Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Des colonies pénales
Nous croyons devoir traiter avec quelques développements sur la question îles colonies pénales, parce que nous avons remarqué qu’en France l’opinion la plus répandue était favorable au système de la déportation. Un grand nombre de conseils-généraux se sont prononcés en faveur de cette peine, et des écrivains habiles en ont vanté les effets ; si l’opinion publique entrait plus avant encore dans cette voie et parvenait enfin à entraîner le gouvernement à sa suite, la France se trouverait engagée dans une entreprise dont les frais seraient immenses et le succès très-incertain.
Telle est du moins notre conviction, et c’est parce que nous sommes pénétrés nous-mêmes de ces dangers qu’on nous pardonnera de les signaler avec quelques détails. Le système de la déportation présente des avantages que nous devons reconnaître en commençant.
De toutes les peines, celle de la déportation est la seule qui, sans être cruelle, délivre cependant la société de la présence du coupable.
Le criminel emprisonné peut briser ses fers. Remis en liberté, à l’expiration de sa sentence, il devient un juste sujet d’effroi pour tout ce qui l’environne. Le déporté ne reparaît que rarement sur le sol natal ; avec lui s’éloigne un germe fécond de désordre et de nouveaux crimes. Cet avantage est grand, sans doute, et il ne peut manquer de frapper les esprits chez une nation où le nombre des criminels augmente, et au milieu de laquelle s’élève déjà tout un peuple de malfaiteurs.
Le système de la déportation repose donc sur une idée vraie, très-propre par sa simplicité à descendre jusqu’aux masses, qui n’ont jamais le temps d’approfondir. On ne sait que faire des criminels au sein de la patrie ; on les exporte sous lui autre ciel.
Notre but est d’indiquer que cette mesure, si simple en apparence, est environnée, dans son exécution, de difficultés toujours très-grandes, souvent insurmontables, et qu’elle n’atteint pas même, en résultat, le but principal que se proposent ceux qui l’adoptent.
Les premières difficultés se rencontrent dans la législation elle-même.
À quels criminels appliquer la peine de la déportation ? Sera-ce aux condamnés à vie seuls ? mais alors l’utilité de la mesure est fort restreinte. Les condamnés à vie sont toujours en petit nombre ; ils sont déjà hors d’état de nuire. À leur égard, la question politique devient une question de philanthropie, et rien de plus.
Les criminels que la société a véritablement intérêt à exiler loin d’elle, ce sont les condamnés à temps, qui, après l’expiration de leur sentence, recouvrent l’usage de la liberté. Mais à ceux-là le système de la déportation ne peut être appliqué qu’avec réserve.
Supposons qu’il soit interdit à tout individu qui aura été déporté dans une colonie pénale, quelle que soit du reste la gravité de son crime, de se représenter jamais sur le territoire de la mère-patrie : de cette manière, on aura atteint sans doute le but principal que le législateur se propose : mais la peine de la déportation ainsi entendue présentera dans son application un grand nombre d’obstacles.
Son plus grand défaut sera d’être entièrement disproportionnée avec la nature de certains crimes, et de frapper d’une manière semblable des coupables essentiellement différents. On ne peut assurément placer sur la même ligne l’individu condamné à une prison perpétuelle et celui que la loi ne destine qu’à une détention de cinq ans. Tous deux cependant devront aller finir leurs jours loin de leur famille et de leur patrie. Pour l’un la déportation sera un adoucissement à sa peine, pour l’autre une aggravation énorme. Et, dans cette nouvelle échelle pénale, le moins coupable sera le plus sévèrement puni.
Après avoir gardé les criminels dans le lieu de déportation jusqu’à l’expiration de leur peine, leur fournira-t-on, au contraire, les moyens de revenir dans leur patrie ? Mais alors on manquera le but le plus important des colonies pénales, qui est d’épuiser peu à peu dans la mère-patrie la source des crimes, en faisant chaque jour disparaître leurs auteurs. On ne peut croire assurément que le condamné revienne dans son pays honnête homme, par cela seul qu’il aura été aux antipodes, qu’on lui aura fait faire le tour du monde. Les colonies pénales ne corrigent point comme les pénitenciers, en moralisant l’individu qui y est envoyé. Elles le changent en lui donnant d’autres intérêts que ceux du crime, en lui créant un avenir ; il ne se corrige pas s’il nourrit l’idée du retour.
Les Anglais donnent aux condamnés libérés la faculté, souvent illusoire, de revenir sur le sol natal ; mais ils ne leur en fournissent pas les moyens.
Ce système a encore des inconvénients : d’abord il n’empêche pas un grand nombre de criminels, les plus adroits et les plus dangereux de tous, de reparaître au sein de la société qui les a bannis[2] ; et de plus, il crée dans la colonie une classe d’hommes qui, ayant conservé, pendant qu’ils subissaient leur peine, la volonté de revenir en Europe, ne se sont pas corrigés : après l’expiration de leur sentence, ces hommes ne tiennent en rien à leur nouvelle patrie ; ils brûlent du désir de la quitter ; ils n’ont pas d’avenir, par conséquent, point d’industrie ; leur présence menace cent fois plus le repos de la colonie que ceux des détenus eux-mêmes dont ils partagent les passions sans être retenus par les mêmes liens[3].
Le système de la déportation présente donc, connue théorie légale, un problème difficile à résoudre.
Mais son application fait naître des difficultés bien plus insurmontables encore.
CHAPITRE II
DIFFICULTÉS QUI S’OPPOSENT À L’ÉTABLISSEMENT D’UNE COLONIE PÉNALE
Ce n’est certes pas une petite entreprise que celle d’établir une colonie, lors même qu’on veut la composer d’éléments sains et qu’on a en son pouvoir tous les moyens d’exécution désirables.
L’histoire des Européens dans les deux Indes ne prouve que trop quels sont les difficultés et les dangers qui environnent toujours la naissance de pareils établissements. Toutes ces difficultés se présentent dans la fondation d’une colonie pénale, et beaucoup d’autres encore qui sont particulières à ces sortes de colonies.
Il est d’abord extrêmement difficile de trouver un lieu convenable pour l’y fonder : les considérations qui président à ce choix sont d’une nature toute spéciale ; il faut que le pays soit sain, et, en général, une terre inhabitée ne l’est jamais avant les vingt-cinq premières années de défrichement ; encore, si son climat diffère essentiellement de celui de l’Europe, la vie des Européens y courra toujours de grands dangers.
