Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Le Chant du Barde

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 389-396).


LE CHANT DU BARDE.


1783.


(Ossian parle.)


Je veillais dans la nuit, et le vieux tronc du chêne
Dans le large foyer brûlait en pétillant ;
L’orage mugissait dans la forêt prochaine,
  Et de loin, le dogue hurlant
Courait après le spectre abaissé sur la plaine.
Salut ! ô sombre nuit ! salut ! j’aime ton deuil ;
Maintenant des héros les âmes révérées,
  Dans les nuages égarées,
  Planent autour de leur cercueil.
  Qu’entends-je ? quelle voix m’appelle ?
Ossian… Ossian… Ce n’est point un vain bruit,
C’est Fingal, c’est la voix de l’ombre paternelle.
  J’étends mes bras, elle s’enfuit…
Mais, le long de ce mur, le fantôme invisible
  A touché ma harpe en passant.
L’air frémit, et trois fois de la corde sensible
  Sort un harmonieux accent.
Ô harpe ! ô de mes maux tendre dépositaire,
Toi, dont jadis les sons plaisaient tant à mon père
Reprends, pour le chanter, tes accords suspendus
Tu consoles mon cœur, tu charmes sa tristesse,
Comme le souvenir des jours de ma jeunesse.
  Ou des amis que j’ai perdus.

Événements passés, que les temps engloutissent,
  Renaissez à mon souvenir !
À mon oreille encor les armes retentissent ;
J’ai ressaisi ma lance, et je crois rajeunir.
  Les piques étincelantes
  Rayonnent comme l’éclair,
  La flèche aux ailes sanglantes
  Siffle et s’échappe dans l’air.
  Bientôt les rangs se confondent,
  Les coups pressés se répondent.
  Et le fer croise le fer.

Des torrents de Léna la vague mugissante
Séparait notre camp et celui de Cathmor.
Fingal vole, et franchit la barrière impuissante
 Qu’elle opposait à son essor.
Il élève sa voix, et son rival s’élance.
De ces deux grands héros, qui dira la vaillance ?
La nuit, sur les deux camps voilés à mon regard,
 Jetait ses ombres taciturnes ;
Et les soldats tremblants se tenaient à l’écart,
Comme s’ils avaient vu deux fantômes nocturnes
 Combattre au milieu du brouillard.

 Mais tout à coup Fingal s’arrête :
« Qu’as-tu, brave Cathmor ? ton bras s’est ralenti ;
« Terminons ce combat, viens t’asseoir à ma fête :
« Ton grand nom dans ma cour a souvent retenti ;
« La gloire et la vertu n’y sont point étrangères.
« Ton sang coule ! Ah ! permets que j’étanche ses flots ;

 « Sur les montagnes de mes pères,
 « Il est des plantes salutaires
 « Par qui sont guéris les héros. »
Ainsi parle Fingal ; et, sur un tronc sauvage,
Cathmor, se soutenant d’un bras mal affermi,
Répond : « Noble Fingal, je cède à ton courage ;
« J’ai vécu, c’en est fait, et je meurs ton ami.
« Fais porter ma dépouille aux lieux qui m’ont vu naître,
« Dans les vallons d’Altha, toujours chers à mon cœur ;
« Là, non loin du palais qu’habitait ma valeur,
 « On trouve une grotte champêtre
« Où je venais souvent respirer la fraîcheur.
« Combien j’étais heureux, quand l’écho favorable
« M’y portait le doux bruit des pas du voyageur
 « Qui venait s’asseoir à ma table !
« Là je veux reposer à mon dernier moment,
« Et du milieu des airs je viendrai doucement
 « Errer sous cette grotte aimable,
 « Autour de mon froid monument. »

Il expire à ces mots. Fingal s’attriste et pleure :
 « Le brave, hélas ! vient de tomber,
« Dit-il ; gloire à son nom dans la sombre demeure !
 « Tout passe, et je vois venir l’heure
 « Où je dois aussi succomber.
 « Ma main, si longtemps indomptée,
« S’affaiblit sous le poids des ans injurieux.
« Prends ma lance, ô mon fils ! la lance redoutée
« Que nos pères jadis ont fait craindre en cent lieux ;
« Soutiens-en tout l’honneur : tant que je l’ai portée,

 « On vit trembler l’audacieux
 « Et l’infortune respectée
« De ses persécuteurs osa braver les yeux. »
Il se tait ; je m’avance, et des mains de mon père
Je prends avec respect la lance héréditaire.
Ô mon père ! ô Fingal ! ô mes braves aïeux !
Je n’en ai point flétri l’éclat victorieux.
Mais des plus grands héros qu’il reste peu de trace !
Que font au siècle ingrat nos travaux glorieux ?
La main du froid oubli par degré les efface.

Heureux qui, jeune encore, au milieu des combats
À côté des héros trouve un noble trépas !
Faible, et pleurant un jour sa vigueur épuisée,
Il ne cachera point dans ses foyers déserts
 Une vieillesse méprisée,
Et son bras affaibli, du lâche et du pervers
 N’excitera point la risée.
Il emporte avec lui sa gloire et ses honneurs ;
L’amitié s’attendrit au moment qu’il succombe ;
Son nom est honoré par des chants de douleurs,
 Et près de son illustre tombe
Les filles de Morven passent les yeux en pleurs.
Mais plaignons les vieillards qui trop longtemps vécurent ;
Leurs braves compagnons, leurs amis disparurent ;
Ils meurent inconnus : aucun fils après eux
Ne redit leurs exploits à ses jeunes neveux ;
 Et, dans la demeure fatale,
 Quand ils descendent pour jamais,

 L’Indifférence aux yeux distraits
 Pose leur pierre sépulcrale.

