Œuvres complètes (Beaumarchais)/Les Deux Amis
AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR
Pour faciliter les positions théâtrales aux acteurs de province ou de société qui joueront ce drame, on a fait imprimer, au commencement de chaque scène, le nom des personnages, dans l’ordre où les comédiens français se sont placés, de la droite à la gauche, au regard des spectateurs. Le seul mouvement du milieu des scènes reste abandonné à l’intelligence des acteurs.
Cette attention de tout indiquer peut paraître minutieuse aux indifférents ; mais elle est agréable à ceux qui se destinent au théâtre, ou qui en font leur amusement, surtout s’ils savent avec quel soin les comédiens français les plus consommés dans leur art se consultent, et varient leurs positions théâtrales aux répétitions, jusqu’à ce qu’ils aient rencontré les plus favorables, qui sont alors consacrées, pour eux et leurs successeurs, dans le manuscrit déposé à leur bibliothèque.
C’est en faveur des mêmes personnes que l’on a partout indiqué la pantomime. Elles sauront gré à celui qui s’est donné quelques peines pour leur en épargner ; et si le drame, par cette façon de l’écrire, perd un peu de sa
chaleur à la lecture, il y gagnera beaucoup de vérité à la représentation.
AURELLY, riche négociant de Lyon : homme vif, honnête, franc et naïf.
MÉLAC père, receveur général des fermes à Lyon : philosophe sensible.
PAULINE, nièce d’Aurelly, élevée par Mélac père : jeune personne au-dessus de son âge.
MÉLAC fils, élevé avec Pauline : jeune homme bouillant et d’une sensibilité excessive.
SAINT-ALBAN, fermier général en tournée : homme du monde estimable.
DABINS, caissier d’Aurelly, protégé de Mélac père : homme de jugement, et fort attaché à son protecteur.
ANDRÉ, domestique de la maison : garçon très-simple.
ACTE PREMIER
Scène I
Comment trouvez-vous cette sonate ?
Votre brillante exécution la fait beaucoup valoir.
C’est votre avis que je demande, et non des éloges.
Je le dis aussi : elle me plairait moins sous les doigts d’un autre.
Fort bien ; mais je m’en vais, je n’ai point encore vu mon oncle.
Il est sorti ; il va…
À la bourse, apparemment ?
Je le crois. Le payement s’ouvre demain. Ce temps critique et dangereux pour les négociants de Lyon exige qu’ils se voient…
Il s’est retiré bien tard cette nuit !
Ils ont longtemps jasé. Mon père se plaignait à lui des fermiers généraux, qui me refusent la survivance de sa place de receveur général des fermes.
Bien malhonnêtement, sans doute ?
Sous prétexte qu’ils l’ont donnée. « Voilà comme vous êtes, lui disait votre oncle. Ne demandant jamais, un autre sollicite ; il obtient le prix de vos longs services. » Mais savez-vous ce que j’ai pensé, Pauline ? c’est que si quelqu’un dans la compagnie nous a desservis, ce ne peut être que Saint-Alban.
Que vous êtes injuste ! J’ai vu tout ce qu’il a écrit en votre faveur.
On fait voir ce qu’on veut.
Vous vous plaisez bien à l’accuser.
Pas tant que vous à le défendre.
Vous m’impatientez. Depuis son départ, il faut donc se résoudre à voir toutes nos conversations rentrer dans celle-ci ?
Allons, la paix. — Ils ont ensuite parlé de votre établissement… du mien… Mon père m’a fait signe, je me suis retiré ; mais, en sortant, j’ai entendu qu’il disait un mot… Ah ! Pauline…
Eh bien ! monsieur.
Un certain mot…
Je ne suis pas curieuse. — Parlons de la petite fête que nous préparons à mon oncle, à l’occasion de ses lettres de noblesse : y songez-vous ?
J’ai tout arrangé dans ma tête. Nous commencerons par un concert ; peu de monde, nous et nos maîtres. Sur la fin, on viendra l’avertir qu’on le demande. Pendant son absence, un tapis, deux paravents feront l’affaire, et nous lui donnerons la plus jolie petite pièce…
Oh ! point de comédie.
Pourquoi ?
Vous connaissez la faiblesse de ma poitrine.
On ne crie pas la comédie, ce n’est qu’en parlant qu’on la joue bien. Figure charmante, organe flexible et touchant ! de l’âme surtout… que vous manque-t-il ? une jeune actrice se fait toujours assez entendre, lorsqu’elle a le talent de se faire écouter.
Oh ! ce n’est ni d’éloquence ni d’adresse qu’on vous accusera de manquer, pour ramener les gens à vos idées… Et les couplets que je vous ai demandés ?
Vous craignez qu’on ne les oublie, injuste Pauline !…
Essayons encore une pièce avant de m’habiller.
Volontiers.
Donnez-moi le nouveau livre.
Pourquoi ne pas suivre le même ?
Pour sortir un peu de l’ancien genre. Au reste, comme c’était uniquement pour vous…
Oui ! pour moi !
Voilà bien les ingrats ! cherchant toujours à diminuer l’obligation, pour n’être point tenus de la reconnaissance ! Cette musique n’est-elle pas plus piquante, plus variée ?
Piquante, variée, délicieuse ! C’est le beau Saint-Alban qui vous l’a choisie à Paris.
Et toujours Saint-Alban ! Vous êtes bien étrange ! Votre souverain bonheur serait que personne ne m’aimât !
Je ne serai donc jamais heureux.
Vous voudriez… qu’on ne pût me souffrir.
Je ne désire point l’impossible.
Hé ! il ne faudrait pas trop vous presser pour vous le faire avouer ingénument.
Non ; mais il est assez simple que je n’aime point un homme qui affiche des sentiments pour vous.
Pour le venger de cette humeur, vous accompagnerez sa favorite.
Oh ! non.
Vous me refusez ?
J’aime mieux demander pardon de tout ce que j’ai dit.
Et moi, je le veux.
C’est une tyrannie.
Obéissez, ou je ne vous appelle plus mon frère.
Si ce nom vous déplaît, vous avez un autre moyen de m’y faire renoncer.
Et c’est…
De m’en permettre un plus doux.
Scène II
Je ne vous entends pas.
Vous ne m’entendez pas ? Je vais…
Je vais… je vais jouer la pièce : m’accompagnerez-vous, oui ou non ?
Pardon, pardon ; mais pour celle-ci, en vérité, elle est trop difficile.
Hum… Mauvais caractère ! je sais ce qui vous la fait voir ainsi. (Il lui baise les mains, elle se fâche.) Finissez, monsieur de Mélac, je vous l’ai déjà dit. Ces libertés m’offensent : laissez mes mains.
Qui pourrait refuser… (Il continue à lui baiser les mains) un juste hommage… à leur dextérité ?
Scène III
Encore ? obstiné ! mutin ! disputeur ! audacieux ! jaloux !… Car vous méritez tous ces noms-là. Vous refusez de m’accompagner, vous en aurez ce soir la honte publique.
Scène IV
Mon cœur la suit… Ah ! Pauline… Je plaisante avec elle… je dispute… je l’obstine… Sans ce détour, je n’oserais jamais… Si mon père m’eût obtenu cette survivance, mon état une fois fait… « Je le veux absolument, dit-elle, obéissez ! »… J’aime à la voir prendre ainsi possession de moi sans qu’elle s’en doute. (Il va fermer le clavecin.) Oui : mais elle a beau dire, je ne jouerai point la musique de son Saint-Alban… Que je le hais avec son esprit, sa richesse et son air affectueux ! Il avait bien affaire de rester trois semaines ici, ce beau fermier général ! On l’envoie en tournée…
Scène V
Tout seul, mon fils ! il me semblait avoir entendu de la musique.
C’était Pauline, mon père ; elle est allée s’habiller.
Mais vous, Mélac, vous n’êtes pas décemment : ces cheveux…
Elle était en peignoir elle-même.
Cette aimable confiance de l’innocence n’autorise point à lui manquer.
Moi, lui manquer, mon père !
Oui, mon fils, c’est lui manquer que de vous montrer à ses yeux dans ce désordre. Parce qu’elle ignore le danger, ou vous estime assez pour n’en point craindre avec vous, est-ce une raison d’oublier ce que vous devez à son sexe, à son âge, à son état ?
Je ne vais point chez elle ainsi. Ce salon nous est commun, nous y avons toujours étudié le matin… Quand on demeure ensemble… Mais, mon père, jusqu’à présent vous ne m’avez rien dit… Est-ce M. Aurelly qui fait cette remarque ?
Son oncle ? Non, mon ami. Aussi simple qu’honnête, Aurelly ne suppose jamais le mal où il ne le voit pas ; mais, tout occupé de son commerce, il s’est reposé sur moi des mœurs et de l’éducation de sa nièce, et je dois la garantir par mes soins…
La garantir !
Elle n’est plus une enfant, mon fils ; et ces familiarités d’autrefois…
J’espère ne jamais m’oublier devant elle, et lui montrer toujours autant de respect que je renferme d’attachement.
Pourquoi le renfermer, s’il n’est que raisonnable ? Riez avec elle, dans la société, devant moi, devant son oncle, très-bien ; mais c’est lorsque vous la trouvez seule, mon fils, qu’il faut la respecter. La première punition de celui qui manque à la décence est d’en perdre bientôt le goût ; une faute en amène une autre, elles s’accumulent ; le cœur se déprave ; on ne sent plus le frein de l’honnêteté que pour s’armer contre lui : on commence par être faible, on finit par être vicieux.
Mon père, ai-je donc mérité une aussi sévère réprimande ?
Des avis ne sont point des reproches. Allez, mon fils ; mais n’oubliez jamais que la nièce de votre ami, du bienfaiteur de votre père, doit être sacrée pour vous. Souvenez-vous qu’elle n’a point de mère qui veille à sa sûreté. Songez que mon honneur et le vôtre doivent être ici les appuis de son innocence et de sa réputation. Allez vous habiller.
Scène VI
S’il s’était douté que je l’eusse vu, il eût mis à se disculper toute l’attention qu’il a donnée à ma morale. On ne se ment pas à soi-même ; et s’il a tort, il se fera bien sans moi l’application de la leçon. Ceci me rappelle avec quel soin Aurelly détournait la conversation hier au soir, quand je la mis sur l’établissement de sa nièce. Sa nièce !… Mais est-il bien vrai qu’elle le soit ?… Son embarras en m’en parlant semblait tenir… de la confusion… Je me perds dans mes soupçons… Quoi qu’il en soit, je ne veux pas que mon ami puisse jamais me reprocher d’avoir fermé les yeux sur leur conduite.
Scène VII
Il n’y est pas, monsieur Dabins.
Qu’est-ce ?
Ah ! ce n’est rien. C’est ce gros monsieur…
Quel monsieur ?
Celui qui vient… qui m’a tant fait rire le jour de cette histoire…
Est-ce qu’il n’a pas de nom ?
Si fait, il a un nom. Monsieur… monsieur… C’est qu’il s’appelle encore autrement.
Autrement que quoi ?
Je l’ai bien entendu peut-être… Paris, deux et demi ; Marseille, Canada, trente-huit ; que sais-je ?
Ah ! l’agent de change ?
C’est ça.
Mais ce n’est pas moi qu’il cherche ?
C’est M. Dabins.
Qu’il passe à la caisse d’Aurelly.
Il en vient ; ce caissier n’est-il pas déjà sorti ?
Un jour comme celui-ci ! Il est donc fou.
Je ne sais pas.
Voyez à sa chambre, au jardin, partout.
Moi, j’ai mon ouvrage… et si je ne le trouve pas, qu’est-ce qu’il faut que je lui dise ?
Rien. Car on ne finirait plus…
Scène VIII
Qui croirait qu’un garçon aussi simple fût le fait d’un homme bouillant, d’Aurelly ? Sa règle est assez juste. Aux gens de cet état, moins d’esprit, moins de corruption.
Scène IX
On vous cherche, monsieur Dabins.
Depuis une heure, monsieur, j’épie le moment de vous trouver seul.
Que me voulez-vous ?
Puis-je parler en liberté ?
Vous êtes pâle, défait ; votre voix est tremblante !
Ah ! monsieur !
Expliquez-vous.
Comment vous apprendre le malheur…
Sortez de ce trouble. Parlez.
Cette lettre que je reçois à l’instant…
Que dit-elle de sinistre ?
Vous aimez monsieur Aurelly ?
Si je l’aime ! Vous me faites trembler.
À moins d’un miracle, il faut qu’il manque à ses payements demain. Il faut…
Malheureux ! si quelqu’un vous entendait !… Vous perdez le sens… D’où savez-vous… Cela ne saurait être.
J’ai prévu votre surprise et votre douleur ; mais le fait n’est que trop avéré.
Avéré ! dites-vous ? — Je n’ose l’interroger. — Monsieur Dabins, songez-vous à l’importance… Il m’a troublé.
M. Aurclly avait, à Paris, pour huit cent mille francs d’effets.
Chez son ami M. de Préfort, je le sais.
DABINS.
Il me dit, il y a quelque temps, d’écrire à ce correspondant de les vendre, et de m’envoyer tout le papier sur Lyon qu’on pourrait trouver.
