Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Le vieux Château

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 50-59).

LE VIEUX CHÂTEAU.


 Aux décemvirs français un vallon écarté
Dérobe dans son sein ma sage obscurité.
Tandis que mon pays tremble sous leur empire,
Mon âme solitaire, aux doux sons de la lyre,
Cherche à se consoler des maux qu’elle a soufferts.
Quel malheur n’est calmé par le chant et les vers ?

 Tout inspire les miens : le séjour que j’habite
À d’aimables pensers, loin des hommes, m’invite.
Mes yeux sont entourés du plus riant tableau.
La Seine, devant moi, coule près d’un coteau
Qui, sur son front sauvage, aux campagnes voisines
Des tours d’un vieux château montre au loin les ruines
Leur aspect m’intéresse, il m’attire ; et souvent
Ma muse, loin du bruit, les parcourt en rêvant.
L’pécheur attaché sur la rive
Ceux qu’emporte en courant la barque fugitive,
Et là-bas, sur les prés, le pasteur étendu,
S’étonnent de me voir, dans les cieux ; suspendu,
Seul et d’un air pensif, fouler ces noirs décombres
Qui dominent le fleuve obscurci de leurs ombres.
Ce lieu me plaît : du Temps les pas l’ont consacré ;
De la destruction j’y médite entouré ;
Dix siècles sur ces murs jettent leur mousse antique.
Ces murs, tout pleins encor de la fierté gothique,

Dans leur muet langage entretiennent mes yeux
Des hauts faits, des grands noms, des mœurs de nos aïeux.

 Je marche, et sous mes pas la pierre qui se brise,
Des pairs, des anciens preux a porté la devise.
Là, flottait leur bannière ; ici, dans les tournois,
Un chevalier célèbre égalait tous les rois.
Que ne puis-je revoir ces coutumes brillantes,
Les défis de l’honneur, et les joutes vaillantes,
Les dames aux balcons, sous leurs yeux les guerriers
D’emblêmes fiers et doux parant leurs baudriers ;
Ces chiffres que traça la main la plus chérie ;
Ce serment d’aimer Dieu, la beauté, la patrie ;
Le palefroi fidèle, orgueilleux du héros,
La lice et la barrière, et la lutte en champ-clos !

 Le signal est donné : l’un sur l’autre on s’élance,
Et la lance à grand bruit heurte contre la lance,
Se rompt, et frappe encor par ses tronçons brisés.
Des juges quelque temps les vœux sont divisés.
Mais un brave inconnu qui baisse sa visière
Aux plus fiers assaillants fait mordre la poussière.
Tout cède, on l’applaudit : nul n’ose être jaloux ;
Quel est le paladin qui porta ces grands coups ?
Il découvre son front : ce mortel intrépide
A les traits de l’Amour, et la force d’Alcide.
Il se nomme, ô transports ! c’est Roland, c’est Roger,
C’est Renaud, tous les yeux veulent l’envisager.
Qu’il est jeune et vaillant ! Chaque belle désire
De mériter les vœux du héros qu’elle admire.

La gloire au cœur lui-même indique un noble choix,
Et les longues amours payaient les grands exploits.
Les plus belles alors choisissaient les plus braves.

 Alors, plus vrais que nous, plus tendres et plus graves
Nos aïeux dédaignaient les cités et la cour ;
Les combats et les champs avaient seuls leur amour.
On trouvait, sous leurs toits et guerriers et rustiques,
L’honneur chevaleresque et les mœurs domestiques.
Âge simple ! âge heureux ! Dans les nuits de janvier,
En cercle on s’asseyait près d’un brûlant foyer.
Les vents grondaient, le fleuve inondait la prairie,
Tandis qu’un vieux croisé qui vécut en Syrie,
Songeant, près de la Seine, aux rives du Jourdain,
Racontait ses exploits et ceux de Saladin,
Et le tombeau d’un Dieu conquis sur l’infidèle.
C’est en vain que la pluie à flots pressés ruisselle,
Et que les froides nuits glacent les champs voisins,
On combat, on pénètre au camp des Sarrazins,
Et ces cieux enflammés, qu’on voit en espérance,
Des hivers un moment dérobent la présence.

 Un chant naïf succède à ces nobles récits,
Et des jaloux Fayels, des malheureux Coucis,
D’un monarque enfermé dans une tour obscure,
On lamente, en pleurant, la tragique aventure.
Un troubadour parait : ô transports enchanteurs !
On l’entoure, à sa harpe il suspend tous les cœurs ;
Le silence attentif et l’écoute et l’admire.

