Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 30

La bibliothèque libre.

à sa mère.


Bordeaux, 24 juin 1876.
Ma bonne mère,

Dimanche, bien que je fusse retenu à ma chambre par le mal de tête, j’ai vu, de ma fenêtre, la grande procession du Saint-Sacrement. C’est réellement magnifique. Toutes les rues sont jonchées de feuilles et de grandes palmes, dans le genre de celles qu’on voit dans les tableaux qui représentent l’entrée de Jésus-Christ à Jérusalem. Sur ce lit de feuilles on jette des fleurs, de sorte que la procession marche constamment sur un véritable tapis de feuilles et de fleurs.

Ce lit de verdure, qui est fourni par les habitants de chaque maison, remplace les balises que l’on met chez nous, mais que l’on ne peut se procurer dans un pays où le bois est très cher et très rare. À chaque fenêtre des rues où passe la procession, on suspend de grands draps blancs sur lesquels on entrelace des guirlandes de fleurs ou des inscriptions pieuses également faites avec des fleurs, telles que : Gloire au Saint-Sacrement ! etc. La procession est précédée d’un magnifique escadron de hussards à cheval. Viennent à la suite les petites filles des différentes communautés ; elles sont habillées de blanc avec des ceintures en sautoir et portent sur la tête des couronnes de fleurs qui sont d’un effet charmant. Ensuite s’avancent les élèves des frères, dont le nombre atteint un chiffre de plusieurs milliers. Leur costume, qui se compose d’une vareuse rouge, d’un pantalon blanc et d’un chapeau de paille avec large ruban bleu, est tout à fait joli. Viennent après les clergés de toutes les paroisses de la ville, puis enfin le dais sous lequel le Saint-Sacrement est porté par le coadjuteur. Je n’ai jamais rien vu d’aussi magnifique que ce dais. C’est un véritable monument tout en drap d’or et en broderies merveilleuses. Le sommet a la forme d’un dôme et est surmonté de neuf panaches d’une blancheur éblouissante. Il est tellement lourd et grand qu’il faut dix hommes pour le porter. Immédiatement après le dais suit le cardinal archevêque, vénérable vieillard de quatre-vingt-deux ans. Il est accompagné de l’état-major de la place, en grand costume, et des autorités constituées. Un escadron de hussards ferme la marche. Ce qui donne au cortège un aspect féerique, c’est l’innombrable quantité de bannières, dont plusieurs sont d’une beauté et d’une richesse incroyables. Je n’ai pas compté moins de huit corps de musique dans cet immense défilé. Trois gigantesques autels des parfums et un bouquet qui avait au moins six pieds de haut, précédaient le dais. Toute la procession s’avançait entre deux haies de soldats. Une foule nombreuse suivait, et, sur tout le parcours, l’attitude des spectateurs était convenable, car il ne faut pas oublier que Bordeaux est un port de mer où l’on trouve des matelots de tous les coins du monde.

Le bureau n’étant pas encore loué, je ne quitterai cette ville que vers le 1er septembre.

Votre pauvre enfant.