Après ?
Au lieu d’argent que j’attendais aujourd’hui, son fils me dépêche un courrier, qui a gagné douze heures sur celui de la poste.
Eh bien !… ce courrier…
M’apprend qu’au moment de négocier nos effets, M. de Préfort s’est trouvé atteint d’un mal violent qui l’a emporté en deux jours, et qu’on a mis aussitôt le scellé sur son cabinet.
Pourquoi cet effroi ? Je regrette Préfort ; mais il laisse une fortune immense. Aurelly réclamera ses effets, qui lui seront remis. C’est tout au plus un retard : achevez.
J’ai tout dit. Notre payement était fondé sur ces rentrées, qui n’ont jamais manqué ; nous n’avons pas dix mille francs en caisse.
Et vous devez en payer demain…
Six cent mille. Il y a de quoi perdre l’esprit.
Il me quitte : il ne sait donc point…
Voilà mon embarras. Vous connaissez sa probité, ses principes… Il en mourra… — Un homme si bon, si bienfaisant… Mais, monsieur, il n’y a que vous qui puissiez vous charger de lui apprendre…
Il n’est pas possible qu’Aurelly n’ait pas chez lui de quoi parer à cet accident.
Il a du bien, d’excellents immeubles, cette maison, sa terre ; mais avoir à payer demain six cent mille francs, et pas un sou !
Attendez. Je lui connais cent mille écus qu’un ami, m’a-t-il dit, lui a confiés.
Il ne les a plus : M. de Préfort s’était chargé de les convertir en effets pareils à ceux qu’il lui avait procurés. Aujourd’hui tout est là, tout manque à la fois.
Onze cent mille francs arrêtés, au moment de payer !
Il périt au milieu des richesses.
Vous l’avez dit, il en mourra : l’homme le plus vertueux, le plus sage !… une réputation si intacte ! S’il suspend ses payements, s’il faut que son honneur… Il en mourra, l’infortuné : voilà ce qu’il y a de bien certain.
Si l’on eût reçu la nouvelle huit jours plus tôt…
C’est un homme perdu.
Ces lettres de noblesse encore lui font tant de jaloux ! Vous verrez, monsieur, les amis que lui laissera l’infortune : il n’y a peut-être pas un négociant dans Lyon qui ne fût bien aise au fond du cœur… Trouver de l’argent ! il ne faut pas s’en flatter.
J’ai bien ici cent mille francs à moi.
Qu’est-ce que cela ?
En effet, qu’est-ce que cela ?
À peine le sixième de ce qu’il nous faut.
Monsieur Dabins.
Monsieur.
Où est votre courrier ?
Je l’ai fait cacher.
Monsieur Dabins, allez m’attendre dans mon cabinet. Ne voyez personne, enfermez-vous, enfermez-vous soigneusement. Je vous rejoins, j’ai besoin de me recueillir…
Sur la manière de lui annoncer…
C’est lui. Partez, sans dire un mot.
Scène X
Bonjour, Mélac. Ah ! te voilà, Dabins ? J’ai trouvé l’agent de change qui te cherche ; il emporte mes deux effets sur Pétersbourg. Eh bien ! nos fonds de Paris ?
C’est ce dont il me parlait, en me demandant si je n’avais pas quelques papiers à échanger pour simplifier son opération.
Comme tu es rouge, Mélac !
Ce n’est rien.
Monsieur Dabins, le bordereau de tous mes payements en état pour ce soir.
Scène XI
Je l’ai bien désiré tout à l’heure à l’intendance ; tu m’aurais vu batailler…
Contre qui ?
Ce nouveau noble, si plein de sa dignité, si gros d’argent et si bouffi d’orgueil, qu’il croit toujours se commettre lorsqu’il salue un roturier.
Moins il y a de distance entre les hommes, plus ils sont pointilleux pour la faire remarquer.
Celui-ci, qui, jusqu’à l’époque de mes lettres de noblesse, ne m’avait jamais regardé, s’avise de me complimenter aujourd’hui d’un ton supérieur : « Je me flatte (m’a-t-il dit) que vous quittez enfin le commerce avec la roture. »
Ah ! dieux !
Quoi ?
Je crois l’entendre.
Au contraire, monsieur, ai-je répondu ; je ne puis mieux reconnaître le nouveau bien que je lui dois, qu’en continuant à l’exercer avec honneur.
Ah ! mon ami, le commerce expose à de si terribles revers !
Tu m’y fais songer : l’agent de change ne s’explique pas : mais, à son air, je gagerais que le payement ne se passera pas sans quelque banqueroute considérable.
Je ne vois jamais ce temps de crise sans éprouver un serrement de cœur sur le sort de ceux à qui il peut être fatal.
Et moi, je dis que la pitié qu’on a pour les fripons n’est qu’une misérable faiblesse, un vol qu’on fait aux honnêtes gens. La race des bons est-elle éteinte ? Pour…
Je ne parle point des fripons.
Les malhonnêtes gens reconnus sont moins à craindre que ceux-ci : l’on s’en méfie ; leur réputation garantit au moins de leur mauvaise foi.
Fort bien : mais…
Mais un méchant qui travailla vingt ans à passer pour un honnête homme porte un coup mortel à la confiance, quand son fantôme d’honneur disparaît : l’exemple de sa fausse probité fait qu’on ose plus se fier à la véritable.
Mon cher Aurelly, n’y a-t-il donc point de faillites excusables ? Il ne faut qu’une mort, un retard de fonds, il ne faut qu’une banqueroute frauduleuse un peu considérable, pour en entraîner une foule de malheureuses.
Malheureuse ou non, la sûreté du commerce ne permet pas d’admettre ces subtiles différences : et les faillites qui sont exemptes de mauvaise foi ne le sont presque jamais de témérité.
Mais c’est outrer les choses que de confondre ainsi…
Je voudrais qu’il y eût là-dessus des lois si sévères qu’elles forçassent enfin tous les hommes d’être justes.
Eh ! mon ami, les lois contiennent les méchants sans les rendre meilleurs ; et les mœurs les plus pures ne peuvent sauver un honnête homme d’un malheur imprévu.
Monsieur, la probité du négociant importe à trop de gens, pour qu’on lui fasse grâce en pareil cas.
Mais écoutez-moi.
Je vais plus loin. Je soutiens que l’honneur des autres est engagé à ce que celui qui ne paye pas soit flétri publiquement.
Ah ! bon Dieu !
Oui, flétri. S’il est malheureux, entre mourir et paraître indigne de vivre, le choix est bientôt fait, je crois. Qu’il meure de douleur ; mais que son exemple terrible augmente la prudence ou la bonne foi de ceux qui l’ont sous les yeux.
Vous condamnez, sans distinction, à l’opprobre un infortuné comme un coupable ?
Je n’y mets pas de différence.
Quoi ! si l’un de vos amis, victime des événenents…
Je serai son juge le plus sévère.
Si c’était moi ?
Si c’était toi ?… Son air m’a fait trembler.
Vous ne répondez pas ?
Si c’était vous ?… (Avec effusion.) Mais, premièrement, tu n’es pas négociant : et voilà comme tu dis toujours ; quand tu ne peux convaincre mon esprit, tu attaques mon cœur.
Ciel ! comment lui apprendre…
Scène XII
Ah ! voilà mon oncle de retour.
Et sa nièce !
Bonjour, mon cher oncle ; avez-vous mieux reposé cette nuit que la précédente ?
Fort bien ; et toi ?
Votre conversation si sérieuse du souper m’a un peu agitée : elle m’a laissé une impression… j’ai peu dormi.
Nous aurons soin à l’avenir de monter nos bavardages sur un ton plus gai. Nous ne devons pas troubler les nuits de celle qui nous rend les jours si agréables.
Sa sécurité me perce l’âme.
Ah çà, mon enfant, quel amusement nous disposes-tu aujourd’hui ?
Cette après-midi ? Grand assaut de musique entre l’obstiné Mélac et moi ; vous serez les juges. Vous savez qu’il donne la préférence au violon sur tout autre instrument.
Et toi, tu défends le clavecin à outrance ?
Je soutiens l’honneur du clavecin. La loi du combat est que le vaincu sera réduit à ne faire qu’accompagner l’autre, qui brillera seul tout le reste du concert ; et je vous confie que j’ai de quoi le faire mourir de dépit.
Bravo ! bravo !
Ne ferions-nous pas mieux, mes amis, de remettre ce concert ? Tant de gens sont, à Lyon, dans le trouble et l’inquiétude ! « Il me semble (dira-t-on) que ceux-ci fassent parade de leur aisance, pour insulter à l’embarras où les autres sont plongés. » On comparera cette joie déplacée avec le désespoir qui poignarde peut-être en ce moment d’honnêtes gens qui ne s’en vantent pas.
Ah, ah, ah ! vois-tu comment ce grave philosophe détruit nos projets d’un seul mot ? Il faut bien lui céder, pour avoir la paix. Remets ton cartel à un autre jour.
Allons sauver, s’il se peut, l’honneur et la vie à ce malheureux.
Scène XIII
Mais… il a quelque chose aujourd’hui… N’as-tu pas remarqué ?
En effet, j’ai cru voir un nuage…
Ah ! la philosophie a aussi ses humeurs.
Que disiez-vous donc ?
Nous parlions faillites, banqueroutes.
C’est cela. Son âme est si sensible, que le malheur même de ceux qu’il ne connaît pas l’afflige.
Scène XIV
Monsieur ! monsieur !
Ah !…
Qu’est-ce donc ?
Le valet de chambre de monsieur le grand fermier[1] descend de cheval dans la cour.
Eh bien ! vous ne pouvez pas dire cela sans courir, et nous crier aux oreilles ?
Il m’a fait une frayeur…
Dame, est-ce que ce n’est donc rien ? monsieur le grand fermier qui arrive !
Saint-Alban ?
Monsieur de la Fleur l’a laissé à la dernière poste.
Quand nous l’aurions appris deux minutes plus tard…
Quel dommage que le concert soit dérangé ! Tu voulais des juges ; en voici un que tu ne récuserais pas… Il repasse bientôt ! Qu’on fasse rafraîchir son courrier.
Bon ! Il n’a fait qu’un saut dans l’office. Pour un valet de chambre, on ne dira pas qu’il est fier, lui.
Suis-moi.
Quel appartement faut-il disposer ?
Suis-moi, te dis-je ; je vais donner des ordres.
Scène XV
Saint-Alban !… C’est son amour qui le ramène… J’ai le cœur serré. (Elle soupire.) La persécution de celui-ci, la jalousie qu’elle donne à Mélac, et surtout la nécessité de cacher sous un air libre un sentiment que je ne puis dompter… En vérité, mon état devient plus pénible de jour en jour.
ACTE DEUXIÈME
Scène I
Pour quelqu’un qui a fait une aussi belle toilette, vous avez une terrible humeur.
C’est votre gaieté qui me la donne, mademoiselle ; c’est ce retour précipité. Saint-Alban doit rester trois mois en tournée ; il en passe un ici ; et à peine est-il parti, qu’on le voit revenir.
S’il a des affaires à Paris ?
La Fleur dit qu’il n’y va pas. Un tel empressement ne regarde que vous, mademoiselle.
Depuis quand suis-je mademoiselle ? les doux noms de frère et de sœur…
Saint-Alban vous aime : il est riche, en place, estimé ; je vois tout mon malheur. Il vous aime, il vous obtiendra, et j’en mourrai de chagrin.
Dites-moi, je vous prie, où vous prenez toutes les folies qui vous échappent ?
Écoutez, Pauline. Vous faites profession de sincérité ; assurez-moi qu’il ne vous a rien dit, et je serai calmé.
Que voulez-vous qu’il m’ait dit ?
Que vous êtes belle ; qu’il vous aime.
C’est une phrase si commune ! et vous aussi, vous me l’avez dit : tous les jeunes gens reçus dans cette maison ne se donnent-ils pas les airs de tenir le même langage ?
Aucun d’eux, sans doute, n’a pu vous voir avec indifférence ; mais s’ils vous connaissaient comme moi…
Ils me verraient bien haïssable.
Ils n’auraient plus besoin de vous trouver si belle, pour vous aimer éperdument. Revenons…
Dans un homme comme Saint-Alban, ces propos que vous redoutez ne sont que des galanteries d’usage et sans conséquence ; de la part des autres, c’est pure étourderie ; de la vôtre…
De la mienne ?
De la vôtre… Mais je voudrais bien savoir pourquoi vous vous donnez les airs de m’interroger ? Il faut avoir de grands titres pour user de pareils privilèges.
Ah ! Pauline ! il arrive, et vous plaisantez !
Brisons là, je vous prie. Peut-être auriez-vous à vous plaindre de moi, si quelque autre avait lieu de s’en louer.
Ce Saint-Alban me fait trembler ; ôtez-moi cette inquiétude.
Que vous êtes importun !
Défendez-moi seulement d’en avoir.
Oh ! quand il veut une chose ! (Étourdiment.) Si je vous le défends, m’obéirez-vous ?
Ma chère Pauline !
