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Œuvres complètes (Tolstoï)/Tome XIV/Appendice

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 14p. 455-473).



APPENDICE




I

Comme je l’ai déjà dit dans mes notes pour le premier volume des œuvres pédagogiques de Tolstoi (volume XIII des Œuvres complètes), la deuxième période de l’activité pédagogique de Tolstoï fut pour ainsi dire la conclusion et l’application des données acquises au cours de la première période de cette activité.

Le comte Tolstoï, qui, au commencement de l’année 1860, s’occupait des écoles populaires, dut renoncer à ces occupations par plusieurs causes : 1o son activité originale et libre éveilla la suspicion de la police et des autorités locales, et les gendarmes commencèrent à perquisitionner chez lui, à Iasnaïa-Poliana, ainsi que dans d’autres écoles dépendant de lui ; il en résulta un désarroi tel que pendant longtemps Tolstoï et ses amis ne purent reprendre pied ; 2o fatigué par ce rude labeur, Tolstoï tomba malade et dut partir pour se soigner. À son retour, après la guérison, il se maria et les nouvelles conditions de sa vie ne lui permettant pas de consacrer beaucoup de temps aux écoles, tout ce qu’il avait édifié se disloqua. Les écoles continuèrent d’exister, mais le grand esprit qui les animait s’était éloigné d’elles et déployait son activité dans un autre domaine.

Les choses allèrent ainsi jusqu’au début de l’année 1870. Durant cette période, bien qu’occupé ailleurs et ne prenant pas une part active à l’œuvre scolaire, Tolstoï, néanmoins, suivait très attentivement tout ce qui se faisait dans le domaine de l’instruction populaire et il était loin d’être satisfait de ce qu’il y voyait.

Il fut ainsi amené à une nouvelle appréciation critique des méthodes d’enseignement alors en usage, et il fut pris du désir de donner lui-même un guide pour l’enseignement basé sur son expérience personnelle. Ces deux courants s’exprimèrent dans les articles qui forment le deuxième volume des œuvres pédagogiques.

Le premier article est la critique de l’instruction publique en Russie, critique basée non sur des idées à priori, mais écrite après un travail de dix ans dans les écoles populaires. Cet article est suivi d’une série de récits et de contes les plus divers, qui forment une chrestomathie de lecture graduelle destinée à l’étude de la langue russe.

Dans l’édition russe des Œuvres complètes de L.-N. Tolstoï on ne trouve pas tous ces récits, nous les donnons ici au complet tels qu’ils sont dans le livre de lecture qui fait suite au Syllabaire.

Quelques-uns d’entre eux n’ont pas été écrits par L.-N. Tolstoï, mais par divers membres de sa famille ou quelques-uns de ses collaborateurs. Tous néanmoins ont été revus par L.-N. Tolstoï qui en avait lui-même choisi les sujets ; c’est pourquoi nous les introduisons dans ses Œuvres complètes. Ils font tous partie soit du Syllabaire de L.-N. Tolstoï, soit du Manuel de la langue russe composé sur un plan dont je vais ici donner la description :

Je parlerai d’abord de la première édition du Syllabaire qui date de 1872, puis de la nouvelle édition de cet ouvrage qui parut vers 1880 avec des modifications considérables.

Dans la première édition, le Syllabaire et la Chrestomathie forment quatre livres. Chaque livre est divisé en parties et chaque partie en paragraphes. Le premier livre comporte quatre parties. La première, c’est le « syllabaire » au sens propre du mot, c’est-à-dire l’alphabet, les syllabes, des phrases dont les mots sont décomposés en syllabes, et enfin de courts récits, des devinettes, des proverbes et des dictons qui servent d’exercices pour l’emploi des lettres qui ont une prononciation spéciale. La particularité de l’alphabet proposé par Tolstoï, c’est qu’il donne un dessin simplifié des caractères, sans pleins ni déliés, afin d’éviter que la complexité du dessin ne soit un obstacle pour retetenir la forme principale.

