Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 08

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À MM. Jacques et Joseph Crémazie.


Paris, 23 août 1870.
Mes chers frères,

Vous avez dû être aussi surpris qu’affligés en apprenant la défaite de l’armée française, le 6 août. Les Anglo-Canadiens doivent être contents de voir que la vieille France a été obligée de reculer devant leurs cousins allemands. Qu’ils ne se hâtent pas trop cependant d’entonner le chant triomphal. La France a encore plus d’un atout dans son jeu, et le dernier mot de cette lutte gigantesque n’est pas encore dit.

Le comte de Palikao, le nouveau ministre de la guerre, fait des prodiges depuis dix jours. La nation se lève, les armées sortent de terre comme par enchantement, et je crois plus que jamais que la victoire définitive appartiendra à la France. MacMahon a maintenant à Châlons une armée de deux cent vingt-cinq mille hommes, composée, non pas de mobiles ou de gardes nationaux, mais bien de vieilles troupes qui ont vu le feu. C’est dans les plaines de la Champagne que se livrera la grande bataille, et je crois que, cette fois, les chances de succès sont du côté du drapeau tricolore.

Une autre armée se forme à Lyon. Elle pourra dans quelques jours mettre en ligne cent vingt-cinq mille hommes de troupes aguerries.

Ici, à Paris, on prépare la défense de la capitale. Tout est à peu près terminé. Si la fortune, dans la prochaine rencontre, se déclarait encore pour la Prusse, Paris, avec ses forts détachés et son enceinte continue, aussi imprenable que Gibraltar, pourrait tenir assez longtemps pour permettre aux armées du Midi et de l’Ouest de venir écraser les Prussiens sous les murs de la vieille Lutèce. J’ai toujours une confiance entière dans l’issue de la lutte. Les Anglais se frottent les mains et crient déjà sur les toits que la France est perdue. Bien que leurs intérêts commerciaux soient avec la nation française, le fanatisme religieux les entraîne du côté de la Prusse protestante.

La France catholique vaincue, humiliée, c’est le commencement de la fin pour la race latine. L’Angleterre, qui a toujours vu d’un œil jaloux le grand rôle que la France joue dans le monde, ne se sent pas de joie en voyant ses kinsmen des forêts de la Germanie vaincre et rançonner cette nation gauloise qui tient depuis si longtemps le flambeau de la civilisation. Ce qu’elle a toujours été incapable de faire, la Prusse semble, pour le moment, en voie de l’accomplir. Mais qu’elle attende la fin, j’espère qu’elle rira jaune.

Vous savez déjà que les Prussiens ont été rossés par Bazaine dans les journées des 14, 15, 16 et 18. Bien que ces combats ne puissent avoir une influence décisive immédiate, ils ont cependant une importance considérable, parce qu’ils empêchent le prince Frédéric-Charles d’opérer sa jonction avec l’aile gauche, commandée par le prince royal. Pendant que Bazaine tient en haleine les Prussiens devant les murs de Metz, MacMahon concentre une armée formidable à Châlons pour livrer bataille au fils du roi de Prusse.

Si les Prussiens perdent une grande bataille dans les plaines de la Champagne, la retraite leur sera coupée par l’armée de Metz. Les hordes de la Germanie laisseront cinq cent mille cadavres sur le sol français, car leur déroute sera effrayante. Poursuivis par l’armée de MacMahon, harcelés par les quarante mille francs-tireurs qui parcourent la Lorraine et l’Alsace, foudroyés par les canons de Strasbourg et de Metz, leur désastre n’aura de comparable que la retraite de Moscou.

D’ici à quelques jours, la partie suprême sera jouée. Peut-être au moment où je vous écris, les armées ennemies sont-elles aux prises entre Verdun et Châlons.

L’anxiété des premiers jours est disparue ; la confiance est revenue. Les boulevards sont aussi fréquentés que si l’utopie de l’abbé de Saint-Pierre était réalisée. On se presse à toutes les mairies de Paris, où le gouvernement fait afficher les nouvelles qu’il reçoit du quartier général. Depuis deux jours, cependant, nous sommes sans nouvelles, parce que les fils télégraphiques ont été coupés par les reconnaissances prussiennes. On n’ose pas dire, point de nouvelles, bonnes nouvelles, car on craint toujours un revers possible.

En attendant, les partis politiques tâchent de faire leurs petites affaires. Les républicains offrent la convention de 92 comme une panacée universelle. Les d’Orléans versent des larmes sur le sort de la France et nous disent, en montrant le comte de Paris : « Prenez mon ours. » Il serait un fin politique celui qui pourrait dire quel sera le gouvernement de la France dans un mois. Si la France sort victorieuse de la crise terrible qu’elle traverse en ce moment, il est probable que Napoléon III reviendra aux Tuileries. Je dis : il est probable, car, parmi les généraux que la défaite du 6 août lui a imposés, il y en a plusieurs, tels que Changarnier, Trochu, le nouveau gouverneur de Paris, etc., qui sont des orléanistes de premier choix. On parle déjà de Trochu comme du Monk qui doit replacer sur le trône la famille de Louis-Philippe.

Je ne sais pas ce que la Providence réserve à la France, mais si le comte de Paris doit remplacer Napoléon III, je crois que l’on écrira bientôt de la France ce que Kosciusko disait de la Pologne : Finis Poloniæ !

Les d’Orléans représentent les boutiquiers et les avocats, deux classes qui ne sont guère héroïques. En présence de la Prusse, qui veut rétablir l’empire d’Allemagne, ce n’est pas avec des métaphores ou des prosopopées que l’on conservera à la France le rang qui lui appartient en Europe.

Avant-garde, par sa position géographique, des peuples de race latine, la France, comme le dit Chateaubriand, est un camp. Elle doit avoir toujours la main sur son épée. M’est avis que les héros de l’agiotage ou du mur mitoyen qui veulent diriger les destinées de la nation, trouveront trop lourde pour leurs mains débiles la flamboyante épée de Charlemagne, de Louis XIV et de Napoléon.

On se dit à l’oreille les cancans les plus fantaisistes à propos de Napoléon III. Il est devenu fou, disent les uns. — Il s’est suicidé, racontent les autres. — Il s’est sauvé à Londres. — Il s’est enfui en Belgique. — Tous ces bruits absurdes sont mis en circulation par les ennemis de l’empire, qui voudraient bien se partager sa succession.

Il pourrait se faire que Paris fût assiégé par les Prussiens. On dit que cette éventualité entre dans le plan de Bazaine, afin de pouvoir mieux écraser les envahisseurs. Si vous étiez une semaine ou deux sans recevoir de mes nouvelles, il ne faudrait pas vous inquiéter…