Tout bas, à ces accents, s’attendrit et soupire
La fille des barons, des nobles châtelains ;
Le rapide fuseau s’arrête sous ses mains ;
Il tombe, elle est charmée, un désir qu’elle ignore
S’ouvre, à l’aide du chant, son âme vierge encore.
Le troubadour ému l’entend plus d’une fois
Gémir, redemander, d’une tremblante voix,
Les noms de ces héros fiers de leur doux servage,
Raoul, et Gabrielle, et l’amoureux breuvage
Dont Yseult et Tristan s’enivrèrent jadis,
L’inconstant Galaor, le fidèle Amadis.
Déjà, sans le savoir, elle aime le poète ;
Déjà tous deux, cherchant et l’ombre et la retraite,
Comme Yseult et Tristan, s’enchaînent sans retour,
Et l’amour a payé les chansons de l’amour.

 Dirai-je les géants, les monstres, les fantômes,
Qui gardaient les châteaux ou volaient sous leurs dômes ?
Des mains d’un enchanteur, ce pont inattendu
Sur un profond abime est soudain suspendu.
Les bois ont leurs démons, l’air à ses colonies.
Où suis-je ? Alcine ordonne aux esprits, aux génies,
D’embarrasser mes pas dans les mille chemins
Du merveilleux séjour élevé par ses mains.
Aux rayons de la lune, ici, venaient les fées,
Entre les boucliers, les armes, les trophées,
S’asseoir, chanter souvent sur une vieille tour,
Et les jeux des latins résonnaient à l’entour.
L’air qui frémit du son de leur aile argentée,
Et leur danse magique, et leur voix enchantée,

Autour de ces remparts que le temps a détruits,
Rendaient harmonieux le silence des nuits.

 Maintenant, tout s’y tait. Je regarde, j’écoute ;
Je m’avance à pas lents sous cette obscure voûte ;
Je n’entends que la main du vieillard destructeur
Qui des murs sourdement abaisse la hauteur,
Les mine, les ébranle, en détache la pierre,
Et verdit leur front noir sous les touffes du lierre.
Où sont les enchanteurs, et les tournois guerriers ?
Les troubadours plaintifs, les ardents chevaliers ?
Non, rien n’a survécu de ces temps héroïques,
Hors quelques vieux échos errants sous ces portiques
Résonnant dans le creux des murailles, des tours,
Ou du noir souterrain parcourant les détours,
Et qui semblent charmés, au fond de leur retraite,
De s’éveiller encore à la voix d’un poète.
Hélas ! que de grands noms ici sont oubliés !
Les héros ne sont plus, et le pâtre à ses pieds
Foule indifféremment leur illustre poussière ;
Des restes de leur tombe il bâtit sa charnière.
Comme tout a changé ! Que mon œil est surpris
Du contraste des temps, des mœurs et des esprits !

 Je l’avouerai ; ces jours d’héroïque mémoire,
Où la chevalerie illustra notre histoire,
Mêlaient à leur grandeur de tristes préjugés.
Alors d’indignes fers les champs étaient chargés,
L’oisiveté superbe outrageait l’industrie,
Et le soc bienfaiteur vit sa gloire flétrie.

Mais d’un siècle ignorant excusons les abus ;
Les siècles éclairés sont-ils moins corrompus ?
C’est en vain qu’on vanta tous les progrès du nôtre.
Quelle race a le droit d’en condamner une autre ?
Les dogmes les plus saints ont produit quelques maux,
Et la philosophie eut aussi ses bourreaux.
Partout sont les erreurs, les crimes, les scandales,
Et le sang d’âge en âge a rougi nos annales.

 C’est vous que j’en atteste, ô formidables tours,
Dont un art destructeur emprunta le secours,
Murs épais, longs créneaux qui dominez nos têtes ;
Oh ! que d’événements ont passé sur vos faîtes !
Jadis vous avez vu des rois toujours enfants,
Leur trône renversé, les maires triomphants,
Et ce législateur d’un siècle encor sauvage
Qui sut vaincre en héros et gouverner en sage,
Et, tenant sous son joug vingt états asservis ;
Joignit l’Europe entière au sceptre de Clovis.
Il n’est plus, et déjà de son empire immense
Ses faibles successeurs hâtent la décadence.
L’astre de Charlemagne, effroi des nations,
Dans la plus sombre nuit voit mourir ses rayons.
Le maître est sans pouvoir, chaque sujet opprime,
Et tous sont rois enfin, hors le roi légitime.
Aux bords du riche fleuve à mes pieds égaré,
Le Normand vagabond, de rapine altéré,
Vient promener alors son avare furie
Et donne un nouveau nom à l’antique Neustrie.
Hugues règne. Ses fils ont accru ses états.