La deuxième partie du livre est composée d’une série de récits répartis en quatre paragraphes. Les récits du premier paragraphe servent d’exercice de prononciation de certaines lettres et syllabes ; ceux du second sont choisis de telle façon qu’ils fournissent un exercice par chaque signe de ponctuation.

Dans le troisième paragraphe se trouvent groupés les exercices sur les propositions, et enfin, dans le quatrième, ceux spécialement affectés à la lecture des vers. Les sujets de tous ces récits sont très divers. On y trouve des variantes des fables d’Ésope ; des contes tirés des légendes indiennes, hébraïques et arabes ; des récits d’histoire, de géographie, d’histoire naturelle ; des légendes populaires russes, des tableaux de mœurs…

La troisième partie du livre contient des exercices pour l’étude de la langue slave, qui est obligatoire pour les élèves des écoles russes comme langue du service religieux. Ces exercices sont empruntés aux anciennes chroniques, à la Vie des Saints, à la Bible et au Nouveau Testament ; on y a joint quelques-unes des prières les plus usitées.

La quatrième partie est consacrée aux premières notions d’arithmétique et fait connaître à l’élève les divers moyens d’écrire et de nommer les chiffres et les nombres d’après le système slave, d’après le calcul romain, arabe et russe, et avec l’aide du boulier-compteur.

Viennent ensuite des exercices de calcul mental avec le boulier.

Enfin, la première partie se termine par quelques indications pour le maître. Nous en reproduisons ici un article : « Indications générales pour les maîtres ».


Indications générales pour les maîtres.

« Pour qu’un élève apprenne bien, il est indispensable qu’il apprenne volontairement, et pour cela deux conditions sont nécessaires. Il faut :

1o Que ce qu’on apprend à l’élève soit compréhensible et intéressant, et 2o que ses forces morales se trouvent en de bonnes conditions.

« Pour que soit compréhensible et intéressant ce que l’on enseigne à l’élève, évitez les extrêmes ; ne lui parlez pas de ce qu’il ne peut savoir ni comprendre ; gardez-vous également de lui parler de ce qu’il sait aussi bien, sinon mieux que le maître. Pour rester dans le domaine de ce que l’élève peut comprendre, évitez toutes les définitions, les subdivisions et les règles générales. Les manuels ne sont tous qu’un tissu de définitions, de subdivisions et de règles, et c’est précisément là ce qu’il faut éviter.

« Écartez les définitions grammaticales et syntaxiques, les subdivisions des parties et des formes du discours et les règles générales ; mais obligez l’élève à faire usage des formes du discours, sans les lui nommer, principalement, à lire le plus possible en comprenant ce qu’il lit, et à écrire quelque chose de son invention. Corrigez-le, parce qu’il a failli non pas à la règle, à la définition et à la subdivision, mais bien à la compréhension, à la construction et à la clarté.

« Dans les sciences naturelles, évitez les classifications, les hypothèses sur le développement des organismes, et les explications sur leur construction ; donnez au contraire à l’élève le plus de détails possibles sur la vie de divers animaux et plantes.

« En histoire et en géographie, évitez les revues générales des pays et des événements historiques, et les subdivisions des uns et des autres. L’élève ne peut pas s’intéresser à des revues historiques et géographiques, quand il ne croit pas encore d’une façon précise à l’existence de quelque chose derrière l’horizon qui borne sa vue, et quand il ne peut avoir la moindre conception de l’État, du pouvoir, de la guerre, de la loi, qui font l’objet de l’histoire. Pour qu’il s’intéresse à la géographie et à l’histoire, donnez-lui des impressions géographiques et historiques, parlez-lui avec force détails des pays que vous connaissez et des événements historiques qui vous sont familiers.

