Œuvres choisies de Charles Perrault, édition 1826/Contes de ma mère l’Oye/Peau-d’Âne (en vers)
CONTES EN VERS.
PEAU-D’ÂNE.
Il est des gens, de qui l’esprit guindé,
Sous un front jamais déridé,
Ne souffre, n’approuve et n’estime
Que le pompeux et le sublime.
Pour moi, j’ose poser en fait,
Qu’en de certains momens l’esprit le plus parfait
Peut aimer, sans rougir, jusqu’aux marionnettes,
Et qu’il est des tems et des lieux
Où le grave et le sérieux
Ne valent pas d’agréables sornettes.
Pourquoi faut-il s’émerveiller
Que la raison la mieux sensée,
Lasse souvent de trop veiller,
Par des contes d’ogre[1] et de fée,
Ingénieusement bercée,
Prenne plaisir à sommeiller ?
Sans craindre donc qu’on me condamne
De mal employer mon loisir,
Je vais, pour contenter votre juste désir,
Vous raconter au long l’histoire de Peau-d’Âne.
Il était une fois un roi,
Le plus grand qui fût sur la terre,
Aimable en paix, terrible en guerre,
Seul enfin comparable à soi.
Ses voisins le craignaient, ses états étaient calmes,
Et l’on voyait de toutes parts
Fleurir à l’ombre de ses palmes
Et les vertus et les beaux-arts.
Son aimable moitié, sa compagne fidèle,
Était si charmante et si belle,
Avait l’esprit si commode et si doux,
Qu’il était encore avec elle
Moins heureux roi qu’heureux époux.
De leur tendre et chaste hyménée,
Plein de douceur et d’agrément,
Avec tant de vertus une fille était née,
Qu’ils se consolaient aisément
De n’avoir pas de plus ample lignée.
Dans son vaste et riche palais
Ce n’était que magnificence ;
Partout y fourmillait une vive abondance
De courtisans et de valets.
Il avait dans son écurie
Grands et petits chevaux de toutes les façons,
Couverts de beaux caparaçons
Roides d’or et de broderie ;
Mais ce qui surprenait tout le monde en entrant,
C’est qu’au lieu le plus apparent,
Un maître âne étalait ses deux grandes oreilles.
Cette injustice vous surprend ;
Mais lorsque vous saurez ses vertus nonpareilles,
Vous ne trouverez pas que l’honneur fût trop grand.
Tel et si net le forma la nature,
Qu’il ne faisait jamais d’ordure,
Mais bien beaux écus au soleil,
Et louis de valeur première,
Qu’on allait recueillir sur la blonde litière,
Tous les matins à son réveil.
Or, le ciel qui parfois se lasse
De rendre les hommes contens,
Qui toujours à ses biens mêle quelque disgrâce
Ainsi que la pluie au beau tems,
Permit qu’une âpre maladie
Tout-à-coup de la reine attaquât les beaux jours ;
Partout on cherche du secours ;
Mais ni la faculté, qui le grec étudie,
Ni les charlatans ayant cours,
Ne purent tous ensemble arrêter l’incendie
Que la fièvre allumait en s’augmentant toujours.
Arrivée à sa dernière heure,
Elle dit au roi son époux :
Trouvez bon qu’avant que je meure
J’exige une chose de vous ;
C’est que s’il vous prenait envie
De vous remarier quand je n’y serai plus…
Ah ! dit le roi, ces soins sont superflus,
Je n’y songerai de ma vie,
Soyez en repos là-dessus.
Je le crois bien, reprit la reine,
Si j’en prends à témoin votre amour véhément ;
Mais, pour m’en rendre plus certaine,
Je veux avoir votre serment,
Adouci toutefois par ce tempérament,
Que si vous rencontrez une femme plus belle,
Mieux faite et plus sage que moi,
Vous pourrez franchement lui donner votre foi,
Et vous marier avec elle…
Sa confiance en ses attraits
Lui faisait regarder une telle promesse,
Comme un serment surpris avec adresse,
De ne se marier jamais.
Le prince jura donc, les yeux baignés de larmes,
Tout ce que la reine voulut.
La reine entre ses bras mourut ;
Et jamais un mari ne fit tant de vacarmes.
À l’ouïr sanglotter et les nuits et les jours,
On jugea que son deuil ne lui durerait guère,
Et qu’il pleurait ses défuntes amours
Comme un homme pressé qui veut sortir d’affaire.