Toujours le même ! on ne peut dire un mot sans être forcé de quereller ou de vous fuir.
Scène II
« M’obéirez-vous ! » … A-t-elle mis dans ce peu de mots tout le sentiment que j’y aperçois ? « M’obéirez-vous ! » Mais pourquoi cet heureux présage est-il troublé par l’arrivée du fermier général ?
Scène III
Ah ! mon père, vous avez changé d’habit ?
Voyez si ma chaise est prête.
Vous partez, mon père ?
Oui.
Vous ne prenez pas votre carrosse ?
Non.
Vous n’allez donc pas à… ?
Je vais à Paris.
Un voyage aussi subit…
Il ne sera pas long.
N’annoncerait-il aucun accident ?
Affaires de compagnie.
Ah !… Mais savez-vous qui l’on attend ici aujourd’hui ?
Qui que ce soit. Qu’on m’avertisse quand les chevaux seront venus.
C’est que cela pourrait déranger…
Rien, rien. Quelle heure est-il ?
Il n’est pas midi.
Avant deux heures je suis en route.
Vous ne me donnez aucun ordre, mon père ?
Laissez-moi seul un moment ; je ne puis vous écouter en celui-ci.
En poste… à Paris… Si promptement !… Un air glacé !… Je ne comprends pas, moi…
Scène IV
Entre une action criminelle et un acte de vertu, l’on n’est pas incertain… Mais avoir à choisir entre deux devoirs qui se contrarient et s’excluent… Si je laisse périr mon ami, pouvant le sauver, mon ingratitude… son malheur… mes reproches… sa douleur… la mienne… Je sens tout cela… Mon cœur se déchire. Si je dispose un moment, en sa faveur, des fonds qu’on me laisse… Après tout, ils ne courent aucun risque. (Il soupire.) Scrupules ! prudence ! je vous entends : vous m’éloignez du malheureux qui souffre, mais la compassion qui m’en rapproche est si puissante !… Voudrais-je être plus heureux, à condition de devenir dur, inhumain, ingrat ?… — C’en est fait ! où la raison est insuffisante, le sentiment doit triompher : s’il m’égare, au moins je serai seul à plaindre ; et, mon ami sauvé, mon malheur ne me laissera pas sans consolation.
Scène V
Le compte est-il juste, monsieur Dabins ? Dans le trouble où nous sommes, on se trompe aisément. Rappelons les articles, avant de nous séparer. Sept mille cinq cents louis en or que vous avez passés vous-même par le jardin.
Monsieur, le bordereau des sommes est en tête de ma reconnaissance.
« Je soussigné, caissier de monsieur Aurelly, ai reçu de monsieur de Mélac, receveur général des fermes, à Lyon, la somme de six cent mille livres… » Cela va bien ; disposez vos payements sans éclat, comme si vos effets eussent été négociés à Paris : moi, j’attends ma chaise pour partir.
Et vous insistez sur ce qu’il ne sache pas…
Quel que soit son danger, je le connais ; la crainte de me nuire lui ferait tout refuser.
Ainsi vous le quittez de la reconnaissance ?
Exiger de la reconnaissance, c’est vendre ses services : mais ce n’est pas ici le cas. Aurelly m’a souvent donné l’exemple de ce que je fais pour lui.
Oh ! monsieur ! votre vertu s’exagère…
Non, cher Dabins ; depuis trente ans que je lui dois mon état et mon bien-être, voici la seule occasion que j’aie eue de prendre ma revanche. Je quittais le service, où j’avais eu bientôt consumé le chétif patrimoine d’un cadet de ma province. Je revenais chez moi, blessé, réformé, ruiné, sans biens ni ressources. Le hasard me fit rencontrer ici ce digne Aurelly, mon ami dès l’enfance. Avec quelle tendresse il m’offrit un asile ! Il sollicita, il obtint, à mon insu, la place que j’occupe encore ; il fit plus, il vainquit ma répugnance pour un état aussi éloigné de celui que j’avais embrassé. « Prenez, prenez, me dit-il ; et si vous craignez que l’état n’honore pas assez l’homme, ce sera l’homme qui honorera l’état. Plus l’abus d’un métier est facile, moins il faut l’être au choix des gens qui doivent l’exercer : et qui sait, dans celui-ci, le bien qu’un homme vertueux peut faire ? tout le mal qu’il peut empêcher ? « Son zèle éloquent me gagna ; il m’instruisit au travail, il me servit de père. Ô mon cher Aurelly !
Vous m’avez interdit toute représentation.
N’ajoutez pas un mot. Les cent mille francs que vous tenez en lettres de change sont à moi : puis-je en user mieux au gré de mon cœur ? À l’égard du reste, Saint-Alban est en tournée pour trois mois… Aurelly aura le temps nécessaire…
Mais, d’un moment à l’autre, il peut vous venir tel ordre…
Je vous ai dit que je vais à Paris : j’y aurai bientôt recouvré les effets d’Aurelly ; j’en ferai de l’argent, si l’on m’en demande. Ce n’est ici qu’un bon office, comme vous voyez.
Monsieur, je vous admire.
Allez, mon ami ! qu’il ne vous retrouve point avec moi…
Scène VI
Ah ! respirons un moment. Cette nouvelle m’avait étouffé… Il riait, le malheureux homme, en regardant sa nièce. Chaque plaisanterie qui lui échappait me faisait frémir. (Il se lève.) Quand je pense qu’il était possible que cet argent m’eût été demandé ! au lieu de venir à son secours, il eût fallu lui annoncer… Ah ! dieux !…
Scène VII
Monsieur de Saint-Alban…
Eh bien ?
Il arrive.
Saint-Alban !
On le conduit ici. Je suis rentré pour vous sauver la première surprise.
Scène VIII
Saint-Alban !… Que ne suis-je parti ? S’il allait me parler d’argent ! au pis aller, je lui dirais… je pourrais lui dire que les receveurs particuliers n’ont pas encore… Un mensonge ?… Il vaudrait mieux cent fois… Mais je m’alarme, et peut-être il ne fait que passer.
Scène IX
Pardonnez à mon empressement, messieurs, l’incivilité de me montrer en habit de voyage.
Son empressement ! il n’en dit pas l’objet.
Vous voyez que j’y suis moi-même.
Partez-vous ?
Avec bien du regret, monsieur, puisque vous arrivez.
Cette course est brusque.
Elle est nécessaire.
Si c’est, comme le dit ton fils, des affaires de compagnie…
De compagnie… relatives à la compagnie… Puis-je voir, sans déplaisir, passer ma survivance à quelque étranger ?
Ah, ah, ah, ah.
Il m’est bien agréable d’arriver à temps pour vous arrêter.
Est-ce que je l’aurais laissé partir ? (À Mélac père.) Tu peux renvoyer les chevaux de poste.
Pour quelle raison ?
C’est que la place que vous allez solliciter est accordée à monsieur votre fils.
L’emploi de mon père ?
Eh oui ! l’emploi de mon père.
Ah ! Pauline !
En voici l’assurance. Quelque désir que j’aie eu de vous servir en cette affaire, je ne puis vous cacher que vous en devez toute la faveur aux sollicitations de monsieur Aurelly.
Monsieur, son généreux caractère ne se dément point. Mais un autre avait, dit-on, obtenu cette grâce.
C’était moi.
Ce solliciteur dont le crédit…
C’était moi.
Cet homme qui avait pris les devants…
C’était moi. Je m’en occupais depuis longtemps : ne m’a-t-il pas élevé une nièce charmante ?
Oui, charmante.
Ah ! charmante, en effet.
(Mélac fils rougit de son transport. Saint-Alban le fixe avec curiosité.)
Ne m’a-t-il pas promis d’étendre ses soins jusqu’à mon fils, lorsqu’il sera en âge d’en profiter ? Il faut bien que j’établisse le sien, ah, ah, ah, ah…
À quel ami je rends service !
C’était donc cela qu’hier au soir… vous feigniez… Quelle surprise ! ah ! monsieur !… (À part.) Je ne me sens pas de joie ; courons annoncer cette nouvelle à Pauline.
Scène X
Eh bien !… l’étourdi, qui oublie de vous faire ses remerciments !
Tu renvoies les chevaux ?
Mon voyage est indispensable.
Encore ?
Si c’est pour ce que je présume, je suppléerai à sa course. Mais, avant que d’en parler, recevez mon compliment, monsieur, sur la distinction flatteuse que vous venez d’obtenir. Le plus digne usage des lettres de noblesse est, sans doute, de décorer des citoyens aussi utiles que vous.
Utiles. Voilà le mot. Qu’un homme soit philosophe, qu’il soit savant, qu’il soit sobre, économe, ou brave : eh bien !… tant mieux pour lui. Mais qu’est-ce que je gagne à cela, moi ? L’utilité dont nos vertus et nos talents sont pour les autres est la balance où je pèse leur mérite.
C’est à peu près sur ce pied que chacun les estime.
Comment faire maintenant pour partir ?
Moi, par exemple, je me cite parce qu’il en est question, je fais battre journellement deux cents métiers dans Lyon. Le triple de bras est nécessaire aux apprêts de mes soies. Mes plantations de mûriers et mes vers en occupent autant. Mes envois se détaillent chez tous les marchands du royaume. Tout cela vit, tout cela gagne ; et l’industrie portant le prix des matières au centuple, il n’y a pas une de ces créatures, à commencer par moi, qui ne rende gaiement à l’État un tribut proportionné au gain que son émulation lui procure.
Jamais il ne perdra cette belle chaleur.
Et tout l’or que la guerre disperse, messieurs, qui le fait rentrer à la paix ? Qui osera disputer au commerce l’honneur de rendre à l’État épuisé le nerf et les richesses qu’il n’a plus ? Tous les citoyens sentent l’importance de cette tâche : le négociant seul la remplit. Au moment où le guerrier se repose, le négociant a le bonheur d’être à son tour l'homme de la patrie.
Vous avez raison.
Mais laissons cette conversation, monsieur : qui vous ramène sitôt en ville ?
Probablement le même objet qui faisait partir monsieur de Mélac. Ma compagnie me rappelle ; elle me charge… Vous permettez que nous traitions devant vous…
Vous vous moquez ! Pour peu que…
Il n’y a point de mystère. L’objet de ma mission est de rassembler tous les fonds de cette province épars dans les caisses de nos divers receveurs, et de les faire passer sur-le-champ à Paris.
Qu’entends-je ?
Ce n’est pas l’affaire d’un moment.
J’avais d’abord cru l’opération plus pénible : mais j’ai appris, dans ma tournée, que j’avais des grâces à rendre à l’exactitude de monsieur de Mélac : il m’a sauvé les trois quarts de l’ouvrage.
Monsieur…
Ah ! vous pouvez vous flatter, messieurs, que vous n’avez pas beaucoup de receveurs de cette fidélité : il est exact et toujours prêt. Il ne fait pas travailler vos fonds, lui !
Nous estimons trop monsieur de Mélac pour lui faire un mérite d’une chose aussi simple. Commençons donc par envoyer cet argent si désiré. Alors, dégagé de tous soins, je pourrai jouir du plaisir de philosopher quelques jours avec vous.
(Mélac père paraît plongé dans une profonde rêverie. Saint-Alban continue à Aurelly.)
À propos, monsieur, vous ne me dites rien de mademoiselle votre nièce, la plus aimable…
Monsieur, il lui est arrivé un grand malheur.
Un malheur !
Oui, monsieur. Elle avait arrangé pour ce soir le plus beau, le plus brillant concert…
Qui peut avoir renversé ce charmant projet ?
Faut-il le demander ? notre philosophe. Il nous a remontré qu’en ce temps de crise, mille gens étaient peut-être au désespoir sur les payements, et que ce ton de fête… Voyez son air consterné dès qu’on en parle.
Je… je rêvais aux diverses sommes qui m’ont été remises.
J’ai l’état ici. Environ cinq cent mille francs. Voulez-vous que nous passions dans votre cabinet ?
Si vous vous reposiez quelques jours ?
Eh ! mais, tu pars ?
Je différerais…
Ah ! bon Dieu, me reposer ! il y a cinq nuits que je n’arrête point : et ce n’est qu’après m’être bien assuré que tous les fonds de la province étaient en vos mains, que j’ai repris ma route pour cette ville.
Tout est perdu !
Je suis d’une paresse… l’ennemi juré du travail. J’ai toutes les peines du monde à m’arracher à l’inaction pour m’occuper d’affaires ; mais aussi, quand je suis lancé, je ne m’arrête plus que tout ne soit terminé. Il est assez plaisant que cette impatience d’être oisif me tienne lieu du mérite contraire aux yeux de ma compagnie.
Moi, je vous conseille de vous enfermer avant le dîner ; la diligence part cette nuit, vous pourrez y placer le caisson.
C’est bien dit.
S’ils font les difficiles, ils ont un fort ballot à moi ; votre argent prendra sa place : il est plus pressé que mon envoi.
Rien de plus obligeant.
Allons, allons, débarrassez-vous la tête.
Et vous… n’embarrassez pas la vôtre, mon officieux ami.
Comment donc !