« En cosmographie, évitez d’expliquer à l’élève (thème favori de la pédagogie) le système solaire, la rotation de la terre. Pour un élève qui ne sait rien des mouvements apparents de la sphère céleste, du soleil, de la lune, des planètes, des éclipses, des observations de ces mêmes phénomènes vus de divers points de la terre, l’explication que la terre tourne elle-même et se déplace, n’est pas un éclaircissement de la question, ni une explication, ce n’est pour lui qu’un galimatias sans aucune nécessité, même apparente. Un élève qui croit que la terre se tient sur les eaux et sur les poissons juge beaucoup mieux que celui qui croit que la terre tourne, sans pouvoir ni le comprendre ni l’expliquer. Donnez le plus de renseignements possibles sur les phénomènes visibles du ciel, sur les voyages, et ne fournissez à l’élève que des explications qu’il peut lui-même contrôler sur les phénomènes apparents.

« En arithmétique, évitez, dès le début, les définitions et les règles générales qui simplifient les calculs. C’est surtout en mathématiques qu’on s’aperçoit combien il est nuisible d’apprendre des règles générales. Plus rapide sera la voie par laquelle vous apprendrez à l’élève à calculer, moins il saura.

« Le calcul le plus rapide, c’est le calcul décimal, et c’est le plus difficile. Le procédé le plus rapide pour l’addition, c’est de commencer par les unités inférieures et d’ajouter un des chiffres obtenus aux unités supérieures suivantes ; c’est en même temps le procédé le plus incompréhensible. Pour la soustraction, rien n’est plus facile que d’apprendre à l’enfant à compter pour 9 chaque 0 auquel il empruntera, ou d’apprendre à réduire au même dénominateur par la multiplication croisée ; mais l’élève qui apprend ces règles est longtemps sans comprendre le pourquoi de cette méthode.

« Évitez toutes les définitions et règles arithmétiques ; faites faire beaucoup d’opérations, et corrigez-les en vous appuyant non pas sur la règle, mais sur le bon sens.

« Évitez l’énumération — très en faveur surtout dans les livres scolaires étrangers — des résultats extraordinaires auxquels la science est arrivée. Par exemple : combien pèse la terre, le soleil, de quelle matière est fait le soleil ; comment l’arbre naît du grain, et quelles machines extraordinaires les hommes ont inventées, etc. Sans parler qu’avec de pareils renseignements le maître s’expose à donner à l’élève l’idée que la science peut dévoiler à l’homme beaucoup de mystères, opinion qui réservera assez promptement à l’élève intelligent de grandes désillusions ; outre cela, ces résultats mêmes agissent d’une manière fâcheuse sur l’élève qu’ils habituent à croire sur parole.

« Évitez ces mots russes incompréhensibles, dont le sens est vague, souvent ambigu, et surtout les termes étrangers. Tâchez de les remplacer par des mots même plus longs, même moins exacts, mais qui éveillent dans l’esprit de l’élève la conception qui leur correspond exactement. En général, évitez de dire : cela s’appelle ainsi, ou cela s’appelle de telle façon ; mais appelez chaque chose comme il convient.

« En général, donnez à l’élève le plus de renseignements possibles et provoquez en lui le maximum d’observations dans toutes les branches de la science, et communiquez-lui le minimum de conclusions générales, de définitions, de subdivisions et de termes de toutes sortes.

« Ne donnez la définition, la subdivision, la règle générale, le nom, que lorsque l’élève possède assez de renseignements pour pouvoir contrôler lui-même la conclusion générale, et seulement lorsque cette conclusion générale n’est pas pour lui une difficulté, et lui facilite la tâche.

« Une autre cause qui rend la leçon pénible et sans intérêt, c’est que le maître explique d’une façon trop longue et trop compliquée, ce que l’élève a compris depuis longtemps. Ce qu’on dit à l’élève lui paraît alors si simple qu’il veut trouver autre chose dans les paroles du maître, les interprète faussement, ou ne les comprend pas du tout.

« Les interprétations de cette sorte sont très coutumières, surtout quand les sujets de leçon sont pris de la vie. Par exemple, quand le maître commence à expliquer à l’élève ce que c’est que la table, le cheval, ou la différence qu’il y a entre un livre et le bras, ou demande : combien font de plumes, une plume et une plume ?

