Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 25

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Orléans, 29 avril 1871.
Mes chers frères,

Ayant appris qu’en écrivant à Versailles on pouvait recevoir ses lettres, je me suis empressé de m’adresser à M. Rampont, le directeur général des postes, dont l’administration centrale est en ce moment établie dans la ville de Louis XIV. J’ai eu le bonheur de recevoir, mercredi, vos lettres des 24,31 mars et 3 avril. Les journaux ne m’ont pas été expédiés. Je ne pense pas les recevoir avant mon retour à Paris.

Dans la lettre de Joseph, j’ai trouvé une traite de £64.17.3 sur Londres, accompagnée d’une commande que je m’empresserai d’exécuter aussitôt que Paris sera débloqué. Quand ? je l’ignore, car, d’après les nouvelles qui nous arrivent ces jours-ci, il semblerait que l’on va faire un siège en règle qui pourrait bien durer encore un mois et peut-être plus. Aussitôt qu’il sera possible de rentrer dans la capitale, je quitterai Orléans.

Les chemins de fer étant coupés à quelques lieues de la grande ville et la terreur continuant à régner dans ce malheureux Paris, les ordres que Joseph a envoyés à M. Bossange et à la maison Turgis ne pourront être remplis que lorsque la Commune aura mis bas les armes. D’ailleurs, M. Bossange avait quitté Paris avant moi avec sa famille et ses employés. Pour ne pas servir malgré eux dans les rangs de la Commune, ils se sont empressés de filer en province.

Ce qui prolonge la lutte, c’est la concentration dans la capitale de tous les bandits et repris de justice, non seulement de la France, mais de toute l’Europe. On compte en ce moment à Paris plus de trente mille étrangers, gens de sac et de corde qui, n’ayant rien à perdre, lutteront tant qu’ils trouveront à piller.

On assure que les beaux quartiers sont minés et qu’à l’entrée des troupes de Versailles, on fera sauter les Champs-Elysées, la Madeleine, en un mot, tous les quartiers habités par les riches. On fera peut-être sauter quelques édifices publics, mais je ne pense pas que l’on puisse détruire en bloc les plus riches arrondissements de la capitale. Comme tous les honnêtes gens âgés de quarante ans ont quitté Paris et que les jeunes gens sont obligés de se battre dans les rangs de la garde nationale, sous peine de mort, il n’y a pas lieu d’espérer que la Commune sera renversée par les malheureux habitants de Paris. La lutte peut donc se prolonger longtemps et je pourrais bien être encore ici le 1er juin, ce que je ne désire pas.

Il faut donc que Joseph prenne patience, car, avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrai expédier les articles qu’il me demande que lorsque messieurs les communeux auront été vaincus.

Je remercie de tout mon cœur Jacques, pour la bonté qu’il a eue de rebâtir de sa poche mes petites économies. Comment pourrai-je jamais reconnaître l’inépuisable générosité dont il me donne depuis longtemps des preuves si nombreuses ?

Il m’apprend que les hommes à bons principes ont lancé une accusation de gallicanisme contre la faculté de droit de l’Université-Laval. Ce bon frère a trouvé le mot juste de la situation : c’est un nouveau cheval politique lancé par quelques ambitieux, tous les autres étant fourbus. Cette vieille rengaine des bons principes sera donc toujours exploitée par les saltimbanques politiques ? Ici, c’est la liberté ; chez nous, ce sont les bons principes qui servent aux ambitieux pour arriver au pouvoir.

Pour ce qui est de la théorie de la liberté, je commence à croire que Louis Veuillot a raison. Les immortels principes de 89 ont fait plus de mal à l’humanité que tous les tyrans dont les noms sont voués par l’histoire à la malédiction des peuples.

Quant à moi, je suis tellement écœuré de ce qui se passe en France depuis le 4 septembre, que si feu Louis XIV, de despotique mémoire, revenait sur la terre, je crierais de toutes mes forces : Vive le grand roi ! À bas la liberté !

Joseph me dit que les Français sont descendus bien bas dans son estime, je n’en suis pas étonné, car depuis la proclamation de la république, ils ont donné au monde le honteux spectacle de leur manque absolu de patriotisme. « Quel drôle de peuple ! » m’écrit Jacques. Hélas ! il n’est même plus drôle, il est pourri. Sans croyances religieuses, sans principes politiques arrêtés, n’ayant plus le respect ni de la famille ni de la femme, ayant abusé de toutes les jouissances matérielles pendant les vingt années de l’Empire, qui fut une époque de bien-être et de richesses inconnus jusque-là dans le pays, les Français ont perdu tout ce qui fait la force et l’honneur d’un peuple, tout, jusqu’à l’amour de la patrie.

Le mot d’un viveur de Paris est tout à fait caractéristique. On déplorait devant lui la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. « Ah ! bah ! répondit-il, qu’est-ce que cela peut me faire ? Je ne vais jamais dans ces pays-là ! » En effet, est-ce que le démembrement de la France empêchera ce monsieur d’aller souper au Café Anglais avec les actrices en vogue ? Ne continuera-t-il pas à occuper une loge d’avant-scène, les soirs de première représentation ? Ne le verra-t-on pas, comme autrefois, passer aux courses de Longchamps et de Vincennes ?