On ne se trompa point. Au bout de quelques mois
Il voulut procéder à faire un nouveau choix :
Mais ce n’était pas chose aisée ;
Il fallait garder son serment,
Et que la nouvelle épousée
Eût plus d’attraits et d’agrément
Que celle qu’on venait de mettre au monument.
Ni la cour, en beautés fertile,
Ni la campagne, ni la ville,
Ni les royaumes d’alentour,
Dont on alla faire le tour,
N’en purent fournir une telle ;
L’infante seule était plus belle,
Et possédait certains tendres appas
Que la défunte n’avait pas.
Le roi le remarqua lui-même ;
Et, brûlant d’un amour extrême,
Alla follement s’aviser
Que par cette raison il devait l’épouser ;
Il trouva même un casuiste
Qui jugea que le cas se pouvait proposer.
Mais la jeune princesse, triste
D’ouïr parler d’un tel amour,
Se lamentait et pleurait nuit et jour.
De mille chagrins l’ame pleine,
Elle alla trouver sa marraine,
Loin dans une grotte à l’écart,
De nacre et de corail richement étoffée ;
C’était une admirable fée,
Qui n’eut jamais de pareille en son art.
Il n’est pas besoin qu’on vous die
Ce qu’était une fée en ces bienheureux tems,
Car je suis sûr que votre mie
Vous l’aura dit dès vos plus jeunes ans.
Je sais, dit-elle, en voyant la princesse,
Ce qui vous fait venir ici,
Je sais de votre cœur la profonde tristesse ;
Mais avec moi n’ayez plus de souci :
Il n’est rien qui vous puisse nuire,
Pourvu qu’à mes conseils vous vous laissiez conduire.
Votre père, il est vrai, voudrait vous épouser :
Écouter sa folle demande
Serait une faute bien grande ;
Mais, sans le contredire, on le peut refuser.
Ainsi, dites-lui qu’il vous donne,
Pour rendre vos désirs contens,
Avant qu’à son amour votre cœur s’abandonne,
Une robe qui soit de la couleur du tems.
Malgré tout son pouvoir et toute sa richesse,
Quoique le ciel en tout favorise ses vœux,
Il ne pourra jamais accomplir sa promesse.
Aussitôt la jeune princesse
L’alla dire en tremblant à son père amoureux,
Qui dans le moment fit entendre
Aux tailleurs les plus importans,
Que s’ils ne lui faisaient, sans le trop faire attendre,
Une robe qui fût de la couleur du tems,
Ils pouvaient s’assurer qu’il les ferait tous pendre.
Le second jour ne luisait pas encor,
Qu’on apporta la robe désirée ;
Le plus beau bleu de l’empirée
N’est pas, lorsqu’il est ceint d’un beau nuage d’or,
D’une couleur plus azurée.
De joie et de douleur l’infante pénétrée,
Ne sait que dire, ni comment
Se dérober à son engagement.
Princesse, demandez-en une,
Lui dit sa marraine tout bas,
Qui, plus brillante et moins commune,
Soit de la couleur de la lune ;
Il ne vous la donnera pas.
À peine la princesse en eut fait la demande,
Que le roi dit à son brodeur :
Que l’astre de la nuit n’ait pas plus de splendeur,
Et que dans quatre jours, sans faute, on me la rende.
Le riche habillement fut fait au jour marqué,
Tel que le roi s’en était expliqué.
Dans les cieux où la nuit a déployé ses voiles,
La lune est moins pompeuse en sa robe d’argent,
Lors même qu’au milieu de son cours diligent
Sa plus vive clarté fait pâlir les étoiles.
La princesse, admirant ce merveilleux habit,
Était à consentir presque délibérée ;
Mais, par sa marraine inspirée,
Au prince amoureux elle dit :
Je ne saurais être contente
Que je n’aie une robe encore plus brillante,
Et de la couleur du soleil.
Le prince, qui l’aimait d’un amour sans pareil,
Fit venir aussitôt un riche lapidaire,
Et lui commanda de la faire
D’un superbe tissu d’or et de diamans,
Disant que s’il manquait à le bien satisfaire,
Il le ferait mourir au milieu des tourmens.
Le prince fut exempt de s’en donner la peine ;
Car l’ouvrier industrieux,
Avant la fin de la semaine,
Fit apporter l’ouvrage précieux,
Si beau, si vif, si radieux,
Que le blond amant de Climène,
Lorsque sous la voûte des cieux,
Dans son char d’or il se promène,
D’un plus brillant éclat n’éblouit pas les yeux.