« En général, expliquez à l’élève ce qu’il ne sait pas, et ce qu’il serait intéressant de savoir pour vous-même si vous ne le saviez pas.

« Malgré l’observation de toutes ces règles, il arrivera souvent que l’élève ne comprendra pas. Il y aura à cela deux causes : ou l’élève a déjà réfléchi au sujet que vous lui expliquez et se l’est expliqué à sa manière, alors tâchez de l’amener à exposer son opinion, et si elle n’est pas juste, réfutez-la ; si elle est juste, montrez à l’élève que vous et lui envisagez également le sujet, mais de points de vue divers. Ou l’élève ne comprend pas, parce que le moment n’est pas encore venu. On remarque particulièrement cela en arithmétique : la chose pour laquelle vous avez dépensé en vain des heures entières, en quelques instants devient très claire. Ne vous hâtez jamais, attendez, et retournez aux mêmes explications.

« Pour que les forces morales de l’élève se trouvent dans les meilleures conditions, il faut :

1o Que dans l’endroit où il étudie, il n’y ait ni gens ni objets nouveaux ; 2o que l’élève n’ait honte ni devant le maître, ni devant ses camarades ; 3o c’est là un point très important, qu’il n’ait pas peur d’être puni pour avoir mal appris ce qu’il n’a pas compris. L’esprit de l’homme ne peut fonctionner que s’il n’est pas poussé par des influences extérieures ; 4o que l’esprit ne se fatigue pas. Il est impossible, à n’importe quel âge, de définir le nombre d’heures ou de minutes après lesquelles l’esprit de l’élève est fatigué. Mais un maître attentif a toujours des indices sûrs de la fatigue. Aussitôt que l’esprit est fatigué, faites faire à l’élève des mouvements physiques. Il vaut mieux se tromper et laisser partir l’élève quand il n’est pas encore fatigué que de le retenir quand il l’est déjà. L’obstination, l’abrutissement ne viennent que de là ; 5o que la leçon soit adaptée aux forces de l’élève : ni trop facile, ni trop difficile. Si la leçon est trop facile, l’élève s’occupera d’autre chose et ne prêtera nulle attention ; est-elle trop difficile, ce sera la même chose. Il faut faire en sorte que la leçon retienne toute l’attention de l’élève ; pour cela chaque leçon doit se présenter à l’élève comme un pas en avant dans ses études.

« Plus il est facile au maître d’enseigner, plus il est difficile à l’élève d’apprendre ; plus c’est difficile pour le maître, plus c’est facile pour l’élève. Plus le maître travaille, prépare chaque leçon et tâche de l’adapter aux forces de l’élève, plus il suivra la marche de la pensée de l’élève, plus il provoquera les réponses et les questions de l’élève et plus facilement l’élève comprendra.

« Plus l’élève sera livré à lui-même et aux occupations qui n’exigent pas l’attention du maître, telles que copie, dictée, lecture à haute voix, sans explications, récitation par cœur, poésies, plus grande sera la difficulté pour lui.

« Mais si le maître consacre toutes ses forces à son œuvre, alors il comprendra toujours — non seulement avec plusieurs élèves, mais même avec un seul — qu’il est loin de faire tout ce qu’il faut.

« Malgré ce mécontentement perpétuel de soi-même, pour avoir la conscience de sa propre utilité, une qualité est nécessaire, et c’est elle qui supplée à chaque talent du maître, car s’il la possède, il acquerra facilement le savoir qui lui manque. Le maître qui, pendant trois heures, n’a pas senti un moment d’ennui, la possède.

« Cette qualité, c’est l’amour. Si le maître aime son œuvre, il sera un bon maître ; un maître qui n’aime que son élève, comme un père ou une mère, vaudra mieux qu’un maître qui aura lu tous les livres mais qui n’aimera ni sa besogne ni ses élèves.