Il est donc à désirer que la terre qu’on cherche se rencontre précisément entre certains degrés de latitude et non au delà.
Nous disons qu’il est important que le sol d’une colonie soit sain et qu’il soit tel dès les premiers jours ; cette nécessité se fait se fait bien plus sentir pour des détenus que pour des oolons libres.
Le condamné est un homme déjà énervé par les vices qui ont fini par l’amener au crime ; il a été soumis, avant d’arriver au lieu de sa destination, à des privations et à des fatigues qui presque toujours ont altéré plus ou moins sa santé ; enfin, sur le lieu méme de son exil, on trouve rarement en lui cette énergie morale, cette activité physique et intellectuelle, qui, même sous un climat insalubre, soutient la santé du colon libre et lui permet souvent de braver avec impunité les dangers qui l’environnent.
Il y a beaucoup d’hommes d’État et il se trouverait peut-être même quelques philanthropes que cette difficulté n’arrêterait guère et qui nous répondraient au fond de leur âme : Qu’importe, après tout, que ces hommes coupables aillent mourir loin de nos yeux ; la société, qui les rejette, ne demandera pas compte de leur sort. Cette réponse ne nous satisfait point. Nous ne sommes pas les adversaires systématiques de la peine de mort, mais nous pensons qu’on doit l’infliger loyalement, et nous ne croyons pas que la vie des hommes puisse être ainsi enlevée par détour et supercherie.
Pour une colonie ordinaire, c’est assurément un avantage d’être située près de la mère-patrie, ceci se comprend sans commentaires.
La première condition d’une colonie pénale est d’être séparée par une immense étendue de la métropole. Il est nécessaire que le détenu se sente jeté dans un autre monde, qu’il soit obligé de se créer tout un nouvel avenir dans le lieu qu’il habite, et que l’espérance du retour apparaisse à ses yeux comme une chimère. Et combien encore cette chimère ne viendra-t-elle pas troubler l’imagination de l’exilé ? Le déporté de Botany-Bay, séparé de l’Angleterre par tout le diamètre du globe, cherche encore à se frayer un chemin vers son pays à travers des périls insurmontables[4]. En vain sa nouvelle patrie lui offre-t-elle dans son sein la tranquillité et l’aisance ; il ne songe qu’à se replonger en courant dans les misères de l’ancien monde. Pour obtenir d’être rapporté sur le rivage de l’Europe, un grand nombre se soumet aux conditions les plus dures, plusieurs commettent de nouveaux crimes, afin de se procurer les moyens de transport qui leur manquent.
Les colonies pénales diffèrent si essentiellement des colonies ordinaires, que la fertilité naturelle du sol peut devenir un des plus grands obstacles à leur établissement.
Les déportés, on le conçoit sans peine, ne peuvent être assujettis au même régime que le détenu de nos prisons. On ne saurait les retenir étroitement renfermés entre quatre murailles, car alors autant vaudrait les garder dans la mère patrie. On se borne donc à régler leurs actions, mais ou n’enchaîne pas complètement leur liberté.
Si la terre sur laquelle on fonde l’établissement pénal présente des ressources naturelles à l’homme isolé, si elle offre des moyens d’existence, comme en général celle des tropiques ; si le climat v est continuellement doux, les fruits sauvages abondants, la chasse aisée, il est facile d’imaginer qu’un grand nombre de criminels profiteront de la demi liberté qu’on leur laisse pour fuir dans le désert, et échangeront avec joie la tranquillité de l’esclavage contre les périls d’une indépendance contestée. Ils formeront pour l’établissement naissant autant d’ennemis dangereux ; sur une terre inhabitée, il faudra dès les premiers jours avoir les armes à la main.
Si le continent où se trouve placée la colonie pénale était peuplé de tribus semi-civilisées, le danger serait encore plus grand.
La race européenne a reçu du ciel ou a acquis par ses efforts une si incontestable supériorité sur toutes les autres races qui composent la grande famille humaine, que l’homme placé chez nous, par ses vices et par son ignorance, au dernier échelon de l’échelle sociale, est encore le premier chez les sauvages.
Les condamnés émigreront en grand nombre vers les Indiens ; ils deviendront leurs auxiliaires contre les blancs et le plus souvent leurs chefs.
Nous ne raisonnons point ici sur une vague hypothèse : le danger que nous signalons s’est déjà fait sentir avec force dans l’île de Van-Diémen. Dès les premiers jours de l’établissement des Anglais, un grand nombre de condamnés se sont enfuis dans les bois ; là, ils ont formé des associations de maraudeurs. Ils se sont alliés aux sauvages, ont épousé leurs filles, et pris, en partie, leurs mœurs. De ce croisement est née une race de métis plus barbare que les Européens, plus civilisée que les sauvages, dont l’hostilité a, de tout temps, inquiété la colonie, et parfois lui a fait courir les plus grands dangers.
Nous venons d’indiquer les difficultés qui se présentent, dès d’abord, lorsqu’on veut faire le choix d’un lieu propre à y établir une colonie pénale. Ces difficultés ne sont pas, de leur nature, insurmontables, puisque enfin le lieu que nous décrivons a été trouvé par l’Angleterre. Si elles existaient seules, on aurait peut-être tort de s’y arrêter ; mais il en est plusieurs autres qui méritent également de fixer l’attention publique.
Supposons donc le lieu trouvé : la terre où l’on veut établir la colonie pénale est à l’autre bout du monde ; elle est inculte et déserte. Il faut donc y tout apporter et tout prévoir à la fois. Quels frais immenses nécessite un établissement de cette nature ! Il ne s’agit point ici de compter sur le zèle et l’industrie du colon pour suppléer au manque de choses utiles, dont l’absence se fera toujours sentir, quoi qu’on fasse. Ici, le colon prend si peu d’intérêt à l’entreprise, qu’il faut le forcer par la rigueur à semer le grain qui doit le nourrir. Il se résignerait presque à mourir de faim pour tromper les espérances de la société qui le punit. De grandes calamités doivent donc accompagner les commencements d’une pareille colonie.
Il suffit de lire l’histoire des établissements anglais en Australie pour être convaincu de la vérité de cette remarque. Trois fois la colonie naissante de Botany-Bay a failli être détruite par la famine et les maladies, et ce n’est qu’en rationnant ses habitants, comme les marins d’un vaisseau naufragé, qu’on est parvenu à attendre les secours de la mère-patrie. Peut-être y eut-il inertie et négligence de la part du gouvernement britannique ; mais, dans une semblable entreprise, et lorsqu’il faut opérer de si loin, peut-on se flatter d’éviter toutes les fautes et toutes les erreurs ?