L’infante, que ces dons achèvent de confondre,
À son père, à son roi ne sait plus que répondre.
Sa marraine aussitôt la prenant par la main ;
Il ne faut pas, lui dit-elle à l’oreille,
Demeurer en si beau chemin.
Est-ce une si grande merveille
Que tous ces dons que vous en recevez,
Tant qu’il aura l’âne que vous savez,
Qui d’écus d’or sans cesse emplit sa bourse ?
Demandez-lui la peau de ce rare animal ;
Comme il est toute sa ressource,
Vous ne l’obtiendrez pas, ou je raisonne mal.
Cette fée était bien savante,
Et cependant elle ignorait encor
Que l’amour violent, pourvu qu’on le contente,
Compte pour rien l’argent et l’or.
La peau fut galamment aussitôt accordée
Que l’infante l’eut demandée ;
Cette peau, quand on l’apporta,
Terriblement l’épouvanta,
Et la fit de son sort amèrement se plaindre.
Sa marraine survint, et lui représenta
Que quand on fait le bien on ne doit jamais craindre ;
Qu’il faut laisser penser au roi
Qu’elle est tout-à-fait disposée
À subir avec lui la conjugale loi ;
Mais qu’au même moment, seule et bien déguisée,
Il faut qu’elle s’en aille en quelqu’état lointain,
Pour éviter un mal si proche et si certain.
Voici, poursuivit-elle, une grande cassette
Où nous mettrons tous vos habits,
Votre miroir, votre toilette,
Vos diamans et vos rubis.
Je vous donne encor ma baguette,
En la tenant en votre main,
La cassette suivra votre même chemin,
Toujours sous la terre cachée ;
Et lorsque vous voudrez l’ouvrir,
À peine mon bâton la terre aura touchée,
Qu’aussitôt à vos yeux elle viendra s’offrir.
Pour vous rendre méconnaissable,
La dépouille de l’âne est un masque admirable :
Cachez-vous bien dans cette peau ;
On ne croira jamais, tant elle est effroyable,
Qu’elle renferme rien de beau.
La princesse, ainsi travestie,
De chez la sage fée à peine fut sortie
Pendant la fraîcheur du matin,
Que le prince, qui pour la fête
De son heureux hymen s’apprête,
Apprend, tout effrayé, son funeste destin.
Il n’est point de maison, de chemin, d’avenue,
Qu’on ne parcoure promptement ;
Mais on s’agite vainement,
On ne peut deviner ce qu’elle est devenue.
Partout se répandit un triste et noir chagrin ;
Plus de noces, plus de festin,
Plus de tartes, plus de dragées :
Les dames de la cour, toutes découragées,
N’en dînèrent point la plupart ;
Mais du curé, surtout, la tristesse fut grande,
Car il en déjeûna fort tard,
Et, qui pis est, n’eut point d’offrande.
L’infante cependant poursuivait son chemin,
Le visage couvert d’une vilaine crasse ;
À tout passant elle tendait la main,
Et tâchait, pour servir, de trouver une place ;
Mais les moins délicats et les plus malheureux,
La voyant si maussade et si pleine d’ordure,
Ne voulaient écouter ni retirer chez eux
Une si sale créature.
Elle alla donc bien loin, bien loin, encor plus loin.
Enfin elle arriva dans une métairie,
Où la fermière avait besoin
D’une souillon dont l’industrie
Allât jusqu’à savoir bien laver des torchons
Et nettoyer l’auge aux cochons.
On la mit dans un coin au fond de la cuisine,
Où les valets, insolente vermine,
Ne faisaient que la tirailler,
La contredire et la railler :
Ils ne savaient quelle pièce lui faire,
La harcelant à tout propos ;
Elle était la butte ordinaire
De tous leurs quolibets et de tous leurs bons mots.
Elle avait le dimanche un peu plus de repos ;
Car, ayant du matin fait sa petite affaire,
Elle entrait dans sa chambre, et tenant son huis clos,
Elle se décrassait, puis ouvrait sa cassette,
Mettait proprement sa toilette,
Rangeait dessus ses petits pots
Devant son grand miroir : contente et satisfaite,
De la lune tantôt la robe elle mettait,
Tantôt celle où le feu du soleil éclatait,
Tantôt la belle robe bleue
Que tout l’azur des cieux ne saurait égaler,
Avec ce chagrin seul que leur traînante queue
Sur le plancher trop court ne pouvait s’étaler.