« Le maître qui aime à la fois son œuvre et ses élèves, est le maître idéal[1]. »



Les livres II, III et IV sont établis sur le même plan, à l’exception du syllabaire qui forme la première partie du Ier livre, aussi chacun ne comprend-il que trois parties.

La première partie renferme des récits pour la lecture graduelle, la deuxième des exercices de lecture en vieux slave, et la troisième, l’arithmétique.

Chaque livre se termine par des observations au maître.

Les observations les plus intéressantes se rapportent à l’enseignement de l’arithmétique. Nous croyons utile d’attirer l’attention du lecteur sur les méthodes arithmétiques de Tolstoï, qui renferment beaucoup de choses originales.

Le but principal poursuivi par Tolstoï dans l’enseignement de l’arithmétique, c’est de familiariser l’élève avec le nombre dans toutes ses combinaisons, dans sa composition et sa décomposition par tous les moyens possibles : visuel, matériel et mental.

Pour l’enseignement visuel, Tolstoï emploie beaucoup les bouliers-compteurs russes avec lesquels il fait le plus d’exercices possible sur l’addition et la soustraction.

Pour les exercices de mémoire et la compréhension complète du nombre, Tolstoï introduit dans l’enseignement élémentaire de l’arithmétique divers systèmes de calcul, outre le calcul décimal, en faisant toutes les opérations dans ces divers systèmes.

Après avoir donné l’idée des fractions décimales, comme suite du calcul décimal, à droite de la virgule, et après avoir expliqué une série entière d’exercices dans divers systèmes de calculs, Tolstoï aborde les fractions ordinaires, qu’il considère comme des exemples particuliers de divers systèmes de calculs, méthode tout à fait nouvelle et imprévue qui permet de donner une nouvelle généralisation aux nombres entiers et aux fractions.

Voici ce remarquable passage :

« Les nombres entiers sont toujours calculés dans le système décimal et très rarement dans d’autres systèmes, tandis que les fractions sont rarement calculées dans le système décimal, et presque toujours en divers ystèmes. Les fractions, dans le système décimal, s’écrivent toujours de la façon suivante : 0,35 : trente-cinq centièmes ; 1,017 : une unité et dix-sept millièmes. Et les fractions, en d’autres systèmes, s’écrivent ainsi : le nombre, et, en dessous, la base d’après laquelle le calcul est fait, et cette base s’appelle dénominateur, et le nombre lui-même numérateur. Par exemple,  ; 5 est le numérateur, 11 est le dénominateur, et la fraction s’énonce cinq onzièmes.

s’énonce : un demi.
sept quinzièmes.
deux cent vingt-et-un, trois cent soixante septièmes[2]. »

Tolstoï donne un grand nombre d’exercices gradués sur les opérations, les fractions, et la réduction au même dénominateur.

Ces procédés indiqués par L.-N. Tolstoï méritent, selon nous, une grande attention. Pour terminer, nous citerons quelques passages des observations indiquées par Tolstoï, à la fin de chacun dès quatre livres, au sujet de l’enseignement de l’arithmétique :

Livre I. — Calcul.

« Le calcul décimal renferme en lui toute l’arithmétique. Celui qui sait compter de 1 à 100 et de 100 à 1, fait de tête l’addition, la soustraction, la multiplication et la division, l’élévation à une puissance, et l’extraction des racines.

« Celui qui comprendra bien ce calcul, comprendra facilement toute l’arithmétique ; c’est pourquoi il faut enseigner le calcul prudemment, sans se hâter, sans permettre à l’élève d’apprendre rien par cœur, mais en expliquant chaque opération.

« Montrez à l’élève les lettres slaves, puis les lettres du calcul romain : M, D, C, L, X, V, I, et les dix signes du calcul arabe et forcez-le de lire le tableau et de compter sur le boulier de 1 à 100 et de 100 à 1. Attirez l’attention de l’élève, dans le calcul romain, sur la formation des cinquaines, des dizaines, des cinquantaines, des centaines, et dans le calcul arabe, sur les divers moyens de compter sur le boulier et d’écrire les nombres se terminant par un 0.