Monsieur, vous me prenez dans un moment… au dépourvu…
Que dites-vous, monsieur ?
Je dis… (À part.) Ah ! je sens la rougeur qui me surmonte… Il faut l’avouer ; ce que vous me demandez est impossible.
Impossible ! Et vous partiez ?
Il est vrai.
Savez-vous, monsieur, quels soupçons l’on pourrait prendre…
Fi donc, monsieur de Saint-Alban !
Je vous demande pardon ; mais l’air, le ton, les discours, me paraissent si clairs… Ce voyage…
N’y a-t-il pas mille raisons…
Un instant, je vous prie. — Avez-vous touché le montant de toutes les recettes, monsieur de Mélac ?
Je ne puis le nier.
Pouvez-vous faire partir aujourd’hui tout l’argent que vous devez avoir ? (Mélac père ne répond rien.) Parlez, monsieur ; car mes ordres sont tels, que, sur votre réponse, il faut que je prenne un parti sur-le-champ.
Vous ne répondez pas ?
Cruel homme ! (À Saint-Alban, d’un air accablé.) Je ne le puis avant trois semaines au moins.
Trois semaines ! Il ne m’est pas permis d’accorder trois jours. L’argent est annoncé. — C’est avec regret, monsieur…
Je ne saurais l’empêcher : mais jamais tant de douleurs à la fois n’ont assailli un honnête homme.
Vous sortez !
Scène XI
Y concevez-vous quelque chose ?
Je crois que la tête lui a tourné.
Vous sentez que je ne peux me dispenser…
Ne prenez point encore de parti.
Monsieur… quoi que vous puissiez dire…
Ayez confiance en moi. Mélac n’est pas capable d’une action vile ni malhonnête.
Songez donc qu’il partait. Je répondrais de l’événement à ma compagnie.
Monsieur… vous allez perdre un honnête homme : son fils, son état, son honneur, tout est abîmé, ruiné.
J’en suis au désespoir ; mais, n’étant que chargé d’ordres, il ne m’est pas permis de faire des grâces.
N’a-t-il pas ses cautions ? que voulez-vous de plus ? Je me fais garant de tout. Donnez-moi le temps d’éclaircir…
Un mot, à mon tour. Je ne dois pas prendre le change. Il ne s’agit plus de caution ici. C’est cinq cent mille francs qu’il faut, que j’ai annoncés, que la compagnie attend : avancerez-vous cette somme aujourd’hui ?
À la veille du payement ? Tout le crédit du plus riche banquier ne lui ferait pas trouver un sac dans Lyon.
Scène XII
Qu’a donc monsieur de Mélac, mon oncle ? il sort d’avec vous dans un état affreux. J’ai voulu lui parler, il s’est enfermé brusquement sans me répondre.
Eh ! mon enfant, il se trouve un vide de cinq cent mille francs dans sa caisse, on ne sait ni comment, ni pourquoi. Je veux m’éclaircir : monsieur de Saint-Alban refuse le temps nécessaire.
Ah ! monsieur, si vous avez de l’estime pour nous…
De l’estime !…
Seulement jusqu’à demain, que je puisse découvrir…
Jusqu’à demain, monsieur… Nous refuserez-vous cette grâce ?
Ah ! mademoiselle, je donnerais ma vie pour vous obliger ; mais mon devoir a des droits sacrés que vous ne pouvez méconnaître, vous qui remplissez si bien tous les vôtres.
Différer d’un jour, est-ce une faveur incompatible…
N’abusez point de votre ascendant : il ne convient à ma mission ni à mon honneur que je vous écoute plus longtemps.
Comme il vous plaira, monsieur ; mais j’ai assez de confiance en l’honnêteté de M. de Mélac pour croire qu’on se trompe à son égard, et qu’il n’aura besoin ni de l’appui de ses amis, ni des grâces de ses chefs.
Puissiez-vous dire vrai, mademoiselle ! mais, dans l’état où sont les choses, il n’est pas décent que j’accepte un logement dans cette maison. Pardon si je vous quitte.
Et moi je ne vous quitte pas, en quelque endroit que vous alliez.
Scène XIII
Qu’ai-je dit ?… Un trouble affreux m’avait saisie… Je ne l’ai pas assez ménagé… Ma frayeur a-t-elle trahi mon secret ?… Ô Mélac ! S’il avait lu dans mon cœur ! Quel mal j’aurais peut-être fait à ton père ! Il vient.
Scène XIV
Pauline, Pauline, il faut que ma joie éclate à vos yeux.
Votre joie !
Vous savez que rien ne m’intéresse, que ce qui peut nous rapprocher…
Quel moment prenez-vous !… et quel ton !…
Dussiez-vous me traiter d’importun, d’audacieux, c’est celui d’un amant qui peut désormais vous offrir son cœur et sa main.
L’un de nous est hors de sens.
C’est moi ! c’est moi ! la joie qui me transporte…
La joie !
Votre oncle ne sort-il pas d’ici ?
Tout ce que j’entends est si contraire à ses discours…
Il aura voulu vous inquiéter.
M’inquiéter !… Comment !… Pourquoi m’effrayer ?
Ce n’est qu’un badinage obligeant.
On n’en fait pas d’aussi cruel.
Quelle charmante colère ! Elle me ravit : elle me touche plus que ma survivance même.
Je ne vous entends pas.
Ils n’ont rien dit !… La survivance, oui, je l’ai enfin : Saint-Alban nous en a remis l’assurance ; votre oncle, qui le savait, ne nous l’a caché que pour jouir de notre surprise. Dans l’excès de ma joie, je les ai quittés pour vous en apporter la nouvelle ; et depuis un quart d’heure je maudis les fâcheux qui m’arrêtent. Ah ! Pauline, au lieu de partager cette joie…
Vous n’avez rien appris de plus ?
Non.
Je ne puis me résoudre à lui percer l’âme.
Vous pleurez, ma chère Pauline !
Malheureux !… Vous veniez m’annoncer une nouvelle charmante, — il faut que je vous en apprenne une horrible.
On veut nous séparer ?
Ah ! Mélac, si ce qu’on dit est vrai… votre père…
Mon père ?
On soupçonne…
Quoi ?
Qu’il aurait détourné les fonds…
L’argent de sa caisse ?
Voilà ce qu’ils ont dit.
Quelle horreur !
Saint-Alban n’en a plus trouvé.
C’est une imposture ; hier au soir j’y comptai cinq cent mille livres ; mais il vous aime, et, s’il cherche à nuire à mon père, croyez que c’est pour m’éloigner de vous.
Puissiez-vous n’avoir pas d’autre malheur à redouter ! Non, mon cher Mélac, vous n’aurez jamais de rivaux dans le cœur de Pauline.
Vous m’aimez !
Que cet aveu soutienne votre courage ! nous en aurons besoin. Saint-Alban est jaloux. Le sort de votre père me fait trembler.
Lui faites-vous, Pauline, l’injure de le croire coupable ?
Ah ! ne voyez que mon effroi. Mais nous perdons un temps précieux. Courez à votre père, allez le consoler.
Je vais l’enflammer de courroux contre un traître.
S’il n’y avait que Saint-Alban qui l’accusât… mais mon oncle lui-même…
Votre oncle !
Il va revenir. Vous connaissez sa franchise, elle ne lui permet pas toujours de garder, avec les malheureux, les ménagements dont ils ont tant besoin…
Vous me glacez le sang.
Soyez présent aux explications ; que votre bon esprit en prévienne l’aigreur. Si votre père est embarrassé, mon oncle est le seul dont on puisse espérer un prompt secours…
Quoi ! votre oncle est persuadé…
Craignez surtout de vous oublier avec lui : songez que notre sort en dépend. (Avec une grande effusion.) Mon cher Mélac !… dans le péril qui nous menace, ah !… vous m’aurez assez méritée, si vous réussissez à m’obtenir.
Ô mélange inouï !… Non ! je ne puis comprendre… N’importe, vous serez obéie. — Je me contiendrai. — Vous connaîtrez, Pauline, s’il est des ordres remplis comme ceux que l’amour exécute.
ACTE TROISIÈME
Scène I
Ne me suivez pas, mon fils.
Eh ! le puis-je, mon père ?
Je vous l’ordonne.
Vous abandonner dans un moment si fâcheux !
Votre douleur m’importune…, elle m’offense.
Je connais trop mon père pour soupçonner rien qui lui soit injurieux. Mais si votre bonté me laissait percer un mystère…
Mon fils !
Refuserez-vous de m’indiquer les moyens de vous servir ? d’adoucir au moins vos peines ?
Il est des devoirs dont ton âge et ta vivacité t’empêcheraient de sentir toute l’obligation.
Vous m’avez appris à respecter tous ceux qui sont sacrés pour vous. Ayez confiance aux principes de votre fils : ce sont les vôtres.
Mon ami, tu commences ta carrière quand je finis la mienne, et l’on voit différemment. L’intérêt du passé touche peu les jeunes gens, ils sacrifient beaucoup à l’espérance. Mais quand la vieillesse vient nous rider le visage et nous courber le corps, dégoûtés du présent, effrayés sur l’avenir, que reste-t-il à l’homme ? L’unique plaisir d’être content du passé. (D’un ton plus ferme.) J’ai fait ce que j’ai dû ; je vous défends de me presser davantage.
Les suites de cette journée me font mourir de frayeur.
Saint-Alban est généreux, il ne se déterminera pas légèrement à perdre un homme dont il a pensé du bien jusqu’à ce jour.
Ah ! mon père, si c’est là l’espoir qui soutient votre courage, le mien m’abandonne entièrement. Saint-Alban est notre ennemi.
Ne faisons point injure, mon fils, à celui qui n’écoute que la voix de son devoir.
Il aime Pauline. Il n’est revenu que pour elle : il me croit son rival. Jugez s’il nous hait, et si la jalousie ne lui fera pas pousser les choses…
Elle pourrait l’indisposer ; mais quelle apparence que Saint-Alban…
En me confiant ce secret, Pauline ne m’a pas caché combien elle s’alarme pour vous.
D’où naîtrait sa jalousie ? — Nuire à ses desseins ! nous ! Y a-t-il un seul instant de notre vie où nous ne missions pas tous nos soins à faire entrer Aurelly dans des vues aussi avantageuses pour sa nièce, s’il avait la folie de s’y refuser ? Courez donc le tirer d’erreur, mon fils. — Mais non : il convient que ce soit moi-même ; et ce soir…
Ah ! mon père, arrêtez… Elle m’aime, elle vient de me l’avouer. N’aurai-je donc reçu sa foi que pour la trahir à l’instant ?
Reçu sa foi !
Le premier usage que je ferais des droits qu’elle m’a donnés serait de les transmettre à mon ennemi !
Des droits ? Quel discours ! quel délire !
La céder à Saint-Alban me couvrirait de honte inutilement.
Mon fils…
Pauline outragée me mépriserait sans ratifier cet indigne traité.
Quoi donc, monsieur ! Me croyez-vous déjà si méprisable ? Mon infortune a-t-elle éteint en vous le respect ? Vous ne m’écoutez plus…
Ah ! mon père !… Ah ! Pauline !
Vous seriez-vous flatté qu’elle se donnerait à vous malgré son oncle ? vous la connaissez mal. Aurelly n’a jamais eu de vues sur vous : j’en suis certain. Quels sont donc vos projets ?
Je suis au désespoir.
Scène II
Me voilà revenu.
Vous quittez Saint-Alban, monsieur ; n’avez-vous rien gagné sur cet homme impitoyable ?
Saint-Alban n’est point dur : c’est un homme juste. Chargé, par sa compagnie, d’ordres pressants, il trouve un vide immense dans la caisse où il venait puiser des ressources : il m’a objecté mes, je suis resté muet. Il allait faire saisir les papiers de monsieur…
Saisir les papiers !
À peine ai-je obtenu de lui le temps de venir prendre quelque éclaircissement sur une aventure aussi incroyable.
Il m’est affreux de vous affliger ; mais je n’en puis donner aucun, mon ami.
Je rougirais toute ma vie d’avoir été le vôtre, si vous étiez coupable d’une si basse infidélité.
Rougissez donc… car je le suis.
Vous l’êtes !
Cela ne se peut pas.
Avez-vous eu l’imprudence d’obliger quelqu’un avec ces fonds ? Parlez. — Au moins vous avez une reconnaissance, un titre, une excuse qui permette à vos amis de s’employer pour vous.
Je n’ai pas dit qui j’eusse prêté l’argent.
Vous l’aviez lundi.
Hier encore je l’ai vu, mon père.
Cent mille francs à vous, destinés à l’établissement de votre fils, où sont-ils ?
Toutes les pertes du monde me toucheraient moins que l’impossibilité de justifier ma conduite.
Vous gardez le silence avec moi ?
Mon père…
Plus vous êtes mon ami, moins je puis parler.
Votre ami !… je ne le suis plus.
Ah ! monsieur !
« Si c’était moi ? » me disait-il ce matin. — Ainsi donc, en défendant les malhonnêtes gens, c’était ta cause que tu plaidais ?
Je n’ai plaidé que celle des infortunés.