Elle aimait à se voir jeune, vermeille et blanche,
El plus blanche cent fois que nulle autre n’était.
Ce doux plaisir la substantait,
Et la menait jusqu’à l’autre dimanche.
J’oubliais de dire en passant,
Qu’en cette grande métairie,
D’un roi magnifique et puissant
Se faisait la ménagerie ;
Que là, poules de Barbarie,
Râles, pintades, cormorans,
Oiseaux musqués, canepetières,
Et mille autres oiseaux de diverses manières,
Entre eux presque tous différens,
Remplissaient à l’envi dix cours toutes entières.
Le fils du roi, dans ce charmant séjour
Venait souvent, au retour de la chasse,
Se reposer, boire à la glace
Avec les seigneurs de sa cour.
Tel ne fut point le beau Céphale ;
Son air était royal, sa mine martiale,
Propre à faire trembler les plus fiers bataillons.
Peau-d’Âne de fort loin le vit avec tendresse,
Et reconnut, par cette hardiesse,
Que sous sa crasse et ses haillons,
Elle gardait le cœur d’une princesse.
Qu’il a l’air grand, quoiqu’il l’ait négligé !
Qu’il est aimable, disait-elle,
Et que bienheureuse est la belle
À qui son cœur est engagé !
D’une robe de rien s’il m’avait honorée,
Je m’en trouverais plus parée
Que de toutes celles que j’ai.
Un jour le jeune prince errant à l’aventure,
De basse-cour en basse-cour,
Passa dans une allée obscure,
Où de Peau-d’Âne était l’humble séjour.
Par hasard il mit l’œil au trou de la serrure.
Comme il était fête ce jour,
Elle avait pris une riche parure,
Et ses superbes vêtemens,
Qui, tissus de fin or et de gros diamans,
Égalaient du soleil la clarté la plus pure.
Le prince, au gré de son désir,
La contemple et ne peut qu’à peine,
En la voyant, reprendre haleine,
Tant il est comblé de plaisir.
Quels que soient ses habits, la beauté du visage,
Son beau tour, sa vive blancheur,
Ses traits fins, sa jeune fraîcheur,
Le touchent cent fois davantage ;
Mais un certain air de grandeur,
Plus encore une sage et modeste pudeur,
Des beautés de son ame assuré témoignage,
S’emparèrent de tout son cœur.
Trois fois, dans la chaleur du feu qui le transporte,
Il voulut enfoncer la porte ;
Mais croyant voir une divinité,
Trois fois par le respect son bras fut arrêté.
Dans le palais, pensif, il se retire ;
Et là, nuit et jour il soupire :
Il ne veut plus aller au bal,
Quoiqu’on soit dans le carnaval.
Il hait la chasse, il hait la comédie ;
Il n’a plus d’appétit, tout lui fait mal au cœur ;
Et le fond de sa maladie
Est une triste et mortelle langueur.
Il s’enquit quelle était cette nymphe admirable
Qui demeurait dans une basse-cour,
Au fond d’une allée effroyable,
Où l’on ne voit goutte en plein jour.
C’est, lui dit-on, Peau-d’Âne, en rien nymphe ni belle,
Et que Peau-d’Âne l’on appelle,
À cause de la peau qu’elle met sur son cou.
De l’amour c’est le vrai remède,
La bête en un mot la plus laide
Qu’on puisse voir après le loup.
On a beau dire, il ne saurait le croire ;
Les traits que l’amour a tracés,
Toujours présens à sa mémoire,
N’en seront jamais effacés.
Cependant la reine sa mère,
Qui n’a que lui d’enfant, pleure et se désespère :
De déclarer son mal elle le presse en vain ;
Il gémit, il pleure, il soupire :
Il ne dit rien, si ce n’est qu’il désire
Que Peau-d’Âne lui fasse un gâteau de sa main ;
Et la mère ne sait ce que son fils veut dire.
Ô ciel ! madame, lui dit-on.
Cette Peau-d’Âne est une noire taupe,
Plus vilaine encor et plus gaupe
Que le plus sale marmiton.
N’importe, dit la reine, il faut le satisfaire,
Et c’est à cela seul que nous devons songer :
Il aurait eu de l’or, tant l’aimait cette mère,
S’il en avait voulu manger.
