Dans mes folâtres jeux, ou bien en caressant,
Ma douce patte enfin sera toujours la même :
Je ne veux point d’ami, s’il n’en peut dire autant.



FABLE LXIX.

L’HOMME DUPE DE SES DÉFAUTS.


 
Un vieil avare étoit sujet à la colère ;
Il grondoit, s’emportoit et souvent sans raison.
On ne voyoit chez lui ni rubans, ni jupon ;
Point d’épouse, en un mot, pas une ménagère :
Mais contre qui, me dira-t-on,
S’exhaloit cet excès d’humeur atrabilaire ?
Contre son chien, son chat, composant sa maison ;
Celui-ci fort gourmand, las de sa maigre chère,
Un des jours gras dérobe au bonhomme un chapon,
Qui devoit le nourrir la moitié du carême :
Contre un pareil larcin sa fureur fut extrême,
Et le chat succomba sous les coups du bâton,
Quoiqu’il eût dit cent fois, mon cher Minon, je t’aime.
Ce délit
Fit du bruit ;
Souris et rats s’en réjouirent,
Et vîte au grenier s’établirent,
Blé, noix, tous les fruits à foison
Deviennent leur provision,
Et rien n’égala leur ravage
Que leurs débats et leur tapage.

Notre vieux, jour et nuit, se croyoit au sabbat :
Que peut un foible humain contre le peuple rat ?
Il fallut bien supporter le dommage,
Et de grippe-souris alors plaindre le sort.
À quelque temps de là, l’avare eut plus grand tort.
Mouflar, son chien, doux, caressant, fidèle,
Depuis dix ans servoit son maître avec ardeur.
Une nuit faisant sentinelle,
Il entend quelque bruit, croit sentir un voleur,
Il jappe, il jappe, et son maître s’éveille,
Qui se lève aussitôt, mais de mauvaise humeur ;
Cherchant et furetant, il secouoit l’oreille,
Signe annonçant toujours quelque malheur.
Dans ma maison, dit-il, oh ! je suis le seul homme :
J’ai guetté, regardé ; parbleu, je ne vois rien :
Maudit soit l’animal, d’interrompre mon somme,
C’est un caprice de ce chien.
Tout en jurant, il veut l’obliger à se taire
Et Mouflard aboyant, mais plus fort que jamais,
De son maître sembloit défier la colère :
Sans trembler il le voit armer ses pistolets,
Et cette bonne et tendre bête
Sentit l’un d’eux décharger sur sa tête
Par cette main, hélas ! qu’il lécha si souvent.
Il tombe, et sur l’ingrat encore en expirant,
Ce zélé serviteur jette un regard touchant,
Auprès d’un mur, en embuscade,
Un voleur étoit tout de bon :
Ce drôle au plus tôt l’escalade,
Et le voilà dans la maison.
Saisir l’argent et l’or, piller tout le ménage,
Pour ce coquin ne fut qu’un jeu.
L’avare tempêta, puis il pleura de rage.

Trop tard de la douceur il comprit l’avantage ;
Enfin des passions misère éteint le feu.
De cette histoire un jour comme il faisoit l’aveu,
Le malheur m’a, dit-il, appris maxime sage :
Qui ne sait pas souffrir un peu,
S’expose à souffrir davantage.



FABLE LXX.

JUPITER ET LES ANIMAUX.


Jupiter, traversant les airs,
Aperçut de loin sur la terre
Quantité d’animaux divers
Qui se livroient une sanglante guerre :
Tous les méchans, dit-il, gardent leur caractère.
Il abaisse son aigle, et près d’eux descendant,
Leur cria d’un ton menaçant :
Cessez votre combat ou redoutez la foudre ;
Oh ! si vous habitez les antiques forêts,
C’est le dernier de mes bienfaits :
J’aurois dû vous réduire en poudre,
Pour vous punir de vos forfaits.
Vous étiez nés jadis sous une forme humaine,
Et votre forme maintenant
Qu’on redoute, qu’on hait, je la donne au méchant ;
De vos crimes elle est la longue et juste peine :
J’ai marqué votre sort au livre des destins.
Vous, lions, léopards, et tigres et panthères,
Vous fûtes rois puissans, injustes, sanguinaires,
Et fîtes le malheur des paisibles humains.
Qu’étoient loups et renards ? courtisans mercenaires,

Hypocrites et vils flatteurs,
Trop souvent d’illustres voleurs.
Ces ours, ces tristes ours, êtres atrabilaires,
Qu’on nommoit autrefois la source des lumières,
N’étoient que faux savans, bien vains, bien orgueilleux,
Méprisant tous les hommes et les dieux ;
Et ce singe, dont l’art se borne à contrefaire
Des gens l’adroite ou la sotte manière,
Que vous traitez comme frère aujourd’hui,
Étoit un satirique, ou bien un plagiaire,
Ne vivant qu’aux dépens d’autrui.
Quant à cette espèce féconde
Qui la plume à la main dévasteroit le monde,
À la mort je la change en corbeaux et vautours ;
Car je n’en puis faire autre chose,
Malgré l’énormité de la métamorphose,
Villages et cités en regorgent toujours :
Des chicaneurs ces oiseaux sont l’élite,
Et de cette engeance maudite,
Qui partout causeroit et le trouble et l’effroi,
Pluton ne veut pas plus que moi.
Je prétends qu’à votre pensée
Biens et plaisirs, félicité passée,
Se retrace à tous les instans :
Regrets plus que remords tourmentent les méchans :
Loin d’ici l’honnête homme, il est pour l’Élysée,
Et le maître des dieux le protégé en tout temps.




FABLE LXXI.

LA TOURTERELLE ET LA FAUVETTE.


Pourquoi cette plainte éternelle ?
Pourquoi ces douloureux accens ?
Demandoit à la tourterelle
Une fauvette jeune et belle,
Que suivoient de nombreux amans.
Je sais, ma chère, disoit-elle,
Que des vautours, à la serre cruelle,
Ont dévasté nos vergers et nos champs :
Eh ! qui n’a pas perdu, dans ces malheureux temps,
Ou des amis ou des parens ?
Si vous pleurez votre époux, vos enfans,
Nous regrettons aussi les nôtres.
D’où vient vous désoler, crier plus que les autres ?
Renoncez à vos tristes airs ;
Venez, venez entendre nos concerts,
Vous oublîrez bientôt notre fatale histoire.
De nos chagrins passés, non, je ne saurois croire,
Dit la coquette en sautillant,
Et, qui plus est, se rengorgeant,
Que l’on puisse toujours conserver la mémoire.
Le tendre oiseau lui répond sèchement :
Moi, dans ce souvenir, je mets toute ma gloire ;
Laissez-moi me livrer à ma juste douleur ;
Partager vos plaisirs… ô ciel !… est-il possible !…
La gaîté du cœur insensible,
Pour les cœurs affligés est un nouveau malheur.


FABLE LXXII.

LE VOYAGEUR MALHEUREUX.


Chez les sauvages d’Amérique,
Ou bien dans l’Inde ou dans l’Afrique,
Depuis vingt ans un Français commerçoit.
Sa conscience en tout point le guidoit ;
Sa fortune aussi fut modique.
Croyant jouir d’un meilleur sort,
Lassé de son errante vie :
Et désirant de revoir sa patrie,
Il s’embarque gaîment et fait naufrage au port.
Tout y périt par un affreux orage.
Excepté lui, vaisseau, passagers, matelots,
Tout fut englouti dans les flots.
Content d’être épargné, se sauvant à la nage,
Après nombre d’efforts le voilà sur la plage
Tel qu’au terrestre paradis
Du genre humain on peint le premier père.
Dieu soit loué, dit-il, j’arrive en mon pays !
J’y laissai quelque bien, des parens, des amis ;
Je ne puis craindre la misère.
Qu’avec plaisir surtout je reverrai mon frère,
Qui m’aimoit et que je chéris !
Tout ruisselant de l’onde amère,
Il se présente à son logis,
Le revoit, l’embrasse, le serre
Contre son sein ; mais l’autre en fuyant de ses bras,
Lui dit : sur mon honneur, je ne vous connois pas :
Mon frère est mort depuis quelques années ;
Oui, plusieurs voyageurs m’ont dit

Qu’allant aux Iles Fortunées,
Avec sa frégate il périt ;
Votre récit n’est qu’imposture :
Ces doux liens du sang, mon cœur les sentiroit,
Et pour vous il s’attendriroit.
Oh ! comme l’intérêt dégrade la nature !
Ses yeux le reconnoissoient bien ;
Mais il auroit fallu lui rendre l’héritage
Que sans tarder il réunit au sien,
Et la cupidité redoute le partage.
De sa maison ce monstre le chassant,
Par charité lui donne un chétif vêtement,
Et lui défend d’y venir davantage.
Le voyageur sortit indigné, plein de rage :
Pour rentrer dans ses droits, vite il tourne ses pas
Vers les plus fameux avocats.
On l’écouta d’un air de négligence :
Sans papiers, mal vêtu, dépouillé de tout bien,
Mon ami, lui dit-on, l’affaire ne vaut rien ;
D’ailleurs il vous faudroit beaucoup d’argent d’avance.
— S’il me faut des secours, je n’en manquerai pas ;
J’ai deux oncles dans la finance,
Leur cœur est bon, ils me tendront les bras,
Et voudront à l’envi me tirer d’embarras.
Chacun d’eux, en effet, l’accueille avec tendresse :
On reconnoît et sa voix et ses traits ;
Mais sitôt qu’il s’agit d’argent et de procès,
L’un répond avec politesse :
Vous arrivez, mon cher, dans un mauvais moment ;
J’ai marié ma fille, et donne ma parole
Qu’il ne me reste pas seulement une obole.
L’autre dit : Quand je prête, oh ! c’est à vingt pour cent,
Et de plus il me faut un gage.

— Vous faites-là, mon oncle, un fort vilain métier.
— Que veux-tu, mon neveu ? c’est aujourd’hui l’usage.
— Adieu, je n’eus jamais affaire à l’usurier.
Ciel ! quel pays ! quelles mœurs ! quel langage !
Sans doute mon ami sera resté plus sage.
Il va chez lui ; c’étoit un fournisseur
De la plus grosse des armées,
Qui dans maintes, maintes contrées,
S’étoit livré de tout son cœur
Au plaisir d’entasser richesse sur richesse ;
Mais de peur de tarir la source du trésor,
Avec prudence, avec adresse,
Il avoit enfoui cassettes pleines d’or ;
Et de retour alors dans sa chère patrie,
Sans train et sans éclat, menoit petite vie.
Se rappelant leur première amitié,
Du voyageur il a presque pitié :
Que je regrette mon voyage !
Disoit ce malheureux, je veux me rembarquer ;
Des secours du sauvage, ah ! je ne puis manquer !
Avec un être bon tous ses fruits il partage.
Le fournisseur qui craint de le voir davantage,
Lui dit : pour l’Amérique on leste un bâtiment ;
Mais il faut partir à l’instant :
Tiens, mon ami, voilà le prix de ton passage.
— Adieu… sans ton bienfait j’aurois dit chaque jour,
Sur les rochers, au bois, sur le rivage,
Partout enfin aux échos d’alentour :
L’homme civilisé ne vaut pas le sauvage.




FABLE LXXIII.

LA MORT DU RENARD.


En croquant un cochon de lait
Trop goulûment, un renard s’étrangloit :
Suffoquant, sans secours, le glouton gémissoit,
Une poule compatissante,
Qui des champs ramenoit son poussin assez tard,
Près du mourant se trouve par hasard ;
La pauvrette lui dit, et d’une voix touchante :
Tu fus mon ennemi, mais je plains ton danger,
De grand cœur, je voudrois te pouvoir soulager,
Parle, mon cher, que faut-il faire ?
Pas le mot, il soupire en voyant bonne chère,
Étend sa patte, et son dernier effort
À mère, enfant donne la mort.
Un proverbe à citer peut être nécessaire :
Comme on a vécu l’on mourra ;
Ou la patte, ou la main accoutumée à prendre,
Sans se lasser toujours prendra :
Contre elle, cher lecteur, tâchons de nous défendre.



FABLE LXXIV.

L’HERMITE ET LE JEUNE HOMME


Un garçon de quinze ans, égaré dans les bois,
Fatigué vers le soir, et se voyant sans gîte,
Se désoloit. Enfin il entend une voix ;
Du lieu dont elle part il s’approche au plus vite :

Il trouve une cabane, y voit un vieil hermite
Que le malheur y conduisit.
En mangeant avec lui ses racines, son fruit :
Dans ces bois, dit l’enfant, vous avez tout à craindre.
— Non, car il n’est point d’or dans cet humble réduit ;
De mon sort à présent je ne saurois me plaindre :
Que peut-on redouter vivant loin des humains ?
— Mais sans secours, hélas ! tous les maux de votre âge !
— Oh ! la frugalité vaut mieux que médecins :
Mon enfant, retiens cet adage.
— Quoi ! la peur de la mort ne vient pas vous troubler ?
— Mon fils, j’achève en paix mon triste et long voyage :
Tu commences le tien… c’est à toi de trembler…



FABLE LXXV.

LE LION ET LE LOUP.


Compère loup crioit en son langage,
Mais de toute sa force : au voleur ! au voleur !
Et faisoit un si grand tapage
Qu’un roi-lion, sorti de son palais sauvage,
En demande la cause ; il craint quelque rumeur.
Sire, lui dit ce loup, pendant la nuit dernière,
Très-las d’avoir couru, le jour, bois et bruyère,
Je m’endormis profondément,
Sans avoir eu le soin auparavant
De barricader ma tanière.
On m’a volé ; je soupçonne un confrère
Aidé par un renard : on m’a pris des moutons,
Génisse, agneaux, nombreux dindons.
— Quoi ! scélérat, c’est ton intempérance :

Qui dévastoit tout ce canton !
De nos chétifs repas voici donc la raison !
Mon empire annonçoit prochaine décadence :
Excepté ce fripon, tous mes sujets et moi
Éprouvons quelque défaillance,
Tu ne chasseras plus qu’à côté de ton roi ;
Je jugerai de ta vaillance ;
Tu mérites la mort, te voilà dévoilé,
Mais sans remords, car ton air désolé
S’adresse au cher butin pour toi seul immolé.
Je suis bon et veux bien suspendre ma justice :
Qui n’a rien, ne prend rien, ne peut être volé ;
Si l’on te vole encor, frémis de ton supplice.



FABLE LXXVI.

LE BOURDON ET L’HIRONDELLE


Maudit soit le bourdon aussi vil qu’ennuyeux,
Disoit l’autre jour l’hirondelle ;
Sans cesse il vient troubler les chants mélodieux
Du merle, du pinson, de ma sœur Philomèle.
À quoi cet insecte est-il bon ?
Interrompre, étourdir, il n’a pas d’autre don.
Et toujours, près de nous, il vient faire sa ronde.
L’ennuyeux bourdon l’entendit,
Et lui dit :
J’ai bien des pareils dans le monde,
Qui jamais n’ont fait que du bruit ;
Car notre espèce est très-féconde.
Nous recevons parfois incivil compliment ;

Mais nous nous en moquons, ma mie ;
Chacun de nous va répétant :
Eh ! que m’importe si j’ennuie !
Moi, je m’amuse en bourdonnant.



FABLE LXXVII.

LE SERPENT ET LES FOURMIS.


Préservons-nous de l’esprit de vengeance,
Dans tous les temps il cause de grands maux.
Au serpent de ma fable il ôte la prudence,
À l’homme trop souvent il coûte le repos.
Tout auprès d’une fourmilière,
Un serpent s’étoit endormi,
Petit insecte à la tête légère,
Une jeune et leste fourmi,
Sur lui trottant, courant, sans craindre sa colère,
Le chatouille, le pique, et le réveille enfin :
L’animal furieux se relève soudain,
Et jure par le Styx de punir cette offense.
Il ne sait plus ramper : pressé par la vengeance
Il siffle, il s’étend et s’élance
Sur les fourmis qu’il méprisoit pourtant.
On ne pouvoit prévoir un pareil accident :
Elles se ďemandoient la raison de sa rage.
D’abord la peur vint les saisir,
Et leur causa quelque dommage :
Mais les sages criant : il faut vaincre ou périr,
On eut bientôt repris courage :
La république entière entoure le serpent,
Sur son corps à l’assaut on monte bravement ;
Le voilà donc couvert de la queue à la tête,

Et ce nouvel Atlas sous le monde fourmi
Ne se défend plus qu’à demi.
Chaque Amazone alors se fait honneur et fête
D’emporter le plus grand morceau
Ou de sa chair ou de sa peau ;
De celle-ci, dit-on, on fit même un drapeau
Pour conserver dans leur histoire
Le souvenir de tant de gloire,
Surtout pour effrayer tout ennemi nouveau.
Cette bataille, en un mot, fut gagnée,
Et le fut si bel et si bien,
Qu’avant la fin de la journée
Du méchant il ne resta rien.



FABLE LXXVIII.

LE VIEILLARD.


Petit vieillard, jadis dans la finance,
Avoit acquis maison superbe, immense :
Au rebours de Socrate il voulut l’agrandir ;
Mais financier n’est pas de cette étoffe
Dont nature autrefois faisoit un philosophe.
Pour satisfaire son désir,
Rendre de son logis l’enceinte encor plus grande,
Maints et maints ouvriers mon homme fait venir :
Chacun a sa besogne, à chacun il commande.
Par un beau jour, examinant, toisant,
Le pied lui glisse, il tomba lourdement,
Et ne vécut que très-peu d’heures.
L’orgueilleux gémissoit encor, en expirant,
D’aller habiter humblement.
La plus étroite des demeures.


