Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Correspondance et œuvres posthumes

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QUINZE JOURS AU DÉSERT
Michel Lévy.

QUINZE JOURS

AU DÉSERT[1]

Écrit sur le steamboat the Superior, août 1851.


Une des choses qui piquaient le plus notre curiosité en venant en Amérique, c’était de parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne et même, si le temps nous le permettait, de visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les blancs appellent les délices de la vie sociale. Mais il est Plus difficile qu’on ne croit de rencontrer aujourd’hui le désert. À partir de New-York, et à mesure que nous avancions vers le Nord-Ouest, le but de notre voyage semblait fuir devant nous. Nous parcourions des lieux célèbres dans l’histoire des Indiens nous rencontrions des vallées qu’ils ont nommées ; nous traversions des fleuves qui portent encore le nom de leurs tribus, mais partout la hutte du sauvage avait fait place à la maison de l’homme civilisé, les bois étaient tombés, la solitude prenait une vie.

Cependant nous semblions marcher sur les traces des indigènes. Il y a dix ans, nous disait-on, ils étaient ici ; là, cinq ans ; là, deux ans. Au lieu où vous voyez la plus belle église du village, nous racontait celui-ci, j’ai abattu le premier arbre de la forêt. Ici, nous racontait un autre, se tenait le grand conseil de la confédération des Iroquois. — Et que sont devenus les Indiens ? disais-je. — Les Indiens, reprenait notre hôte, ils ont été je ne sais pas trop où, par-delà les grands lacs ; c’est une race qui s’éteint ils ne sont pas faits pour la civilisation, elle les tue.

L’homme s’accoutume à tout, à la mort sur les champs de bataille, à la mort dans les hôpitaux, à tuer et à souffrir. Il se fait à tous les spectacles. Un peuple antique, le premier et le légitime maître du continent américain, fond chaque jour comme la neige aux rayons du soleil, et disparaît à vue d’œil de la surface de la terre. Dans les mêmes lieux et à sa place, une autre race grandit avec une rapidité plus surprenante encore, par elle les forêts tombent, les marais se dessèchent des lacs semblables à des mers, des fleuves immenses s’opposent en vain à sa marche triomphante. Les déserts deviennent des villages, les villages deviennent des villes. Témoin journalier de ces merveilles, l’Américain ne voit dans tout cela rien qui l’étonne. Cette incroyable destruction, cet accroissement plus surprenant encore, lui paraissent la marche habituelle des événements de ce monde. Il s’y accoutume comme à l’ordre immuable de la nature.

C’est ainsi que, toujours en quête des sauvages et du désert, nous parcourûmes les trois cent soixante milles qui séparent New-York de Buffalo.

Le premier objet qui frappa notre vue fut un grand nombre d’Indiens qui s’étaient réunis ce jour-là à Buffalo pour recevoir le paiement des terres qu’ils ont livrées aux États-Unis.

Je ne crois pas avoir jamais éprouvé un désappointement plus complet qu’à la vue de ces Indiens. J’étais plein des souvenirs de M. de Chateaubriand et de Cooper, et je m’attendais à voir, dans les indigènes de l’Amérique ; des sauvages sur la figure desquels la nature aurait laissé la trace de quelques-unes de ces vertus hautaines qu’enfante l’esprit de liberté. Je croyais rencontrer en eux des hommes dont le corps avait été développé par la chasse et la guerre, et qui ne perdaient rien à être vus dans leur nudité. On peut juger de mon étonnement en rapprochant ce portrait de celui qui va suivre. Les Indiens que je vis ce jour-là avaient une petite stature ; leurs membres, autant qu’on en pouvait juger sous leurs vêtements, étaient grêles leur peau, au lieu de présenter une teinte de rouge cuivré, comme on le croit communément, était bronze foncé, de telle sorte qu’au premier abord elle semblait se rapprocher beaucoup de celle des mulâtres. Leurs cheveux noirs et luisants tombaient avec une singulière roideur sur leurs cous et sur leurs épaules. Leurs bouches étaient en général démesurément grandes, l’expression de leur figure ignoble et méchante. Leur physionomie annonçait cette profonde dépravation qu’un long abus des bienfaits de la civilisation peut seul donner. On eût dit des hommes appartenant à la dernière populace de nos grandes villes d’Europe, et cependant c’étaient encore des sauvages. Aux vices qu’ils tenaient de nous se mêlait quelque chose de barbare et d’incivilisé qui les rendait cent fois plus repoussants encore. Ces Indiens ne portaient pas d’armes, ils étaient couverts de vêtements européens mais ils ne s’en servaient pas de la même manière que nous. On voyait qu’ils n’étaient point familiarisés à leur usage et qu’ils se trouvaient comme emprisonnés dans leurs replis. Aux ornements de l’Europe ils joignaient les produits d’un luxe barbare, des plumes, d’énormes boucles d’oreilles et des colliers de coquillages. Les mouvements de ces hommes étaient rapides et désordonnés, leur voix aiguë et discordante, leur regard inquiet et sauvage. Au premier abord, on eût été tenté de ne voir dans chacun d’eux qu’une bête des forêts à laquelle l’éducation avait bien pu donner l’apparence d’un homme, mais qui n’en était pas moins resté un animal. Ces êtres faibles et dépravés appartenaient cependant à l’une des tribus les plus renommées de l’ancien monde américain. Nous avions devant nous, et c’est pitié de le dire, les derniers restes de cette célèbre confédération des Iroquois dont la mâle sagesse n’était pas moins connue que le courage, et qui tinrent longtemps la balance entre les deux plus grandes nations de l’Europe. On aurait tort toutefois de vouloir juger la race indienne sur cet échantillon informe, ce rejeton égaré d’un arbre sauvage qui a crû dans la boue de nos villes. Ce serait renouveler l’erreur que nous venions de commettre nous-mêmes, et que nous eûmes l’occasion de reconnaître plus tard.

Le soir nous sortîmes de la ville, et, à peu de distance des dernières maisons, nous aperçûmes un Indien couché sur le bord de la route. C’était un jeune homme. Il était sans mouvement, et nous le crûmes mort. Quelques gémissements étouffés qui s’échappaient péniblement de sa poitrine nous firent connaître qu’il vivait encore et luttait contre une de ces dangereuses ivresses causées par l’eau-de-vie. Le soleil était déjà couché la terre devenait de plus en plus humide. Tout annonçait que ce malheureux rendrait là son dernier soupir, à moins qu’il ne fût secouru. C’était l’heure où les Indiens quittaient Buffalo pour regagner leur village ; de temps en temps un groupe d’entre eux venait à passer près de nous. Ils s’approchaient, retournaient brutalement le corps de leur compatriote pour le reconnaître et puis reprenaient leur marche sans tenir aucun compte de nos observations. La plupart de ces hommes eux-mêmes étaient ivres. Il vint enfin une jeune Indienne qui d’abord sembla s’approcher avec un certain intérêt. Je crus que c’était la femme ou la sœur du mourant. Elle le considéra attentivement, l’appela à haute voix par son nom, tâta Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/190 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/191 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/192 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/193 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/194 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/195 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/196 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/197 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/198 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/199 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/200 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/201 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/202 Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 5.djvu/203 Page:Tocqueville - 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Ce ne fut là qu’une illumination subite, un rêve passager ; quand, relevant la tête, je portai autour de moi mes regards, l’apparition s’était déjà évanouie. Mais jamais le silence de la forêt ne m’avait paru plus glacé, ses ombrages plus sombres, ni sa solitude si complète.

  1. Voir la Notice, page 26.