Au milieu d’un pays où il s’agit de tout créer à la fois, où la population libre est isolée, sans appui, au milieu d’une population de malfaiteurs, on comprend qu’il soit difficile de maintenir l’ordre et de prévenir les révoltes. Cette difficulté se présente surtout dans les premiers temps, lorsque les gardiens, comme les détenus, sont préoccupés du soin de pourvoir à leurs propres besoins. Les historiens de l’Australie nous parlent, en effet, de complots sans cesse renaissants et toujours déjoués par la sagesse et la fermeté des trois premiers gouverneurs de la colonie, Philip, Hunter et King.
Le caractère et les talents de ces trois hommes doivent être comptés pour beaucoup dans le succès de l’Angleterre, et quand on accuse le gouvernement britannique d’inhabileté dans la direction des affaires de la colonie, il ne faut pas oublier qu’il remplit du moins la tâche la plus difficile et la plus importante peut-être de tout gouvernement : celle de bien choisir ses agents.
Nous avons admis tout à l’heure que le lieu de déportation était trouvé ; nous admettons encore en ce moment que les premières difficultés sont vaincues. La colonie pénale existe, il s’agit d’en examiner les effets.
La première question qui se présente est celle-ci : Y a-t-il économie pour l’État dans le système des colonies pénales ? Si l’on fait abstraction des faits pour ne consulter que la raison, il est permis d’en douter ; car, en admettant que l’entretien d’une colonie pénale coûte moins cher à l’État que celui des prisons, à coup sûr sa fondation exige des dépenses plus considérables, et s’il y a économie à nourrir, entretenir et garder le condamné dans le lieu de son exil, il est fort cher de l’y transporter[5]. D’ailleurs, toute espèce de condamnés ne peut être envoyée à la colonie pénale ; le système de la déportation ne fait donc pas disparaître l’obligation d’élever des prisons.
Les écrivains qui, jusqu’à présent, se sont montrés les plus favorables à la colonisation des criminels, n’ont pas fait difficulté de reconnaître que la fondation d’un établissement pénal de cette nature était extrêmement onéreuse pour l’État. On n’a pas pu encore déterminer avec exactitude ce qu’il en avait coûté pour créer les colonies de l’Australie ; nous savons seulement que, de 1786 à 1819, c’est-à-dire pendant 52 ans, l’Angleterre a dépensé, dans sa colonie pénale, 5,301,623 livres sterling, ou environ 133,600,000 francs. Il est certain, du reste, qu’aujourd’hui[6] les frais d’entretien sont beaucoup moins élevés que dans les premières années de l’établissement ; mais sait-on à quel prix ce résultat a été obtenu ?
Lorsque les détenus arrivent en Australie[7], le gouvernement choisit parmi eux, non les hommes qui ont commis les plus grands crimes, mais ceux qui ont une profession et savent exercer une industrie. Il s’empare de ceux-là et les occupe aux travaux publics de la colonie. Les criminels ainsi réservés pour le service de l’État ne forment que le huitième de la totalité des condamnés[8], et leur nombre tend sans cesse à décroître à mesure que les besoins publics diminuent eux-mêmes. À ces détenus est appliqué le régime des prisons d’Angleterre, à peu de choses près, et leur entretien coûte très-cher au trésor.
À peine débarqué dans la colonie pénale, le reste des criminels est distribué parmi les cultivateurs libres. Ceux-ci, indépendamment des nécessités de la vie, qu’ils sont obligés de fournir aux condamnés, doivent encore rétribuer leurs services à un prix fixé.
Transporté en Australie, le criminel, de détenu qu’il était, devient donc réellement serviteur à gages. Ce système, au premier abord, paraît économique pour l’État ; nous en verrons plus tard les mauvais effets.
Divers calculs, dont nous possédons les bases, nous portent à croire qu’en 1829, dernière année connue, l’entretien de chacun des 15,000 condamnés qui se trouvaient alors en Australie a coûté à l’État au moins 12 livres sterling ou 302 francs[9] .
Si l’on ajoute annuellement à cette somme l’intérêt de celles qui ont été dépensées pour fonder la colonie, si ensuite on fait entrer en ligne de compte l’accroissement progressif du nombre des criminels qui se font conduire en Australie, on sera amené à penser que l’économie qu’il est raisonnable d’attendre du système de la déportation se réduit en résumé à fort peu de chose, si même elle existe.
Au reste, nous reconnaîtrons volontiers que la question d’économie ne vient ici qu’en seconde ligne. La question principale est celle de savoir si, en définitive, le système de la déportation diminue le nombre des criminels. S’il en était ainsi, nous concevrions qu’une grande nation s’imposât un sacrifice d’argent dont le résultat serait d’assurer son bien être et son repos.
Mais l’exemple de l’Angleterre tend à prouver que, si la déportation fait disparaître les grands crimes, elle augmente sensiblement le nombre des coupables ordinaires, et qu’ainsi la diminution des récidives est plus que couverte par l’augmentation des premiers délits.
La peine de la déportation n’intimide personne, et elle enhardit plusieurs dans la voie du crime.
Pour éviter les frais immenses qu’entraîne la garde des détenus en Australie, l’Angleterre, comme nous venons de le voir, a rendu à la liberté le plus grand nombre, dès qu’ils ont mis le pied dans la colonie pénale.
Pour leur donner un avenir et les fixer sans retour par des liens moraux et durables, elle facilite de tout son pouvoir l’émigration de leur famille.
Après que la peine est subie, elle distribue des terres, afin que l’oisiveté et le vagabondage ne le ramènent pas au crime.
De cette combinaison d’efforts, il résulte quelquefois, il est vrai, que l’homme réprouvé par la métropole devient un citoyen utile et respecté dans la colonie ; mais on voit plus souvent encore celui que la crainte des châtiments aurait forcé de mener une vie régulière en Angleterre, enfreindre les lois qu’il eût respectées, parce que la peine dont on le menace n’a rien qui l’effraye, et souvent flatte son imagination plutôt qu’elle ne l’arrête.