Peau-d’Âne donc prend sa farine
(Qu’elle avait fait bluter exprès,
Pour rendre sa pâte plus fine),
Son sel, son beurre et ses œufs frais ;
Et pour bien faire sa galette,
S’enferme seule en sa chambrette.
D’abord elle se décrassa
Les mains, les bras et le visage,
Et prit un corps d’argent, que vite elle laça,
Pour dignement faire l’ouvrage
Qu’aussitôt elle commença.
On dit qu’en travaillant un peu trop à la hâte,
De son doigt par hasard il tomba dans la pâte
Un de ses anneaux de grand prix ;
Mais ceux qu’on tient savoir le fin de cette histoire,
Assurent que par elle exprès il y fut mis ;
Et, pour moi, franchement je l’oserais bien croire,
Fort sûr que, quand le prince à sa porte aborda,
Et par le trou la regarda,
Elle s’en était aperçue.
Sur ce point la femme est si drue,
Et son œil va si promptement,
Qu’on ne peut la voir un moment
Qu’elle ne sache qu’on l’a vue.
Je suis bien sûr encor, et j’en ferais serment,
Qu’elle ne douta point que de son jeune amant
La bague ne fût bien reçue.
On ne pétrit jamais un si friand morceau,
Et le prince trouva la galette si bonne,
Qu’il ne s’en fallut rien que d’une faim gloutonne
Il n’avalât aussi l’anneau.
Quand il en vit l’émeraude admirable,
Qu’il vit du jonc le cercle étroit,
Qui marquait la forme du doigt,
Son cœur en fut touché d’une joie incroyable :
Sous son chevet il le mit à l’instant ;
Et son mal toujours augmentant,
Les médecins, sages d’expérience,
En le voyant maigrir de jour en jour,
Jugèrent tous, par leur grande science,
Qu’il était malade d’amour.
Comme l’hymen, quelque mal qu’on en die,
Est un remède exquis pour cette maladie,
On conclut à le marier.
Il s’en fit quelque tems prier ;
Puis dit : Je le veux bien, pourvu que l’on me donne
En mariage la personne
Pour qui cet anneau sera bon.
À cette bizarre demande,
De la reine et du roi la surprise fut grande ;
Mais il était si mal qu’on n’osa dire non.
Voilà donc qu’on se met en quête
De celle que l’anneau, sans nul égard du sang,
Doit placer dans un si haut rang.
Il n’en est point qui ne s’apprête
À venir présenter son doigt,
Ni qui veuille céder son droit.
Le bruit ayant couru que, pour prétendre au prince,
Il faut avoir le doigt bien mince,
Tout charlatan, pour être bien venu,
Dit qu’il a le secret de le rendre menu.
L’une, en suivant son bizarre caprice,
Comme une rave le ratisse ;
Une autre, en le pressant, croit qu’elle l’apetisse ;
Et l’autre, avec de certaine eau,
Pour le rendre moins gros, en fait tomber la peau.
Il n’est enfin point de manœuvre
Qu’une dame ne mette en œuvre
Pour faire que son doigt cadre bien à l’anneau.
L’essai fut commencé par les jeunes princesses,
Les marquises et les duchesses ;
Mais leurs doigts, quoique délicats,
Étaient trop gros, et n’entraient pas.
Les comtesses et les baronnes,
Et toutes les nobles personnes,
Comme elles tour-à-tour présentèrent leur main,
Et la présentèrent en vain.
Ensuite vinrent les grisettes,
Dont les jolis et menus doigts,
Car il en est de très-bien faites,
Semblèrent à l’anneau s’ajuster quelquefois ;
Mais la bague, toujours trop petite ou trop ronde,
D’un dédain presqu’égal rebutait tout le monde.
Il fallut en venir enfin
Aux servantes, aux cuisinières,
Aux tortillons, aux dindonnières,
En un mot, à tout le fretin,
Dont les rouges et noires pattes,
Non moins que les mains délicates,
Espéraient un heureux destin.
Il s’y présenta mainte fille
Dont le doigt gros et ramassé,
Dans la bague du prince eût aussi peu passé
Qu’un cable au travers d’une aiguille.
On crut enfin que c’était fait ;
Car il ne restait, en effet,
Que la pauvre Peau-d’Âne au fond de la cuisine.