FABLE LXXIX.

JUPITER, L’AIGLE ET LE BALLON.


L’aigle s’élevoit d’un vallon
Pour remonter au séjour du tonnerre.
En volant il rencontre un élégant ballon :
Que vois-je, dit-il en colère,
Qui vient me disputer mon empire des airs ?…
Oh ! c’est l’homme, il voudroit envahir l’univers.
Quoi ! peu content de jouir de la terre,
De s’être fait le souverain des mers,
Il veut encor posséder davantage ?
La tête humaine est à l’envers….
Mais non, l’ambition, dans ses projets divers,
A fabriqué ce leste et commode équipage.
Aux pieds de Jupiter il vole avec effroi,
Se plaint des voyageurs trouvés sur son passage,
Lui dit qu’enfin il n’est plus roi ;
Que l’homme usurpe son partage ;
Qu’il vient de se tracer une route dans l’air ;
Et que nouveau Titan, aussi prompt que l’éclair,
Il osera monter à la voûte azurée.
Bon ! les trésors de la plaine éthérée
Ne sont pas ceux auxquels l’homme attache du prix,
Dit le dieu ; tel dessein n’inspire que mépris.
Voudroit-il approcher de ces flots de lumière ?
De ces globes de feu deviner la matière ?
L’orgueilleux croiroit-il en soutenir l’éclat ?
Il n’ira pas bien haut, garde en paix ton état.
Eh ! de si loin, sur son tas de poussière,
Quand les ardens rayons brillent de toutes parts,

Il peut à peine y jeter ses regards :
Il loue, admire, et craint cet astre qui l’éclaire.
Ses vains essais ne peuvent m’offenser.
D’ailleurs, entre les cieux et l’homme téméraire
Est une éternelle barrière
Qu’il ne sauroit jamais passer.



FABLE LXXX.

L’EMPEREUR DU MOGOL ET SON PRÉCEPTEUR.


Seigneur, disoit un fakir, grand docteur,
Au maître du plus riche empire[2],
Accordez-moi le rang que je désire.
De titres et de biens vous voilà possesseur,
Grâce au ciel ! et des soins que j’eus de votre enfance
Je réclame, à vos pieds, la juste récompense.
— Fakir, tu te donnois pour un dévot fervent,
Pour un vrai philosophe, un trésor de lumière
Qui devoit embellir, illustrer ma carrière :
Je sortis de tes mains hypocrite, ignorant ;
Tu m’inspirois adroitement
Le désir des honneurs, l’amour de la puissance.
Si tu m’avois donné cette utile leçon
D’être un vainqueur humain, un fils soumis et bon,
Point de bornes alors à ma reconnoissance.

Regagne ton réduit sans autre ambition
Que de passer tes jours à faire pénitence.
Hélas ! en tout pays, ainsi que ce fakir,
Combien de précepteurs de princes,
Mais sans punition, même sans repentir,
Ont causé le malheur des cours et des provinces !



FABLE LXXXI.

LE CHEVAL ET LE LOUP.


Un superbe cheval, menant heureuse vie,
Ayant tout à souhait, de ses maîtres chéri,
Gambadoit, vers le soir, sur un gazon fleuri.
Un loup passe, l’aborde, et poliment le prie
De l’admettre en sa compagnie.
Non, non, dit le coursier, je hais trop les méchans ;
Vous êtes détesté des petits et des grands.
Et de carnage encor votre gueule est rougie.
N’aurez-vous donc jamais ni justice, ni foi ?
Changez d’état, et de goûts et de lois,
Ne versez plus le sang, paissez aux bois, aux plaines,
Et faites-vous estimer comme moi.
Cette estime à gagner vous donne peu de peines,
Dit l’autre, oh ! ne tirons de vanité de rien :
Beau sermonneur, ne vous déplaise,
Ainsi que moi, toujours mal à votre aise,
Est-il sûr qu’on vous mît au rang des gens de bien ?




FABLE LXXXII.

LES DEUX VOYAGEURS.


Deux voyageurs se rencontrèrent,
Ils suivoient le même chemin :
Sans se connoître ils s’abordèrent,
Babil et questions ainsi qu’eux vont leur train.
L’un d’eux étoit d’Andalousie,
Et commerçoit en tous temps, en tous lieux ;
L’autre étoit Écossais d’un canton montagneux.
L’Espagnol, plein de bonhommie,
Lui vanta sa moitié, femme tendre et chérie,
Qui faisoit son bonheur, ainsi que dix enfans,
Tous charmans.
Que je vous plains, dit l’autre, eh ! qu’en pouvez-vous faire ?
Si nombreuse famille est un des grands fléaux ;
Pour des parens c’est la source des maux,
Des soins et des chagrins, surtout de la misère.
Oh ! de cela je n’ai point peur,
Répliqua-t-il avec candeur ;
Nous craignons Dieu, nous aimons la patrie.
Et nous la servirons, j’espère, avec honneur.
Oui, le ciel a béni jusqu’ici mon labeur,
Car je jouis des fruits d’une heureuse industrie.
Quoi ! reprit l’Écossais, toujours en ricannant,
Vous croyez donc aveuglément
À toutes ces fables antiques
De Dieu, d’enfer, de paradis ?
J’ai secoué le joug de nos vieilles rubriques,
Et de ces contes je me ris.
L’Espagnol, qui sentoit bouillonner sa colère,

La retint et lui dit : Apprenez-moi, monsieur,
Quel état est le vôtre ?… — Et mais, célibataire…
Mon métier, grand agioteur,
Et de ce pas je vais en France
Pour l’exercer avec bonheur.
Ces étrangers étoient à fort peu de distance
D’un bois touffu, bordé de chemins creux ;
Notre Espagnol piqua son coursier vigoureux :
La cavale de l’autre étant presque éreintée
Ne put l’atteindre, et l’honnête marchand
Regagne, en peu d’instants, la route fréquentée.
Bientôt il s’écria d’un cœur reconnoissant :
Dieu ! sauvez-moi toujours, ainsi qu’en ce moment,
Du tête-à-tête d’un athée,
Surtout quand il aime l’argent.



FABLE LXXXIII.

LE PONGO, OU L’HOMME DES BOIS EN EUROPE.


Des marchands voyageurs, en quittant Loango,
Enchaînent à leur bord un superbe pongo
Que le naturaliste appelle
Homme des bois, ou bien orang outang.
Chez les singes, dit-on, il tient le premier rang,
Et vit avec les siens sans humeur, sans querelle,
Celui-ci ressentit une douleur mortelle
Du destin qu’on lui préparoit
Pour aller figurer dans la ménagerie
D’un grand seigneur de Barbarie
C’étoit-là ce qu’il devinoit.

Désir de liberté, source de l’industrie,
En peu de temps changea son sort :
Il rompt sa chaîne en arrivant au port,
Se jette aussitôt à la nage,
Et de la mer gagne enfin le rivage.
Après avoir passé forêts, rivière, étang,
Le trop heureux orang-outang
Se trouve dans l’Europe, en pays de bocage,
Offrant aux animaux lieux sûrs et ravissans :
C’étoit un beau jour de printemps,
Lorsque les bois ont repris leur parure ;
Jeannot lapin trottoit, sautoit,
Tout en broutant se parfumoit
Parmi les fleurs et la verdure ;
Les rossignols et les merles chantoient ;
Les tourtereaux se becquetoient ;
L’adroit renard guettoit sa proie ;
Enfin tout respiroit la joie,
Quand le pongo parut au milieu d’eux.
Pour un homme il est pris, chacun fuit de sa place ;
À peine avoit-on vu sa face
Qu’on s’alarme, on le croit ennemi dangereux.
Tous les oiseaux se cachent sous l’ombrage ;
Renards, blaireaux, lapins rentrent dans leur terrier,
L’écureuil moins peureux, ou je crois, le plus sage,
Juge autrement, reste sur son pommier :
Il examine davantage
Cet étranger qu’il trouve bon enfant,
Et partage avec lui ses fruits et son feuillage.
Au bout de quelques jours notre écureuil descend,
Et va dire à chaque ménage :
Eh ! mes amis, vous êtes fous
De rentrer ainsi dans vos trous.
Il ne veut point vous causer de dommage ;

Ce nouvel animal : il est doux, caressant,
Et même il est reconnoissant
Quand je lui donne, ou noisettes, ou pomme ;
Rassurez-vous, car je suis conséquent :
Mes chers amis, puisqu’il n’est pas méchant,
Je conclus qu’il n’est pas un homme.



FABLE LXXXIV.

JUPITER ET L’HOMME MARIÉ.


Grand Jupiter, disoit tous les jours un époux,
De grâce ! corrigez les défauts de ma femme !
Mon encens brûlera pour vous :
Changez son caractère altier, vain et jaloux ?
Vous noterez que l’époux de la dame
Étoit avare, et méchant, et joueur,
Fort superstitieux, libertin et grondeur,
Vif à l’excès ; un rien allumoit sa colère.
Jupiter, las enfin de sa longue prière,
Lui dit : Chétif mortel, indigne de pitié !
Osez-vous m’invoquer pour les défauts des autres ?
Je ne réprimerai ceux de votre moitié,
Qu’après que vous aurez corrigé tous les vôtres.




FABLE LXXXV.

L’OISEAU DE PASSAGE ET LES PIGEONS.


Pauvres petits ! où fuyez-vous ?
Demande en débarquant un oiseau de passage
À nombre de pigeons errans sur le rivage
Des hommes, des cruels nous évitons les coups,
Dit la troupe affligée, en son touchant langage ;
À la fuite, à la mort on nous condamne tous.
Par notre constance éternelle,
Des amans, des époux nous étions le modèle ;
Mais, hélas ! aujourd’hui, les plus tendres accens
Ne sont pour ces cœurs durs que sots gémissemens ;
Nous sommes poursuivis en tous lieux, à toute heure.
Bien d’autres animaux, à deux pieds comme nous,
Presque aussi doux,
Sont chassés, sont forcés de quitter leur demeure.
Pour Jean lapin, il faut qu’il meure ;
On assure qu’il est proscrit.
Le nouveau débarqué reprit :
Quelques bêtes, au moins, restent dans la contrée ?
Toute espèce à jamais n’en est pas séparée ?
Non, disent les pigeons : on garde en ces climats
Tigres, loups et renards, singes, taupes et rats,
De plus tous les oiseaux de proie.
Mes amis, dit le voyageur,
Voyez-vous ce vaisseau ? sa voile se déploie ;
Allons, suivez-moi tous, je repars de grand cœur :
Cherchons au loin la paix, la verdure et la joie :
Au pays des méchans il n’est point de bonheur.


FABLE LXXXVI.

LE MAITRE ET SON VALET.


Lafleur, je suis très-mécontent de toi,
Tu mets à bout ma patience ;
Je voulois t’attacher à moi,
Et ta légèreté m’en ôte l’espérance.
Il faut sans cesse demander
Ceci, cela, toujours gronder,
Aucune attention, ni soin, ni prévenance,
Tu ne prévois, tu ne devines rien ;
À l’avenir jamais Lafleur ne pense.
— Hélas ! n’y pas songer, monsieur, c’est tout mon bien ;
Je vous l’avoue, en conscience.
Excusez, dans cet avenir
Vous ne voyez que richesse et plaisir ;
Moi, je n’y vois que souffrance et misère,
Et l’oublier fut toujours mon désir ;
Sans doute que le ciel voulut le satisfaire.
Grâce à vous, le présent semble tout à mes yeux :
Ah ! ce n’est pas du cœur que vient ma négligence ;
Non, ce défaut de prévoyance
Commun à tant de malheureux
Est faveur de la providence.




FABLE LXXXVII.

LES CORBEAUX ET LES VAUTOURS.


Nombre de corbeaux, de vautours,
Qui s’engraissoient de brigandages,
Se rassembloient à certains jours,
Pour concerter quelques nouveaux dommages.
On ne voyoit partout que des débris ;
La terreur habitoit les nids ;
Le tendre oiseau pleuroit auprès de sa compagne,
N’osant plus recueillir de grains dans la campagne ;
Et la mère et l’époux trembloient pour leurs petits.
Un jour que ces cruels, rassemblés dans la plaine,
Se disputoient l’honneur de dévaster les bois,
Faisant tout retentir de leurs sinistres voix,
Quị des foibles oiseaux, hélas ! doubloient la peine.
Ils aperçoivent dans les cieux
Un aigle qui planoit sur eux ;
Ils se crurent perdus, déjà réduits en poudre ;
Car un vautour, presque docteur,
Cria que cet oiseau portoit souvent la foudre,
Et les méchans ont toujours peur.
Braves pour ravager, et pour fuir le malheur,
Chacun de son côté décampe à tire-d’aile,
Regrettant son butin, l’oison, la tourterelle ;
Et maudissant l’aigle de tout son cœur.
Bientôt on entendit l’aimable Philomèle
Célébrer par ses chants le retour du bonheur.




FABLE LXXXVIII.

LE CHEVAL ET L’ÂNE.


Auprès d’un roussin d’Arcadie,
Un fier coursier de l’Arabie
S’en vint caracoler et prendre ses ébats :
Le besoin de jaser rapproche les états.
De l’âne, qui cherchoit sa misérable vie,
Bientôt il fait sa compagnie :
Pour éviter plus sûrement l’ennui,
Il parle, il parle, et c’est toujours de lui.
Avec leurs protégés des grands voilà l’usage.
Ce beau cheval fait étalage
De ses aïeux, de son illustre nom ;
Il vante son allure et son leste équipage,
L’herbe fine et les grains qu’on lui donne à foison ;
Puis la commodité de sa vaste maison,
Le baudet qui, malgré l’opinion vulgaire,
A de la bonhomie et beaucoup de raison,
Lui répliqua sans humeur, sans colère :
Oses-tu bien vanter richesse et grande chère
Devant un malheureux qui n’a que du chardon ?
C’est insulter à sa misère :
Ou tu manques d’esprit, ou ton cœur n’est pas bon.




FABLE LXXXIX.

LE VIEILLARD ET LE JEUNE MILITAIRE.


 
Sur la porte d’une chaumière,
Un vieillard enlaçoit des joncs et des osiers,
Et façonnoit gaîment corbeilles et paniers.
Près de lui passe un jeune militaire :
Bon homme, lui dit-il, et que pouvez-vous faire ?
Vous êtes accablé sous le fardeau des ans,
C’est le temps du repos : — En est-il dans la vie ?
Jadis avec honneur je servis la patrie,
Ensuite avec plaisir j’ai cultivé les champs.
Ma foiblesse aujourd’hui me borne à cet ouvrage,
Il m’amuse, monsieur ; voilà mes seuls talens.
Je vends tous mes paniers aux filles du village
Pour porter au marché leurs fruits ou leur laitage,
Et je vends ma corbeille un bon prix aux amans ;
On ne marchande point au temps du mariage,
Et c’est-là qu’on étale et bouquets et présens,
Quand on veut entrer en ménage.
Moyennant mon travail, je ne manque de rien,
De pain, s’entend, car c’est-là tout mon bien.
— Mais qui prend soin de vous si vous êtes malade ?
— Les villageois, un camarade
De quelques ans moins vieux que moi,
Se sont chargés de ce touchant emploi.
Je ne puis les payer que de reconnoissance,
De vœux qui sur leurs champs appellent l’abondance.
Le jeune homme reprit : C’est un sort bien affreux,
Étant privé de tout, de languir sur la terre !

Un bon coup de canon est, parbleu, moins fâcheux,
— Cessez, brave guerrier, de plaindre ma misère :
Qui des oiseaux entend les airs joyeux,
Qui sent encor son cœur, et conserve ses yeux,
Admire ce beau ciel, le bénit et l’espère,
N’est point un vieillard malheureux.



FABLE XC.

LES TROUPEAUX ET LE BERGER.


Vers le soir un pasteur rassembla ses troupeaux
Et les conduisit dans la plaine.
Les bœufs se lamentoient sur leurs nombreux travaux
Sur la fatigue, sur les maux
Que leur causoit l’engeance humaine ;
La bonne vache à son tour gémissoit
Sur un enfant qu’un cruel ravissoit.
Et des chevaux, frappant du pied la terre,
Contre leur maître murmuroient
Du long chemin qu’ils parcouroient :
Tant de pas, disoient-ils, pourquoi ? pour satisfaire
Un caprice, un léger désir !
Encore si c’étoit pour quelque grande affaire !
Mais pour se promener, amuser son loisir,
Crever les gens, le beau plaisir ?
Point de grain, la verdure est tout notre salaire.
Enfin les brebis se plaignoient
Des élégans dîners du maître,
Qui chaque jour leurs petits enlevoient
Quand à peine ils venoient de naître ;
Tous de l’homme envioient le sort.

Ô mes enfans ! vous avez tort,
Dit le berger : sachez mieux vous connoître.
Comme parens ou comme amis,
Les animaux de votre espèce
Par vous sont toujours accueillis ;
Partageant avec eux abondance ou détresse,
Ensemble vous pensez, vous causez franchement,
Et vivez amicalement.
Pour le cours d’un ruisseau, pour un morceau de terre,
Vous n’avez ni procès ni guerre.
Notre sort est bien différent !
Ah ! plus que vous encor nous sommes misérables !
Car vos plus doux plaisirs viennent de vos semblables,
Et c’est de nos pareils que vient notre tourment.



FABLE XCI.

LA GÉNISSE ET SA MÈRE.