Avec quel sang-froid… Je mourrais de douleur si rien de semblable…
Ami, je n’en suis que trop certain.
Et tu soutiens mes reproches !
Plût au ciel que j’eusse pu les éviter !
En fuyant honteusement.
Moi, fuir !
Ne partiez-vous pas ? — Je ne parle point du tort que tu fais à tes garants ; mais, malheureux, n’avez-vous donc attendu, pour vous déshonorer, que le temps nécessaire pour apprendre à n’en point rougir ?
Ah ! monsieur !
N’avez-vous jamais été blâmé pour l’action même dont votre vertu se glorifiait ?
Invoquer la vertu lorsqu’on manque à l’honneur !
Monsieur…
Aurelly, je puis beaucoup souffrir de vous.
Les voilà donc, ces philosophes ! Ils font indifféremment le bien ou le mal, selon qu’il sert à leurs vues !…
Monsieur Aurelly !…
Vantant à tout propos la vertu, dont ils se moquent ; et ne songeant qu’à leurs intérêts, dont ils ne parlent jamais !
Monsieur Aurelly !…
Comment un principe d’honnêteté les arrêterait-il, eux qui n’ont jamais fait le bien que pour tromper impunément les hommes ?
J’ai pu quelquefois me tromper moi-même…
Un honnête homme qui s’est trompé ne rougit pas de mettre sa conduite au grand jour.
Il est des moments où, forcé de se taire, il doit se contenter du témoignage de son cœur.
Le témoignage de son cœur ! L’intérêt personnel renverse ici toutes les idées.
Eh bien ! injuste ami… À part.) Ah ! dieux ! qu’allais-je faire ?
Tu voulais parler.
Je ne répondrai plus.
Va, tu me fais bien du mal ; tu me rends à jamais soupçonneux, méfiant et dur. Toutes les fois que je verrai l’empreinte de la vertu sur le visage de quelqu’un, je me souviendrai de toi.
Finissez, monsieur !
Je dirai : Ce masque imposteur m’a séduit trop longtemps, et je fuirai cet homme.
Finissez, vous dis-je ! quittez ce ton outrageant ! De quel droit osez-vous le prendre avec mon père ?
Quel droit, jeune homme ? Celui que toute âme honnête a sur un coupable.
L’est-il à votre égard ?
Oui, puisqu’il se manque à lui-même.
Arrêtez ! ou je ne garde plus de mesure avec vous !…
Quel emportement, mon fils ! Il a raison ; et si j’avais à rougir de ma conduite, les reproches de cet honnête homme… Laissez-nous.
Scène III
Un instant a détruit le bonheur et la paix de notre maison ! — Ah ! mon oncle !
Tu me vois entre la conduite du père qui m’indigne, et la présomption du fils qui me menace.
Lui !… vous, Mélac !
Il outrage mon père sans ménagement. J’ai longtemps souffert…
Imprudent !
Pauline !
Sortez ; je vous l’ordonne.
Oui, je sors. (À part.) Mais l’odieux instigateur de tant de cruauté…
Il va se perdre.
Qu’avez-vous dit ?
J’ai dit… (Il se retient pour cacher son projet) que je ne vis jamais tant de cruauté.
Scène IV
Ciel ! détournez les malheurs qui nous menacent aujourd’hui !
Il s’obstine au silence, et je ne puis rien découvrir.
Ah ! mon bon ami. pourquoi craignez-vous de déposer votre secret dans le sein de mon oncle ? Il vous aime de si bonne foi !
Moi, je l’aime ?
Oui, vous l’aimez : ne vous en défendez pas.
Eh bien ! oui, je l’aime, et c’est ma honte ; mais je ne l’estime plus : voilà mon malheur. Il m’est affreux de renoncer à l’opinion que j’avais de lui. La perte entière de ma fortune m’eût été moins sensible.
Aurelly, attends quelques jours avant de juger ton ami. Ta généreuse colère me pénètre de respect. Crois que sans les plus fortes raisons…
En est-il contre mes instances ? Parle, malheureux ! Coupable ou non, si je puis te servir !…
Voyez la douleur où vous nous plongez.
Mes chers amis, l’honneur me défend de parler. Je ne suis pas encore coupable : je le deviendrais, si je restais ici plus longtemps. La moindre indiscrétion… Ce moment difficile ne peut-il être justifié par ma constante amitié pour vous ? Croyez que, pour se plaire avec d’aussi honnêtes gens, il faut l’être soi-même.
Scène V
Je sens qu’il dit vrai.
Quel argument ! Et les fripons aussi se plaisent avec les honnêtes gens, car ils trouvent leur compte dans la bonne foi de ceux-ci. (Plus doux.) Cependant, il faut l’avouer, il m’a remué jusqu’au fond de l’âme.
Non, il n’est pas coupable. — Il aura rendu quelque grand service, dont tout le mérite, à ses yeux, est peut-être de rester ignoré.
Mais manquer de fidélité !…
Avec un homme du caractère de M. de Mélac, je suis tentée de respecter tout ce que je ne puis comprendre.
Quelque usage qu’il ait fait de ces fonds, il est inexcusable… Et partir !
Une voix intérieure me dit que ce crime apparent est peut-être, en lui, le dernier effort d’une vertu sublime. (D’un ton moins assuré.). Et son malheureux fils, mon oncle, ne vous fait-il pas compassion ? À quelle extrémité l’amour de son père vient de le porter contre vous, qu’il chérit si parfaitement !
Il est vif, mais son cœur est honnête. Eh ! ma Pauline, ce que je regrette le plus est de n’avoir pu fonder sur lui le bonheur de mes vieux jours.
Qu’entends-je ? (Haut.) Ah ! monsieur, n’abandonnez pas votre ami : soyez sûr qu'il justifiera ce que vous aurez fait pour lui.
Ta faiblesse diminue la honte que j’avais de la mienne. Tu me presses de le servir…, apprends que je l’ai tenté. J’ai offert ma garantie à Saint-Alban.
Il la refuse ?
Il m’a montré des ordres si formels !… Il ne peut différer d’envoyer la somme annoncée.
N’y a-t-il donc aucun moyen de la faire, cette somme ?
Cinq cent mille francs ! à la veille du payement ! Crois, mon enfant, que, sans les fonds que Dabins reçoit de Paris en ce moment, j’eusse été moi-même fort embarrassé.
Vous m’avez dit souvent que vous aviez beaucoup de ces effets que l’on pouvait fondre au besoin.
Il est vrai qu’il m’en reste à Paris pour cinq cent mille francs, chez mon ami Préfort.
Chez M. de Préfort… Et ne sont-ils pas bons ?
Excellents, pareils à ceux dont il me fait passer la valeur aujourd’hui. Mais tout ne m’appartient pas : il y a cent mille écus auxquels je ne puis toucher. C’est un dépôt… sacré.
Votre fortune est plus que suffisante pour assurer cette somme à son propriétaire.
Voulez-vous que je me rende coupable de l’abus de confiance que je reproche à ce malheureux ? La seule chose peut-être sur laquelle il ne puisse y avoir de composition, c’est un dépôt. De l’argent prêté, on l’a reçu pour s’en servir ; mille raisons peuvent en faire excuser le mauvais emploi ; mais un dépôt… Il faut mourir auprès.
Si l’on parlait à celui de qui vous le tenez ?
Apprends qu’il n’en a ramassé les fonds que pour acquitter une dette… immense. Il les destine à réparer, s’il peut, des torts !… Mais tu m’accuserais de dureté… Tu veux le voir ? parle-lui, j’y consens ; il est prêt à t’entendre, et cet homme… c’est moi.
Ah ! je respire. Nos amis seront sauvés.
Avant que d’être généreux, Pauline, il faut être juste.
Qui oserait vous taxer de ne pas l’être ?
Toi-même, à qui je vais enfin confier le secret de cet argent. Écoute, et juge-moi… Je fus jeune et sensible autrefois. La fille d’un gentilhomme (peu riche, à la vérité) m’avait permis de l’obtenir de ses parents. Ma demande fut rejetée avec dédain. Dans le désespoir où ce refus nous mit, nous n’écoutâmes que la passion. Un mariage secret nous unit. Mais la famille hautaine, loin de le confirmer, renferma cette malheureuse victime, et l’accabla de tant de mauvais traitements, qu’elle perdit la vie, en la donnant à une fille… que les cruels dérobèrent à tous les yeux.
Cela est bien inhumain !
Je la crus morte avec sa mère : je les pleurai longtemps. Enfin j’épousai la nièce du vieux Chardin, celui qui m’a laissé cette maison de commerce. Mais le hasard me fit découvrir que ma fille était vivante. Je me donnai des soins. Je la retirai secrètement ; et, depuis la mort de ma femme, j’ai pris tous les ans, sur ma dépense, une somme propre à lui faire un sort indépendant du bien de mon fils. Voilà quelle est la malheureuse propriétaire de ces cent mille écus : crois-tu, mon enfant, qu’il y ait un dépôt plus sacré ?
Non ; il n’en est pas.
Puis-je toucher à cet argent ?
Vous ne le pouvez pas. Pauvre Mélac ! Mais vous êtes attendri ; je le suis moi-même. Pourquoi donc cette infortunée m’est-elle inconnue ? pourquoi me faites-vous jouir d’un bien-être et d’un état qui lui sont refusés ?
Tu connais le préjugé. Ma nièce est honorablement chez moi ; ma fille ne pouvait y demeurer sans scandale ; et celui qui a manqué à ses mœurs n’en est pas moins tenu de respecter celles des autres.
Je brûle de m’acquitter envers elle de tout ce que je vous dois ; allons la trouver. Faisons-lui part de nos peines. Elle est votre fille : peut-elle n’être pas compatissante et généreuse ?
Que dis-tu, Pauline ? Tout son bien ! le seul dédommagement de son infortune, tu veux le lui arracher ?
Nous aurons fait notre devoir envers nos amis.
Elle se doit la préférence.
Elle peut nous l’accorder.
Mettez-vous en sa place… une telle proposition…
Ah ! comme j’y répondrais !
Si elle nous refuse ?
Nous ne l’en aimerons pas moins ; mais n’ayons aucun reproche à nous faire.
Tu l’exiges ?
Mille, mille raisons me font un devoir de la connaître.
Ah ! ma Pauline !
Qu’avez-vous ?
Ta sensibilité m’ouvre l’âme ; et mon secret…
Ne regrettez pas de me l’avoir confié !
Mon secret… s’échappe avec mes larmes.
Mon oncle !…
Ton oncle !
Quels soupçons !
Tu vas me haïr.
Parlez.
Ô précieux enfant !
Achevez !
Tu es cette fille chérie.
Mon père !
Ma fille ! ma fille ! la première fois que je me permets ce nom, faut-il le prononcer si douloureusement ?
Ah ! mon père !
Mon enfant… console-moi : dis-moi que tu me pardonnes le malheur de ta naissance ! Combien de fois j’ai gémi de t’avoir fait un sort si cruel !
N’empoisonnez pas la joie que j’ai d’embrasser un père si digne de mon affection.
Eh bien ! ma Pauline, ma chère Pauline ! (car ta mère, que j’ai tant aimée, se nommait ainsi) ordonne, exige ! Tu m’as arraché mon secret : mais pouvais-je disposer de ton bien sans ton aveu ?
C’est le vôtre, mon père. Ah ! s’il m’appartenait !…
Il est à toi : plus des deux tiers est le fruit de l’économie avec laquelle tu gouvernes cette maison. Prescris-moi seulement la conduite que tu veux que je tienne aujourd’hui.
Peut-elle être douteuse ? Mon père, allez, prenez ce bien : offrez ces effets à Saint-Alban : qu’ils servent à le désarmer, à sauver nos amis.
Que te restera-t-il ?
Vos bontés.
Je puis mourir.
Cruel que vous êtes !
Mon cœur est plein : le tien l’est aussi. Retire-toi. Il faut que je me remette un moment du trouble où cette conversation m’a jeté.
Ah ! Mélac !… Que je suis heureuse !…
Scène VI
Je suis tout ému. Quel prix la reconnaissance de cet enfant met aux soins qu’il s’est donnés pour son éducation !… Allons donc. Il faut le tirer de ce mauvais pas, toute misérable qu’est sa conduite. Ce qu’il ne mérite plus, je me le dois… pour l’honneur d’une amitié de cinquante ans… pour son fils, qui est un bon sujet… Le plus pressé maintenant, c’est de voir le fermier général. {Il soupire.) Non, je ne regrette pas l’argent ; mais c’est qu’au fond du cœur je ne fais plus le moindre cas de cet homme-là.
ACTE QUATRIÈME
Scène I
« Imbécile ! benêt ! Fais par-ci, va-t’en là. Qu’on ferme ma porte pour tout le monde. Laisse entrer M. Saint-Alban. » Mille ordres à la fois ! Comme si on était un sorcier pour retenir tout ça !… Parce qu’ils sont en querelle, il faut qu’un pauvre domestique… Euh ! que je voudrais bien !… Je voudrais que chacun ne fût pas plus égaux l’un que l’autre. Les maîtres seraient bien attrapés !… Oui ! et mes gages, qui est-ce qui me les payerait ?