« En étudiant le tableau de 1 à 100 et de 100 à 1, forcez l’élève, sous la dictée, à écrire les chiffres en romain, et à lire à compter sur le boulier et en arabe les nombres écrits avec divers caractères.

« Prolongez ensuite le tableau jusqu’à 1000, et de même, forcez l’élève à lire et à écrire les nombres avec les deux sortes de chiffres et à compter sur le boulier.

« Montrez aussi le calcul avec les lettres slaves, mais uniquement pour que l’élève comprenne les avantages des caractères romains et arabes.

« Forcez l’élève à compter, c’est-à-dire à additionner, avec les chiffres romains (sans abréger).

« Le calcul romain, le plus compréhensible et le plus simple, a encore cet avantage qu’il habituera les élèves à diviser, les dizaines en deux fois cinq, ce qui, ensuite, leur facilitera beaucoup le calcul. C’est pourquoi il faut obliger l’élève à compter surtout d’après le système romain. Proposez, de votre côté, des centaines d’exemples. Tout le temps que vous dépenserez à cela sera largement récompensé.

« Il ne faut pas faire de calcul romain abrégé si l’élève n’est pas très intelligent, il faut seulement le lui indiquer.

« Avant de commencer le calcul arabe sur le papier et sur le boulier, faites plusieurs fois des exercices d’écriture de nombres avec des 0, en désignant d’une petite étoile les dizaines : par exemple 1000 = 10 centaines = 9 centaines et 10 dizaines, 1000 = *00 = 9*0 = 99* ; et des exercices sur les divers moyens d’énoncer les nombres : par exemple : 5673 = 56 centaines 73 unités = 567 dizaines 3 unités.

« Mieux l’élève comprendra et fera cet exercice, plus le reste lui sera facile. Faites compter avec les chiffres arabes en même temps qu’avec le boulier[3] »

Livre II. — Addition et soustraction.

« Faites l’addition sur le boulier, et inscrivez le résultat sur du papier quadrillé.

« Au commencement, forcez l’élève d’écrire les chiffres, sans le boulier, par ordres, sur le papier quadrillé. Faites des exercices plus ou moins compliqués suivant les capacités de l’élève, mais obligez-le toujours à faire en même temps l’addition et la soustraction de la somme des unités composées. Faites le plus d’exercices possible avec les élèves sur l’addition de nombres élevés et sans inscrire les mêmes unités les unes sous les autres. C’est plus clair et plus utile pour l’élève que de commencer par les unités inférieures, il est plus naturel de savoir la somme des mille que celle des unités.

« Après avoir étudié l’addition avec les chiffres, attirez l’attention de l’élève sur la signification des étoiles et sur la possibilité de représenter à l’aide de ces signes, par les chiffres comme avec le boulier, les nombres renfermant des 0.

« La soustraction, non mécanique, est une des opérations arithmétiques les plus difficiles, et pour faciliter son étude, ne vous hâtez pas dans son enseignement ; n’épargnez pas la craie ou le crayon, mais faites recopier plusieurs fois le nombre duquel on soustrait, comme c’est indiqué dans les exercices.

« Attirez l’attention de l’élève sur ce fait qu’en soustrayant les nombres composés d’unités de divers ordres, il faut chaque fois les diviser en ordres et soustraire séparément les centaines, les dizaines et les unités.

« Pour la soustraction aussi, il est plus naturel de commencer par les unités supérieures, c’est pourquoi il faut y exercer plus longuement les élèves.

« Ne donnez aucune règle sur la retenue qui se fait de mémoire, pendant l’addition, mais surtout ne donnez pas de règle sur l’emprunt et sur ce fait que le 0 duquel on soustrait devient 9. Que l’élève déduise ces règles lui-même[4]. »

Livre III. — Multiplication et division.