Un grand nombre de condamnés, dit M. Bigge dans son rapport à lord Bathurst, sont retenus bien plus par la facilité qu’on trouve en Australie à subsister, par les chances de gain qu’on y rencontre et l’aisance des mœurs qui y règne, que par la vigilance de la police. Singulière peine, il faut l’avouer, que celle à laquelle le condamné craint de se soustraire.
À vrai dire, pour beaucoup d’Anglais, la déportation n’est guère autre chose qu’une émigration aux terres australes, entreprise aux frais de l’État.
Cette considération ne pouvait manquer de frapper l’esprit d’un peuple renommé à juste titre pour son intelligence dans l’art de gouverner la société.
Aussi, dès 1819 (6 janvier), on trouve dans une lettre officielle écrite par lord Bathurst cette énonciation : « La terreur qu’inspirait d’abord la déportation diminue d’une manière graduelle, et les crimes s’accroissent dans la même proportion. » (They have increased beyond all calculation.) Le nombre des condamnés à la déportation, qui était de 662 en 1812, s’était en effet élevé successivement jusqu’en 1810, époque de la lettre de lord Bathurst, au chiffre de 3,130 ; pendant les années 1828 et 1829 il avait atteint 4,500[10].
Les partisans du système de la déportation ne peuvent nier de pareils faits ; mais ils disent que ce système a, du moins, pour résultat de fonder rapidement une colonie, qui bientôt rend en richesse et en puissance à la mère-patrie plus qu’elle ne lui a coûté.
Ainsi envisagée, la déportation n’est plus un système pénitentiaire, mais bien une méthode de colonisation. Sous ce point de vue elle ne mérite pas seulement d’occuper les amis de l'humanité, mais encore les hommes d’État et tous ceux qui exercent quelque influence sur la destinée des nations.
Pour nous, nous n’hésitons pas à le dire, le système de la déportation nous paraît aussi mal approprié à la formation d’une colonie qu’à la répression des crimes dans la métropole. Il précipite sans doute sur le sol qu’on veut coloniser une population qui n’y serait peut-être pas venue toute seule ; mais l’État gagne peu à recueillir ces fruits précoces, et il eût été à désirer qu’il laissât suivre aux choses leur cours naturel.
Et d’abord, si la colonie croît, en effet, avec rapidité, il devient bientôt difficile d’y maintenir à peu de frais l’établissement pénal : en 1819, la population de la Nouvelle-Galles du Sud ne se composait que d’environ 29,000 habitants, et déjà la surveillance devenait difficile ; déjà on suggérait au gouvernement l’idée d’élever des prisons pour y renfermer les condamnés : c’est le système européen avec ses vices, transporté à 5,000 lieues de l’Europe[11].
Plus la colonie croîtra en population, moins elle sera disposée à devenir le réceptacle des vices de la mère-patrie. On sait quelle indignation excita jadis en Amérique la présence des criminels qu’y déportait la métropole.
Dans l’Australie elle-même, chez ce peuple naissant, composé en grande partie de malfaiteurs, les mêmes murmures se font déjà entendre, et on peut croire que, dès que la colonie en aura la force, elle repoussera avec énergie les funestes présents de la mère-patrie. Ainsi seront perdus pour l’Angleterre les frais de son établissement pénal.
Les colonies de l’Australie chercheront d’autant plus tôt à s’affranchir des obligations onéreuses imposées par l’Angleterre, qu’il existe dans le cœur de leurs habitants peu de bienveillance pour elle.
Et c’est là l’un des plus funestes effets du système de la déportation appliqué aux colonies.
Rien de plus doux, en général, que le sentiment qui lie les colons au sol qui les a vus naître.
Les souvenirs, les habitudes, les intérêts, les préjugés, tout les unit encore à la mère-patrie, en dépit de l’Océan qui les sépare. Plusieurs nations de l’Europe ont trouvé et trouvent encore une grande source de force et de gloire dans ces liens d’une confraternité lointaine. Un an avant la révolution d’Amérique, le colon dont les pères avaient, depuis un siècle et demi, quitté les rivages de la Grande-Bretagne, disait encore chez nous en parlant de l’Angleterre.
Mais le nom de la mère-patrie ne rappelle à la mémoire du déporté que le souvenir de misères quelquefois imméritées. C’est là qu’il a été malheureux, persécuté, coupable, déshonoré. Quels liens l’unissent à un pays où, le plus souvent, il n’a laissé personne qui s’intéresse à son sort ? Comment désirerait-il établir dans la métropole des rapports de commerce ou des relations d’amitié ? De tous les points du globe, celui où il est né lui semble le plus odieux. C’est le seul lieu où l’on connaisse son histoire et où sa honte ait été divulguée.
On ne peut guère douter que ces sentiments hostiles du colon ne se perpétuent dans sa race : aux États-Unis, parmi ce peuple rival de l’Angleterre, on reconnaît encore les Irlandais par la haine qu’ils ont vouée à leurs anciens maîtres.
Le système de la déportation est donc fatal aux métropoles, en ce qu’il affaiblit les liens naturels qui doivent les unir à leurs colonies ; de plus, il prépare à ces États naissants eux-mêmes un avenir plein d’orages et de misère.
Les partisans des colonies pénales n’ont pas manqué de nous citer l’exemple des Romains qui préludèrent par une vie de brigandage à la conquête du monde.
Mais ces faits dont on parle sont bien loin de nous ; il en est d’autres plus concluants qui se sont passés presque sous nos yeux, et nous ne saurions croire qu’il faille s’en rapporter à des exemples donnés il y a 3,000 ans, quand le présent parle si haut.
Une poignée de sectaires aborde, vers le commencement du dix-septième siècle, sur les côtes de l’Amérique du Nord ; là, ils fondent, presque en secret, une société à laquelle ils donnent pour base la liberté et la religion. Cette bande de pieux aventuriers est devenue depuis un grand peuple, et la nation créée par elle est restée la plus libre et la plus croyante qui soit au monde. Dans une île dépendante du même continent et presque à la même époque, un ramas de pirates, écume de l’Europe, venait chercher un asile. Ces hommes dépravés, mais intelligents, y établissaient aussi une société qui ne tarda pas à s’éloigner des habitudes déprédatrices de ses fondateurs. Elle devint riche et éclairée ; mais elle resta la plus corrompue du globe, et ses vices ont préparé la sanglante catastrophe qui a terminé son existence.
Au reste, sans aller chercher l’exemple de la Nouvelle-Angleterre et de Saint-Domingue, il nous suffirait, pour mieux faire comprendre notre pensée, d’exposer ce qui se passe dans l’Australie elle-même.