Pourquoi donc aujourd’hui sortons nous si matin,
Disoit une génisse en courant vers sa mère ?
Et même contre l’ordinaire,
Vous marchez un assez bon train.
— Ma fille, je vais voir la chèvre, ma voisine ;
Un loup, qui vient ici rôder à la sourdine,
Lui prit hier ses deux enfans ;
Voulant les arracher à la bête cruelle,
On dit qu’elle en reçut une atteinte mortelle,
Et je cours lui porter des simples restaurans.
— Quoi ! la chèvre du voisinage
Exciteroit votre pitié !
Déjà vous auriez oublié.

Que tous les jours dans notre pâturage
Elle vient nous braver, nous causer du dommage,
Pillant, volant, broutant notre pacage !
Le canton retentit toujours de vos débats.
Aller la visiter, et même dès l’aurore !
Si j’osois, je dirois que vous dormez encore :
Chez elle, croyez-moi, ne portez point vos pas ;
Elle se vante enfin d’être votre ennemie.
— Il est vrai, mais, ma chère, elle perd ses petits :
J’oublîrai tous ses torts, en écoutant ses cris ;
Car déjà je suis attendrie
Sur son danger, sur sa douleur ;
La laisser sans secours, cela m’est impossible :
Mon enfant, c’est l’effet que produit le malheur ;
Il éloigne de nous le méchant, l’insensible :
Il en rapproche le bon cœur.



FABLE XCII.

LES DEUX PAYSANS.


D’où viens-tu, disoit Claude à Pierre ?
Sais-tu bien que Guillaume est d’hier trépassé ?
— Si je le sais ? Je viens de pleurer sur sa bière.
Ah ! tel bon cœur devroit être enchassé :
Ce fermier, sans enfans, en mourant, m’a laissé
De l’argent pour donner au plus vieux du village.
J’ai pensé vite à Blaise, à ses maux, à son âge ;
Il a reçu par moi cent écus aujourd’hui.
— Et pourquoi donc préférer Blaise ?
Cet argent te mettoit pour long-temps à ton aise ;
N’es-tu pas pauvre, enfin, presqu’aussi vieux que lui ?

Oh ! non, répond l’excellent Pierre ;
Moi je suis vert encor, j’ai bon œil et bon bras,
Et ma femme et mon fils me sauvent d’embarras ;
Leurs travaux joints aux miens éloignent la misère.
J’aurois, dit Claude, été moins scrupuleux que toi ;
Et je me crois un honnête homme :
Ne dire mot, garder la somme,
Qui l’eût reproché cela ? — Moi.



FABLE XCIII.

L’ALOUETTE ET SES PETITS.


Au sortir de la coque, on rit de la prudence ;
Je ne reconnois plus aujourd’hui les enfans :
Ils se moquent de tout, même de leurs parens,
De leurs conseils, de leur expérience :
Mère alouette un jour exprimoit en ces mots
Les torts de ses petits, leurs indiscrets propos.
Elle disoit souvent : Famille volontaire
Causera son malheur et celui de sa mère.
Voyez ces étourdis, vouloir manger les grains
Qu’un perfide oiseleur répand sur ces chemins !
Je connois, mes enfans, mieux que vous cet usage
Destructeur de tous les oiseaux :
Restons cachés aux creux de nos ormeaux ;
C’est là, mes chers amis, le parti le plus sage.
Par cette affreuse neige il faut rester chez nous ;
Elle fondra, l’air deviendra plus doux.
Sans redouter le traître et ses funestes coups
Nous quitterons l’asile du bocage.

Mais la neige et les noirs frimas
Sont, disoient les petits, un temps de bonne chère ;
En becquetant ce blé, nous reviendrons plus gras :
On le sème à dessein, dit-on, et pour nous plaire.
La mère parle encor de réseaux et d’appâts :
Les ingrats ne l’écoutoient guère.
Enfin la troupe indocile partit,
Gaîment chercha, trouva ce maudit coin de terre
Où savourant des grains, aux lacs elle se prit.
On se désole alors, tendre mère on regrette ;
C’est en vain que chacun l’appelle par ses cris,
Et tous disoient entr’eux : Hélas ! elle répète,
Ces chers enfans, mes pauvres fils,
Seroient encor dans ma retraite,
S’ils n’avoient pas dédaigné mes avis.



FABLE XCIV.

LE JEUNE HOMME ET LE VIEILLARD.


Un jeune homme voyoit souvent
Rêver, se promener dans la plaine, au bocage,
Vieux philosophe, habitant au village,
Et lui trouvoit toujours l’air serein et content.
Bon vieillard, lui dit-il, un jour en l’abordant,
Vous paroissez heureux autant que sage ;
Pour être ainsi, comment avez-vous fait ?
Oh ! puissé-je jouir de ce double avantage !
De vos jours, répond-il, faites un bon usage :
Bien partager le temps, ce fut-là mon secret.

J’appris à vivre en ma jeunesse ;
Des vices, des excès je sus me garantir,
Et maintenant dans ma vieillesse,
Sans peine j’apprends à mourir.



FABLE XCV.

LE RENARD ET LE DINDON.


Que fais-tu sur le toit d’une triste maison,
Disoit le renard au dindon,
En guettant, méditant quelque nouvelle ruse ?
Viens, jasons tous les deux, c’est ainsi qu’on s’amuse.
Dindon fut toujours sot, mon cher, à ce qu’on dit ;
Mais apprends qu’on se forme avec les gens d’esprit.
Tu pourras profiter un jour de mon adresse ;
Tu sąuras tous mes tours pleins de sens, de finesse,
Et j’aurai du plaisir à te les raconter ;
Je m’en fais vraiment une fête.
Cependant je ne puis crier à pleine tête,
Rapproche-toi pour m’écouter.
— Non, non, beau discoureur, ne me crois pas si bête :
J’avois bien mes raisons quand j’ai grimpé si haut ;
Je fuis ce que je crains, c’est l’esprit qu’il me faut.




FABLE XCVI.

LES INCONSÉQUENS.


Chez les humains tout est inconséquence,
Et même chez beaucoup de gens
Doués d’esprit et de bon sens.
Ce mal, dit-on, est fort commun en France.
Oh ! quel pays voudra-t-on parcourir
Qui, comme ici, ne puisse offrir
La preuve de ce que j’avance ?
Je vais en alléguer deux exemples frappans
Et récens.
Un Bas-Breton avoit bibliothèque immense,
Auteurs hébreux, latins, grecs, arabes, anglais,
De leurs langues n’ayant aucune connoissance,
N’ouvrant jamais un livre et parlant mal français.
Il pouvoit, dira-t-on, protéger la science,
Laisser dans son trésor puiser l’homme savant :
Non, point du tout ; par sa bizarrerie
Il éloignoit bientôt les regards de l’envie ;
Ne prêtoit nul auteur, fût-il bon ou méchant ;
Il auroit mieux aimé prêter de son argent.
– Venons à l’autre inconséquence :
Privé du jour dès son adolescence,
Un aveugle, en un mot, n’aimoit que les tableaux.
Il se piquoit d’avoir, dans une galerie,
Les chefs-d’œuvres originaux
Des fameux peintres d’Italie,
De la Flandre et de l’Ibérie.
Dans ce lieu ses amis n’avoient pas droit d’entrer ;
L’étranger seul y pouvoit pénétrer,

Mais avec ce respect digne d’un sanctuaire,
Qu’arriva-t-il ? Un grand coup de tonnerre
Renverse avec fracas l’endroit de sa maison
Qui contient les tableaux, objet de sa manie :
Il se lamente, il pleure, il crie ;
Et, pendant quelques jours, il en perd la raison.
L’autre fou vit périr Sophocle, Cicéron,
Pope, Sénèque et Xénophon,
Dans les flammes d’un incendie.
Tous deux avoient ainsi dépensé tout leur bien,
À tous deux il ne resta rien
Que le regret de leur folie.



FABLE XCVII.

LE DANGER DE L’EXEMPLE.


Il faut toujours, dit-on, faire comme les autres ;
Si vous n’avez leurs usages, leurs goûts,
On blâmera bientôt les vôtres
Et chacun se rira de vous.
En tous pays, ainsi qu’en France,
Du grand monde c’est le propos ;
Mais il n’est cru que par les sots,
Ou par quelqu’un privé de toute expérience :
Tel que ce campagnard qu’en ces vers j’introduis,
Qui sortant de ses bois s’introduit dans Paris.
Il étoit jeune et bon, doué de complaisance,
Et sa fortune étoit immense,
Partant il eut nombre d’amis.
Parasites gourmands vîte lui conseillèrent

D’avoir bonne maison, des fêtes, grands repas,
Table ouverte aussitôt, vins et mets délicats.
Les élégans à l’envi lui donnèrent
L’exemple du jargon, des modes, des beaux airs :
Leurs nouveaux goûts aux siens étant contraires,
Il ne saisit que leurs travers,
Croyant imiter leurs manières.
Les cartes et les dés, lui disoient les joueurs,
Sont le doux passe-temps des riches, des seigneurs :
Société sans jeu devient triste, importune :
L’innocent par le gain d’abord on amorça ;
Une Laïs, charmante brune,
Convoitant ses trésors, d’un coup d’œil l’agaça
Et commença
De ce pauvre homme l’infortune :
Et son meilleur ami, d’une trempe commune,
Qu’on rencontre, hélas ! trop souvent,
Lui gagne au jeu terre, contrats, argent.
Mon homme, tout en pleurs, revient à son village,
Et dit, en regrettant sa maison et ses champs :
Quoi ! j’ai passé deux de mes plus beaux ans
À perdre mon bonheur, mes mœurs, mon héritage !
Ne suivant que mes goûts j’étois heureux et sage ;
Et me voilà malheureux aujourd’hui !
Maudit soit le fatal usage
Qui nous fait imiter tous les vices d’autrui !




FABLE XCVIII.

LE TIGRE ET LE CHAT.


Un tigre à déjeuner mangeoit un mouton gras ;
Un beau chat le regardoit faire,
Il étoit de sa loge éloigné de vingt pas.
Lorsque le sire eut fini son repas,
Il examine, il considère
Et la forme et les traits de ce preneur de rats :
Mais, lui dit-il, à ta manière,
À ton air, à ta barbe, à tes regards perçans,
Je crois, ma foi, que nous sommes parens.
Tu me fais souvenir de ma progéniture,
Surtout du plus joli des princes mes enfans,
Dont la perte toujours excite mon murmure
Contre les dieux et la nature.
Viens, mon cher, viens vivre avec moi
En faveur de la ressemblance ;
Quand nous aurons fait connoissance,
Tu seras plus heureux qu’un roi.
Tu vois comme on me sert, quelle est mon abondance :
Avec toi chaque jour je la partagerai,
Et même je t’adopterai
Pour succéder à mon empire
Où bientôt je retournerai.
C’est trop d’honneur, je vous rends grǎce, sire,
Répond le chat, je suis indigne de vos soins,
De votre parenté, de votre bonne chère :
Ma vie est simple et j’ai peu de besoins.
D’ailleurs, vous vous trompez ; j’entends dire à ma mère

Que je descends, de père en fils,
D’honnêtes chats, grands croqueurs de souris,
Fort estimés dans leur patrie,
Mais jamais alliés dans l’Afrique ou l’Asie ;
Ce seroit, je l’avoue, un procédé bien bas
D’accepter tous vos dons, ne les méritant pas.
De votre bon dîner j’entends sonner la cloche,
Oui, je vois un agneau que vers vous on approche.
Je vous quitte, excusez mon importunité,
Et recevez mes yeux pour Votre Majesté.
Le fin matois disoit, en rejoignant son maître :
Qu’on doit se savoir gré d’aimer la vérité !
Si j’avois eu la sotte vanité
D’être parent du tigre, un chat de qualité,
Je ferois à présent le dessert de ce traître.
Oh ! ne croyons jamais ce qu’un méchant nous dit,
Et fuyons les seigneurs de si grand appétit.



FABLE XCIX.

LE MISANTHROPE ET SON AMI.


Sans femme, sans procès, sans sujet de chagrin,
En proie à la misanthropie,
Un homme ennuyé de la vie
Très-souvent désiroit sa fin.
Tout en pestant contre le genre humain,
Il fournissoit une longue carrière ;
Car il étoit octogénaire,
Enfin Cloto pour lui se lassant de filer,
Sa santé vient à chanceler,

Il aperçoit le noir rivage.
Près de son lit il fait vite appeler
Un vieil ami, tout aussi franc que sage,
Qui d’abord lui fait compliment
Sur son départ pour le dernier voyage.
Vos vœux sont accomplis, dit-il, en soupirant,
Mes regrets sont moins vifs, étant presqu’à votre âge.
Ainsi que vous, bientôt je verrai l’Achéron
Mais, plus que vous, je crains la rame de Caron ;
Oui, je redoute ce passage.
Mon cher, lui répond le mourant,
De notre foible cœur quelle bizarrerie !
Excepté vous, à qui le sentiment
Depuis ma jeunesse me lie,
À qui je confiois mes travers et mon sort,
Je méprisois l’espèce humaine ;
Vivre avec elle étoit ma peine
Et vous trouviez que j’avois tort ;
C’est humeur, disiez-vous, et non philosophie.
Maintenant je voudrois ajouter à ma vie
Tous ces momens passés où j’enviois la mort.
Adieu. Pour corriger de la misanthropie,
Aujourd’hui que je touche au port,
Citez de votre ami la dernière folie.



FABLE C.

L’AIGLE, LA MÉSANGE ET LES PETITS OISEAUX.


Craignant l’excès de la froidure,
Coups de fusil aux bois, appâts dans les sillons,
Mésange et sa famille, avec maints oisillons,
Se cacha dans le trou d’une vieille masure,

Voisine d’un grenier magasin de pâture.
L’oiseau de Jupiter s’abattit tout auprès
Et du peuple oisillon distingua les caquets.
Toujours les babillards découvrent les secrets,
Dit l’aigle, et je rends grâce au ciel de l’aventure,
Car c’est juste le temps de mon meilleur repas :
À présent je n’aurai plus d’autre course à faire
Avant de regagner ma demeure ordinaire.
Cache étroite et profonde offre un grand embarras ;
En tirer nos jaseurs est un point nécessaire,
Et l’ordre d’en sortir annonce le trépas.
L’aigle, comme on le sait, n’est pas roi débonnaire :
Il appelle, il se nomme, on ne répondit pas,
La mésange pour elle avoit l’expérience.
Puis, toujours bonne mère a ruse et prévoyance.
Enfin elle répond : fuyez, fuyez ces lieux,
Tout est malade ici, l’air est contagieux,
Sans cela vous eussiez reçu notre humble hommage.
Ah ! nous mourrons sans voir reverdir le feuillage !
— Quoi ! ne savez-vous pas que j’ai pour les oiseaux
Le talent de guérir à l’instant tous leurs maux ?
— Oui, les faveurs des dieux furent votre partage ;
Sur leurs dons inégaux sage oiseau ne dit mot.
Vous eûtes encor l’avantage
D’obtenir un gros bec, forte serre et courage,
Et la prudence est tout mon lot :
Je n’en murmure point et j’en sais faire usage.
Commère, lui dit-il, tu sais bien deviner,
Et pour mon appétit c’est trop bien raisonner.
Adieu, jusqu’aux beaux jours. J’irai voir ton bocage,
Tu te porteras mieux en vivant sous l’ombrage.




FABLE CI.

LE KHAN DE BUKARIE ET SON FILS.


Je ne lis jamais qu’avec peine
L’éloge des exploits du fameux Gengiskan,
Et des hauts faits de Tamerlan,
Assassins de l’espèce humaine.
Oui, c’est le nom qu’ils méritoient ;
Leurs crimes de beaucoup ont passé leurs conquêtes :
Eh ! qui pourroit compter les têtes
Que ces deux monstres entassoient ?
Mais j’aime bien ce khan de Bukarie,
Sensible, doux et vertueux,
Très-peu connu sinon dans sa patrie,
Car il mettoit sa gloire à faire des heureux :
Aussi fut-il chéri pendant toute sa vie.
Ce souverain qu’on nomme Akataïs,
Voyant son successeur dans l’aîné de ses fils,
Réprimoit avec soin ses défauts ; ses caprices,
Tout ce qui lui faisoit prévoir des injustices.
Cet enfant, appelé Timour,
Atteignoit sa quinzième année ;
Il étoit absolu, vain de sa destinée.
Revenant de la chasse un jour,
Il aperçoit une chaumière ;
Avec sa suite il veut s’y rafraîchir.
Les maîtres du logis étoient dans la misère :
On ne voyoit, pour se nourrir,
Qu’un beau mouton paissant sur la bruyère.
Allons, leur dit ce prince, et d’un ton imposant,
Prenez cet animal, qu’on le tue à l’instant ;

Appétit de chasseur le doit rendre excellent.
On obéit, la bête est égorgée ;
Ou grillée, ou rôtie, elle est toute mangée.
L’enfant au palais de retour,
Raconte au souverain, et comme un plaisant tour,
L’ordre qu’il a donné, tout ce qu’il vient de faire,
Mauvaise chasse et pourtant bonne chère.
Quoi ! dit Akataïs, rougissant de colère,
Vous osez ordonner de tuer ce mouton
Chez les plus pauvres gens qui soient dans ce village ?
De votre père, hélas ! c’étoit un don
Qui devoit quelques jours soutenir leur ménage :
Sans pitié commander cette mort… à votre âge !…
Mais plus grand vous prendrez et la vache et le veau,
Plus grand encor tout le troupeau ;
À ceux qui s’en plaindront vous ôterez la vie :
Rien n’arrête en son cours l’affreuse tyrannie.
Sortez, disparoissez pour un an de ma cour ;
Qu’il soit gardé dans la plus forte tour.
Le coupable, contrit, honteux de l’aventure,
Subit sa peine sans murmure.
Pour tirer plus de fruit de la correction,
Mettre à profit sa solitude,
Il consacra son loisir à l’étude.
Son esprit s’éclaira, son cœur devint si bon,
Si juste et de plus si sincère,
Qu’après cette utile prison
Timour par ses vertus enorgueillit son père.
Toujours chez l’indigent il répandit ses biens,
Et jamais ne mangea de moutons que les siens.