Mais, comment croire, disait-on,
Qu’à régner le ciel la destine ?
Le prince dit : Et pourquoi non ?
Qu’on la fasse venir. Chacun se prit à rire,
Criant tout haut : Que veut-on dire,
De faire entrer ici cette sale guenon ?
Mais, lorsqu’elle tira de dessous sa peau noire
Une petite main qui semblait de l’ivoire
Qu’un peu de pourpre a coloré,
Et que de la bague fatale,
D’une justesse sans égale,
Son petit doigt fut entouré,
La cour fut dans une surprise
Qui ne peut pas être comprise.
On la menait au roi dans ce transport subit,
Mais elle demanda qu’avant que de paraître
Devant son seigneur et son maître,
On lui donnât le tems de prendre un autre habit.
De cet habit, pour la vérité dire,
De tous côtés on s’apprêtait à rire ;
Mais lorsqu’elle arriva dans les appartemens,
Et qu’elle eut traversé les salles
Avec ces pompeux vêtemens,
Dont les riches beautés n’eurent jamais d’égales ;
Que ses aimables cheveux blonds,
Mêlés de diamans, dont la vive lumière
En faisaient autant de rayons ;
Que ses yeux bleus, grands, doux et longs,
Qui, pleins d’une majesté fière,
Ne regardent jamais sans plaire et sans blesser ;
Et que sa taille enfin si menue et si fine,
Qu’avecque les deux mains on eût pu l’embrasser,
Montrèrent leurs appas et leurs grâces divines,
Des dames de la cour et de leurs ornemens
Tombèrent tous les agrémens.
Dans la joie et le bruit de toute l’assemblée,
Le bon roi ne se sentait pas
De voir sa bru posséder tant d’appas :
La reine en était affolée ;
Et le prince, son cher amant,
De cent plaisirs l’ame comblée,
Succombait sous le poids de son ravissement.
Pour l’hymen aussitôt chacun prit ses mesures ;
Le monarque en pria tous les rois d’alentour,
Qui, tout brillans de diverses parures,
Quittèrent leurs états pour être à ce grand jour.
On en vit arriver des climats de l’Aurore,
Montés sur de grands éléphans ;
Il en vint du rivage maure,
Qui, plus noirs et plus laids encore,
Faisaient peur aux petits enfans :
Enfin, de tous les coins du monde
Il en débarque, et la cour en abonde.
Mais nul prince, nul potentat
N’y parut avec tant d’éclat
Que le père de l’épousée,
Qui, d’elle autrefois amoureux,
Avait, avec le tems, purifié les feux
Dont son ame était embrasée :
Il en avait banni tout désir criminel ;
Et de cette odieuse flamme,
Le peu qui restait dans son ame
N’en rendait que plus vif son amour paternel.
Dès qu’il la vit : Que béni soit le ciel
Qui veut bien que je te revoie,
Ma chère enfant, dit-il ; et, tout pleurant de joie,
Courut tendrement l’embrasser.
Chacun à son bonheur voulut s’intéresser ;
Et le futur époux était ravi d’apprendre
Que d’un roi si puissant il devenait le gendre.
Dans ce moment la marraine arriva,
Qui raconta toute l’histoire,
Et par son récit acheva
De combler Peau-d’Âne de gloire.
Il n’est pas malaisé de voir
Que le but de ce conte est qu’un enfant apprenne
Qu’il vaut mieux s’exposer à la plus rude peine
Que de manquer à son devoir ;
Que la vertu peut être infortunée,
Mais qu’elle est toujours couronnée ;
Que contre un fol amour et ses fougueux transports,
La raison la plus forte est une faible digue,
Et qu’il n’est point de si riches trésors
Dont un amant ne soit prodigue ;
Que de l’eau claire et du pain bis
Suffisent pour la nourriture
De toute jeune créature,
Pourvu qu’elle ait de beaux habits ;
Que sous le ciel il n’est point de femelle
Qui ne s’imagine être belle,
Et qui souvent ne s’imagine encor
Que, si des trois beautés la fameuse querelle
S’était démêlée avec elle,
Elle aurait eu la pomme d’or.
Le conte de Peau-d’Âne est difficile à croire ;
Mais tant que dans le monde on aura des enfans,
Des mères et des mères-grand’s,
On en gardera la mémoire.
- ↑ Homme sauvage, qui mangeait les petits enfans. (Note de l’Auteur.)