La société[12], en Australie, est divisée en diverses classes aussi séparées et aussi ennemies les unes des autres que les différentes classes du moyen âge. Le condamné est exposé au mépris de celui qui a obtenu sa libération : celui-ci, aux outrages de son propre fils, né dans la liberté ; et tous, à la hauteur du colon dont l’origine est sans tache. Ce sont comme quatre nations qui se rencontrent sur le même sol.
On jugera des sentiments qui animent entre eux ces différents membres d’un même peuple par le morceau suivant qu’on trouve dans le rapport de M. Bigge : « Tant que ces sentiments de jalousie et d’inimitié subsisteront, dit-il, il ne faut pas songer à introduire l’institution du jury dans la colonie. Avec l’état actuel des choses, un jury composé d’anciens condamnés ne peut manquer de se réunir contre un accusé appartenant à la classe des colons libres ; de même que des jurés pris parmi les colons libres croient toujours manifester la pureté de leur classe en condamnant l’ancien détenu contre lequel une seconde accusation sera dirigée. »
En 1820, le huitième seulement des enfants recevait quelque instruction en Australie. Le gouvernement de la colonie ouvrait cependant, à ses frais, des écoles publiques ; il savait, comme le dit M. Bigge dans son rapport, que l’éducation seule pouvait combattre l’iniluence funeste qu’exerçaient les vices de ses parents.
Ce qui manque, en effet, essentiellement à la société australienne, ce sont les mœurs. Et comment pourrait-il en être autrement ? À peine dans une société composée d’éléments purs, la force de l’exemple et l’influence de l’opinion publique parviennent-elles à contenir les passions humaines : sur 36,000 habitants que comptait l’Australie en 1828, 23,000 ou près des deux tiers appartenaient à la classe des condamnés. L’Australie se trouvait donc encore dans cette position unique, que le vice y obtenait l’appui du plus grand nombre. Aussi les femmes y avaient-elles perdu ces traditions de pudeur et de vertu, qui caractérisent leur sexe dans la métropole et dans la plupart de ses colonies libres ; quoique le gouvernement encourageât le mariage de tout son pouvoir, souvent même aux dépens de la discipline, les bâtards formaient encore le quart des enfants.
Il y a d’ailleurs une cause, en quelque sorte matérielle, qui s’oppose à l’établissement des bonnes mœurs dans les colonies pénales, et qui, au contraire, y facilite les désordres et la prostitution.
Dans tous les pays du monde les femmes commettent infiniment moins de crimes que les hommes. En France, les femmes ne forment que le cinquième des condamnés ; en Amérique, le dixième. Une colonie fondée à l’aide de la déportation présentera donc nécessairement une grande disproportion de nombre entre les deux sexes. En 1828, sur trente-six mille habitants que renfermait l’Australie, on ne comptait que huit mille femmes, ou moins du quart de la population totale. Or, on le conçoit sans peine, et l’expérience d’ailleurs le prouve, pour que les mœurs d’un peuple soient pures, il faut que les deux sexes s’y trouvent dans un rapport à peu près égal.
Mais ce ne sont pas seulement les infractions aux préceptes de la morale qui sont fréquentes en Australie ; on y commet encore plus de crimes contre les lois positives de la société que dans aucun pays du monde.
Le nombre annuel des exécutions à mort en Angleterre est d’environ 60, tandis que dans les colonies australiennes qui sont régies par la même législation, peuplées d’hommes appartenant à la même race, et qui n’ont encore que 40,000 habitants, on compte, dit-on, de 15 à 20 exécutions à mort chaque année[13].
Enfin de toutes les colonies anglaises, l’Australie est la seule qui soit privée de ces précieuses libertés civiles qui font la gloire de l’Angleterre et la force de ses enfants dans toutes les parties du monde. Comment confierait-on les fonctions de juré à des hommes qui sortent eux-mêmes des bancs de la cour d’assises ? Et peut-on sans danger remettre la direction des affaires publiques à une population tourmentée par ses vices et divisée par des inimitiés profondes ?
Il faut le reconnaître, la déportation peut concourir à peupler rapidement une terre déserte, elle peut former des colonies libres, mais non des sociétés fortes et paisibles. Les vices que nous enlevons ainsi à l’Europe ne sont pas détruits, ils ne sont que transplantés sur un autre sol, et l’Angleterre ne se décharge d’une partie de ses misères que pour les léguer à ses enfants des terres australes.
Nous venons de faire connaître dans ce qui précède les raisons qui nous portaient à croire que le système de la déportation n’était utile ni comme moyen répressif, ni comme méthode de coloniser. Les difficultés que nous avons exposées nous semblent devoir se représenter dans tous les temps et chez toutes les nations ; mais, à certaines époques et pour certains peuples, elles deviennent insurmontables.
Premièrement, où la France ira-t-elle aujourd’hui chercher le lieu qui doit contenir sa colonie pénale ? Commencer par savoir si ce lieu existe, c’est assurément suivre l’ordre naturel des idées, et à cette occasion nous ne pouvons nous défendre de faire une remarque.
Parlez à un partisan du système des colonies pénales, vous entendrez d’abord un résumé des avantages de la déportation. On développera des considérations générales et souvent ingénieuses sur le bien qu’en pourrait retirer la France ; on émettra des vœux pour son adoption, on ajoutera enfin quelques détails sur la colonisation de l’Australie. Du reste, on s’occupera peu des moyens d’exécution ; et quant au choix à faire pour la colonie française, l’entretien finira sans qu’il en ait été dit un seul mot. Que si vous hasardez une question sur ce point, on se hâtera de passer à un autre objet, ou bien l’on se bornera à vous répondre que le monde est bien grand, et que quelque part doit se trouver le coin de terre dont nous avons besoin.
On dirait que l’univers est encore divisé par la ligne imaginaire qu’avaient tracée les papes, et qu’au delà s’étendent des continents inconnus où l’imagination peut aller se perdre en liberté.
C’est cependant sur ce terrain limité que nous voudrions voir venir les partisans de la déportation ; c’est cette question toute de fait que nous désirerions le plus éclaircir.
Quant à nous, nous avouerons sans difficulté que nous n’apercevons nulle part le lieu dont pourrait s’emparer la France. Le monde ne nous semble plus vacant, toutes les places nous y paraissent occupées.
