Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Circulaire aux électeurs de Valognes

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Michel Lévy (Œuvres complètes, vol. IXp. 223-226).


CIRCULAIRE


ADRESSÉE AUX ÉLECTEURS DE L’ARRONDISSEMENT DE VALOGNES.


L’annonce des élections générales me ramène de nouveau devant vous.

Plus de quatre-vingts électeurs indépendants de l’arrondissement de Cherbourg avaient bien voulu m’écrire pour m’offrir la candidature de l’opposition dans cette dernière ville. J’ai exprimé toute la vive et profonde gratitude qu’une pareille démarche faisait naître ; mais j’ai déclaré, en même temps, d’une manière positive, qu’un lien d’honneur m’attachait désormais à l’arrondissement de Valognes, et que, quoi qu’il pût arriver, je ne saurais me présenter ailleurs que dans le pays où, sans me connaître personnellement, on m’avait déjà si généreusement accordé un grand nombre de suffrages. J’ai fait remarquer, d’ailleurs, que ma manière de voir sur ce point n’était pas récente, mais qu’elle avait été manifestée depuis longtemps, puisque, aussitôt après les élections dernières, j’avais acquis des propriétés dans l’arrondissement de Valognes et que j’y avais transféré mon domicile politique ; je me flatte que ces raisons seront comprises et appréciées par les honorables citoyens auxquels je les adresse.

Je ne doute pas, messieurs, que, dans la circonstance présente, on ne fasse courir de nouveau les bruits absurdes et calomnieux qui ont été répandus sur mon compte il y a dix-huit mois.

Je dois, avant tout, et pour la dernière fois, les flétrir.

On vous dira que je suis un ennemi caché des institutions et de la dynastie fondées en juillet 1830. Méprisez ceux qui vous tiennent un pareil langage. J’ai prêté serment en 1830. J’ai exercé depuis des fonctions publiques, et je n’ai jamais su ce que c’était que de vouloir renverser un gouvernement que j’ai servi.

On vous dira encore qu’appartenant à une famille ancienne je veux ramener la société aux anciens préjugés, aux anciens privilèges, aux anciens usages ; ce sont encore là non-seulement des calomnies odieuses, mais ridicules. Il n’y a pas en France, et, je ne crains pas de le dire, en Europe, un seul homme qui ait fait voir d’une manière plus publique que l’ancienne société aristocratique avait disparu pour toujours, et qu’il ne restait plus aux hommes de notre temps qu’à organiser progressivement et prudemment sur ses ruines la société démocratique nouvelle. Nul n’a fait plus d’efforts que moi pour montrer qu’il fallait, sans sortir de la monarchie, en arriver peu à peu au gouvernement du pays par le pays. Je n’ai point renfermé ces opinions dans des paroles obscures qu’on explique, qu’on rétracte ou qu’on nie suivant le besoin du moment, mais dans des écrits qui restent et qui m’engagent aux yeux de mes amis aussi bien qu’à ceux de mes adversaires.

Les mêmes hommes qui essayeront de me peindre à vous comme un représentant du pouvoir absolu ou des idées féodales, s’efforceront peut-être de me montrer comme un homme anarchique et comme un novateur dangereux. C’est encore là une calomnie. Je veux, il est vrai, un progrès constant, mais je le veux graduel. J’aime la liberté, et non la démagogie. Je sais que la France a tout à la fois besoin d’indépendance et de repos, et qu’il faut lui éviter toute révolution nouvelle.

Du reste, messieurs, je n’aime point, quant à moi, l’obscurité. J’aime la lumière et je veux vivre au milieu d’elle. Si quelques-uns d’entre vous conservent des doutes sur mes opinions, qu’ils me fassent l’honneur de venir me voir, j’achèverai de me montrer à eux sans détour. Si l’on préfère m’écrire, qu’on le fasse ; je répondrai. Si, enfin, le corps électoral tout entier veut m’entendre, je suis prêt à paraître au milieu de lui et m’exposer de tous les côtés à ses regards. J’ai toujours pensé que, pour un homme qui se destine à la vie publique, la véritable dignité ne consistait pas à éluder des interpellations, mais à y répondre. Cela est vrai du candidat, plus vrai encore du député. Il faut que le député vive en quelque sorte en présence du corps électoral : qu’il lui explique ses votes du haut de la tribune, s’il a le talent d’y monter, ou que du moins il les lui fasse connaître par des rapports directs qui, pour être utiles et paraître sincères, doivent être fréquents.

Je répète donc que je répondrai, et sur-le-champ, à toutes les interpellations individuelles ou collectives qui me seront faites. C’est ma volonté, c’est mon devoir. Quant aux lettres anonymes et surtout à celles qu’on publie le jour de l’élection, afin qu’on n’ait pas le temps d’y répondre, je n’ai rien à en dire, sinon que ce sont de lâches et déloyales manœuvres que les honnêtes gens de tous les partis flétrissent.

Je vous ai montré avec netteté mes opinions ; je vous montrerai de même ma position présente.

Ce n’est point moi qui ai contribué à amener la situation grave et périlleuse où nous sommes, puisque je n’avais aucun accès ni dans les conseils de la couronne, ni dans les Chambres. Je suis un homme nouveau qui n’apporte dans les circonstances nouvelles qui se présentent qu’un esprit libre, un amour ardent et sincère du gouvernement représentatif, et de la dignité du pays. Cette position, que les circonstances m’ont faite, je la garderai, quoi qu’il arrive, non-seulement par respect pour moi-même, mais, je ne crains pas de le dire, par dévoûment pour mon pays ; car je pense que, dans les circonstances présentes, il importe de voir entrer dans les conseils de la nation des députés qui, tout en professant les doctrines de l’opposition, n’apportent point aux affaires les passions excitées et les griefs personnels des hommes. Je suis fermement attaché à des principes, mais je ne suis pas lié à un parti. Je suis, à plus forte raison, dans une complète et entière indépendance vis-à-vis du gouvernement ; je ne suis pas candidat ministériel et je ne veux point l’être.


Valognes, le 15 février 1839[1].



  1. Ce fut cette élection qui fit entrer à la Chambre Alexis de Tocqueville. Depuis cette époque, soit comme député, soit comme représentant du peuple à l’assemblée constituante et à la législative, il conserva toujours le mandat de ses concitoyens et l’exerça jusqu’au 2 décembre 1851.