Scène II
M. Aurelly est-il au logis. André ?
Non, monsieur, pour personne ; mais ce n’est pas pour monsieur que je dis ça : il faut que vous entriez, vous. Il va descendre : monsieur veut-il que je l’aille avertir ?
Non, il peut être occupé ; j’attendrai. (Il se promène, et dit à lui-même : ) Le devoir me presse d’agir… l’amour me retient… la jalousie Non, jamais mon cœur ne fut plus tourmenté. S’aimeraient-ils ? La douleur qu’elle a laissé voir ce matin était trop vive !… André ?
Monsieur m’appelle ?
Ce garçon est naïf ; faisons-le jaser. — (Haut, en s’asseyant.) Mon cher André…
Monsieur est plus bon que je ne mérite.
Où est ta jeune maîtresse ?
Ah ! monsieur ! On était si gai les autres voyages, quand vous arriviez ! ce n’est pas par intérêt que je le dis : mais de ce que vous ne logez plus ici, ça fait une peine à tout le monde… Mameselle pleure, pleure, pleure ! et notre maître !… On a servi le dîner : M. de Mélac, son fils, personne ne s’est mis à table ; ni monsieur non plus, ni mameselle non plus.
Ni mademoiselle non plus ! pleurer ! ne rien prendre ! il y a plus que de l’amitié ; la reconnaissance ne va pas si loin.
Moi, je suis si triste qu’en vérité, hors mes repas, tout est resté à faire aujourd’hui.
Mais dis-moi, André : est-ce qu’on ne parle pas quelquefois de la marier ?
Oh ! que oui ! très-souvent bien des gens de Lyon l’ont demandée ; mais bernique ! pas pour un diantre ! notre maître s’y entête.
Et ces refus paraissent-ils la contrarier, l’affliger ?
Elle ? ah ! vous la connaissez bien ! Un mari ? elle s’en soucie… comme moi. Pourvu qu’elle soit obligeante à ravir, qu’elle veille sur toute la maison, qu’elle épargne le bien de son oncle, et qu’elle donne tout son chétif avoir aux pauvres gens, elle est gaie comme un pinson.
Quel éloge ! dans une bouche maladroite ! Il m’enflamme. (Il tire sa bourse.) Tiens, ami, prends ceci, et dis-moi encore…
Un louis ! oh ! mais… si ce que monsieur voudrait savoir était un mal !…
Non : c’est ton honnêteté que je récompense. Nous raisonnons… Entre tous les gens qui ont des vues sur la demoiselle, j’aurais pensé que le jeune Mélac…
Eh bien ! monsieur me croira s’il voudra, mais cette idée-là m’est aussi venue plus de cent fois pour eux. Pas vrai que ça ferait un bien gentil ménage ?
Elle et lui ?
Ah ! c’est qu’elle est si joliment tournée à son humeur ! et c’est qu’il l’aime ! il l’aime !
Il l’aime !… Pourquoi m’en troubler ? J’ai dû m’y attendre. Qui ne l’aimerait pas ?
Il n’y a que ceux qui ne l’ont jamais vue…
Et… crois-tu que ta jeune maîtresse lui accorde du retour ?
Du retour ?
Oui.
Ah ! ah ! ah ! je vois bien à peu près ce que monsieur veut dire. — Mais tenez, il ne faut pas mentir : en conscience, tout ce que je sais, c’est que je sais bien que je n’en sais rien.
S’il en était préféré ! dans l’intimité où vivent leurs parents, aurait-on manqué de les unir ?
Ils ne sont pas désunis pour ça. Quoiqu’elle le gronde toujours, il ne saurait être une heure sans venir faire le patelin autour d’elle : et quand il peut attraper quelque morale, il s’en va content !…
C’est assez, ami. (À lui-même.) Sans doute ils attendaient cette survivance pour conclure… et moi je l’apporte ! Je forge l’obstacle que je redoute ! ah ! ma jalousie s’en irrite… Qu’on est près d’être injuste quand on est amoureux !
Il faut que ces grands génies aient bien de l’esprit, de pouvoir penser comme ça tout seuls à quelque chose. J’ai beau faire, moi, dès que je veux songer à penser, je m’embrouille, et l’envie de dormir me prend tout de suite.
Scène III
Ah ! monsieur, pardon ; vous m’avez prévenu, j’allais passer chez vous.
Je viens vous dire qu’il m’est impossible de différer plus longtemps. Cette journée presque entière, accordée à vos instances, n’a mis aucun changement dans nos affaires.
Elle en a mis beaucoup.
A-t-on trouvé les fonds ?
J’en fais bon pour Mélac.
Vous payez les cinq cent mille francs ?
Cent mille écus que j’emprunte, le reste à moi ; le tout en un mandat sur mon correspondant de Paris, payable à votre arrivée.
Le mariage est certain, on ne fait pas de tels sacrifices… (Haut.) J’admire votre générosité. Je recevrai la somme que vous offrez ; mais… je ne puis me dispenser de rendre compte…
Quelle nécessité ?…
Ce que vous faites pour Mélac ne le lave pas de l’abus de confiance dont il s’est rendu coupable.
Lorsqu’on ne vous fait rien perdre ?…
La même chose peut arriver encore, et vous ne serez pas toujours d’humeur…
En ce cas, monsieur… je reprends ma parole : c’est son honneur seul qui me touche ; et, si je ne le sauve pas en acquittant sa dette, il est inutile que je me dépouille gratuitement.
Vous désapprouvez ma conuite ?
Je n’entends rien à votre politique. Que Mélac soit coupable de mauvaise foi, ou seulement d’imprudence, en rejetant mes conditions vous risquez…
Je ne les rejette pas ; mais il faut m’expliquer.
J’écoute.
Vous voulez sa grâce entière ?
Sans restriction.
J’irai, pour vous obliger, jusqu’au dernier terme de mon pouvoir.
Quelle étendue y donnez-vous ?
Celle que vous y donneriez vous-même. Vous n’exigez pas que je sauve sa réputation aux dépens de mon honneur ?
Il y aurait encore plus d’absurdité que d’injustice à le proposer.
Les intérêts de la compagnie à couvert par vos offres, on peut faire grâce à votre homme de l’opprobre qu’il a mérité ; mais je deviendrais coupable, si je lui confiais plus longtemps une recette…
Vous lui ôtez sa place ?
La lui laisseriez-vous ?
Ah ! monsieur, je vous prie…
Faites un pas de plus.
Comment ?
Vous avez de l’honneur : osez me le conseiller. (Aurelly baisse la tête sans répondre.) J’espère que vous distinguerez ce que je puis accorder, et ce que le devoir m’interdit ; j’accepte l’argent, je me tairai : mais j’exige qu’il se défasse à l’instant de son emploi, sous le prétexte qu’il voudra.
J’avoue qu’il n’est pas digne de le garder ; mais son fils ? cette survivance ? tant de démarches pour l’obtenir ?…
Son fils ! qui nous en répondrait ?
Moi.
C’est beaucoup faire pour eux.
J’ai vingt moyens de m’assurer de lui.
SAINT-ALBAN, rêvant.J’avoue que… je… je n’ai point d’objection personnelle contre le jeune homme : et, dans le dessein où je suis de vous demander une grâce pour moi-même…
Je pourrais vous obliger ?
Sur un point de la plus haute importance.
Tenez-moi pour déshonoré, si je vous refuse.
Puisque vous m’encouragez, je vais parler. Vous connaissez ma fortune, mes mœurs ; vous avez une nièce adorable, elle m’a charmé ; je l’aime, et je vous demande sa main, comme la plus précieuse faveur…
Vous me demandez… ma Pauline ?
Auriez-vous pris des engagements ?
En vérité, ce n’est pas cela ; mais si vous la connaissiez mieux…
Je l’ai plus étudiée que vous ne pensez.
Cette enfant n’a pas de fortune.
Sur un mérite comme le sien, c’est une différence imperceptible.
Comment sortir de ce nouvel embarras !
Vous m’avez flatté que je ne serais point rejeté.
Monsieur !… vous n’êtes pas fait pour l’être…
Et cependant…
Soyez certain qu’elle est trop honorée de votre recherche, et que l’obstacle ne viendra pas de ma part. Mais…
Vous me la refusez ?
Croyez que… Avant de vous répondre, il faut que je prévienne ma nièce.
Souvenez-vous, monsieur, que vous n’avez point d’engagement.
Et l’affaire de Mélac ?
Ce soir nous en terminerons deux à la fois.
Scène IV
Il sort mécontent. Qu’est-ce que ce monde, et comme on est ballotté ?… Le père et le fils sont perdus, s’il se croit refusé… Et comment oser l’accepter ?… L’argent ! l’argent les sauvera-t-il encore ? N’importe, ôtons-lui ce prétexte de leur nuire… Et demandez-moi pourquoi tout ce désordre ? Parce qu’un misérable homme, qu’il ne faudrait jamais regarder si l’on faisait son devoir, oublie le sien, et pour un vil intérêt…
Scène V
D’où sortez-vous donc, Dabins ? Voilà quatre fois que j’entre au bureau pour vous parler.
Scène VI
Ah ! voici l’autre. Il vaut mieux s’en aller que de se mettre en colère.
Scène VII
Ô respectable ami ! (À Dabins.) Qu’avez-vous à m’annoncer de si pressé, monsieur Dabins ?
Monsieur, c’est avec douleur que je le dis : il n’est plus temps de se taire, il faut tout déclarer.
Qu’est-ce à dire ? tout déclarer !
L’affaire est sur le point d’éclater : les apparences vous accusent.
Les apparences ne peuvent inquiéter que celui qui s’est jugé coupable.
Qu’opposerez-vous aux faux jugements, à l’injure, aux clameurs ?
Rien : le silence, et la fermeté que donne l’estime de soi-même.
Les biens de votre ami sont suffisants… on prendra des mesures…
Et si je dis un mot, il manque demain matin.
Et si vous ne le dites pas, vous êtes perdu ce soir même… Non. je ne puis souffrir…
Monsieur Dabins, souvenez-vous que votre père mourant ne vous a pas vainement recommandé à ma bienfaisance : souvenez-vous que je vous ai élevé ; que je vous ai placé chez Aurelly ; que mon estime seule vous a valu sa confiance : voulez-vous la perdre, cette estime ? et le premier devoir de l’honnête homme n’est-il pas de garder le secret confié ?
Eh, monsieur ! quand la discrétion fait plus de maux qu’elle ne peut en prévenir…
À qui de nous deux appartient le jugement de mes intérêts ?… Mais je m’échauffe, et deux mots vous fermeront la bouche. De quoi s’agit-il en ce commun effroi ? De peser les risques de chacun, et d’écarter le plus pressant ?
Oui. monsieur.
Si je me préfère à mon ami, quel sera son sort ? La confiance publique dont un négociant est honoré ne souffre pas deux atteintes. Quoi qu’on puisse alléguer, après un défaut de payement, le coup fatal au crédit est porté ; c’est un mal sans remède ; et, pour Aurelly, c’est la mort.
Il y a tout lieu de le craindre.
Si je me tais, un soupçon tient, il est vrai, mon honneur en souffrance ; mais, à l’aveu d’un service que les grands biens d’Aurelly rendent tout naturel, avec quelque rigueur qu’on me juge, il est même douteux qu’on m’en fasse un reproche. Ayant donc à choisir entre sa perte inévitable et le danger incertain qui me menace, croyez-vous que j’aie pris conseil d’une aveugle amitié, qui pût déshonorer mon jugement ? Non, monsieur : j’ai prononcé, comme un tiers l’aurait fait, en préférant non ce qui me convient, mais ce qui convient aux circonstances ; non ce que je puis, mais ce que je dois. Vous m’avez entendu ?
Monsieur, je me tairai ; mais, pour l’exemple des hommes, il faudrait bien que de pareils traits…
Laissons la maxime et l’éloge aux oisifs ; faisons notre devoir, le plaisir de l’avoir rempli est le seul prix vraiment digne de l’action. — Que fait mon fils ? j’en suis inquiet. L’avez-vous vu ?
Ah ! c’est pour lui surtout que je vous presse ; il a répandu devant moi des larmes si amères, et m’a quitté avec une impatience, un sentiment si douloureux !… Mais quel danger de vous confier à lui ? Encouragé par votre exemple, il se calmerait, il vous consolerait.
Me consonler?’ Mon ami, l’expérience de toute ma vie m’a montré que le courage de renfermer ses peines augmente la forre de les repousser ; je me sens déjà plus faible avec vous que dans la solitude. Eh ! quel secours tirerais-je de mon fils ? Je crains moins sa douleur que son enthousiasme ; et, si je suis à peine maître de mon secret, comment contiendrais-je cette âme neuve et passionnée ?…
Scène VIII
Le voici ; vous l’avez bien dépeint.
Eh ! parlez-lui, monsieur.
Sauvons-nous d’un attendrissement inutile.
Scène IX
(Il marche lentement, d’un air absorbé, et s’échauffe par degrés en parlant.)