Qu’on se rappelle ce que nous avons dit plus haut sur le choix à faire d’un lieu propre à l’établissement d’une colonie pénale, ce qui, je crois, n’est pas contesté.
Or nous posons ici la question en termes précis : Dans quelle partie du monde se rencontre aujourd’hui un semblable lieu ?
Ce lieu, la fortune l’indiquait aux Anglais il y a cinquante ans. Continent immense, et, par conséquent, avenir sans bornes, ports spacieux, relâches assurées, terre féconde et inhabitée, climat de l’Europe, tout s’y trouvait réuni, et ce lieu privilégié était placé aux antipodes.
Pourquoi, dira-t-on, abandonner aux Anglais la libre possession d’un pays dix fois plus grand que l’Angleterre ? Deux peuples ne peuvent-ils donc pas se fixer sur cet immense territoire ? Et une population de cinquante mille Anglais se trouvera-t-elle gênée lorsqu’à neuf cents lieues de là, sur la côte de l’Ouest, on voudra établir une colonie française ? Ceux qui font cette question ignorent sans doute que l’Angleterre, avertie par ce qui s’est passé en Amérique, du danger d’avoir des voisins, a déclaré à plusieurs reprises qu’elle ne souffrirait pas qu’un seul établissement européen se fondât en Australie. Nous sentons, certes, autant que d’autres, ce qu’il y a d’orgueil et d’insolence dans une déclaration semblable ; mais les partisans de la déportation veulent-ils qu’on fasse une guerre maritime à l’Angleterre pour fonder la colonie pénale ?
Un auteur qui a écrit avec talent sur le système pénitentiaire, M. Charles Lucas, indique, il est vrai, aux méditations du gouvernement deux petits îlots des Antilles et la colonie de Cayenne, qui pourraient servir, dit-il, de lieux de détention à certains condamnés. Il y renfermerait les assassins en état de récidive, ainsi que ceux qui ont porté atteinte à la liberté de la presse et à celle des cultes. Mais la déportation, restreinte à ces deux espèces de criminels, n’est pas d’une utilité généralement sentie, et l’on peut douter d’ailleurs que le lieu qu’on indique soit bien choisi. L’auteur dont nous parlons, qui conteste à la société le droit d’ôter la vie, même au parricide, ne voudrait pas sans doute laisser à l’insalubrité du climat la charge de faire ce que la justice ne peut ordonner.
Personne, jusqu’à présent, à notre connaissance, ne s’est sérieusement occupé de résoudre la question que nous avons posée plus haut ; et cependant ne faudrait-il pas, avant tout, se fixer sur ce premier point ?
Nous devons, au reste, nous hâter de le dire, nous n’avons pas la prétention de croire qu’il soit impossible de trouver un lieu propre à y fonder une colonie pénale, parce que nos recherches ne nous l’ont pas fait apercevoir.
Mais ce lieu, fut-il découvert, restent encore les difficultés d’exécution : elles ont été grandes pour l’Angleterre ; elles paraissent insurmontables pour la France.
La première de toutes, il faut l’avouer, se rencontre dans le caractère de la nation, qui, jusqu’à présent, s’est montré peu favorable aux entreprises d’outre-mer.
La France, par sa position géographique, son étendue et sa fertilité, a toujours été appelée au premier rang des pouvoirs du continent. C’est la terre qui est le théâtre naturel de sa puissance et de sa gloire ; le commerce maritime n’est qu’un appendice de son existence. La mer n’a jamais excité chez nous et n’excitera jamais ces sympathies profondes, cette sorte de piété filiale qu’ont pour elle les peuples navigateurs et commerçants. De là vient que parmi nous on a vu souvent les génies les plus puissants s’obscurcir tout à coup lorsqu’il s’agissait de combiner et de diriger des expéditions navales. Le peuple, de son côté, croit peu au succès de ces entreprises éloignées. L’argent des particuliers ne s’y engage qu’avec peine ; les hommes qui, chez nous, se présentent pour aller fonder une colonie sont le plus souvent du nombre de ceux auxquels la médiocrité de leurs talents, le délabrement de leur fortune, ou les souvenirs de leur vie antérieure, interdisent l’espérance d’un avenir dans leur patrie. Et cependant s’il est une entreprise au monde dont le succès dépende des chefs qui la dirigent, c’est sans doute l’établissement d’une colonie pénale.
Lorsque l’Angleterre conçut, en 1785, le projet de déporter ses condamnés dans la Nouvelle-Galles du Sud, elle avait déjà acquis à peu près l’immense développement commercial qu’on lui voit de nos jours. Sa prépondérance sur les mers était dès lors un fait reconnu.
Elle tira un grand parti de ces deux avantages ; l’étendue de son commerce la mit à même de se procurer facilement les marins qu’elle destinait à faire le voyage d’Australie ; l’industrie particulière vint au secours de l’État. Des navires d’un haut tonnage se présentèrent en foule pour transporter à bon marché les condamnés dans la colonie pénale. Grâce au grand nombre des vaisseaux et aux immenses ressources de la marine royale, le gouvernement put sans peine faire face à tous les nouveaux besoins.
Depuis lors, la puissance de l’Angleterre n’a pas cessé de croître : l’île Sainte-Hélène, le cap de Bonne-Espérance, l’île de France sont tombés entre ses mains, et offrent aujourd’hui à ses vaisseaux autant de ports où ils peuvent relâcher commodément à l’abri du pavillon britannique.
L’empire de la mer s’acquiert lentement, mais il est moins sujet qu’un autre aux brusques vicissitudes de la fortune. Tout annonce que pendant longtemps encore l’Angleterre jouira paisiblement de ces avantages, et que la guerre même ne pourra y mettre obstacle.
L’Angleterre était donc de toutes les nations du monde celle qui pouvait fonder une colonie pénale le plus facilement et aux moindres frais.
L’enfance de la colonie de Botany-Bay a cependant été fort pénible, et nous avons vu quelles sommes immenses les Anglais avaient dû dépenser pour la fonder.
Ces résultats s’expliquent d’eux-mêmes : une nation, quels que soient ses avantages, ne peut à bon marché créer un établissement pénal à trois ou quatre mille lieues du centre de sa puissance, alors qu’il faut tout apporter avec soi, et qu’on n’a rien à attendre des efforts ni de l’industrie des colons.
En imitant nos voisins, nous ne pouvons espérer trouver aucune des facilités qu’ils ont rencontrées dans leur entreprise.