FABLE CII.

LE PAON ET LE MERLE.


L’oiseau favori de Junon
Se pavanoit dans un bocage,
Et de tout chantre ailé dédaignant le plumage,
Il étoit détesté des oiseaux du canton.
Merle joyeux ainsi lui rabaissoit le ton :
La vanité, vois-tu, ne vient que de sottise,
Et de bon cœur je ris de tes airs de grandeur,
De ce jargon plein de hauteur
Que par tout pays on méprise.
Notre paon le fuyoit, redoutoit ce moqueur,
Fermoit oreille et bec à toute leçon sage.
Faisant la roue un jour, s’admirant davantage,
Il est à travers le feuillage
Atteint des armes du chasseur ;
Il eut une aile fracassée
Et même une patte blessée.
Le merle entend ses cris, fend l’air et vole à lui :
Oh ciel ! lui dit le paon, fais-moi grâce aujourd’hui
De critique et de persiflage.
– Te voilà malheureux, je change de langage,
Et c’est, mon cher, de la meilleure foi :
De ma franche gaîté tu n’as plus rien à craindre.
Chasseurs sont déroutés, et je viens vite à toi
T’aider à te cacher, te soigner et te plaindre.
Ce paon sauvé, choyé, guérit, mais fut boiteux :
Il resta sot et partant glorieux.


FABLE CIII.

LE RENARD CHASSÉ DE LA COUR DU LION.


 
Chez le souverain des forêts
Un ours vaillant et bon comme on n’en vit jamais,
Gouvernoit sagement l’empire.
Un renard intriguoit désirant son emploi ;
Du favori, des lois ne cessoit de médire ;
Il osa même contredire
Les desseins du ministre en présence du roi :
Mais l’objet de ta jalousie,
Lui répart le lion, t’a conservé la vie.
Tu fis mal ton devoir dans nos derniers combats,
Et cet ours que tu hais, pour toi demanda grâce.
Allons, sans répliquer, fuis loin de mes états,
Non, jamais à ma cour tu n’obtiendrois de place ;
Que peut-on faire des ingrats ?



FABLE CIV.

LE CORBEAU ET LA TOURTERELLE.


 
Je vous plains de bon cœur, dit un jour un corbeau
À la plus tendre tourterelle ;
Comment ! vous êtes jeune et belle,
Et vous passez la vie au creux d’un vieil ormeau,
Et toujours à côté du même tourtereau
Qui près de vous a l’air de faire sentinelle !

Cet ennuyeux réduit qui cache vos appas,
Vous doit causer une tristesse extrême.
— Pauvre idiot ! qui ne devine pas
Que je vis près de ce que j’aime.



FABLE CV.

LE SEXAGENAIRE ET LE JEUNE HOMME.


Un jouvenceau disoit à l’honnête Cléante :
Jamais je n’aurois cru le monde si méchant.
À tout il porte envie, à l’esprit, au talent ;
Tour à tour on lui plaît, il vous loue, il vous vante,
Il vous déchire, et vous tourmente.
J’attendois un emploi pour moi très-important,
Voilà qu’un faux ami me trompe et me supplante.
Même parmi ces gens que l’on appelle heureux,
Dont la fortune est solide et brillante,
J’ai rencontré des envieux.
Quel odieux défaut que cette basse envie !
Dites-moi donc, Cléante, et je vous en supplie,
Si vous savez quelque moyen
Qui la retienne et la force à se taire !
— J’en sais un, ce n’est pas chose facile à faire,
Mais du parfait repos c’est l’unique soutien,
Restez pauvre, Damis, soyez homme de bien,
Religieux et bon, modeste, autant que sage ;
Du monde je connois l’usage,
Il ne vous envîra plus rien.


FABLE CVI.

LE ROSSIGNOL ET LE TOURTEREAU.


Que faites-vous sur ce frèle rameau,
Demandoit Philomèle au plus vieux tourtereau
Que l’on connût dans le bocage ?
Vous n’avez plus les forces du jeune âge,
Comment pourriez-vous fuir les flèches du chasseur
Qui rôde près de cet ombrage ?
Mettez-vous à l’abri, cherchez l’épais feuillage.
Aucun danger ne me fait peur,
Repart le tourtereau ; j’ai perdu ma compagne :
Je craignois tout jadis, le fusil, l’oiseleur ;
Pour la mieux garantir j’allois dans la campagne,
Volant, guettant aux prés, sur la montagne.
La mort doit effrayer tous les couples heureux :
Mais pour qui reste seul, c’est un bienfait des cieux.



FABLE CVII.

JUPITER ET LE MALADE.


Un homme avoit atteint tout au plus quarante ans ;
Mais il avoit si fort abusé de ses sens
Qu’il se trouvoit aussi vieux qu’à soixante.
Son esprit devint dur, sa santé chancelante ;
Jupiter, qui long-temps le combla de faveurs,
Reprit ses dons : il n’eut plus en partage

Que les infirmités, compagnes du vieil âge ;
Tout l’accable à la fois, maux d’estomac, vapeurs,
L’insomnie et l’ennui pire que les douleurs.
Las de ce genre de souffrance,
Il préfère la fièvre, il l’invoque, et soudain
Son brasier dévorant s’allume dans son sein.
Le malade l’endure avec impatience :
Il murmure, il gémit dès le second accès,
Reproche au ciel d’avoir exaucé sa prière :
Reprenez, lui dit-il, vos dangereux bienfaits !
Ayez pitié de ma misère !
Délivrez-moi d’un mal affreux
Qui tour à tour me glace et me dévore :
La crainte de la mort me rend trop malheureux.
Puisqu’il faut expier tous mes excès honteux,
Envoyez-moi la goutte ! On vit long-temps encore
Avec elle, dit-on ; — et dès le même instant
Sur ses pieds, sur ses reins la cruelle s’étend.
De son choix indiscret bientôt il se repent ;
Il se lamente, il pleure, il jure,
Son lit de fin duvet lui semble un lit de fer.
Il croit soulager sa torture,
En vomissant et la plainte et l’injure.
Contre son sort et contre Jupiter.
Ce dieu lui répond, sans colère :
Jadis tu fus ingrat, te voilà téméraire.
Vil mortel ! tu ne sais ni vivre ni mourir.
Ne m’importune plus de plaintes, de prière ;
Qui mérite ses maux doit savoir les souffrir.




FABLE CVIII.

LES DANGERS DE LA CURIOSITÉ.


Certain écolier de quinze ans
Furtivement quitte son pédagogue,
Pour aller consulter de fameux charlatans
Qui s’étoient décorés du grand nom d’astrologue.
Notre étourdi veut connoître son sort,
S’il sera riche, heureux, et le temps de sa mort.
L’un de ces faux docteurs, après nombreux mensonges
Lui dit, mais de ce ton qu’avoit jadis Calcas :
Mon cher enfant, ce ne sont point des songes,
Écoutez… je prédis… ne vous effrayez pas :
Vous êtes né sous planète ennemie,
Hélas ! ainsi que bien des gens.
Six lustres tout au plus composent votre vie ;
Tachez de profiter de ce précieux temps ;
La sagesse chez vous seroit pure manie.
Le jeune homme paya, cet âge est généreux,
Paya très-cher ce conseil dangereux.
Content, il revient à son gîte
Au plus vite ;
Garde le cas secret, ne se vante de rien ;
Mais dans son cœur se promet bien
De briser et férule et chaîne :
Il ne veut plus alors souffrir aucune gêne ;
Il se moque de tout, des livres, des pédans,
Et de chagrin fait mourir ses parens.
De sa fortune il est le maître à peine
Qu’il se livre à tous les excès.

Les femmes et le jeu, le vin, dettes, procès,
Ont bientôt épuisé sa bourse.
D’aucun plaisir ne pouvant s’amuser,
Trop orgueilleux pour s’abaisser
À chercher honnête ressource,
Il gagne et passe ses trente ans
Malgré la belle prophétie ;
Et le voilà dans son printems
N’ayant d’autre bien que la vie,
Şi c’en est un quand la folie
A dégradé nos sentimens.
Qui le croiroit ? L’expérience
N’avoit point affoibli sa sotte confiance.
Un jour qu’il promenoit son dévorant ennui,
Il voit au coin d’une masure
Des diseurs de bonne aventure.
Sa curiosité l’emporte malgré lui ;
Il veut encor savoir quand l’inflexible Parque
A décidé qu’il passeroit la barque.
Bohémienne s’approche ; il présente sa main :
Quelle ligne de vie ! on n’en voit pas la fin,
Lui dit cet vieille sorcière
À l’œil hagard, à la voix de Mégère ;
Toujours pauvre vous resterez,
Mais plus de cent ans vous vivrez ;
Je vous l’assure en conscience.
Notre homme alors perd patience :
Cette prédiction rappelle ses douleurs ;
Il ne voit devant lui qu’un siècle de malheurs
Et de misère et de souffrance ;
Et dans son galetas, revenu vers le soir,
Agité, tourmenté par sa fausse croyance,
Il meurt enfin de désespoir.

Gardons-nous d’imiter de ce fou l’impudence ;
C’est un bienfait du ciel de voiler l’avenir :
Plus de maux que de biens on doit y découvrir ;
Sur ce point seulement chérissons l’ignorance.



FABLE CIX.

L’AIGLE ET SON FILS.


Sur un gros tas de joncs, produit d’un marécage,
Par-ci par-là, des grenouilles sautoient ;
Quelques reptiles se traînoient
Près d’elles, sur les bords de leur sombre rivage.
Un jeune aiglon voulut fondre sur eux :
Gardez-vous-en, lui dit son père ;
Du foible ayons pitié, protégeons sa misère.
Nous sommes rois des airs, nous parcourons les cieux,
Nous admirons de près l’astre qui nous éclaire
Et nous portons le dieu qui lance le tonnerre ;
Oui, nos destins sont assez beaux :
Laissons en paix les habitans des eaux
Et ceux qui rampent sur la terre.



FABLE CX.

LE CHIEN BARBET ET SON PETIT.


À son fils, encore dans l’enfance,
Un fidèle barbet disoit : Je ne veux pas
Te voir sauter, jouer sans cesse avec les chats ;
La jeunesse souvent se perd par imprudence.
— Mais ces petits minets sont gais, doux et jolis,
Et je suis bien certain qu’ils sont de mes amis,
— Non, mon cher, cela ne peut être ;
Le chat est un ingrat, un traître ;
Et tu sauras, en grandissant,
Qu’on doit craindre toujours et sa griffe et sa dent.
Pour sauver les dangers de ton erreur extrême,
Avec cet animal il faut rompre à l’instant ;
Qui se lie avec un méchant,
Tôt ou tard le sera lui-même.
Tout bon père à ses fils devroit en dire autant.



FABLE CXI.

LE FINANCIER ET LE MENDIANT.


Quoi ! verrai-je toujours un chien à ton côté ?
Nourrir cet animal, quelle nécessité ?
Manquant pour toi de pain, c’est une extravagance ;
Disoit un financier à certain mendiant.
Si j’avois quelque droit dans un gouvernement,
De partager ainsi leur subsistance

À tous les gueux je ferois la défense :
On verroit assommer leur chien
Sitôt qu’il oseroit paroître.
— Grâces au ciel, monsieur, vous n’êtes pas le maître !
Mon cher et fidèle gardien
À la main bienfaisante, hélas ! ne coûte rien :
Non, de ce pain qu’on me dispense,
Personne encor pour lui n’a grossi la pitance.
Un jour, si comme moi vous perdez votre bien,
Les revers sont fréquens dans cette triste vie,
(Grands seigneurs, financiers, chacun le doit savoir,)
Vous priseriez d’un chien la douce compagnie,
Car c’est le seul ami qu’un pauvre puisse avoir.



FABLE CXII.

LE LOUP ET LE RENARD.


Un loup, depuis long-temps éprouvant la misère,
Devenoit valétudinaire.
Mais un jour qu’il se trouva mieux,
Qu’il se sentoit assez joyeux,
Il veut revoir le monde et quitter sa demeure.
Sa première visite est chez un fin renard,
Qui venoit de prendre sur l’heure,
Dans une cour voisine, un gras et beau canard,
Le loup le regarde, le flaire,
Du compère renard admire le métier.
Bientôt il aperçoit, au coin de son terrier,
Tout ce qui peut le ragoûter, lui plaire :
Pigeons naissans, nouveaux dindons,

Et des poules et des oisons,
Enfin de quoi faire
Grande chère.
Mon voisin, dit le loup, tu dois avoir pitié
De ma languissante vieillesse,
Oui, j’ai toujours compté sur ta tendre amitié.
Je chassois comme toi dans ma belle jeunesse ;
Et si je rencontrois quelqu’un dans la détresse,
De mon butin souvent je donnois la moitié.
De ces poules, mon cher, au moins que j’en aie une ;
Ce vide sera réparé
Cette nuit au clair de la lune ;
Et moi, pauvre vieillard, je serai restauré.
Vous ne raisonnez rien qui vaille,
Répliqua le renard : il ne faut à vos maux,
Et pour seuls restauran que moutons et chevreaux ;
Gardez-vous de toute volaille ;
C’est un fade ragoût qui ne vous est pas bon,
Un lénitif contraire à votre maladie.
Oh ! oh ! reprit le loup, tu le prends sur ce ton ?
Ta dureté me rend ma force et ma furie.
Je vais te dénoncer à ceux de la maison
Où tu fais ta provision ;
Je décéle ta cache, et ta friponnerie ;
Sur ton chemin un piége sera mis,
Et lorsque tu t’y seras pris,
Alors je viendrai voir quelle sera ta mine.
Renard eut peur, et fit ce que font tant de gens
Depuis long-temps :
Il proposa moitié des fruits de sa rapine.
Notre vieux loup trouva les mets friands, exquis ;
Les deux scélérats partagèrent,
Baisers fraternels se donnèrent,
Et se quittèrent grands amis.


FABLE CXIII.

LES COLOMBES ET LES OISONS.


Des colombes vivoient dans une basse-cour.
Les oiseaux de Vénus habiter tel séjour !
Mais ces belles abandonnées,
Excepté pourtant de l’Amour,
Oublièrent l’éclat des hautes destinées.
Pour autrui sans dédain, pour elles sans regrets,
Avec les sots dindons, et canards et poulets,
Partageant les grains, le potage,
Elles faisoient fort bon ménage.
Deux oisons les voyant toujours se becqueter.
Se disoient : Et pourquoi ne les pas imiter ?
Ce passe-temps semble leur plaire :
La chose est bien facile à faire
Et peut aussi nous contenter ;
Essayons-en du moins. Leurs becs s’entrechoquèrent,
Pour leur malheur, si sottement,
Et si vite et si lourdement,
Que ces criailleurs s’éborgnèrent :
Leurs gros vilains becs se cassèrent,
Et chacun n’en sauva tout au plus que moitié.
La bêtise, on le voit, causa leur maladresse.
Qui ne sent rien, ne peut imiter la tendresse
De l’amour ni de l’amitié.




FABLE CXIV.

L’AGNEAU ET LE LOUP.


Messire loup enlevoit un agneau
Et le portoit dans sa tanière,
On croit bien que c’étoit le plus fort du troupeau ;
Se débattant de peur et presque de colère,
Enfin se dégageant de la dent meurtrière,
L’agneau crioit : M’arracher à ma mère !
Contre nous appaisez votre injuste courroux !
Qu’avons-nous fait pour vous déplaire ?  :
Vous êtes l’animal le plus cruel de tous.
Tu ne connois donc pas celui qu’on appelle homme,
Repart le loup en le flairant ?
Il fait la guerre à tout être vivant,
Et même à ses pareils ; il fusille, il assomme,
Et bien souvent sans la moindre raison.
Je tuerai par fois un mouton,
Mais point de loup : tuer son frère est crime énorme :
Pour celui-là chez nous il n’est point de pardon.
Ton maître auroit déjà fini ta doléance,
Car du monde bientôt il te falloit sortir
Je te mangerai cru, lui t’auroit fait rôtir,
Et voilà de ton sort toute la différence.




FABLE CXV.

LA VIEILLE ET SA SERVANTE.