Ah ! cet odieux Saint-Alban ! je l’ai cherché partout sans le rencontrer… Le déshonneur de mon père est-il déjà public ? On s’éloigne… on me fuit… Je perds en un instant la fortune, l’honneur, toutes mes espérances… et Pauline… Pauline !… Elle m’évite à présent… La générosité est un accès… la chaleur d’un moment… mais la réflexion a bientôt détruit ce premier prestige de la sensibilité.
Scène X
Qu’une stérile compassion ne vous ramène pas, mademoiselle. Je sais que je vous ai perdue ; je connais toute l’horreur de mon sort. Laissez-moi seul à ma douleur.
Cruel !…
Vos consolations ne pourraient que l’irriter.
Comme le malheur vous rend injuste et dur ! La crainte qu’on ne pense mal de vous vous donne mauvaise opinion du cœur de tout le monde. Votre ardente vivacité vous a déjà fait manquer à mon oncle…
Il insultait mon père. Avec quelle cruauté il lui développait tout ce que notre situation a d’odieux ! S’il n’eût pas été votre oncle…
Ingrat, à l’instant où vous allez tout lui devoir, pendant que son attachement lui fait payer toute la somme à Saint-Alban.
Que dites-vous ? Il nous sauve l’honneur ?
Il va plus loin… son cœur, qui vous chérit…
Achevez, Pauline, achevez ; ne craignez pas de mettre le comble à ma joie. Il me donne sa nièce ?
Ah ! Mélac, ne parlez plus de sa malheureuse nièce.
Comment ?
Sa fille…
Sa fille !
Sa fille, fruit d’une union ignorée, qui vous connaît, qui vous aime, offre à votre père cent mille écus qu’elle tient des dons et des épargnes du sien…
Au prix de m’épouser !… Nous n’étions pas assez avilis ; il nous manquait cet opprobre.
J’ai bien prévu que votre âme orgueilleuse rejetterait un pareil bienfait.
Il me fait horreur ! le service, et celui qui l’offre, et celle qui le rend, je les déteste tous… C’était donc pour cela qu’il éloignait toute idée de notre union ? Il me gardait cette honte ; il me méprisait, même avant que le malheur m’eût réduit à souffrir tous les outrages. Mais je le jure à vos pieds, Pauline : fût-elle cent fois plus généreuse, la fille sans nom, sans état, et désavouée de ses parents, ne m’appartiendra jamais.
Vous la connaissez mal ; elle n’a eu en vue que votre père.
Mon père ! Faut-il donc nous sauver d’une infamie par une autre ?… Vous pleurez, ma chère Pauline ! craignez-vous que la nécessité ne me fasse enfin contracter un indigne engagement ?
Non, je ne suis plus même assez heureuse pour le craindre ; vous avez prononcé votre arrêt et le mien. Cette infortunée que vous insultez avec tant d’inhumanité…
Cette infortunée…
Elle est devant vos yeux.
Vous ?
J’avais le cœur percé de cette nouvelle, et vous avez achevé de le déchirer.
Ô douleur !… Pauline, ne me tendiez-vous ce piége que pour me rendre aussi coupable ?
Laissez-moi.
Pourquoi ne pas m’apprendre…
L’avez-vous permis ? Votre emportement a fait sortir de votre bouche l’affreuse vérité : monsieur, il n’est plus temps de désavouer vos sentiments.
Osez-vous bien vous prévaloir d’une erreur qui fut votre ouvrage ? osez-vous m’opposer le désordre d’un désespoir que vous avez causé vous-même ? Je voyais les puissants ressorts qu’on faisait agir contre nous ; je disais : Je la perds. Je m’armais, à vos yeux, de toute la force dont je prévoyais avoir besoin. Suis-je donc un dénaturé, un monstre ? Et quel est l’homme assez barbare pour imputer à d’innocentes créatures un mal qu’elles ne purent empêcher ?
Non, non.
La faute de leurs parents leur ôte-t-elle une qualité, une seule vertu ? Au contraire, Pauline, et vous en êtes la preuve ; il semble que la nature se plaise à les dédommager de nos cruels préjugés par un mérite plus essentiel.
Ce préjugé n’en est pas moins respectable.
Il est injuste, et je mettrai ma gloire à le fouler aux pieds.
Il subsistera dans les autres.
Mon bonheur dépend de vous seule.
On se lasse bientôt d’un choix qui n’est approuvé de personne.
Le mien mérite une honorable exception.
Il ne l’obtiendra pas.
Il m’en sera plus cher. N’aggravez pas un malheur idéal. Ah ! soyez plus juste envers vous : tout ce qui ne dépend pas du caprice des hommes, vous l’avez avec profusion ; et si mon amour pouvait augmenter, cette injure du sort l’accroîtrait encore.
Mélac, une femme doit avoir droit au respect de son mari. Je rougirais devant le mien… N’en parlons plus. Je n’en fais pas moins à votre père le sacrifice de toute ma fortune. Une retraite profonde est l’asile qui me convient : heureuse si votre souvenir n’y trouble pas mes jours !
Quel cœur avez-vous donc reçu de la nature ? Vous vous jouez de mon tourment ! Pauline, renoncez à cet odieux projet, ou je ne réponds plus… Jour à jamais détestable !… Je sens un désordre… Ah ! j’en perdrai la vie…
Il m’effraye ! Je ne puis le quitter. Mélac, mon ami, mon frère !
Moi votre ami ! moi votre frère ! Non, je ne vous suis rien. Allez, cruelle, vous ne me surprendrez plus. Le trait empoisonné que vous avez enfoncé dans mon cœur n’en sortira qu’avec ma vie. Me tendre un piége affreux ! et me rendre garant des propos insensés que le désespoir m’a fait tenir ! ah ! cela est d’une cruauté…
Ecoutez-moi, Mélac.
Je ne vous écoute plus. Vous ne m’avez jamais aimé. Je n’écoute plus une femme qui emploie un indigne détour pour renoncer à moi.
Eh bien ! mon cher Mélac, je n’y renonce pas. Tant d’amour me touche, plus qu’il ne convient peut-être à la malheureuse Pauline. Je n’y renonce pas ; mais, au nom de ton père, sors de cet égarement qui me tue.
Vous voyez bien, Pauline, ce que vous me promettez… vous le voyez bien. Si jamais vous rappelez… si jamais… (Il tombe à ses genoux avec ardeur.) Jurez-moi que vous oublierez les blasphèmes que j’ai horreur d’avoir proférés devant vous. Jurez-le-moi.
Puisses-tu les oublier toi-même !
Jurez-moi que vous me rendez votre cœur.
Te le rendre, ingrat : il n’a pas cessé d’être à toi.
Eh bien ! pardon. Je suis indigne de toute grâce ! et, si j’ai l’audace de la solliciter…
Scène XI
Voici mon père.
Ah ! monsieur, si le plus amer repentir pouvait effacer de coupables emportements ! si le plus vif regret de vous avoir offensé…
Offensé ! Non, mon ami ; j’ai moins vu ta colère que l’honnête sentiment qui la rachetait. Ton respect filial m’a touché. — Demande à Pauline ce que je lui en ai dit.
Je connais les effets de votre amitié, et ma reconnaissance…
Elle me plaît ; mais tu ne m’en dois que pour ma bonne volonté ; tout est bien loin d’être terminé.
Malgré vos offres ?
Qui a donc suspendu ?…
La chose la plus étonnante. Je parle à Saint-Alban ; il accepte le payement ; mais il n’en allait pas moins écrire à sa compagnie. L’honneur, l’état, la survivance, tout était perdu.
Le cruel !
Grands débats. Il paraît se rendre. Je crois tout fini ; je l’embrasse, en souhaitant de pouvoir l’obliger à mon tour. Il me prend au mot ; dans l’excès de ma joie, j’y engage mon honneur. (À Pauline.) Écoute la conclusion.
Je tremble.
« Vous avez une nièce charmante ; je l’aime, je adore, et je vous demande sa main. »
Juste ciel !
Je l’avais prévu.
Tu conçois quel a été mon embarras pour lui répondre.
Je vois le mal. Il est irréparable.
Non ; mais lorsqu’il m’a demandé ta main, je n’ai pas dû, sans te consulter, aller lui confier le secret de ta naissance. Je viens exprès pour cela : que lui dirai-je ?
Croyez-vous qu’il traitât rigoureusement M. de Mélac, s’il était refusé !
Refusé ! De quel droit le sommerais-je de sa parole, en manquant à la mienne ? C’est bien alors que tout serait perdu… Mais que faire ? il veut tout terminer à la fois, il attend une réponse.
Permettez qu’il la reçoive de moi. — Qu’il vienne.
Qu’il vienne !
Il est important que je lui parle.
Il sera ici dans un moment. Mon enfant, je connais tes principes, dispose de toi-même à ton gré : je ne puis mettre en de plus sûres mains des intérêts si chers à mon cœur.
Scène XII
Mademoiselle…
Vous voyez bien que le danger de votre père est pressant : quel intérêt oserait se montrer auprès de celui-là ?
Ah ! mon père, mon père !… (En hésitant.) Ainsi vous rappelez Saint-Alban ?
Il est indispensable que je le voie ; consentez-y, Mélac, il le faut… Il faut me rendre ma parole.
Non, vous pouvez me trahir ; mais il ne me sera pas reproché d’y avoir contribué par un lâche consentement.
Te le demanderais-je, ingrat, si j’avais dessein d’en abuser ? — Qui vous dit que je veuille l’épouser ?
Serez-vous la maîtresse de vos refus ?
Vous n’êtes pas généreux d’accabler ainsi mon âme. Ah ! j’avais des forces contre ma douleur, je n’en ai plus contre la vôtre.
Pauline !
Pense à ton père, à ton père respectable, et tu rougiras d’attendre de moi l’exemple du courage que tu devais me donner.
Je sens que je ne puis vivre sans votre estime, il me faut la mienne. Il faut sauver mon père… aux dépens de mes jours… Ah ! Pauline !
Ah ! Mélac !
ACTE CINQUIÈME
Scène I
Voici l’instant qui doit décider de notre sort. (Elle lit.) Il attend mes ordres, dit-il… Audacieux qu’ils sont, avec leur soumission insultante !… Pourquoi trembler ? l’aveu que je vais lui faire ne peut que m’honorer. — Ah !… je pleure, et je me soutiens à peine. — Mon état ne se conçoit pas. — S’il me surprenait à pleurer… (Elle s’assied.) Eh bien, qu’il me voie ! Ne suis-je pas assez malheureuse pour qu’on me pardonne un peu de faiblesse ?
Scène II
Monsieur Saint-Alban.
Un moment, André.
Mais, mameselle, monsieur Saint-Alban…
Répétez encore.
Il sort de chez votre oncle : oh ! il a un habit…
C’est en vain. Il m’est impossible… (S’asseyant.) Faites entrer.
Scène III
Je me rends à vos ordres, mademoiselle.
(À part.) À mes ordres !
Oui… c’est moi qui l’en ai prié. — Asseyez-vous, monsieur. Cet air contraint vous convient beaucoup moins qu’à celle que vos intentions rendent confuse et malheureuse.
Scène IV
Malheureuse ! à Dieu ne plaise que je voulusse vous obtenir à ce prix !
Cependant vous abusez de la reconnaissance que je dois à M. de Mélac, pour exiger ma main…
Faites-moi la grâce de vous souvenir que mon amour n’a pas attendu cet événement pour se déclarer. Vous savez si j’ai souhaité vous devoir à vous-même, et commencer ma recherche par acquérir votre estime…
Que vous comptez pour assez peu de chose.
Daignez m’apprendre comment je prouverais mieux le cas que j’en fais.
Le voici, monsieur. Si vous croyez votre honneur engagé de rendre un compte rigoureux à votre compagnie, puis-je estimer un homme qui ne paraît se souvenir de ses devoirs que pour les sacrifier au premier goût qu’il veut satisfaire ? Et, si vous avez feint seulement de croire à cette obligation pour vous en prévaloir ici, que penser de celui qui se joue de l’infortune des autres, et fait dépendre l’honneur d’une famille respectable du caprice de l’amour et des refus d’une jeune fille ?
Je n’ai à rougir d’aucun oubli de mes devoirs. Mais, en supposant que le désir de vous plaire eût été capable de m’égarer… je l’avouerai, mademoiselle, je n’en attendais pas de vous le premier reproche.
Le premier ! vous l’avez reçu de vous-même, lorsque vous avez mis votre silence à prix.
Mon silence ! Quelque importance qu’on y attache, il est promis sans conditions ; et c’est sans craindre pour vos amis que vous êtes libre de me percer le cœur, en refusant ma main.
Peut-être avez-vous cru que j’avais quelque fortune, ou que mon oncle suppléerait…
Pardon si j’interromps encore : je me suis déclaré sur ce point. De tous les biens que vous pourriez m’apporter, je ne veux que vous : c’est vous seule que je désire.
Votre générosité, monsieur, excite la mienne : car il y en a, sans doute, à vous avouer (quand je pourrais le taire) un motif de refus plus humiliant pour moi que le manque de fortune.