La marine royale de France ne peut, sans augmenter considérablement son budget, envoyer chaque année des vaisseaux dans des contrées aussi lointaines, et le commerce français, de son côté, présente peu de ressources pour des expéditions de ce genre.
Une fois partis de nos ports, il nous faudra parcourir la moitié de la circonférence du globe sans rencontrer un seul lieu de relâche où nos marins soient sûrs de trouver un appui et des secours efficaces.
Ces difficultés s’exposent en peu de mots, mais elles sont très-grandes, et plus on examine le sujet, plus on s’en convainc.
Si nous parvenions à surmonter de semblables obstacles, ce ne serait qu’à force de sacrifices et d’argent.
Nous ne saurions penser que, dans l’état actuel des finances, on puisse vouloir augmenter à ce point les charges du Trésor. L’entreprise, dût-elle avoir un succès heureux, dût-il même en résulter par la suite une économie, la France ne nous semble pas en état de s’imposer la première avance. Le résultat ne nous paraît nullement en rapport avec de pareils sacrifices.
Et d’ailleurs, est-on sûr de recueillir pendant longtemps les fruits d’une si coûteuse entreprise ?
Ceux qui s’occupent des colonies pénales ont soin, en général, de peu s’appesantir sur les chances qu’une guerre maritime ferait nécessairement courir à la nouvelle colonie ; ou, s’ils en parlent, c’est pour repousser loin d’eux la pensée que la France pût redouter un conflit et n’eût pas la force de faire respecter en tout temps la justice de ses droits.
Nous ne suivrons pas cet exemple : la véritable grandeur, chez un peuple comme chez un homme, nous a toujours paru consister à entreprendre, non tout ce qu’on désire, mais tout ce qu’on peut. La sagesse, comme le vrai courage, est de se connaître soi-même et de se juger sans faiblesse, tout en conservant la juste confiance de ses forces.
La position géographique, les établissements coloniaux, la gloire maritime et l’esprit commerçant de l’Angleterre, lui ont donné une prépondérance incontestable sur les mers. Dans l’état actuel des choses, la France peut soutenir contre elle une lutte glorieuse ; elle peut triompher dans des combats particuliers ; elle peut même défendre efficacement des possessions peu éloignées du centre de l’empire ; mais l’histoire nous apprend que ses colonies lointaines ont presque toujours fini par succomber sous les coups de sa rivale.
L’Angleterre a des établissements formés et des lieux de relâche préparés sur tous les rivages ; la France ne peut guère trouver un point d’appui pour ses flottes que sur son territoire ou aux Antilles. L’Angleterre peut disséminer ses forces dans toutes les parties du globe sans rendre les chances de succès inégales ; la France ne peut lutter qu’en réunissant toutes les siennes dans les mers qui l’environnent.
Après avoir fait de longs efforts pour fonder à grands frais sa colonie, la France se verrait en danger presque certain de la voir enlever par son ennemie.
Mais une pareille colonie tentera peu la cupidité de l’Angleterre. — Rien n’autorise à le croire ; l’Angleterre aura toujours intérêt à détruire un établissement colonial français, quel qu’il soit. L’Angleterre, d’ailleurs, en s’emparant de la colonie pénale, se hâtera sans doute de lui donner une autre destination et cherchera à la peupler d’autres éléments.
Mais supposons que, la colonie ayant eu le temps de prendre un accroissement considérable, l’Angleterre ne veuille ou ne puisse s’en emparer, elle n’a pas besoin de le faire pour nuire à la France ; il lui suffit d’isoler la colonie et d’arrêter ses communications avec la mère-patrie. Une colonie, et surtout une colonie pénale, à moins d’être parvenue à un haut degré de développement, ne supporte qu’avec peine un isolement complet du monde civilisé. Privée de ses rapports avec la métropole, on la voit bientôt dépérir. De son côté, si la France ne peut plus transporter ses condamnés au delà des mers, que deviennent les résultats de la déportation, si chèrement achetés ? Sa colonie, au lieu de lui être utile, lui suscitera des difficultés et nécessitera des dépenses qui n’existaient point avant elle. Que fera-t-on des détenus qu’on destinait à la colonie pénale ; il faudra les garder sur le territoire continental de la France ; mais rien n’est préparé pour les recevoir ; à chaque guerre maritime, il faudra donc recréer des bagnes provisoires qui puissent contenir les criminels.
Tels sont, dans l’état actuel des choses, les résultats presque certains d’une guerre avec l’Angleterre. Or, si l’on ouvre les fastes de notre histoire, on peut se convaincre que la paix qui subsiste aujourd’hui est une des plus longues qui aient existé entre les Anglais et nous depuis quatre cents ans.
- ↑ Voyez sur l’origine de ce morceau les pages 56 et 57 de la préface mise en tête du tome Ier.
- ↑ On voit dans le rapport de. M. Bigge que, chaque année, il arrive à la Nouvelle-Galles du Sud un certain nombre de condamnés qui y ont été déjà déportés une première fois. (Bigge’s report of inquiry into the state of the colony of New-South-Wales, ordered by the house of commons to be printed. 19 june 1822.)
- ↑ Voyez l’Histoire des colonies pénales, par M. le vicomte (aujourd’hui le marquis) de Blosseville. Dans tout ce qui suit, nous avons souvent eu occasion de recourir au livre de M. de Blosseville. Cet ouvrage, dont l’auteur paraît, du reste, favorable au système de la déportation, abonde en faits intéressants et en recherches curieuses. Il forme le document le plus complet qui ait été publié dans notre langue sur les établissements anglais de l’Australie.
- ↑ Pendant les premières années de la colonie, il s’était répandu parmi les détenus la croyance assez générale que la Nouvelle-Hollande tenait au continent de l’Asie. Plusieurs déportés tentèrent de s’échapper de ce côté. La plupart moururent de misère dans les bois, ou furent contraints de revenir sur leurs pas. On eut bien de la peine à persuader à ces malheureux qu’ils étaient dans l’erreur.
- ↑ Pendant les années 1828 et 1829, chaque détenu envoyé en Australie a coûté à l’État, pour frais de transport, environ 20 livres sterling (555 francs). — (Documents législatifs envoyés par le Parlement britannique, vol. XXIII, p. 23).
- ↑ La livre sterling (pound sterling) vaut communément 25 fr. 20 c : le schelling 1 fr. 24. c.