Division. — La division est la plus difficile des opérations arithmétiques ; mais l’élève, lorsqu’il l’aura bien comprise, n’éprouvera aucune difficulté dans l’étude des fractions, tandis que celui qui n’aura pas compris la division ne comprendra jamais les fractions.

« Ne vous hâtez donc pas dans l’étude de la multiplication, mais tâchez de vous en servir pour expliquer à l’élève l’opération contraire : la division.

« Je conseille, sans se hâter, d’exercer toujours l’élève simultanément à la multiplication et à l’opération inverse, sur des petits nombres, en appelant le multiplicateur, par exemple, une cinquaine, une douzaine, une septaine, même une dix-huitaine, une vingt-deuzaine. Dans la multiplication laissez à l’élève le choix de n’importe quel multiplicande, forcez-le seulement à changer de multiplicateurs. Ces exercices sont utiles pour habituer l’élève à calculer rapidement.

« Laissez à l’élève, pour la division ainsi que pour la multiplication, le choix du procédé de soustraction ou de décomposition et forcez-le à contrôler l’un par l’autre. Ensuite montrez-lui le procédé ordinaire de ces opérations et expliquez-lui-en l’avantage, qui consiste à ne pas recopier deux fois le nombre qu’il faut additionner. Mais pour la multiplication, ne montrez pas à l’élève le procédé de l’omission du 0 dans les nombres qui proviennent de la multiplication par les unités supérieures ; et, dans la division, ne lui montrez pas d’écrire le quotient sans les 0, mais forcez-le toujours d’écrire au quotient tous les 0 provenant de la multiplication, et ensuite d’additionner.

« La difficulté de comprendre la multiplication et la division provient en partie de ces procédés d’abréviation.

« La table de multiplication et les procédés de simplification viennent d’eux-mêmes et insensiblement[5]. »

Livre IV. — Les fractions.

« Montrez à l’élève que l’addition et la soustraction des fractions décimales ne se distinguent en rien de l’addition et de la soustraction des nombres entiers. Ensuite, par une série d’exercices, montrez-lui que dans les nombres entiers, la multiplication par une unité d’un ordre supérieur augmente le résultat autant de fois que le multiplicateur est plus grand que l’unité ou fait monter le résultat, à gauche, d’autant de rangs qu’on déplace le multiplicateur.

« Quand l’élève a très bien compris cela, montrez-lui que quand on multiplie par un chiffre d’un ordre inférieur à celui qu’on prend pour unité, le résultat diminue autant de fois que le multiplicateur est inférieur à l’unité (ou le résultat descend à droite et se met à la même place que le multiplicateur).

« Montrez ensuite que la multiplication et la division des fractions décimales ne se distinguent en rien de la multiplication et de la division des nombres entiers[6] ».


La première édition du syllabaire de Tolstoï n’eut pas un très grand succès, mais cela ne refroidit pas le zèle pédagogique de l’auteur.

Il se mit à reviser et à transformer son ouvrage, dans lequel lui-même avait sans doute remarqué quelques défauts et, à la fin de l’année 1870, le « Syllabaire » parut sous une nouvelle forme.

La première partie du premier livre, c’est-à-dire le syllabaire proprement dit, fut éditée à part sous le titre Nouveau Syllabaire. Dans la préface de cette nouvelle édition, l’auteur définit ainsi le but qu’il s’est proposé :

« Ce syllabaire a pour but de donner aux élèves, pour le prix le plus minime, la plus grande quantité de choses compréhensibles, disposées graduellement, depuis les plus simples et les plus faciles jusqu’aux plus compliquées, afin que cette graduation serve de moyen principal pour apprendre à lire et à écrire par n’importe quelle méthode. Pour atteindre ce but, nous avons groupé tous les mots faciles à comprendre qui se prononcent comme ils s’écrivent, et nous les avons disposés d’après les accents, afin que l’élève apprenne la signification de chaque mot qu’il lit et puisse l’écrire sous la dictée. Ensuite nous avons uni ensemble les mots les plus simples, puis les mots plus compliqués et nous sommes arrivés progressivement aux contes, récits et fables.