Votre père m’a tout dit. (Pauline paraît extrêmement surprise.) Je vous admire, et voici ma réponse. Je suis indépendant : l’amour vous destina ma main, la réflexion en confirme le don, si votre cœur est aussi libre que le mien vous est engagé ; mais, sur ce point seulement, j’ose exiger la plus grande franchise.
Vous agissez si noblement, que le moindre détour serait un crime envers vous : sachez donc mon secret le plus pénible, {di|[Ils se lèvent, Pauline soupire et baisse les yeux.)}} Toute ma jeunesse passée avec Mélac ; la même éducation reçue ensemble ; une conformité de principes, de talents, de goûts, peut-être d’infortunes…
Vous l’aimez ?
C’est le dernier aveu que vous devait ma reconnaissance.
À quelle épreuve mettez-vous ma vertu ?
J’ai beaucoup compté sur elle.
Scène V
Je vois ce que vous espérez de moi.
Je vous dirai tout. Je ne craindrai point de fournir à la vertu des armes contre le malheur. Mélac avait mon cœur et ma parole ; mais lorsque mon père nous a fait entendre à quel prix vous mettiez la grâce du sien, il a sacrifié toutes ses espérances au salut de son père.
Avant ce jour… savait-il votre sort ?
Nous l’ignorions également.
Il ne vous aime pas.
Il mourra de douleur.
À l’instant qu’il apprend le secret de votre naissance, il vous cède ! il affecte une générosité… Mademoiselle, je n’étendrai pas mes réflexions, dans la crainte de vous déplaire ; mais il ne vous aime pas.
Ô ciel ! je ne l’aime pas !
Monsieur !… qui vous savait si près ?
Je ne l’aime pas, dites-vous ?
Je n’ai jamais déguisé ma pensée.
Vous m’imputez à crime un sacrifice que vous avez rendu nécessaire ?
Le sort de ceux qui écoutent est d’entendre rarement leur éloge.
M’accuser de ne pas l’aimer !
J’en suis fâché, je l’ai dit.
L’avez-vous cru, Pauline ?
Vous nous perdez.
N’attendons rien d’un homme aussi injuste.
Monsieur, trop de chaleur rend quelquefois imprudent.
Et trop de prudence, monsieur…
Je vous défends d’ajouter un mot.
M’accuser de ne pas vous aimer, quand on me réduit à l’extrémité de renoncer à vous, ou d’en être à jamais indigne !
Vous oubliez votre père !
Si je l’oubliais, Pauline…
Le désespoir l’aveugle.
Un mot va nous accorder. Vous avez, dit-on, promis de ne rien écrire contre mon père ?
Vous m’interrogez ?
L’avez-vous promis ?
Il s’y est engagé.
Pour aucune autre considération que la vôtre, mademoiselle.
Ah !… c’est aussi ce qui m’empêche de vous disputer sa main. Elle est à vous… Mais soyez galant homme. (Il s’approche de lui.) Osez tenir parole à mon père, et vous verrez.
Osez !…
Monsieur de Saint-Alban !
Oui, monsieur, j’oserai tenir parole à votre père.
Ah ! grands dieux !
Et toute nouvelle qu’est cette façon d’intercéder, elle ne nuira pas à M. de Mélac.
Il va tomber à vos genoux. Il ne sait pas… (À Mélac.) Cruel ennemi de vous-même ! apprenez qu’il s’engage au silence, que lui seul peut vous conserver l’emploi…
Je le refuse.
Insensé !
Quel bienfait, Pauline ! J’en dépouillerais mon père ! je le payerais de votre perte, et j’en serais redevable à mon ennemi !
Monsieur…
Quel est donc le but de ces fureurs ?
S’il ménage mon père, il vous épouse, il est trop récompensé : mais attaquer mes sentiments pour vous !…
Vos sentiments !… Quels droits osez-vous faire valoir ? Ne m’avez-vous pas rendu ma parole ?
L’honneur m’a-t-il permis de la garder ? Vous vous privez de tout pour sauver mon père…
Quoi ! ces cent mille écus qu’on dit empruntés…
Sont à elle ; c’est son bien, tout ce qu’elle possède au monde.
Sont à elle ! (À part.) Ah ! dieux ! que de vertus !
Ai-je donc trop exigé de vous deux, en me sacrifiant, que l’un n’insultât pas à l’infortuné qu’il opprime ! que l’autre honorât ma perte d’une larme, d’un regret ! Il vous épousait de même, et je mourais en silence.
Eh ! fallait-il venir ainsi… (Les pleurs lui coupent la parole ; elle se jette sur un siége, et dit à elle-même :) Malheureuse faiblesse !
Ne me dérobez pas vos larmes, Pauline ! c’est le seul bien qui me reste au monde.
Oui, je pleure : mais… c’est de dépit de ne pouvoir m’en empêcher.
J’ai donc tout perdu !
Votre violence a tout détruit.
Scène VI
On se querelle ici ! Mélac ?
Non, monsieur, on est d’accord. Vous m’avez assuré que vous laissiez mademoiselle absolument libre sur le choix d’un époux : ce choix est fait. (À Pauline.) Non, je n’établirai point mon bonheur sur d’aussi douloureux sacrifices. Il n’en serait plus un pour moi, s’il vous coûtait le vôtre.
Qu’entends-je ? Ah ! monsieur !
Faisons la paix, mon heureux rival. Je pouvais épouser une femme adorable, dont l’honneur et la générosité eussent assuré mon repos ; mais son cœur est à vous.
Combien je suis coupable !
Amoureux : et les plus ardents sont ceux qui offensent le moins. J’étais moi-même injuste.
Tu l’aimais donc ?
Ce jour m’a éclairée sur tous mes sentiments.
Mes enfants, vous êtes bien sûrs de moi : mais abuserons-nous du service que nous rendons à son père, pour lui arracher un consentement que sa fierté désavouera peut-être ?
Ah ! quelle triste lumière ! ai-je pu m’aveugler à ce point !
Pauline, vous savez s’il vous chérit !
Priez-le de passer ici ; n’armez pas son âme, en le prévenant, contre les coups qu’on va lui porter. Ne lui dites rien…
Monsieur, vous tenez ma vie en vos mains.
Tu perds un temps précieux.
Scène VII
En l’attendant, dégageons notre parole envers vous, monsieur. Voici un ordre à monsieur de Préfort, mon correspondant de Paris, de vous compter, à votre arrivée, cinq cent mille francs.
Monsieur de Préfort, dites-vous ?
En bons papiers : lisez.
Quelque bons qu’ils puissent être, vous savez que ce n’est pas là de l’argent prêt.
Des effets qui se négocient d’un moment à l’autre ?
Depuis six jours, celui à qui vous m’adressez n’en a négocié aucun.
Qui dit cela ? J’ai reçu de lui, ce matin, six cent mille francs échangés cette semaine.
De Préfort ?
Mon payement ne roule pas sur autre chose.
Le courrier d’aujourd’hui m’apprend qu’il est mort.
Quelle histoire !
On n’a pas dû me tromper… Mais n’avez-vous pas vos lettres ?
Je les attends.
Scène VIII
Qu’on appelle Dabins, et qu’il vienne au plus tôt. (À Saint-Alban.) C’est mon homme de confiance et mon caissier ; il nous mettra d’accord…
Scène IX
Ah !… Mes lettres ?
Les voici… je venais…
Réponds à monsieur.
Ces papiers…
Oui… (À Dabins.) N’as-tu pas reçu, ce matin six cent mille francs échangés contre une partie de mes effets ?
Monsieur…
Les avez-vous reçus, oui, ou non ?
Il faut répondre.
Où donc est le mystère ? Il a été comme un fou toute la journée. Les avez-vous reçus ?
Monsieur… on peut voir ma caisse ; elle est au comble.
J’en étais bien sûr. Ainsi j’ajoute aux sommes que je vous remets pour monsieur de Mélac…
Vous acquittez monsieur de Mélac ?
Que va-t-il dire ?
Dans quelle erreur étais-je !
Parlez.
Je vois clairement qu’il n’est point venu de fonds de Paris.
Mes effets n’ont pas été vendus ?
Non, monsieur, ils n’ont pu l’être ; c’est la nouvelle que j’ai reçue ce matin.
Avec quoi donc payes-tu ?
Avec six cent mille francs que m’a prêtés monsieur de Mélac.
Juste ciel !
Mon père !
Ah ! quel homme !
Cinq cent mille francs de sa caisse, cent mille à lui ; je ne puis me taire plus longtemps.
Que j’en suis glorieuse ! mon âme a deviné la sienne…
Scène X
Ô le plus généreux !…
Que faites-vous, Pauline ?
Je dois les embrasser aussi.
Mes amis !
Scène XI
Aux pieds de mon père !
Dabins, vous m’avez trahi !
Pouvais-je garder votre secret, en apprenant que monsieur acquittait votre dette ?
Il vient à mon secours ? (À part.) Ô vertu ! voilà ta récompense. À Aurelly.) Ami, quelles sont donc tes ressources ?
Tout le bien de mademoiselle en dépôt dans ses mains.
De notre Pauline ? Ah ! mon cher Aurelly !
Tu te perdais pour moi !
Mais, toi…
Peux-tu comparer de l’argent, lorsqu’il t’en coûtait l’état et l’honneur ?
Je m’acquittais envers mon bienfaiteur malheureux ; mais toi, dans tes soupçons sur ma probité, devais-tu quelque chose à ton coupable ami ?
Ah ! mon père !
Eh bien, monsieur Aurelly ! puis-je accepter en payement le mandat que vous m’offrez ?
Quel mandat ?
Vous serez satisfait, monsieur : mon premier sentiment lui était bien dû ; le second me rend tout entier à mon malheur.
Voilà ce que j’ai craint !
Je n’avais à vous offrir, pour mon ami, que des effets qui se trouvent embarrassés : je reprends mon mandat. Votre argent est encore dans ma caisse, et Dieu me garde d’en user ! Dabins, reportez-le chez monsieur de Mélac, et moi… je vais subir mon sort.
Arrêtez ! je ne le reçois pas.
Qu’est-ce à dire, Mélac ?
Malheureux Dabins !…
Me croyez-vous assez indigne…
Monsieur de Saint-Alban ! il serait horrible à vous d’abuser d’un secret que vous ne devez qu’à notre confiance. — Non, je jure que l’argent n’y rentrera pas.
Veux-tu me causer plus de chagrins que tu n’as espéré de m’en épargner ?
Monsieur Aurelly, ne refusez point !
Monsieur de Saint-Alban !…
Vous aimez la vertu ?
Laisserez-vous périr son plus digne soutien ?
Que faites-vous, mes amis ? Pour m’empêcher d’être malheureux, vous devenez tous coupables. Oubliez-vous qu’un excès de générosité vient d’égarer l’homme le plus juste ? Et s’il eut tort de toucher à cet argent, qui m’excuserait d’oser le retenir ?
Le consentement que nous lui demandons.
Qu’il se laisse soupçonner ? L’amitié t’a rendu capable de cet effort : mais si je n’ai pu, sans crime, accepter ce service de toi, quel nom mérite la séduction que vous employez tous pour l’obtenir de lui ? À Saint-Alban.) Vous êtes de sang-froid, monsieur ; jugez-nous.
De sang-froid ! Ah ! messieurs ! ô famille respectable ! me croyez-vous une âme insensible, pour l’attaquer avec cette violence ? Vous demandez un jugement !…
Et nous jurons de l’accomplir.
Il est écrit dans le cœur de tous les gens honnêtes ; permettez seulement que j’y ajoute un mot. — Aurelly, prouvez-moi votre estime, en m’acceptant pour seul créancier.
Vous, monsieur ?
Je l’exige. Et vous, monsieur de Mélac, conservez votre place, honorez-la longtemps. Unissez à votre fils cette jeune personne, qui s’en est rendue si digne en sacrifiant pour vous toute sa fortune.
Ce serait ma plus chère envie. Mon fils l’adore ; et, si mon ami ne s’y opposait pas…
Savez-vous qui elle est ?
J’aurais bien dû le deviner ! le cœur d’un père se trahit mille fois le jour. Elle est ta fille, ta généreuse fille, et je te la demande pour mon fils.
Tu me la demandes ! Ah ! mon ami !
Mon père consent à notre union !
C’est le plus grand de ses bienfaits.
Aurelly, rendez-moi votre mandat, je pars ; soyez tranquille. Vos effets de Paris me seront remis promptement, ou je supplée à tout.
De vos biens ?
Puissent-ils être toujours aussi heureusement employés ! Vous m’avez appris comme on jouit de ses sacrifices. En vain je vous admire, si votre exemple ne m’élève pas jusqu’à l’honneur de l’imiter. — Nous compterons à mon retour.
Monsieur… je me sens digne d’accepter ce service : car, à votre place, j’en aurais fait autant. Pressez donc votre retour : venez marier ces jeunes gens que vous comblez de bienfaits.
Pourquoi retarder leur bonheur ? Unissons-les ce soir même. Eh ! quelle joie, mes amis, de penser qu’un jour aussi orageux pour le bonheur n’a pas été tout à fait perdu pour la vertu !
- ↑ Les gens du peuple de toutes les provinces méridionales de la France nommaient ainsi les fermiers du roi.