Femme de soixante-quinze ans,
Qui regrettoit encor biens, plaisirs, et parure,
À sa servante adroite et de bon sens
Rappeloit toujours son vieux temps,
Ce qu’elle possédoit, jardins, fraîche verdure ;
Et grands châteaux, et bois charmans :
Je n’ai plus disoit-elle, hélas ! qu’une masure.
J’avois aussi, dans mon printemps,
À la ville maison spacieuse, agréable ;
Société la plus aimable
S’y réunissoit chaque jour ;
Aux modes je donnois la grâce, le bon tour ;
Fine chère et vin délectable
M’attiroient élégans de Paris, de la cour ;
Ce souvenir, Lisette, enfin me perce l’âme :
Temps et malheur ont tout détruit,
Et je n’aurai jamais que ce pauvre réduit.
Lisette un jour lui répliqua : Madame,
À vos yeux affoiblis échappe l’horizon ;
À quoi vous serviront ces longues avenues,
Ces hauts donjons qui s’élèvent aux nues ?
Que feriez-vous de jardins, de gazon,
De vastes bois, de larges plaines ?
Vous ne marchez qu’avec beaucoup de peines,
À l’aide de mon bras, et de plus d’un bâton.
Et pourquoi regretter l’antique bonne chère
Qu’ont jadis fait chez vous vos amis, vos amans ?
Ils ont passé la barque, hélas ! depuis long-temps.

Pour votre âge il ne faut qu’honnête nécessaire :
Un mets simple, léger à vous seule suffit,
Car vous dites toujours : je manque d’appétit.
Mais Lisette vraiment raisonne avec esprit,
Et, qui plus est, elle parle en amie,
Reprend la vieille, oh ! je t’en remercie :
Tu n’oses dire tout, mais je te comprends bien.
Pester contre son sort de l’homme est la manie ;
Oui, Lisette chacun est mécontent du sien
Mais à mon âge elle seroit folie :
Qui touche au terme de sa vie
N’a plus le temps de se plaindre de rien.



FABLE CXVI.

LE MOINEAU ET LA FOURMI.


Un moineau becquetoit des grains
Qu’une infatigable ouvrière
Laissoit tomber sur les chemins,
En regagnant sa fourmilière.
Si j’avois, disoit-il, tous ses gros magasins
Que ces dames fourmis entassent dans leur terre
L’hiver se passeroit gaîment,
Et je ne craindrois plus la mort ou la misère.
Je trouve à vivre maintenant,
Au temps des blonds épis je me tire d’affaire ;
Mais gare l’aquilon, les neiges, les frimas.
La fourmi, très-chargée, alloit à petits pas,
Et le moineau suivoit sa trace.
Voyageuse fourmi, reposez-vous de grâce,

En sautillant lui crioit le moineau,
Ayez pitié d’un pauvre oiseau,
Qui voudroit de vous faire emplette
De la merveilleuse recette
Qu’on a chez vous pour s’enrichir :
Oh ! ma fortune seroit faite,
Si de votre bonté je pouvois l’obtenir.
Volontiers, lui dit-elle, et ton désir est sage ;
Mais je dois l’avertir qu’une tête volage,
Sans souci du passé, sans soin pour l’avenir,
Jamais n’a pu la retenir.
N’importe la voici : L’aisance de la vie
Sera dans tous les lieux, sera dans tous le temps,
Chez les petits ainsi que chez les grands,
Le produit du travail et de l’économie.
L’étourdi goûtant peu cette recette-là
Se moqua d’elle, et s’envola.



FABLE CXVII.

LE CROYANT ET L’ATHÉE.


Comment tu suis le cours des globes lumineux,
Tu contemples toujours la majesté des cieux,
Sans que ton âme enfin soit attendrie
Par leur touchante et divine harmonie ?
— Non, tout est par hasard, la voix d’un créateur
Ne s’est jamais fait entendre à mon cœur.
Je satisfais mon goût, j’aime l’Astronomie,
L’ordre du ciel me plaît, sans lui trouver d’auteur.
— Un astronome athée… Oh ! quelle inconséquence !

Mais cache ton erreur source d’extravagance.
Prends modèle plutôt sur ce fameux Neuton
Qui de Dieu révéroit les ouvrages, le nom,
Et qui dans les calculs de son vaste génie
Sentoit de l’Éternel la puissance infinie.
Bien plus que toi je suis heureux,
Et la seule raison m’éclaire.
Tu ne vois point ce Dieu dans la splendeur des cieux
Je le vois partout sur la terre :
À mes yeux l’univers paroît son sanctuaire.



FABLE CXVIII.

L’OURS ET LE SINGE.


Le théâtre d’un singe étoit le dos d’un ours ;
C’étoit là qu’il faisoit grimaces et gambades…
Ces animaux étoient amis et camarades :
On s’attache à l’objet qui nous prête secours.
L’ours, en dansant, souffloit, grondoit toujours ;
Ce philosophe du vieil âge
Semble nous dire en son langage
Que le gai flageolet ou le triste bâton
Ne le font point changer ni d’humeur, ni de ton,
Et que la danse enfin n’est point l’art du vrai sage.
Un jour, à l’heure du repas,
Où leur maître à danser venoit de disparoître :
L’homme, dit l’ours au singe, est bien ingrat, bien traître ;
Au moment du repos, quand l’argent ne vient pas,
Il assomme, il meurtrit et nos reins et nos têtes ;
S’il parle, c’est pour dire : Ô les maudites bêtes !

De lui depuis long-temps nous devons être las :
De ses chaînes comment éviter l’embarras ?
Je saurois les briser, ce n’est pas une affaire,
Si je pouvois gagner mon abri solitaire.
— Ami, maître cruel a magasin de fers :
Le moyen d’échapper à tous ses soins pervers !
Nouvelle chaîne auroit plus de poids que les nôtres ;
Je dirois : Brisons-les, s’il n’en étoit pas d’autres.



FABLE CXIX.

LA PIE ET LA COLOMBE.


Sans cesse tu parles de toi,
Disoit la pie à la colombe ;
Je t’avouerai de bonne foi
Qu’à cet ennui je bâille, je succombe.
Les insipides tourtereaux,
Et l’étourdi pinson, et la prude hirondelle,
Les merles babillards, jusqu’aux villains moineaux,
Tous parlent d’eux aussi, c’est même ritournelle.
Ceci, ma chère, est entre nous,
Et mon avis est l’effet de mon zèle.
Mais que nous font tes amours, ton époux,
Ses doux transports et son brillant plumage,
Et tes enfans et ton ménage ?
Moi, jamais, grâce au ciel, je ne parle de moi.
Non, reprend la colombe, et tant pis… Oh ! pourquoi
Ce défaut reproché n’est-il pas un des vôtres ?…
Mieux vaut encor parler de soi
Que de parler toujours contre les autres.


FABLE CXX.

LE TYRAN ET LA VILLAGEOISE.


Un prince qui n’aimoit ni ne craignoit les dieux,
Étoit pourtant très-superstitieux.
Cette bizarre inconséquence
Est plus commune qu’on ne pense,
Et même aux esprits forts : on pourroit en citer,
Sans faire un excès de mémoire,
Nombre de traits tous puisés dans l’histoire ;
Mais venons à celui que je veux raconter.
Une très-vieille femme habitant un village
Auprès de Syracuse, offroit dévot hommage
Pour le tyran. Ô ciel ! disoit-elle toujours,
À notre méchant prince accordez de longs jours !
Et quelquefois tout haut faisoit cette prière.
Un courtisan par hasard l’entendit,
Bientôt au prince il la redit,
Qui, comme lui, la trouva singulière.
La villageoise est mandée à l’instant,
Pour savoir quel motif la rend si téméraire.
On l’interroge ; elle dit hardiment :
J’ai toujours du mensonge ignoré le langage,
Seigneur, vous saurez tout sans nul déguisement.
J’ai connu votre aïeul, il étoit très-méchant,
Votre père encor davantage,
Vous avez enchéri sur eux ;
Car nous sommes, seigneur, beaucoup plus malheureux :
Si votre fils qui n’est ni doux ni sage,
Vous succédant, étoit pire que vous,

De votre race enfin suivoit l’usage,
Il faudroit déserter, quitter ce beau rivage :
Hélas ! hélas, que deviendrions-nous ?
À prier pour vos jours cette crainte m’engage.
Si ma franchise vous outrage,
Ordonnez, je suis prête à subir votre loi.
— Je ne punirai point cet aveu trop sincère,
Mais que de vous exigea votre roi.
Allez, allez, dévote mère,
Prenez cette bourse, et pour moi
Continuez toujours votre ardente prière.



FABLE CXXI.

LE LION MOURANT.


Un vieux lion disoit un jour :
Mon fils, vous jouirez bientôt de ma couronne ;
Ma vie est en danger, chacun vous fait sa cour :
Quand un roi dépérit l’univers l’abandonne.
Je vais vous parler sans détour ;
Écoutez des avis que mon amour vous donne.
J’eus grand tort de choisir pour ministre un renard ;
J’ai découvert, et par malheur trop tard,
Ses projets, ses complots, ses lâches artifices.
Ah, si le scélérat m’eût dit la vérité,
Je n’aurois pas fait d’injustice,
Et j’aurois la douceur de mourir regretté.
Effrayez ses pareils, que d’un traître il subisse
Le supplice.
Mon fils, pour réparer tous les maux qu’il a faits,

Pour rendre votre règne heureux autant qu’auguste,
Et rétablir l’ordre dans nos forêts,
Soyez tout à la fois sévère, bon et juste ;
N’appelez au conseil que le vrai citoyen,
Et donnez-lui le beau droit de vous dire
Dans tous les cas : Vous faites mal ou bien.
Pour assurer la gloire où votre cœur aspire,
Et que pour vous, hélas ! en mourant je désire,
Il vous reste encor un moyen :
Bannissez sans retour, même avant que j’expire,
Tous ces animaux malfaisans,
Ces loups avides et méchans,
Singes, renards toujours prêts à tromper les grands,
Et vous verrez bientôt refleurir votre empire.



FABLE CXXII.

L’HOMME VERTUEUX ET L’HOMME VICIEUX.


Non, je ne puis souffrir tes goûts, ton caractère,
Disoit un riche avare, injuste, sanguinaire,
Au mortel le plus doux et le plus bienfaisant,
Bref aussi bon que l’autre étoit méchant.
Je suis ravi de te déplaire,
Répond l’honnête homme à l’instant ;
Oui, c’est prouver que de toi je diffère.
Ta haine enfin me rendroit glorieux
Si je n’avois des travers, des caprices ;
Mais en voyant ton lot le mien me semble heureux.
Qui n’a que des défauts doit rendre grâce aux cieux,
Car il pouvoit avoir des vices.


FABLE CXXIII.

L’ARAIGNÉE, LA CHAUVE-SOURIS, ET L’ABEILLE.


Une chauve-souris, vers le soir voltigeant,
D’une araignée emporta tout l’ouvrage ;
La fileuse gronda, s’en plaignit aigrement.
Je n’eus pas le dessein de vous faire un outrage,
Lui répondit
L’oiseau de nuit.
Je me souviens encor que je fus votre amie,
En habitant la Grèce, hélas ! notre patrie,
Que je regretterai toujours.
Une abeille égarée entendoit ce discours ;
La Grèce, ainsi qu’à vous, leur dit-elle, m’est chère ;
Elle sera sans fin l’objet de mon amour.
Je reverrai bientôt Paphos, Naxe, Cythère ;
Je suis du mont Hymette[3] où j’ai reçu le jour ;
Je me nourris des fleurs de ce charmant séjour ;
Et c’est là que j’appris votre fatale histoire :
Pour l’exemple chacun la raconte à son tour.
Elle n’est pas à votre gloire,
Je vous l’avoûrai franchement.
Vous, Arachné[4], dites-moi-donc comment
Vous osiez tenir tête à Minerve ?… immortelle !…
Disputer l’adresse avec elle !…

Et, vous, Alcithoé[5], vous méprisiez les dieux
Que dans ce pays on révère ?
Il faut les respecter en tout temps, en tous lieux.
Il faut, ou les aimer, ou craindre leur colère.
Convenez que vous aviez tort,
L’une d’être orgueilleuse, et l’autre d’être impie.
D’un malheureux destin votre faute est suivie ;
Je vous plains ; mais chacune a mérité son sort.



FABLE CXXIV.

L’ÉPAGNEUL ET LE GRILLON.


Dans le coin d’un foyer, en rustique maison,
Un grillon s’établit ; c’est toujours son usage
Pour se mettre à l’abri de la froide saison,
Il vivoit fort heureux dans son petit ménage ;
Les maîtres du logis l’aimoient de tout leur cœur ;
De son séjour chez eux ils tiroient bon présage :
L’homme simple au grillon attache le bonheur.
Bien chaudement, sans soucis, sans affaire,
L’insecte en s’amusant fredonnoit quelquefois ;
Comme un autre en musique il avoit sa manière.
Un épagneul méchant, ennuyé de sa voix,
Jaloux de son plaisir, se met un jour en tête,
De déloger cette innocente bête,
En grattant, en jappant, restant près d’elle en quête.
Fatigué de son bruit, le grillon dit au chien,
Sans sortir de son domicile :
Les pénates du lieu m’accordent cet asile ;

En troublant son repos tu perds aussi le tien ;
Je ne te fais point tort, je ne demande rien
Que de rester ici tranquille.
Du mal que tu me veux tu te repentiras,
Si près du feu, tu grilleras :
L’injustice souvent s’attire du dommage.
Tandis qu’il débitoit cette vérité-là
Du chien la belle queue en entier se brûla ;
Ce fut alors autre tapage ;
Mais notre bon reclus fut paisible en son trou.
Il n’est qu’un méchant ou qu’un fou
Qui puisse tourmenter le sage.



FABLE CXXV.

LA CHÈVRE ET L’ÂNE.


Un âne entend des cris, l’autre jour, en paissant :
Cet animal est doux et bon de sa nature ;
La couleur dont Buffon a tracé sa peinture
Doit le faire estimer, le rendre intéressant
Pour nous et la race future.
Revenons aux cris qu’il entend,
D’une chèvre ils partoient pleurant son cher enfant.
Ce n’étoit plus la légère Amalthée[6]
Allant de-cà, de-là, toujours en bondissant,
Et dès le matin ravageant
Ou la feuille ou la fleur par l’aurore humectée :
De ses amours un loup lui ravissoit le fruit.
La douleur tient du caractère :

La sienne, vive, brusque, autant qu’elle est sincère,
Après avoir fait très-grand bruit,
Se calme un peu ; l’âne s’approche, et dit :
À ton malheur je prends part, mon amie.
Hélas ! il est encore heureux
Que ce barbare loup ait respecté ta vie ;
J’en ai déjà remercié les cieux.
Ce compliment ranime sa colère.
— Eh quoi ! ne sais-tu pas qu’il n’épargne une mère
Que pour manger plus grand nombre d’enfans ?
Belle grâce ! et veux-tu que j’en sois attendrie ?
Ô le pauvre ignorant avec sa bonhomie !
Il croit tout pour le mieux, ne connoît point les gens.
Apprends qu’une faveur de la part des méchans
Cache nouvelle perfidie.



FABLE CXXVI.

LES DEUX ORGUEILLEUX ET LE VIEILLARD.


 
Un homme vain étaloit avec faste
Ses vertus, ses talens, surtout sa probité,
Enfin de son mérite il étoit enchanté.
Un autre homme avec lui formoit un vrai contraste :
C’étoit un franc Tartufe au visage serein,
Au regard faux, au ton benin ;
À nombrer ses défauts, se déprimant sans cesse,
Se flattant qu’on n’en croiroit rien,
Il mettoit toute son adresse.
Un bon vieillard écoutant leurs propos,
En souriant, leur adressa ces mots :
Par des chemins divers la vanité vous mène ;

Croyez-moi donc, ne passez plus le temps
À vouloir tous les deux en imposer aux gens ;
Vous êtes devinés, vous perdez votre peine.
Écoutez : depuis deux mille ans
Du plus grand philosophe[7] on nous cite un passage
Qui défend de parler de soi.
Pour tous ses sectateurs c’étoit devenu loi ;
Et voici la raison de ce fameux adage :
Du bien qu’on dit de soi chacun retranchera,
Mais au mal qu’on en dit chacun ajoutera,



FABLE CXXVII.

LE RAMIER ET LE CORBEAU.


 
Le ramier disoit au corbeau :
Tu ne verras donc plus cette bonne corneille
Qui te logeoit l’hiver au creux de son ormeau,
Et l’été sous l’abri de son épais rameau ;
Qui ne radote point quoiqu’elle soit bien vieille,
Et qui t’aimoit d’amitié sans pareille ?
— Je ne vais plus chez elle et sans savoir pourquoi.
— Mais je te le dirai de la meilleure foi :
Tu n’en reçus que soins et politesse ;
Et tu lui répondis l’autre jour devant moi,
À propos d’un mot de tendresse,
Avec beaucoup d’humeur et même de rudesse.
Enfin d’un bon ami voilà souvent le sort :
De le quitter, de le fuir on se presse
Sitôt qu’avec lui l’on a tort.


FABLE CXXVIII.

LE BŒUF ET LE COCHON.


Le bœuf et le cochon alloient de compagnie
Tristement à la boucherie,
L’un et l’autre bien gras. Les hommes ont grand soin
De tous ceux dont ils ont besoin.
Le bœuf ne cessoit pas de gronder, de se plaindre,
Et disoit au cochon, ne pouvant se contraindre,
Vous étiez destiné de tout tems à la mort,
Vous n’étiez bon à rien, moi, j’ai rendu service
Et me faire mourir c’est horrible injustice,
Je méritois un autre sort :
Les humains sont ingrats, ce fut toujours leur tort.
Son compagnon repart, le lâche ! mets des bornes
À ton chagrin, et ne t’en prends qu’à toi.
Si le ciel m’eût donné tes forces et tes cornes
L’homme n’auroit osé mettre la main sur moi.
Et quel intérêt peut on prendre
À celui qui se plaint au lieu de se défendre ?




FABLE CXXIX.

LES DEUX TOURTEREAUX.


