Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Ode sur l’Enlèvement du Pape

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ODE

SUR L’ENLÈVEMENT DU PAPE[1].


1809.


Les temples se rouvraient, et, longtemps exilée,
La tribu de Lévi, parmi nous rappelée,
Relevait sur l’autel les tables de la loi ;
Et sous la main d’Asaph, ainsi qu’aux jours antiques,
 Les harpes prophétiques
Redisaient dans Sion les hymnes du saint Roi.

Sion, reprends ton deuil ! Cessez, pieuses fêtes !
Un orage nouveau gronde encor sur nos têtes ;
Aaron est enlevé du milieu d’Israël ;
Et le troupeau choisi, que la nuit vient surprendre,
 Ne pourra plus entendre
La voix de son pasteur sur le haut du Carmel.

L’encensoir a perdu ses derniers privilèges ;
Comme aux jours d’Attila, des hordes sacrilèges
Courent assujétir la Reine des Cités ;

Et Rome, en implorant les vengeances divines,
 Du haut des sept collines
Tend ses augustes bras vers les cieux irrités.

Ô scandale ! Ô forfaits réservés pour notre âge !
Le Hun déprédateur eut jadis moins de rage,
Lui qui changea l’Europe en un vaste tombeau,
Lui qui, sur les débris des villes embrasées,
 Des couronnes brisées,
Osait du ciel vengeur se nommer le fléau.

Le Pontife de Rome, arrêtant le barbare,
Fit du moins respecter les droits de la tiare,
Et la religion, et le Dieu son appui ;
Seul il osa marcher sous leur garde invisible,
 Et le prêtre paisible
Vit les glaives païens s’abaisser devant lui.

Des chrétiens, ses enfants, ont eu moins de noblesse :
Ils ont d’un vieux pontife outragé la faiblesse ;
Par eux ses cheveux blancs d’opprobre sont couverts
En vain brille à son front le triple diadême,
 Devant qui le Ciel même
A fait dix-huit cents ans prosterner l’univers !

Hélas ! de ses bienfaits lui-même est la victime.
Il couronna le front de l’ingrat qui l’opprime ;
Charlemagne et Pépin en rougissent pour nous.

A-t-on droit d’attester leurs grandeurs souveraines,
 Quand on charge de chaînes
La main, la même main qu’ils baisaient à genoux ?

Le Vatican frémit ; l’Europe s’épouvante ;
D’un triomphe prochain l’Athéisme se vante,
Et son coupable orgueil a déjà redoublé.
L’Église, au bruit des fers qu’à son chef on apprête,
 Voile en pleurant sa tête,
Et sur son ancre d’or la Foi même a tremblé.

Les martyrs glorieux, s’élevant de leurs tombes,
À ce bruit ont quitté les saintes Catacombes,
Où la Religion se cachait autrefois ;
Et, plaçant sur leurs seins tout couverts de blessures
 Leurs célestes armures,
D’un rempart invincible ils entourent la Croix.

Eux-même ont admiré la foi vive et sincère
De ce Pontife-Roi qui, banni de sa chaire,
Comme eux accrut sa gloire au milieu des malheurs ;
Et, dans l’ombre guidant sa fuite glorieuse,
 Leur main victorieuse
Portait devant ses pas des palmes et des fleurs.

Un heureux fils du sort voit, dans l’Europe entière,
Tous les rois devant lui courber leur tête altière,
Et briguer en tremblant son coup-d’œil protecteur ;

Tels jadis Prusias, Antiochus, Attale,
 De la pourpre royale
Livraient l’antique orgueil aux dédains d’un prêteur.

Mais le chef des chrétiens, lorsque tout l’abandonne
Ne perd point sa grandeur en perdant sa couronne ;
Il a placé plus haut son espoir immortel.
Seul roi de tous ces rois que le sort persécute,
 Il garde dans sa chûte
La majesté du trône et les droits de l’autel.

Il montre aux vils brigands, opprobre de la France,
D’un monarque et d’un saint l’héroïque assurance ;
Pauvre et chargé de fers, on l’honore en tous lieux
Il règne, il porte encore et les foudres sacrées,
 Et ces clefs révérées
Dont la double puissance ouvre et ferme les cieux.

Cependant, s’il est seul, que pourra son courage ?
La barque du pêcheur flotte au gré de l’orage ;
Les astres obscurcis ne la dirigent plus.
Oh ! quand retentira, sur l’onde mugissante,
 La voix toute-puissante,
Qui rend le calme aux flots et l’espoir aux élus ?

Le danger croît ; les vents redoublent leur colère ;
Quel port nous recevra dans son sein tutélaire ?
Dieu semble sourd aux vœux qui lui sont adressés :

Veut-il, de sa fureur exécutant l’oracle,
 Ôter son tabernacle
Aux perfides Gentils comme aux Juifs dispersés ?

Toi, qu’entendit Pathmos, lamentable Prophète,
Ô du sombre avenir le plus sombre interprète,
Les jours prédits par toi sont-ils donc arrivés ?
Et, lorsqu'un monde impie a comblé ses offenses,
 Du livre des vengeances
Les sceaux mystérieux vont-ils être levés ?

L’ange qui tient la clef des ténébreux abimes,
L’ange exterminateur, pour châtier nos crimes,
De Gog et de Magog a-t-il brisé les fers ?
Et le grand séducteur, levant contre Dieu même
 L’étendard du blasphème,
Pour la dernière fois arme-t-il les enfers ?

De la guerre en tous lieux s’étendent les ravages ;
Les mœurs du genre humain redeviennent sauvages,
L’impiété féroce abrutit tous nos sens,
Et des mille poisons, qui naissent autour d’elle,
 L’influence mortelle
Hâte les derniers jours des peuples vieillissants.

Les générations dans leur fleur sont séchées ;
Les races des vieux rois sont partout retranchées,
Les débris des grandeurs s’écroulent sous nos pas ;

Et cependant, au bruit des autels qui succombent,
 Des empires qui tombent,
Les mortels endormis ne se réveillent pas !

Malheur à nous ! malheur à la race naissante !
De sa fécondité la mère gémissante
Ne voit pour ses enfants qu’un affreux avenir ;
L’heure approche, et le siècle, aveuglé par les sages
 Rit de tous nos présages,
En niant le Dieu même armé pour nous punir.

Ainsi quand Jéhovah, cessant de faire grâce,
Voulut sur les Hébreux accomplir sa menace,
Leur orgueil jusqu’au bout refusa de ployer ;
La foudre en vain grondait sur le front des perfides
 Leurs fureurs déicides
Méconnaissaient la main prête à les foudroyer.

Il fut pourtant rempli, l’oracle trop fidèle !
Le fier Juda, vaincu jusqu’en sa citadelle,
Reçut, au jour marqué, son juste châtiment ;
Et ses fils, dont la race est en tous lieux flétrie,
 Sans autel, sans patrie,
Sont du courroux divin l’éternel monument.

  1. Le pape Pie VII fut enlevé de Rome, dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809, et conduit prisonnier à Savonne.