« Les récits, les contes et les fables sont composés de telle façon que l’élève puisse, sans questions inductives, raconter ce qu’il a lu, c’est pourquoi on les peut employer et pour la lecture et pour la dictée.

« Comme la principale difficulté de la lecture tient à la longueur des mots, dans la première partie du Syllabaire nous n’avons fait entrer que des mots n’ayant pas plus de deux syllabes et six lettres.

« Dans la deuxième partie n’entrent que des mots de trois syllabes au plus ; ce n’est que dans la troisième et dernière partie que se trouvent des mots de quatre et cinq syllabes[7]. »

C’est cette partie, consacrée à la lecture graduelle, qui fait la différence principale entre les deux éditions. En outre, dans la nouvelle édition, l’auteur a fait quelques coupures assez importantes. Ainsi tout ce qui concerne l’enseignement de l’arithmétique est supprimé.

L’auteur atteignit avec beaucoup de succès le but qu’il s’était proposé, car ce Nouveau Syllabaire est déjà à sa vingt cinquième édition, et chacune des cinq dernières fut tirée à cent mille exemplaires.

Si l’on admet une moyenne de soixante mille exemplaires par édition, on obtient le chiffre respectable de un million cinq cent mille exemplaires qui représente le nombre d’exemplaires répandus en Russie. Et comme il faut compter qu’un exemplaire sert à plus d’un écolier, nous arrivons à cette conclusion que plusieurs millions de Russes connaissent ce syllabaire. Si l’on tient compte du petit nombre de gens sachant lire et écrire, en Russie, nous sommes forcé d’admettre que toute la Russie lettrée connaît cet ouvrage.

Un fait augmente encore son importance : selon les lois russes, seuls les manuels approuvés par le ministère de l’Instruction publique peuvent être employés dans les écoles primaires. Le Nouveau Syllabaire de L.-N. Tolstoï n’eut pas l’honneur de cette approbation ; il n’a donc pas été répandu officiellement. Celui qui l’achetait et le recommandait n’agissait donc pas par ordre des autorités, il n’agissait que parce qu’il était convaincu de ses qualités indiscutables.

Même succès et même popularité ont eu ses quatre livres de lecture qui font suite au syllabaire et forment la chrestomathie de la langue russe, que nous avons donnée dans le présent volume.


II

L’article qui se trouve en tête de ce volume, « Sur l’instruction du peuple », a paru en français, en 1890, dans un volume intitulé : Les Progrès de l’Instruction publique en Russie, traduit par Tseytline et Jaubert et édité chez Savine.

La plupart des fables, des contes et des récits ont déjà été traduits et sont entrés dans les volumes suivants :

Contes et fables, traduction Halpérine Kaminsky. Plon, éditeur.

Pour les Enfants, traduction Tseytline et Jaubert. Savine, 1891.

Quelques-uns se trouvent dans le recueil intitulé :

Autour du Samovar, traduction Jaubert. Lecène et Oudin, éditeurs.

Le récit : Le Prisonnier du Caucase, fait partie du volume intitulé : Deux Générations, traduction Halpérine Kaminsky. Perrin, éditeur, 1886.

Notons aussi que plusieurs des fables et récits que nous donnons dans le présent volume sont traduits, ici, pour la première fois.

P. Birukov.
  1. Syllabaire de L.-N. Tolstoï, Saint-Pétersbourg, 1872. Livre Ier, page 180.
  2. Syllabaire de L-N. Tolstoï, Saint-Pétersbourg, 1872.. Livre IV, page 189.
  3. Syllabaire de L-N. Tolstoï, Saint-Pétersbourg, 1872, Livre I, page 178.
  4. Syllabaire, Livre II, page 157.
  5. Syllabaire, Livre III, page 180.
  6. Syllabaire, Livre IV, page 224.
  7. Nouveau Syllabaire de L.-N. Tolstoï, 25 août 1903, page 1.