Quel bruit, quels cris dans ce bocage !
Disoient deux constans tourtereaux
Posés sur le même feuillage.
Vois-tu, mon cher, tous ces oiseaux
Se battre, se plumer, presque s’arracher l’aile ;
Et c’est toujours sur la pauvre femelle
Que les méchans portent les plus grands coups.
Ne la plains pas, car elle est infidelle,
Repart le tourtereau ; je ne suis point jaloux,
Bien chéri de ma tourterelle.
Si ces oiseaux s’aimoient ainsi que nous,
Ils seroient tous heureux, et vivroient sans querelle :
Mais, hélas ! aujourd’hui, la femme ou bien l’époux,
Dit, voyant notre amour : Ô l’ennuyeux modèle !



FABLE CXXX.

LE SACRIFICE INUTILE.


Un Grec intempérant faisoit un sacrifice
Au temple d’Esculape ; immolant sa génisse,
Il demande à ce dieu de longs jours, la santé,
Le vrai dévot se fût rendu justice,
En invoquant d’abord l’utile qualité
De la sobriété.
C’est aux désirs bien purs que le ciel est propice ;

Les autres sont punis de leur témérité.
Après un sacrifice on étoit dans l’usage
De régaler d’un festin somptueux
Parens, amis, pour rendre grâce aux dieux.
Le gourmand ce jour-là devoit être plus sage :
Au contraire, il mangea, but avec tant d’excès
Qu’il en mourut la nuit d’après
N’étant encor qu’à la fleur de son âge.

Garder honteux défaut priant, offrant des vœux,
N’est-ce pas se moquer des cieux ?



FABLE CXXXI.

LA MÈRE ET SA JEUNE FILLE.


Quoi ! pour ces malheureux que nous venons de voir,
Maman, vous répandiez des larmes ?
Et quand nous étions l’autre soir
À ce spectacle plein de charmes,
Qui sur les cours avoit tant de pouvoir,
Un seul trait de bonté sembla vous émouvoir !
— Sur la scène les maux, souvent imaginaires,
N’excitent pas toujours ma sensibilité :
Du pauvre les malheurs ne sont par des chimères ;
Si nous voulons, ma fille, adoucir ses misères,
Gardons des pleurs pour la réalité.




FABLE CXXXII.

LA TAUPE ET LE LIMAÇON.


Un limaçon rêvoit sur une taupinière ;
Du séjour souterrain la fameuse ouvrière
Travailloit alors vivement
À prolonger son obscur logement
En tortueuse galerie.
Par ses efforts l’insecte est repoussé,
Changé de place et renversé.
La terre tremble ici, j’y vais perdre la vie,
Disoit le peureux limaçon,
Quittons ce lieu, car il n’y fait pas bon.
En se traînant un trou l’arrête :
Autre embarras, autre frayeur ;
Mais un museau crotté s’approchant de sa tête,
Le voilà rassuré, tiré de son erreur.
Que maudit soit, dit-il, la taupe et son ravage,
Et sa longue maison ! pour si mince ménage,
Se plaire à déranger, culbuter, gâter tout,
Eut-on jamais un si bizarre goût ?
Cesse de travailler, et tu seras plus sage.
Les fainéans le sont-ils davantage,
Reprend le noir museau ? Tu te plains, et de quoi ?
Pour juger sainement laisse-là ta colère.
Je fais parfois du mal en vivant sous la terre ;
Mais ce qui vit dessus, à commencer par toi,
En fait toujours, en fera plus que moi ;
Oh ! tout se sait, on te connoît, compère :
Le plus coupable enfin ne peut jamais se taire.


FABLE CXXXIII.

LE BAUDET ET LE CHIEN DE MÉTAIRIE.


Un baudet maltraité se lamentoit sans fin
Sur son malheureux sort : Bon ! lui dit un mâtin,
À quoi sert ton courroux contre la race humaine ?
S’affliger, mon ami, c’est inutile peine,
Car tout n’en va pas moins son train.
J’ai passé, comme toi, mes plus belles années
À murmurer contre les destinées ;
Mon état n’en valoit pas mieux,
Et j’étois détesté de toute mon engeance
Tant mon esprit étoit hargneux,
J’ai réfléchi, sers-toi de mon expérience :
Vois-tu là bas mon maître, excellent laboureur,
Mal vêtu, mal nourri, travaillant dès l’aurore,
Qui pourtant chante de bon cœur ?
Avec tous ses enfans le soir il rit encore,
Sans songer que malgré les services qu’il rend,
Devenu vieux, infirme, chancelant ;
De la misère il aura tout à craindre :
Voyant de près ses maux, je n’ose plus me plaindre.




FABLE CXXXIV.

LA TOURTERELLE ET LE PINSON.


Jeune pinson dit à la tourterelle :
Quoi ! jamais on n’entend de vous
Une chanson agréable et nouvelle ;
Tous vos accens sont plus tristes que doux :
Toujours ardens soupirs, et constance éternelle.
Moi, je chante l’amour sitôt que le printemps
M’inspire le plaisir, et rend ma voix plus belle :
Mes airs gais valent mieux que vos tons languissans.
Vous jugez mal de l’amour, répond-elle ;
Et nos goûts sont bien différens,
Vous le chantez, moi je le sens.




FABLE CXXXV.

L’HOMME ET LE CHAMEAU.


Le conducteur, dit-on, d’un superbe chameau.
Le promenoit en France au milieu d’une foire
Disant aux curieux, voyez comme il est beau !
Ce n’est pas tout, ses ayeux font sa gloire.
De ce chameau, messieurs, voici l’histoire.
En ligne droite il vient de celui que montoit
Notre prophète Mahomet
Dans sa caravane première.
La fortune souvent du commerce est l’effet ;

Au prophète il valut riche épouse et bien chère[8].
Mais je reviens à mon chameau fameux,
Digne héritier des mœurs de son antique père.
Utile en travaillant il est toujours heureux,
Fidèle à son devoir et souple et vigoureux,
Oui, portant sur son dos marchands et fortes sommes.
L’animal ennuyé, lui dit : mais dans ces lieux
Tous les gens que je vois ne sont-ils pas des hommes
Qui n’ont en ces climats aucun besoin de moi ?
À quoi bon leur conter ma généalogie,
Les soins et les travaux qui partagent ma vie,
La force et les talens qu’il faut dans mon emploi ?
Inutile détail ne me semble pas sage.
Vantez leur ma docilité,
Ma patience et ma sobriété,
Car dans tous les pays l’homme en doit faire usage.



FABLE CXXXVI.

LES DEUX PRINCES D’ASIE.


Deux princes du Thibet disputoient une terre
Qui contenoit mines d’or et d’argent.
Leur peuple murmuroit, il étoit mécontent,
Pour terminer plutôt cette cruelle guerre

Qui depuis très long-temps désoloit leurs états,
Ils convinrent chacun de vuider leurs débats
Sur ce même terrain, sujet de jalousie
Et voisin d’un volcan : un combat singulier
À l’un des d’eux doit arracher la vie,
À l’autre le trésor restera tout entier.
L’espoir d’être vainqueur ranime leur furie :
La soif de l’or, hélas, rend l’homme plus méchant.
Tandis qu’ils combattoient avec acharnement.
La terre tremble, s’ouvre, elle engloutit sur l’heure
Les deux héros ambitieux,
Et ce trésor objet de tous leurs vœux,
Devient à jamais leur demeure.
Leur perte n’excita ni regrets ni douleur.
Sur les débris d’un roc, le bramin le plus sages
De sa plume traça le récit du malheur.
On y lisoit ces mots : « ce ne fut pas dommage ;
« Ces deux fous en voulant posséder davantage
« Toujours de leurs sujets oublioient le bonheur. »



FABLE CXXXVII.

LA LINOTTE ET LA TOURTERELLE.


Très lasse de voler long-tems à tire d’aile
Linotte enfin se reposa
Près du nid de la tourterelle,
Où son nom plusieurs fois tout haut se prononça.
Alors au bord du nid linotte s’avança
— On parle ici de moi, dit-elle,

— Oui, lui répond l’oiseau fidèle,
— Que pouvez-vous en dire à vos enfans ?
Racontez le moi donc ? — et bien je leur défends
De vous prendre un jour pour modèle.
Tout le monde vous blâme et même vos amans.
Si vous passez pour être plus jolie
Qu’autres linottes du canton,
Vous avez le fâcheux renom
D’être la plus coquette et la plus étourdie.
Mauvais exemple est un danger
Que bonne mère de famille
Doit avec soin éviter à sa fille ;
Mais vous pouvez vous corriger,
C’est la ressource du jeune âge.
— Aussi d’humeur, de goûts je vais changer,
De vos leçons je compte faire usage.
La follette ayant dit cela,
Se mit à rire, et s’envola
Près d’un nouvel amant caché dans le bocage.
La tourterelle s’en doutoit,
Et depuis ce jour répétoit :
Qui rit des bons conseils jamais ne sera sage.



FABLE CXXXVIII.

LE GUERRIER ET L’ORATEUR.


Malheureux, tourmenté par ses concitoyens,
Le fameux Annibal en fuyant sa patrie,
S’arrêta quelque temps chez les Ephésiens :
Toute leur ville en fut ravie.

Chacun vouloit le voir, le plaindre, et l’admirer.
De ses nombreux exploits en retraçant l’histoire,
On imaginoit réparer
L’injustice faite à sa gloire :
Et pour mieux encor l’honorer,
Pour lui rendre un plus grand hommage,
À le louer un orateur s’engage.
C’étoit un philosophe, au voyageur vanté
Comme un esprit sublime et sage ;
De son mérite on tiroit vanité.
Aux lieux où chaque jour brilloit son éloquence,
De la multitude escorté,
Le héros vint prendre séance,
L’orateur se démène et parle très long-temps
(Toujours d’une voix de tonnerre)
De la célérité, du coup d’œil, des talens
Qu’exige l’état militaire.
Citadins, villageois, chacun l’applaudissoit :
Et tandis qu’il figure un siège, une bataille,
Croit frapper d’estoc et de taille
Tous les ennemis qu’il créoit,
Le grand capitaine bâilloit.
L’emphatique orateur enfin vient à se taire.
On demande aussitôt à notre conquérant :
Ce qu’il pensoit de cet homme éloquent.
Sans doute, ajoute-t-on, il aura su vous plaire ?
— Sur la philosophie il peut vous satisfaire,
Et physique et morale il peut fort bien traiter :
Mais sur le métier de la guerre,
Oh ! non, je n’entendis jamais tant radoter.

La vanité souvent égare la prudence.
Cet orateur nous offre une bonne leçon :

De bien parler de tout qui peut avoir le don ?
Eh ! sachons à propos recourir au silence
Si commode pour l’ignorance.



FABLE CXXXIX.

LES DEUX FRÉLONS.


Un frélon, l’autre jour, disoit à son confrère :
Tu vis sur le buisson qui borde ce chemin ;
Tel logis ne me plairoit guère ;
Comment n’en pas changer ? pour moi dans un jardin,
Dans ces maisons, ou dans la plaine enfin,
Bourdonnant et volant, je vais de place en place
— Oui, maison vous maudit, de partout on vous chasse,
Et je n’ai rien à craindre en ce simple réduit.
D’ici je satisfais mon goût, mon appétit ;
Mon aiguillon lancé, vîte je me retire ;
D’épines entouré, l’on ne sauroit me nuire :
Sans peur je fais du mal, ainsi passe le tems.
D’un grand chemin j’ai compris l’avantage,
Je guette et pique les passans.
De tout méchant rusé mon frélon est l’image.




FABLE CXL.

LE MAITRE D’ÉCOLE ET SON VOISIN.


Certain Maître d’école aimoit fort la musique,
Quoiqu’il fût pour cet art sans dispositions.
Avant, après ses utiles leçons
D’écriture et d’arithmétique,
À sa fenêtre en prenant le grand air
Sur une clarinette il jouoit le même air
Depuis six mois, toujours écorchant les oreilles,
En croyant faire des merveilles.
Un jour son plus proche voisin,
De son métier faiseur de serinette,
Vient le trouver dès le matin
Une serinette à la main.
Je ne vous offre point, dit-il, d’en faire emplette,
Vous la donner est mon dessein.
Mais renoncez à votre clarinette
Et renvoyez celui qui vole votre argent.
Vous jouez un seul air, encor faux, sans mesure,
Et vous en joûrez sept avec mon instrument.
Nous y gagnons tous deux, car, d’honneur, je le jure,
De travailler vous m’empêchez souvent ;
Des tons aigres et faux, c’est pour moi la torture.
Notre écrivain doux, patient,
Ne trouva point la vérité trop dure ;
Il sourit du cadeau, du conseil profita,
Et plusieurs fois bonnement répéta,
Chose très rare en pareille aventure :
J’ai pris mon goût pour du talent,

Et l’erreur de telle nature.
Dans bien des arts, dit-on, est commune à présent.
— Mais du tort que souvent j’ai fait à votre ouvrage,
Il faut, ajouta-t-il, que je vous dédommage.
D’écrire longue épître évitez vous le soin :
On peut trouver chez moi des lettres toutes faites
Comme chez vous des serinettes,
Venez en choisir au besoin.
Vous en verrez de toutes les espèces,
Pour des amis, et des parens,
Et qui plus est pour des amans :
On n’a plus qu’à signer et mettre les adresses.
Tout connoisseur en dit du bien,
Je les vends cher, vous les aurez pour rien.



FABLE CXLI.

L’ORMEAU ET LE SAULE PLEUREUR.


Un bel ormeau grand raisonneur
Plaisantoit un saule pleureur
Sur sa tournure et son ombrage.
On ne parloit, dit-il, dans tout le voisinage
Le jour que tu fus apporté,
Que de ces longs rameaux où traîne ton feuillage.
Le chêne en fut jaloux, le tilleul enchanté,
Moi, je ne vis chez toi que singularité,
Et sur nous aucun avantage.
On rit de l’étranger que l’on a trop vanté.
Mais pourquoi quitter la cité
Pour te venir planter dans ce lointain bocage ?

— Hélas ! c’est malgré moi que je fis ce voyage :
Si tu savois mon sort je te ferois pitié,
Lui répondit le saule, et la mélancolie
A détruit mes attraits, me fait sécher sur pié.
Eh ! celui qu’on arrache aux soins de l’amitié
Pourroit-il conserver la vie ?



FABLE CXLII.

LES DEUX AMIS DE SOCIÉTÉ, L’UN EN SANTÉ, L’AUTRE MALADE.


Bon jour, mon cher Damon, comment va ta santé ?
J’en suis d’honneur inquiet, tourmenté.
T’embrasser eût été ma principale affaire,
Sans des engagemens de fêtes, de repas,
Qu’on n’ose refuser ; on a peur de déplaire
À ceux dont la maison nous offre mille appas,
Et qui de nous paroissent faire cas.
Que n’es-tu comme moi ! c’est ton esprit sauvage
Qui cause tous tes maux ; tu fus toujours trop sage ;
Si tu m’en avois cru tu te porterois mieux.
Je te l’ai dit cent fois, bon vin et bonne chère
Chassent l’humeur atrabilaire,
Regarde-moi, je suis toujours frais et joyeux.
Que dit ton médecin ? — de mon état fâcheux
Je crois souvent qu’il désespère.
— Je n’y vois rien, mon cher, de dangereux.
Tout médecin adroit sur nos maux exagère.
Si le malade entre ses mains périt,
Sa mort à son avis étoit inévitable :

Et si par hasard il guérit,
Voilà, dit-on, une cure admirable !
Avec toi plus long-temps je ne saurois rester,
On m’attend, on murmure, il faut bien te quitter.
En te laissant j’éprouve une douleur cruelle :
Mais on m’entraîne à la pièce nouvelle,
Et puis chez Cidalise et souper et danser.
Dans quelques jours d’ici je viendrai t’amuser,
Te conter mes plaisirs, adieu, prends patience.
— De visites, de soins, Clairval, je vous dispense…
À vous tous élégans, je ne suis bon à rien
Il vous faut pour amis gens qui se portent bien.



FABLE CXLIII.

LE VAUTOUR ET LES PETITS OISEAUX.


Un vautour étoit languissant
De plusieurs blessures cruelles.
Son appétit l’abandonnant,
Tout oisillon les soupçonnoit mortelles ;
Et chacun d’eux venoit souvent
Auprès de son réduit savoir de ses nouvelles,
Contrefaisoit sa voix, prenoit le ton dolent,
Et les plus gais oiseaux, tels que pinson, fauvette,
Lui protestoient que sa longue retraite
Inquiétoit tout le canton.
Oui, je remercîrois de cette attention
Que l’on a pour ma maladie,
Dit-il, très las de leur hypocrisie,

Si je n’en savois la raison.
Oh ! ce qui fait rôder autour de ma maison,
Est bien moins l’intérêt que l’on prend à ma vie
Que la peur de ma guérison.



FABLE CXLIV.

L’AVARE ET L’USURIER.


Un harpagon marchandoit une terre ;
Il lui manquoit deux mille francs
Pour compléter sa somme et terminer l’affaire.
Le compère Trigaud son voisin, son confrère,
Lui dit : je puis les prêter pour trois ans.
À vingt pour cent, veux tu la préférence ?
Moi ! lui répond l’avare, en bonne conscience
Je ne te peux donner un si fort intérêt.
À l’honnête homme, au ciel, cette usure déplaît :
En acceptant telle offre on partage l’offense
Et l’on est méprisé, tout le monde vous hait.
Je l’avoûrai pourtant, ce domaine me tente,
Mais il faut rembourser, toujours chose affligeante :
Champs fertiles, bons prés, me causent du regret.
À dix pour cent la somme, alors je puis la prendre…
Encore non… c’est trop… je renonce à ce prêt.
À cela, dit Trigaud, je devois bien m’attendre.
On reconnoît un avare à ce trait ;
Il prendroit bien l’argent, s’il ne falloit le rendre.