L’un d’eux, sous la tour même où s’impriment mes pas,
Dans ce donjon témoin de sa fureur jalouse,
Fit jadis enfermer sa malheureuse épouse.
Jeune et belle, on la vit, dans le choix d’une erreur,
Consulter moins son rang que le vœu de son cœur.
Hélas ! comme un forfait sa faiblesse est punie ;
Loin des pompes du trône un décret l’a bannie.
Hier tout l’adorait, tout la fuit en ce jour ;
Des fers sont sa parure, un cachot est sa cour.
Elle gémit vingt ans sur ce roc enchaînée.
Quel abandon ! Quel deuil ! Ô reine infortunée !
À l’heure de ta chute où sont tes courtisans ?
Que ta grandeur passée accroît tas maux présents !
Tu rencontres partout l’œil de l’ingratitude.
Te voilà seule : en bien ! jusqu’en ta solitude
De farouches regards insulteront tes pleurs ;
La pitié fuit ton nom. Le cri de tes douleurs
Fatigue en vain les murs de cette sombre enceinte,
La porte inexorable a repoussé ta plainte.
Tu vivras sans secours, tu mourras sans amis.

 Ah ! lorsqu’à ces revers les trônes sont soumis,
L’homme obscur a-t-il droit de fuir la loi commune ?
Tous ces augustes fronts courbes par l’infortune,
L’échafaud de Bouleyn, des Stuarts, des Capets,
De mes destins cachés me font bénir la paix.
À l’éclat d’un haut rang combien je la préfère !
Heureux, qui, jusqu’au soir, tranquille et solitaire,
Sur les restes épars de ce fort démoli,
Médine, en contemplant le vallon d’Andely !

De loin, sous ces vieux arcs mutilés par les âges,
Que j’aime à voir, au sein des plus frais paysages,
La Seine prolonger les replis inégaux
Du riche labyrinthe où s’égarent ses eaux !
Son canal est si pur ! Ses bords sont si fertiles !
Mon œil la suit, s’arrête en ses riantes îles,
La perd et la retrouve, et, par un doux penchant,
La conduit jusqu’aux monts qui bornent le couchant.
Ce vallon semble fait pour la muse champêtre.
Oui, c’est dans ces beaux lieux qu’en effet a dû naître
Ce peintre qui, de Rome égalant les pinceaux,
De l’âme d’un poëte animait ses tableaux.
Sans doute le Poussin, jusque dans l’Ausonie,
Regretta ce séjour, berceau de son génie.
Là, ses premiers crayons esquissèrent les champs.
Je me plais à penser qu’en ses plus jeunes ans,
Il cherchait, comme moi, ces débris pittoresques,
Qu’il aimait à saisir leurs aspects romanesques,
Et du fleuve qui fuit le cours irrégulier.
La roche où je m’assieds lui servit d’atelier.
Un nom plus fier encore illustra ces rivages,
Corneille ! C’est ici que, fuyant les hommages,
Ce maître de la scène et des grands sentiments
Venait se reposer des applaudissements.
Passant, arrête-toi ! Salut à sa demeure !

 Que ne puis-je habiter jusqu’à ma dernière heure
Les poétiques bords illustrés par tous deux !
Ah ! que j’y sois paisible encor plus que fameux !
Mes vers les chanteront. S’il faut que j’y succombe,

Sous ce château détruit qu’on m’élève une tombe !
Une charmante fée y viendra quelquefois
Dans les nuits de l’été faire entendre sa voix ;
D’un myrte ou d’un rosier sa féconde baguette
Ornera tout-à-coup le cercueil du poète :
Mon ombre se réveille, et la suit dans les airs.
J’ose, j’ose espérer que, pour prix de ces vers
Où, suivant au hasard ma vague rêverie,
J’ai rendu quelque gloire à l’antique féerie,
Ces fantômes riants, hôtes légers du ciel,
Ces heureux farfadets, compagnons d’Ariel,
Et tous les enchanteurs, Prospero, Mélusine,
Arthur avec Merlin, Urgèle avec Alcine,
M’accueilleront un jour dans leurs palais mouvants
Au milieu des éclairs, des vapeurs et des vents.
Tantôt, de ce nuage obscurcissant ma tête,
Je veux jouer, rouler, gronder dans la tempête ;
Et tantôt, déployant les plus riches couleurs,
Mes ailes doucement glisseront sur les fleurs.
D’un héros vertueux, gémissant dans les chaînes,
Mon invisible voix consolera les peines.
Aux vieillards fatigués j’irai tendre la main,
Aux voyageons errants indiquer le chemin ;
Une jeune beauté, d’elle seule ignorée,
Par mon souffle amoureux tout-à-coup effleurée.
Va d’un trouble inconnu rougir innocemment,
Et paraitra plus belle aux yeux de son amant.
D’autres fois, présidant au plus tendre délire,
D’un troubadour aimé j’animerai la lyre,
Je dicterai ses chants. Le soir, vers mon tombeau,

Un charme conduira les filles du hameau ;
Je reverrai leurs jeux, leurs amours et leurs danses,
Mon urne frémira sous leurs douces cadences ;
Je tromperai la mort ; et ces lieux tant aimés,
Ces lieux où reviendront mes mânes ranimés,
Vont inspirer encore à mon ombre ravie
Toutes les passions qui charmèrent ma vie.