Ainsi, trainant le poids de quatre-vingts hivers,
Triste, et privé du jour, et seul dans l’univers,
J’ai vu tous mes amis dans la tombe descendre ;
Mon père avec mon fils est monté dans les airs ;
Je n’ai d’autre bonheur que d’embrasser leur cendre.
Est-ce là ce palais que charmaient nos concerts,
Ces lieux où tant de rois s’empressaient de se rendre,
Que l’hospitalité tenait toujours ouverts ?
Sur les tours de Selma quel deuil vint se répandre !
Leur vieux barde est aveugle et chargé de revers,
Et le chant triomphal ne s’y fait plus entendre.
J’écoute : le vent seul, parcourant ce foyer
Où Fingal des combats suspendait la dépouille,
 Siffle autour de son bouclier
 À demi rongé par la rouille.
Tu n’es plus, ô Fingal ! l’effroi de l’oppresseur !
De ta tombe en trois pas je mesure l’enceinte :
Quatre pierres, de loin, la montrent au chasseur ;
L’herbe à l’entour s’élève, et dans son épaisseur
 Le daim léger s’endort sans crainte.
Cependant tu montas vers l’empire azuré ;
Tes aïeux t’ont reçu dans leur séjour sacré.
Chasseur infatigable, au milieu des nuages.
Des cerfs, des sangliers tu poursuis les images :
Tes mœurs n’ont point changé ; mais cet arc si puissant,
Dont le vain simulacre en tes mains reste encore,
 Ressemble au nocturne croissant

Qu’un voile pluvieux ombrage et décolore ;
Et l’éclat de ton glaive, aujourd’hui languissant,
 N’est plus qu’un léger météore
Qui brille d’un feu pâle en s’évanouissant.
Voilà donc tout le fruit de tant de renommée !
D’impuissantes vapeurs ta substance est formée ;
Frêle habitant de l’air, ta force n’est plus rien ;
Et les vents à leur gré, d’une haleine inconstante,
 Promènent la pompe flottante
 De ton palais aérien.

Déjà, dans ce palais errant avec les nues,
 La Mort m’appelle près de toi ;
Mon ombre va s’unir à des ombres connues,
Et, pour me soulever, tu te penches vers moi.
 Voici les bardes célèbres
 Qui viennent me recevoir :
 Mes yeux n’ont plus de ténèbres :
 Oh ! que j’aime à les revoir !
 Sur la voûte radieuse,
 Auprès d’eux j’irai m’asseoir.
 Quelle voix mélodieuse
 Gémit dans les vents du soir ?
 Mon oreille en est ravie :
 Ainsi chantait Malvina,
 Lorsqu’au printemps de sa vie
 Le Destin la moissonna.
 Je l’entends : c’est elle encore
 Qui joint la harpe sonore
 À la douceur de son chant ;

 L’oiseau qu’éveille l’aurore
 Cadence un air moins touchant.
 Mon fils Oscar est près d’elle ;
 Le couple aimable et fidèle
 Vers moi semble s’avancer ;
 Et, comme en un jour de fête.
 Jetant des fleurs sur ma tête,
 Tous deux courent m’embrasser.
Je meurs : mais Ossian (du moins j’aime à le croire)
Comme un vieillard obscur ne mourra point sans gloire.
Vous vivrez dans mes chants, ô vous qui m’étiez chers !
Un jour les voyageurs, de mon nom idolâtres,
Viendront, après mille ans, redire encore ces vers
 Au milieu des pierres grisâtres
 Dont vos tombeaux seront couverts.


ENVOI À M. LE TOURNEUR.


Je fuyais autrefois les tableaux attristants
Qu’étale à nos regards la campagne flétrie.
 Tout est changé : ma rêverie
Aujourd’hui les préfère aux tableaux du printemps.
De la forêt en deuil l’aspect mélancolique,
Les vapeurs que décembre épaissit sur les airs,
Ce soleil éclairant d’une lumière oblique
 La nudité des champs déserts,
Tout ce qu’a peint le Barde en sa douleur sublime,
 Comme à lui m’inspire des vers,
 L’enthousiasme qui m’anime

S’éveille plus ardent au milieu des hivers.
Que ne puis-je habiter les monts couverts de neige
Où l’Écosse enferma ses citoyens heureux,
Et contemplant les mets qui baignent la Norwège,
Rêver au bruit des vents sous un ciel ténébreux !
Peut-être l’habitant de ces roches sauvages
Redirait près de moi les hymnes douloureux
Que chantait Ossian sur les mêmes rivages.
 Du moins viens me les répéter,
Ô Le Tourneur ! ô toi dont la prose hardie
Du vers audacieux osa presque imiter
 L’inimitable mélodie.
 Tu découvris plus d’une fois
Des trésors inconnus aux muses de notre âge,
Et quoique, de nos vers méconnaissant les droits,
Tu sembles réprouver leur utile esclavage,
Des poëtes français je te porte l’hommage ;
 Mais puis-je espérer que ma voix
 Leur rende jamais ton suffrage ?