Ce qui me fait croire que la France est perdue, c’est que la masse du peuple, ouvriers et paysans, est profondément corrompue et ne croit plus à rien. Avant 1789, la haute société seule était gangrenée, et encore n’y avait-il que cette portion de la noblesse faisant partie de la cour qui fût atteinte de la corruption. Aujourd’hui, la haute société est excellente, mais la petite bourgeoisie et la classe ouvrière ne valent rien. La première se vante d’être voltairienne, enterre ses enfants sans passer par l’église et se fait une gloire de ne pas croire en Dieu. Pour la classe ouvrière, elle s’abrutit dans les cafés des faubourgs, où les fruits secs de toutes les professions libérales vont lui prêcher, sous le nom de socialisme, le droit au capital, en langue vulgaire, le droit de chiper le porte-monnaie de son voisin.

Vous ne sauriez croire combien les doctrines matérialistes prêchées par l’école de Comte, de Littré, etc., ont fait de ravage en France. Dans cette lutte impie contre toute religion, les paysans sont plus acharnés que les habitants des villes. Ainsi, dans le département du Loiret, Mgr Dupanloup a reçu le plus petit nombre de voix, parmi les candidats élus. Savez-vous quels sont les électeurs qui lui ont donné leurs voix ? Les habitants des villes. Le parti républicain a soutenu sa candidature, d’abord parce que l’évêque d’Orléans est l’une des gloires littéraires de la France, ensuite pour prouver que la république ne voulait proscrire ni la religion, ni ses ministres.

Dans les campagnes, que Mgr Dupanloup a comblées de ses bienfaits pendant les inondations périodiques de la Loire, les paysans n’ont pas voulu donner leurs votes à leur évêque et se sont rendus au scrutin en criant : À bas les calotins !

Si, dans les campagnes, on avait voté pour l’évêque d’Orléans dans la même proportion que dans les villes, son nom serait sorti le premier de l’urne électorale.

Chose remarquable, dans les combats livrés dans l’Orléanais, les ennemis de la calotte se sont prudemment tenus enfermés dans leurs maisons. Bien loin de se battre pour leur pays, ils se sont empressés de se mettre à la disposition des Prussiens pour tous les renseignements dont ces derniers pouvaient avoir besoin. Bien souvent, pour une pièce de vingt francs, ces misérables paysans ont instruit l’ennemi de la marche ou de la position de l’armée de la Loire. La bouteille de vin qu’ils vendaient dix sous aux Allemands, ils la faisaient payer 1 fr.50 et 2 francs aux malheureux soldats français épuisés et mourant de soif. Quand une bataille se livrait près des villages, ces misérables fermaient leurs portes afin de ne pas être obligés de recevoir leurs compatriotes blessés.

Comme tous les Parisiens enfermés pendant le siège, j’ai cru au patriotisme de la province, à la levée en masse de la nation. Je me représentais les paysans cachés derrière les haies, faisant la chasse aux Prussiens, comme sous Napoléon Ier les Espagnols la faisaient aux Français. Je croyais à la France chevaleresque de nos pères. Hélas ! quelle était mon erreur ! Au lieu de cette grande nation qui tient une si large place dans les annales de l’histoire, il n’y a plus aujourd’hui qu’une agglomération d’hommes sans principes, sans moeurs, sans foi et sans dignité.

Dans l’Orléanais, il n’y a que les zouaves pontificaux qui se soient battus comme des lions. À la journée du 4 décembre, sur un corps de trois cents défenseurs de Pie IX, deux cent quarante sont tombés dans le faubourg Récamier. Aussi le général von der Thann disait-il que si d’Aurelle de Paladines avait eu cinq mille zouaves pontificaux, les Prussiens ne seraient jamais entrés à Orléans. Dans cette malheureuse guerre, il n’y a que les zouaves du pape et les Bretons qui aient fait leur devoir. Ce sont précisément les hommes qui avaient une foi religieuse qui ont su combattre et mourir pour leur patrie, tant il est vrai que les actions généreuses, les grandes inspirations ne sauraient germer dans un cœur desséché par l’impiété.

Il ne faut pas oublier la légion étrangère et les amis de la France. Ces deux corps, composés de Belges, de Russes, d’Anglais et d’Américains, ont plus souffert et plus combattu pour sauver l’honneur de la France que les Français eux-mêmes, en exceptant les zouaves pontificaux et les Bretons. Ces amis de la France, qu’il ne faut pas confondre avec la canaille cosmopolite réunie sous le drapeau de Garibaldi, étaient recrutés dans les meilleures familles de l’étranger.

Une chose honteuse, c’est l’infamie des fournisseurs de l’armée. Un officier du corps de Faidherbe me racontait le fait suivant, qui n’a pas besoin de commentaires. Le 18 janvier, on donnait des souliers neufs à son régiment. Le lendemain, 19, on livrait la bataille de Saint-Quentin, où vingt et un mille Français ont soutenu, pendant douze heures, la lutte contre cent dix mille Prussiens. Ne recevant pas de renfort, Faidherbe fut obligé de battre en retraite. Le lendemain, les Allemands faisaient quatorze mille prisonniers. Les souliers fournis le 18 avaient des semelles de carton qui n’étaient que collées. Dans le mouvement de retraite, plus de la moitié de l’armée se trouva pieds nus, et, comme il y avait un pied de neige sur le sol, les malheureux soldats, incapables de marcher, tombaient épuisés dans les champs, où les Prussiens les faisaient prisonniers. N’est-ce pas abominable ?

J’ai tellement bavardé qu’il ne me reste que la place nécessaire pour vous dire que ma santé est bonne.

À la semaine prochaine.