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Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 16

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AUX MÊMES.


Paris, 27 février 1871.
Mes chers frères,

J’ai reçu ce matin votre lettre du 4 novembre, ce qui prouve que toutes les correspondances en retard n’étaient pas arrivées, comme les journaux l’avaient annoncé la semaine dernière. Je suis heureux de voir que vous vous portiez bien à cette date si éloignée déjà, puisque nous touchons au mois de mars. J’espère que je recevrai bientôt les lettres que vous m’avez écrites durant les quatre longs mois écoulés depuis le 4 novembre. Où peuvent être ces lettres ? Celle que j’ai reçue ce matin, porte le timbre du 17 novembre, de Tours. Les correspondances de l’étranger sont-elles retenues à Versailles, par les Prussiens ? C’est probable.

J’ai appris avec peine la mort de Mgr Baillargeon. Le Canada perd un de ses meilleurs et plus illustres enfants ; notre famille, un ami des bons comme des mauvais jours. Il a traversé la terre en faisant le bien et il doit posséder maintenant la récompense promise au bon serviteur dont parle l’Évangile.

Les préliminaires de la paix ont été signés, hier, à quatre heures. Les conditions imposées par le vainqueur sont très dures : cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, y compris Metz. Indemnité de guerre : cinq milliards de francs (ce n’est pas officiel). Que peut faire la pauvre France épuisée et perdant son sang par toutes les veines ? Subir la loi du plus fort. Quelle différence entre ces Vandales et les Français qui, après Sébastopol et Solférino, n’ont même pas fait payer les frais de la guerre aux vaincus ! Pour les Allemands, la guerre est surtout une spéculation qui doit rapporter beaucoup de gros sous. Cette paix sera malsaine et la France travaillera vingt ans pour se préparer à la revanche, qui sera terrible.

Nous venons de passer une nuit très agitée. Le bruit s’était répandu, hier, que l’amnistie expirait le soir même, à minuit (ce n’est que ce matin que l’Officiel nous a fait connaître la signature des préliminaires de la paix et la prolongation de l’amnistie pendant quinze jours). Les Prussiens allaient entrer dans Paris, à minuit trente minutes. Comme le temps est très doux pendant toute la soirée, il y avait une foule énorme sur les boulevards. Je suis allé jusqu’à la Madeleine, et, à tous les coins des rues, il y avait des groupes très nombreux. Des orateurs de carrefour excitaient le peuple à se porter en armes aux Champs-Elysées pour empêche, par la force, l’entrée des Prussiens. On écoutait, mais on paraissait peu disposé à suivre ces conseils belliqueux.

Je suis rentré me coucher vers dix heures. À minuit, j’ai été éveillé par le son du clairon et du tambour que battait la générale. Des masses de gardes nationaux en armes, portant des torches, défilaient sous mes fenêtres en vociférant : À Sainte-Pélagie ! Il paraît qu’ils ont forcé les portes de cette prison et qu’ils ont délivré le citoyen Brunel, commandant du 107e bataillon, un rouge écarlate. Est-ce vrai ? Je ne pourrais l’affirmer, car les journaux du matin n’ont pas encore eu le temps de rendre compte des événements de la nuit.

Belleville est descendu, et, comme notre rue donne dans celle du faubourg du Temple, nous avions le privilège de voir et d’entendre les gestes et criailleries de ces messieurs du faubourg. On a sonné le tocsin à Saint-Martin et à Saint-Laurent. On s’est disputé et battu un peu entre frères et amis. Enfin, vers quatre heures, une partie des gardes nationaux de notre quartier s’est dirigée du côté de l’Arc de triomphe de l’Étoile pour rencontrer les Prussiens. Ils sont revenus sans avoir fait leurs frais, car l’armée de Guillaume n’entrera dans Paris que mercredi, le 1er mars. Elle occupera le quartier des Champs-Elysées jusqu’à ce que la paix soit signée. Nous sommes très inquiets, car il se trouvera certainement quelques cerveaux brûlés qui tireront sur l’état-major prussien. Les Allemands n’attendent peut-être que ce coup de tête pour piller Paris.

La semaine prochaine, je vous dirai ce qui a eu lieu. J’ai passé la nuit blanche depuis minuit. Il est trois heures. Je vais tâcher de dormir un peu.