FABLE CXLV.

LA GÉNISSE ET LE RENARD.


Maître renard apostrophoit
Une génisse qui broutoit
Avec appétit la verdure.
Que nos repas sont différens,
Lui disoit-il ! que ta fade pâture
Seroit pour moi chétive nourriture !
Par mon adresse, mes talens,
J’ai toujours des ragoûts friands,
Sais-tu ce que je viens de faire ?
— Le mal, — mais, l’as tu vu ? — compère,
Oh ! sans le voir on en peut dire autant
À tout méchant,
Mal d’autrui fait sa bonne chère.



FABLE CXLVI.

LE ROI ET LE JARDINIER.


Un roi persan trouva dès le matin
Sur sa bêche appuyé son jardinier Osmin,
Qui regardoit le ciel et qui sembloit sourire ;
Cet homme avoit l’esprit juste et plaisant.
Pour se distraire un peu des travaux de l’empire
Parfois, le roi causoit avec lui bonnement.
Osmin, dit-il, à quoi penses-tu maintenant ?

Oh ! je veux le savoir, vîte il faut m’en instruire.
Seigneur, songeant à vos riches palais,
À ce superbe enclos, à ces vastes forêts,
À tous vos biens enfin, sur mon sort je soupire,
Disant, comme je suis petit auprès d’un roi !
Mais regardant les cieux, qu’avec plaisir j’admire,
Je vous trouve, excusez, puisqu’il faut vous le dire,
Aussi petit que moi.



FABLE CXLVII.

LA COLOMBE ET LE MOINEAU.


Vous pleurez donc toujours le défunt, cet époux
Dont on ne vit jamais le pareil selon vous ?
Mon enfant, cela n’est pas sage,
Disoit à la colombe un étourdi moineau.
À vous voir on croiroit, vraiment qu’en ce bocage
Tout est mort, qu’il n’est plus d’oiseau.
Bannissez de votre pensée.
Une félicité passée.
Jeune et tendre pigeon sauroit vous consoler.
— Non, tels propos ne font que désoler :
Va chercher tes pareils bien loin de mon feuillage.
Oublier et changer, voilà de beaux secrets !
Ah ! le conseil de tout oiseau volage
Ne peut qu’augmenter mes regrets.




FABLE CXLVIII.

LES DEUX GRECS.


Un Athénien vertueux
À quelques citoyens dit un jour sans mystère :
J’ai des neveux, je leur tiens lieu de père,
Et je voudrois les rendre heureux
Des fruits de mon labeur et de mon industrie.
Ils commercent à Magnésie[9],
Mais je suis trop foible, trop vieux,
Pour m’éloigner de ma patrie.
Je voudrois donc rencontrer maintenant
Un voyageur bien honnête homme,
Qui se chargeât de mon argent
Et dans leurs mains remît la somme.
Phanor, devant lequel Timon disoit cela,
Lui répondit : ordonnez, me voilà
Prêt à partir justement pour la ville
Où vos parens fixent leur domicile,
Et de vos dons bientôt jouiront vos neveux.
Je le promets, Timon, j’en jure par nos dieux
Et vous pouvez être tranquille.
— Oh ! d’un dépôt je veux t’éviter l’embarras.
Phanor, tu t’es moqué cent fois de ma croyance ;
Pour tes amis, pour toi, c’est pure extravagance.
Quoi ! jurer par les dieux auxquels tu ne crois pas !
Sais-tu ce que l’on doit inspirer dans ce cas ?
Le mépris et la défiance.
Adieu, tu peux aller tout de ce pas
Avec tes bons amis rire de ma prudence.


FABLE CXLIX.

L’AIGLE ET LE CHAT.


Bien moins friand de souris que d’oiseaux,
Un chat guettoit aux bois un nid de tourtereaux,
L’oiseau de Jupiter, caché sous le branchage,
Suivoit du bon matois les moindre mouvemens,
Certain de l’arrêter quand il en seroit tems.
L’adroit minet écarte le feuillage,
D’abord fait patte de velours ;
La griffe vient à son secours ;
Il trouble tout enfin, repos, bonheur, amours ;
Car il tient père et mère et petits de tout âge.
Sitôt qu’il fut maître du nid,
Sur notre dénicheur le roi des airs fondit,
Emportant avec lui le chat et le ménage.
Ennuyé d’un si long voyage,
Regrettant son butin, le gourmand se plaignit
Tais-toi, lui dit l’aigle en colère :
Les dieux ne créèrent les chats
Que pour manger les souris et les rats :
Et tu viens dérober ainsi ma bonne chère !
Il faudroit que chacun ne fît que son métier,
Tout en iroit mieux sur la terre :
Oh ! si tu n’étois point sorti de ton grenier,
Tu ne serois pas sous ma serre.




FABLE CL.

LE PHILOSOPHE ET L’HOMME DU MONDE.


Vous avez l’air triste et chagrin
Disoit Lindor à son voisin :
Vous gagnez un procès avec grand avantage,
Votre fils se distingue au printemps de son âge.
Quelle est la cause enfin de votre ennui ?
— Ce que je regrette aujourd’hui.
Dans le monde à présent ne se retrouve guère.
— Parlez vous de la mort de Cliton, pauvre hère.
Cet être obscur qui n’intéressoit rien ?
— Rien !… Quoi ? cet homme étoit bon époux, tendre père,
Religieux, excellent citoyen,
Fidèle ami, doux et sincère,
Souffrant sans murmurer une injuste misère,
Il intéressoit tout, c’étoit l’homme de bien.



FABLE CLI.

LA CORNEILLE ET LA MÉSANGE.


Une mésange surannée,
Sentoit sa fin prochaine, avoit peur de la mort,
Trouvoit sa course très bornée,
De la corneille enfin elle envioit le sort.
Celle-ci, sa voisine, ainsi que son aînée,
Lui dit : hélas ! vous avez tort,
Consolez vous, ma bonne amie.

S’il n’existoit ni vautours ni milans,
Aucun de ces oiseaux méchans
Qui troublent le repos du bois, de la prairie,
J’appellerois un bien la longueur de la vie.
Mais en volant toujours trembler,
Au lieu qu’il plaît n’oser aller,
Contre serres, gros becs, n’oser même parler !
Convenez avec moi ma chère,
Qu’une si longue vie est un siècle d’ennuis :
Sans compter que l’on perd des parens, des amis,
Et que vieux on devient chagrin et solitaire ;
C’est vivre alors trop misérablement.
Ah ! ne regrettez point les dangers de la terre,
Il vaut mieux dans son nid mourir tranquillement.



FABLE CLII.

LES DEUX VIEILLARDS.


Deux vieillards assis à l’ombrage
Devisoient sur plus d’un objet ;
Des nids d’oiseaux suspendus au feuillage
De leurs réflexions devinrent le sujet.
Pinsons, linottes, hirondelles,
Rossignols, fauvettes, moineaux,
À peine éclos,
Tous essayoient déjà leurs ailes,
Déjà vouloient courir les champs.
Un de nos vieux, qui les regardoit faire,
En soupirant disoit à son confrère :
Oh ! les cruels ! Oh ! les maudits enfans !

Qu’ils sont ingrats ! Ils vont quitter leur mère ;
Dans quelques jours un peu plus grands,
Ils oublîront les soins de leurs tendres parens ;
À quoi sert à ceux-ci d’avoir progéniture ?
L’ingratitude, hélas ! est donc dans la nature ?
Mais, dit l’autre vieillard ? chez tous les animaux
On agit comme ces oiseaux ;
L’un va chercher sa nourriture,
L’autre suit un mari, l’autre guette un amant.
Chacun y fuit les vieux en grandissant ;
Plaisir de liberté c’est tout ce que l’on aime.
Votre humeur sur ce point semble hors de saison :
Bien souvent parmi nous n’en fait-on pas de même ?
Et l’on vante pourtant son cœur et sa raison.
— Ah ! voilà le sujet de ma tristesse extrême :
Je suis père et faisois cette comparaison.



FABLE CLIII.

LA VACHE ET LE MULET.


Depuis du temps, seule en bon pâturage,
Une vache paissoit tranquille dans son coin ;
Un mulet quelquefois traversoit ce pacage :
Et pourquoi des troupeaux êtes-vous donc si loin,
Lui disoit-il un jour ? C’est une triste vie
D’être matin et soir sans nulle compagnie.
— Non, je connois le monde et sais bien m’en passer ;
Si tu le vois souvent tu pourras t’en lasser.
De ce troupeau nombreux rien ne sauroit me plaire :
Le cheval est fier, dédaigneux ;
Tous les moutons sont ennuyeux ;
L’âne est sot, et ne sait que braire

Qu’il soit ou chagrin, ou joyeux ;
Il faudroit l’assommer, s’il n’étoit nécessaire.
Le courageux taureau parfois est arrogant ;
Brusque, inconstante, et toujours ravageant,
La chèvre par sa pétulance
Excite mon impatience ;
Et le bœuf est triste et pesant.
La crainte de l’ennui me rend l’humeur sauvage,
Et rester seule aux champs me convient davantage.
Le mulet lui repart, et d’un air mécontent :
Chacun a ses défauts, n’avez-vous pas les vôtres ?
Adieu, plus d’entretien désormais avec moi :
Quand on méprise tant les autres,
Il est clair que l’on n’aime et n’estime que soi.



FABLE CLIV.

L’HIRONDELLE ET LA FAUVETTE.


Tu parles toujours contre moi,
Disoit une fauvette à la bonne hirondelle,
Et je voudrois savoir pourquoi ?
Il n’est entre nous deux ni procès, ni querelle,
Et pour toi mes défauts sont longue kirielle,
Un oiseau très-digne de foi
Vient encore de me le dire.
Le fourbe !… ah ! contre lui tournez votre courroux !
Ne vous voyant jamais, ne pensant point à vous,
Comment en pourrois-je médire ?
Allez, ma chère, allez, ceci doit vous instruire,
Que le méchant parle pour lui
Très souvent sous le nom d’autrui.


FABLE CLV.

LE CHEVAL, L’ÂNE ET LA VACHE.


Un pauvre âne égaré demandoit instamment,
Et d’une manière civile,
Au cheval qui le soir regagnoit son asile
Un abri sous son toit pour la nuit seulement :
Vous entendez, dit-il, gronder l’affreux orage ;
Je ne puis par ce temps connoître mon chemin :
L’aube du jour dissippant tout nuage,
Je partirai dès le matin,
Et rejoindrai maître et moulin.
Mais mon logis n’a pas un grand espace,
Repartit le coursier : ce n’est qu’en me gênant,
Et vous-même en vous fatigant
Que vous pourrez y trouver place.
D’ailleurs, du seigneur de ces lieux
Je redoute pour vous des traitemens fâcheux :
Il voit tout, il sait tout ; comment vous satisfaire ?
Vous n’aurez ni paille, ni grain,
Je n’ai que le pur nécessaire :
Quelle douleur pour moi, si vous mourriez de faim !
Une vache près d’eux alloit son petit train,
Écoutoit le coursier, devinoit sa pensée :
Viens, dit-elle au baudet, viens, mon ami, suis-moi :
Mauvaise nuit sera bientôt passée.
Je vais partager avec toi
Mon reste de pâture et ma courte litière :
Gêne dans son palais, repos dans mon réduit.

L’indifférent raisonne, délibère,
Le bon cœur tout d’un coup agit.


FABLE CLVI.

L’AIGLE ET L’HIRONDELLE.


Hélas ! dans le siècle où nous sommes,
On voit partout méchans et mauvais cœurs,
Chez la gent volatile, ainsi que chez les hommes !
Il est exception cependant à ces mœurs.
L’aigle, un jour, est blessé par le plomb des chasseurs
Et tombe au milieu d’un bocage ;
Tous les habitans du feuillage,
Croyant le roi défunt, viennent le visiter ;
Pour se venger de lui, chacun lui fait outrage,
Tous chantent à la fois pour se féliciter,
Jamais on n’entendit un si joyeux ramage :
Du foible c’est souvent le seul hymne en usage
À la mort
Du plus fort.
Une hirondelle bonne et sage
Dit à ses fils : Les oiseaux ont grand tort
De se livrer sur l’aigle à telle extravagance.
Gardons-nous de les imiter :
S’il est mort, c’est bassesse à nous de l’insulter ;
S’il vit encor c’est cruelle imprudence.
De ce juste raisonnement
Il résulta pour elle un sensible avantage.
Étourdi par le coup, blessé légèrement,
L’aigle, au bruit qu’on faisoit, reprit force et courage,
Distingua les pinsons, les merles, les moineaux,
Excepté l’hirondelle, enfin tous les oiseaux
Qui déjà becquetoient, arrachoient son plumage ;

De tout ce peuple il fit carnage
Pour se remettre en appétit ;
Mais aujourd’hui s’il passe auprès de l’hirondelle,
De peur de l’effrayer, il fuit à tire-d’aile,
Et respecte toujours son nid.



FABLE CLVII.

LE RENARD ET LE CHIEN.


Un renard cheminant rencontre un beau mâtin :
Viens, suis moi, lui dit-il, renonce à l’esclavage,
Chez ton maître jamais tu n’auras que du pain,
Et tourné comme toi, par ma foi, c’est dommage.
Pour la cour du lion laisse-là ton village :
Je peux par mon crédit t’y donner de l’emploi.
Nous y vivons heureux, et chacun y partage
Les profits de la guerre, et les faveurs du roi.
Il ne s’agit que de lui plaire ;
Je vais t’en dire le secret :
Sur ses défauts savoir se taire,
C’est d’abord sur ce point qu’il faut être discret ;
Louer le bien, le mal, être prêt à tout faire ;
Et, pour achever en deux mots,
Tâcher de l’amuser, et mentir à propos ;
Tu pourras obtenir alors un bon salaire,
Aspirer même à toute dignité.
Grand merci, dit le chien, j’aime la vérité,
Je la préfère aux biens de tel empire :
Il n’est point de félicité
Quand on peut craindre de la dire.



FABLE CLVIII.

LES TOURTEREAUX ET LE PINSON.


Un tourtereau très-vieux disoit à sa compagne,
Se promenant le soir sur les bords d’un ruisseau :
Je n’ai point de plaisir à voir cette campagne ;
Rien à présent n’est plus ni si bon, ni si beau.
Comme tout a changé ! cette onde n’est plus claire,
Les grains sont plus petits, ils sont moins savoureux ;
Les bois sont moins touffus, les oiseaux moins heureux ;
Dans la nature, hélas ! tout enfin dégénère :
Même le rossignol n’a plus, comme autrefois,
Sa douce et ravissante voix.
Je crois aussi, reprit la tourterelle,
Qu’on ne voit plus de tourtereau fidèle
Autant que toi,
Et qu’il n’est plus maintenant de femelle
Aussi constante, aussi tendre que moi.
Rien n’a changé que vous, laissez ce vieux langage,
Repart un jeune et gai pinson
Qui les entendoit du bocage ;
Croyez-moi, mes amis, quittez ce triste ton ;
Si vous étiez encor dans l’aimable saison
De la fraîche et belle jeunesse,
Tout vous sembleroit bien, vous verriez tout charmant :
C’est le dégoût de la vieillesse
Qui rend le monde différent.




FABLE CLIX.

LE JUGEMENT DU LOUP.


Détaché des plaisirs du monde,
(Car il étoit presque impotent)
Un loup, depuis six mois, vivoit dévotement
Dans une retraite profonde.
Rien ne reste secret : sa réputation
Fit tant de bruit dans le canton,
Que chacun vint le voir d’une lieue à la ronde,
Il joignoit à l’esprit un fort bon jugement
Et, de plus, longue expérience.
La nouveauté séduit, obtient la confiance ;
Et, chez les animaux, d’un léger différend
Ou d’un procès intéressant
Le véritable loup étoit pris pour arbitre.
S’il n’eût tout fait gratis, d’avocat consultant
Il auroit pu prendre le titre.
Jeune renard de la cour du lion,
Renard ayant encor son innocence,
Accourt lui proposer un cas de conscience,
De ta sagesse le renom
M’engage, lui dit-il, ô respectable hermite,
À venir dans ces lieux admirer ton mérite,
Et chercher tes conseils sur un fait important
Le roi, mon maître, a pour son intendant
Le plus grand fripon de la terre :
Il pille, il vole impunément ;
Chaque troupeau s’en plaint, gémit, se désespère.
Dois-je en sujet fidèle, en instruire le roi ?

Du scélérat je suis pourtant confrère ;
Il est renard ainsi que moi ;
Mais je me fais enfin scrupule de me taire.
On pourra suspecter ma foi,
Ce ministre est fort vieux et j’aurai son emploi,
J’ai mon brevet de survivance.
Le nouveau Salomon lui dit : Ce que je pense
Conciliera ton honneur et la loi.
Puisque sa vieillesse est extrême,
Tu vas le remplacer et peut-être aujourd’hui ;
Garde en ce cas le silence sur lui,
Et tout scrupule pour toi-même.



FABLE CLX.

LA COLOMBE ET LE RAMIER.