- ↑ Enquêtes faites par ordre du Parlement britannique en 1812 et 1810. Ces enquêtes se trouvent au nombre des documents législatifs envoyés par le Parlement britannique, volumes intitulés : Reports commitees, tomes XC et XCI. — Rapport fait par M. Bigge en 1822, même collection. — Rapport de la commission chargée de l’examen du budget des colonies, 1830, même collection.
- ↑ En 1828, sur 15,068 condamnés, 1,918 étaient employés par le gouvernement. Documents parlementaires anglais, vol. XXIII.
- ↑ Chaque détenu dans les hulks, espèces de bagnes flottants établis dans plusieurs ports de la Grande-Bretagne, ne coûte annuellement, déduction faite du prix de son travail, que 6 liv. sterl. (environ 165 fr.). Il est vrai de dire que d’un autre côté l’entretien de chaque individu détenu dans le pénitencier de Milbank revient annuellement à environ 35 liv. sterl. ou 882 fr. Voyez Enquête faite par ordre du Parlement britannique en 1832.
- ↑ En 1852, le gouvernement britannique nomma une commission à l’effet
d’examiner quels étaient les meilleurs moyens de rendre efficace l’application
des peines autres que la peine de mort. La commission fit son
rapport le 22 juin 1802. C’est dans ce précieux document que nous puisons
les extraits qui suivent : nous devons dire cependant que la commission
ne fut pas unanime et que ses conclusions n’expriment que les
opinions de la majorité. C’est du moins ce que nous a assuré un membre
très-distingué du Parlement britannique qui en faisait partie.
« D’après des témoignages reçus par elle, la commission est fondée à croire qu’il existe assez souvent dans l’esprit des individus appartenant aux dernières classes du peuple l’idée qu’il est très-avantageux d’être déporté à Botany-Bay. Elle pense qu’on a vu des exemples de crimes commis dans le seul dessein d’être envoyé en Australie. Il lui semble donc nécessaire d’infliger aux condamnés un châtiment réel, soit avant leur départ d’Angleterre, soit immédiatement après leur arrivée en Australie et avant de les placer comme domestiques chez les cultivateurs » (Page 12.)
« La commission pense que la peine de la déportation, réduite à elle-même, ne suffit pas pour détourner du crime ; et, comme on n’a indiqué jusqu’à présent aucun moyen de faire subir aux individus une fois déportés le châtiment réclamé par la société, sans augmenter considérablement les charges du trésor public, il en résulte qu’il faut leur infliger ce châtiment avant leur départ pour la Nouvelle-Galles du Sud. (Page 14.)
« La peine de la déportation, telle qu’elle est mise en pratique en Angleterre, et si on l’inflige seule, parait à la commission une punition insuffisante ; mais elle peut devenir utile, combinée avec d’autres peines. » (Page 16.)
« Il résulte de la déclaration des témoins entendus, que l’impression produite sur les esprits par la déportation dépend essentiellement de la situation des condamnés. Les laboureurs qui ont une famille craignent au dernier point d’être envoyés à la colonie pénale, tandis que, pour les hommes non mariés, les ouvriers qui sont sûrs d’obtenir des gages très élevés en Australie et généralement tous ceux qui sentent le besoin de changer leur position et conçoivent le vague désir de l’améliorer, pour ceux-là la déportation n’a rien de redoutable. Tous les rapports qui parviennent de la Nouvelle-Galles du Sud et de la terre de Van-Diémen, la commission en a la preuve, sont en effet très-favorables. Ils représentent la situation des condamnés en Australie comme fort heureuse, et les chances de fortune qui leur sont ouvertes comme certaines, pour peu qu’ils se conduisent avec prudence. Il est donc naturel que la déportation soit considérée par beaucoup d’individus plutôt comme un avantage que comme un châtiment. » (Page 17.)
« Il n’est pas surprenant que, dans un pays pourvu d’une population surabondante, où une foule d’hommes éprouvent de grandes privations, et où conséquemment il se rencontre de grands attraits au crime, ceux dont l’éducation a été abandonnée, et qui se sentent exposés au besoin, cèdent sans peine à la tentation de mal faire. D’un côté ils comptent sur l’incertitude de la législation et sur les probabilités d’acquittement qu’elle présente ; si cette chance de.salut vient à leur manquer, ils savent que le pis qui puisse leur arriver, c’est d’éprouver un changement de condition qui les place à peine plus mal qu’ils n’étaient déjà. » (Page 20.)
« L’accroissement rapide et progressif des criminels en ce pays (l’Angleterre et le pays de Galles) a depuis un certain temps excité les alarmes et déjoué tous les efforts des philanthropes et des hommes d’État. On a cherché inutilement à arrêter cet accroissement, soit en amendant nos lois pénales, soit en établissant une police plus efficace. Tous ces moyens n’ont pu retarder les progrès du mal ni diminuer l’effrayant catalogue que nous offrent chaque année les monuments de la jurisprudence. Sans remonter à des périodes éloignées, on peut s’assurer par les documents officiels fournis à la commission que le nombre des personnes accusées, écrouées et condamnées pour crimes et délits en Angleterre et dans le pays de Galles augmente sans cesse.NOMBRE DES INDIVIDUS PRÉSENTS ET ÉCROUÉS.De 1810 à 1817 56,508 De 1817 à 1824 92,848 De 1824 à 1831 121,518
NOMBRE DES INDIVIDUS CONDAMNÉS.De 1810 à 1817 35,259 De 1817 à 1824 63,412 De 1824 à 1831 85,257
(Report of the select Committee appointed to inquire into the best mode of giving eficacy to secundary punishments, and to report their observations to the house of commons. 22 june 1852.)
- ↑ En 1826 (17 février), le gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud faisait établir une nouvelle prison indépendante de celle qui existait déjà à Sidney. Plusieurs établissements avaient déjà été créés sur divers points du territoire de la colonie pour y retenir les déportés les plus indociles. Voyez les documents imprimés par ordre de la Chambre des communes d’Angleterre, et, entre autres, l’ordonnance du gouverneur Darling en 1826, et les regulation on penal settlements, imprimés en 1832.
- ↑ Enquêtes de 1812 et 1819. — Rapport de M. Bigge. — Rapport de la commission du budget de 1830, et documents législatifs envoyés par le Parlement britannique
- ↑ Ce fait nous a été affirmé par une personne digne de foi qui a habité pendant plus de deux ans la Nouvelle-Galles du Sud.