D’une colombe trop constante
Pour des ingrats échappés de son sein,
Jeune ramier railloit l’autre matin :
Laissez, lui disoit-il, cette mine dolente,
Ces longs soupirs, cette voix gémissante.
Si votre époux et vos enfans
Dont vous étiez jadis aimée,
Depuis trois mois vous ont abandonnée,
Si tout cela vous fuit et court les champs,
Faut-il que de regrets vous mouriez consumée ?
Je veux changer votre destin :
Écoutez mes conseils, bannissez le chagrin,
Allez de-çà, de-là, menez joyeuse vie.
Volage et sans liens, je suis toujours heureux ;
Imitez mon exemple enfin, ma chère amie :

De moi je fais ce que je veux,
J’aime ou je hais, selon ma fantaisie.
Ton sort pour moi, dit-elle, est peu digne d’envie ;
Car, malgré les tourmens qu’un bon cœur fait souffrir ;
Je rends grâces au ciel de ne pouvoir haïr.



FABLE CLXI.

LE LABOUREUR ET SES BŒUFS.


Un laboureur aimoit bien tendrement ses bœufs ;
Ils étoient doux et vigoureux,
Et constamment toute l’année
Travailloient sans se rebuter.
Pour abréger sa pénible journée,
Leur maître, en les guidant, s’amusoit à chanter ;
Quelquefois, n’ayant qu’eux pour toute compagnie,
Il jasoit de bonne amitié.
Oui, leur dit-il un jour, de vous j’aurai pitié,
Je prendrai soin de vous le temps de votre vie :
J’en atteste les cieux ! Courage, mes enfans,
Défrichez cette terre, et cultivez ces champs,
Vous jouirez de ma reconnoissance,
Au plus tard dans cinq ou six ans.
De ces riches humains, de leur intempérance,
Vous n’avez rien à redouter ;
Et toujours vous pourrez goûter.
À loisir la paix et l’aisance.
L’intérêt personnel ouvre bientôt l’esprit,
C’est la meilleure clef d’une langue étrangère ;
Le couple, en sillonnant, sans peine l’entendit :
Et, qui plus est, lui répondit

Qu’il acceptoit le terme et le salaire.
Ces bœufs ont plus d’ardeur, contens de leur marché.
On les voit dans la plaine au lever de l’aurore ;
Le soir on les y trouve encore
Long-temps après que Phébus est couché.
À quoi l’espoir du bonheur les engage !
Ils devoient en mourir ; mais tout alla si bien,
Que leur maître qui n’avoit rien
Devint en peu de temps un vrai coq de village.
Le terme arrive enfin, il songe à son serment,
Des rustiques fardeaux et vîte il les dégage,
Et puis d’un air reconnoissant
Les fait rois de son pâturage.
Ayant tout à souhait, fraîcheur, sommeil, ombrage,
Bientôt, pour leur malheur, les voilà gras à lard.
Le maître étant près d’eux, passe un nommé Richard,
Gros marchand de bétail ; il approche, il admire
De ces deux animaux la force et l’embonpoint :
Les désirant beaucoup il ne marchande point,
Et pour qu’ils soient à lui, bientôt il fait reluire
Aux yeux du villageois cent écus bien comptés ;
Le cruel y consent s’il les touche sur l’heure ;
Puis en veut vingt de plus, ils y sont ajoutés ;
Et nos vieux serviteurs vont quitter leur demeure.
Camarade, dit l’un, nous allons au trépas ;
Voilà le prix de nos prouesses !
L’ingrat par nos efforts a connu les appas
De ces dangereuses richesses,
Depuis qu’avec le soc il ne suit plus nos pas.
Je m’étois défié toujours de ses largesses :
Je n’osois t’en parler, j’engraissois en tremblant.
Ah ! j’avois deviné qu’à l’aspect de l’argent
L’homme oublîroit amis, services et promesses.


FABLE CLXII.

LE MILAN ET LES MOINEAUX.


Jeunes moineaux s’aimoient avec ardeur ;
Ils goûtoient depuis peu les douceurs du ménage.
Couple qui se chérit est heureux sous l’ombrage :
C’est là qu’ils gazouilloient, jasoient sur leur bonheur.
Un milan auprès d’eux, à l’abri du branchage,
Bien caché, les voyoit vivement caqueter,
Et puis battre de l’aile, et puis se becqueter :
L’amour ne pense guères aux dangers du bocage.
Quoi ! leur dit le milan, écartant le feuillage,
J’avois placé tous les moineaux
Dans le nombre des bons oiseaux,
Et vous vous disputez et vous battez sans cesse !
— Ô ciel ! nos coups de becs n’expriment que tendresse,
Ils ont pour nous les plus touchans appas :
Malheur au triste oiseau qui ne connoîtroit pas
Des sensibles époux la plus douce caresse !
— Vous vous battiez ? je l’ai vu clairement :
Tremblez, car j’ai fait le serment
Et de chercher et de détruire
Tout oiseau qui seroit méchant.
Sa serre se déploie, et le couple innocent
N’a plus, hélas ! que le temps de lui dire :
Le bien est mal pour celui qui veut nuire.




FABLE CLXIII.

LE RAT, LE CHAT ET L’ARAIGNÉE.


Pourquoi dans ce grenier établir ton ménage,
Quand tu peux habiter le jardin ou la cour ?
Disoit à l’araignée un vieux rat l’autre jour :
Et puis à quoi sert ton ouvrage
Dont tu fais à toute heure un maudit étalage ?
Tous logemens, dit-elle, me sont bons.
La toile que tu vois fera grand bien au monde :
Souvent elle prendra cousins et moucherons
Qui dans l’air, près de moi, partout faisant la ronde
Piquent chacun en se jouant ;
Je rends service en les mangeant ;
Mais, toi, tu ne fais pas de même,
Tu ne saurois parler de ton utilité.
— Que dis-tu donc ? avec un soin extrême
Je mange de ces blés le grain noir et gâté ;
En allégeant ce tas énorme
Je chasse un vil insecte appelé charançon,
Plus dangereux cent fois qu’un chétif moucheron
Qui ne cause aucun tort à l’homme.
Si mes amis, tous mes enfans et moi,
Ne vivions au grenier, il fondroit, par ma foi :
Au seigneur de ces lieux je rends donc bon office.
Le chat par quelques trous écoutoit leur débat ;
Il arrive, et jetant ses griffes sur le rat :
De tes larcins je vais faire justice ;

C’est en t’étranglant, scélérat,
Qu’à mon maître je rends véritable service.
Quoi ! jusqu’aux animaux, disoit-il, aujourd’hui
Couvrent leurs intérêts de l’intérêt d’autrui !



FABLE CLXIV.

LE SEIGNEUR ET LES PAYSANS.


Le seigneur d’une terre à maints et maints arpens
Crioit misère un jour devant des paysans.
Les bleds, leur disoit-il, sont affreux cette année,
Des fruits pas un, voyez mes espaliers,
Non loin de ces canaux, ma vigne est inondée,
Même en quelques endroits presque déracinée.
Rien à garder dans mes greniers,
Rien à vendre dans mes celliers,
Pour le coup me voila ruiné sans ressource.
J’aurai de quoi boire et manger, vraiment,
Mais de ces fonds qui ne fait pas d’argent
À la douleur de voir tarir sa bourse.
Si ce que vous cueillez suffit à vos besoins,
Lui répond l’infortuné Blaise,
Vous serez, monseigneur, toujours fort à votre aise.
Eh ! pourquoi donc tant de soucis, de soins ?
Oh ! chacun de nous, pauvre hère,
De la bonté des cieux attend le nécessaire,
Pain noir, simple habit, rien de plus.
Vous me rendez service, ainsi qu’à Jean et Pierre,
Quand vous craignez, tremblez pour des biens superflus :
Nous allons tous revoir gaîment notre chaumière ;
Tourment de la richesse adoucit la misère.


FABLE CLXV.

LA POULE ET LE CHAT.


On élevoit dans la même cuisine
Et poule et chat, et l’on devine
Qu’à tout moment c’étoit nouveau débat.
Coups de bec enlevoient la fourrure du chat ;
Par coups de griffe aussi, poule étoit maltraitée,
Et plus d’un glorieux combat
Rendit la scène ensanglantée.
Enfin leur vacarme finit :
Un simple événement termina cette guerre.
Heureux qui n’en verroit nulle autre sur la terre !
La belliqueuse poule, un certain jour, pondit :
Mais bien modestement, loin des yeux du vulgaire,
Très-loin de la maison, dans un étroit réduit
Où ne pouvoient entrer ni servante, ni maître,
Ah ! l’œil perçant du méchant et du traître
Découvre tout. Le chat trouve le nid,
Prend son temps, et des œufs fait bientôt son profit.
Il guettoit, écoutoit ce chant, ces cris de joie
Qui décèlent toujours un utile produit,
Et qui de ce fripon fut bien long-temps la proie.
Trouvant son déjeuner si bon,
À poulette craignant de nuire,
Avec elle il change de ton.
Il renfonce sa griffe, il a peur de détruire
Cette œuvre du matin qu’attend son appétit.
Se battre et pondre, oh ! c’étoit trop d’ouvrage.
L’hypocrite jura la paix dans le ménage ;

Ne se doutant de rien la poule y consentit.
Toujours dans le monde où nous sommes
L’intérêt seul rapproche, ou désunit,
Et les animaux et les hommes.



FABLE CLXVI.

LE RICHE ET LE PAUVRE.


Un riche avare écoutoit froidement
Un pauvre laboureur exprimant sa misère,
Sans murmurer contre son dénûment.
Impôts, grêle, corvée, ouvrages sans salaire,
Tous les malheurs enfin l’avoient fait mendiant ;
Mais dans son corps flétri logeoit une âme fière.
Oh ! c’est trop fort, dira certain lecteur !
Donner une âme fière au rustre laboureur,
C’est bien choquer la vraisemblance.
Non, non, celui qui sait supporter l’indigence.
Bénir les cieux dans la calamité,
Repousser avec fermeté
De l’opulent l’injustice ou l’offense,
De l’homme a conservé toute la dignité :
Mais revenons au fait en diligence,
Mon homme demandoit, et bien timidement,
Quelques secours pour lui, ses enfans et sa mère.
Et pourquoi des enfans ? un gueux n’en doit pas faire,
Répliqua d’un ton méprisant
Le financier au cœur de pierre ;
Vous autres criailleurs, cachez sous vos haillons
Souvent des fainéans, plus souvent des fripons.

Travaillez, travaillez ; vîte, qu’on se retire.
Moi, travailler, bon dieu ! de foiblesse j’expire.
Je suis un malheureux et non pas un coquin ;
Mais quand je le serois, hélas ! mourant de faim,
Vos dons auroient leur prix, l’aumône est toujours bonne ;
Et puis sachez, monsieur, que le riche inhumain
Qui se permet l’injure, en refusant du pain,
N’a plus le droit de mépriser personne.



FABLE CLXVII.

L’AGNEAU ET SA MÈRE.


Que les humains sont doux et bons,
Disoit un jeune agneau causant avec sa mère !
Car c’est l’homme à qui nous devons
Tous les biens dont nous jouissons,
Ombrage, serpolet, bruyère,
Et l’herbe fine des gazons.
Il écarte, il détruit les joncs
Qui troublent le ruisseau dont l’eau nous désaltère ;
Il apprit à ses chiens à nous garder des loups ;
Dès l’aurore il veille sur nous,
Et sous le toit de sa chaumière,
Vers le déclin du jour, lorsque nous revenons,
Pour reposer ses chers moutons,
Il étend avec soin la plus fraîche fougère :
Puis, quand l’été brûlant viendra nous tourmenter,
Sa bienfaisante main daignera nous ôter
La toison qui nous pèse et qui nous embarrasse.
— Pauvre innocent, lui répond la brebis !

Dans ma jeunesse, je chéris
Ainsi que toi l’humaine race :
Mais j’ai connu le monde en vieillissant,
Et l’homme que j’aimois, je le crains maintenant.
De lui, comme des loups, redoutons la présence ;
Apprends que le cruel m’enleva trois petits ;
Il me les arracha dès leur plus tendre enfance,
Sans être touché de mes cris.
Qu’on lui doit rarement de la reconnoissance !
Notre toison se file, et sert à le vêtir :
Voilà pourquoi sa main nous en dégage.
Il double le profit qui doit en revenir ;
En mettant ses troupeaux dans un gras pâturage,
Si leur lait suffisoit encor à le nourrir !…
Mais je tremble toujours que le boucher ne vienne.
Je t’instruis de ton sort, mon fils, en gémissant :
Oui, de la dent des loups, si l’homme nous défend,
C’est qu’il nous garde pour la sienne.



FABLE CLXVIII.

MÉTÉ[10] OU LE ROI TARTARE.


Dans un canton de Tartarie,
Pays de la superbe Asie,
Mété règnoit en souverain,
Grand héros, juste et bon et surtout très-humain.
Satisfait du bel héritage

Qu’il avoit eu de ses ayeux,
Sensible autant qu’il étoit sage,
Il ne voyoit pour lui d’autre avantage.
Que de rendre son peuple heureux.
De ceux qui l’attaquoient il savoit se défendre :
Mais sa clémence et ses nombreux succès
Obligeoient l’ennemi de ne rien entreprendre
Contre ce roi l’amour de ses sujets.
Un kan las de la paix, comme lui de la guerre,
Pour la renouveler imagine un moyen,
Bizarre, extravagant, mais qu’il croit nécessaire
Pour troubler le repos de ce bon souverain,
Qui de le conserver faisoit sa grande affaire.
Il demande à Mété le cheval le plus beau
De sa magnifique écurie :
Que mon ambassadeur m’amène ce cadeau,
Écrivoit-il, sans tarder je vous prie.
Toute la cour représente à Mété
Que pareille ambassade est une hostilité.
Un cheval, repond-il, fût-il de l’Arabie,
Ne peut valoir la paix dont jouit la patrie :
Le coursier partira, plus de réflexion.
Tout bas les courtisans blâment son action.
À quelque temps de là le kan a l’insolence
D’exiger de ce roi nouvelle complaisance.
Envoyez-moi, dit-il, par mon ambassadeur,
De tout votre sérail la femme la plus belle,
Et, s’il en est, douce et fidelle ;
J’attends de ce présent et plaisir et bonheur.

On s’étonne, on s’émeut, aux armes chacun crie !…
Non, dit Mété, je cède à cette fantaisie.
Une femme de moins ne me fait pas grand tort.
La paix certainement vaut bien mieux qu’une femme ;
Ce bel objet donné ne change point mon sort.
J’ai toujours ri de l’amoureuse flamme
Qui fit battre dix ans les plus fameux héros ;
Jamais maîtresse ici n’eût causé tant de maux.
La princesse partit dans un riche équipage,
Et d’un air très-joyeux entreprit son voyage ;
Ce sexe aime à changer, et même d’esclavage.
Sur ces précieux dons le kan réfléchissoit,
Et se disoit,
Je ne puis les devoir qu’à stupide foiblesse,
Ou bien à l’extrême détresse.
Or, poussons ce monarque à bout :
Sans guerroyer j’obtiendrai tout.
Un mois après l’envoi de la princesse,
Par une lettre écrite au souverain
Le kan veut qu’il lui cède, et dès le lendemain,
La moitié de son territoire.
Oh ! oh ! dit vivement le roi,
Maintenant il y va de l’honneur de ma gloire.
Femme et cheval étoient à moi
Je pus en disposer sans nuire à la patrie :
Mais ce pays étant le bien de mes sujets,
Ah ! je le dois défendre au péril de ma vie.
Dès cet instant je romps la paix ;
Que tout ici se prépare à la guerre.
Marchons, marchons, contre cet arrogant,
Et la victoire, amis, ne nous coûtera guère,
Toujours le lâche est insolent.
Il avoit bien raison : il trouve en arrivant

Le kan, ses généraux, à table dans l’ivresse ;
Le dépouiller de tout est l’œuvre du moment.
Mais par pitié ce roi lui laisse
Une maison, quelques champs, des jardins ;
Et pour dissiper ses chagrins
Et le cheval et la princesse.


FIN DES FABLES ET DU PREMIER VOLUME.
  1. Fameux tribunal d’Athènes ; il condamna à la mort un enfant qui avoit crevé les yeux d’une caille, parce que cette action anonçoit un caractère cruel.
  2. Aurengzeb, célèbre par sa puissance, qu’il dut à sa fourberie et aux nombreuses et sanglantes victoires qu’il remporta sur toute sa famille : il est le fondateur de l’empire du Mogol. Voyez l’Histoire orientale.
  3. Hymette, montagne de la Grèce où se recueilloit le meilleur miel.
  4. Célèbre brodeuse. Elle eut l’audace de disputer d’adresse avec Minerve, qui, pour l’en punir, la changea en araignée.
  5. Alcithoé, pour avoir méprisé les fêtes de Bacchus, fut métamorphosée en chauve-souris.
  6. Nom de la chèvre qui nourrit Jupiter.
  7. Confucius, législateur des Chinois.
  8. Cadisje ou Cadisja, riche veuve, tira Mahomet de la misère en l’épousant. Quoique plus âgée que lui, il la préféra toujours à ses autres femmes. Lorsqu’elle mourut, pour mieux conserver le souvenir de celle qu’il avoit tant chérie, il voulut qu’elle fût enterrée sous le lit où il couchoit.
  9. Ville de Thessalie.
  10. Ce Mété que les Huns prétendent avoir été le fondateur de leur monarchie, a été revendiqué, à juste titre, par les Tartares, comme étant un des plus grands héros de leur nation, et le meilleur de leurs rois. Voyez l’histoire orientale.