Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Note sur la classe moyenne et le peuple

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Michel Lévy (Œuvres complètes, vol. IXp. 514-519).


DE LA CLASSE MOYENNE
ET DU PEUPLE[1]


Tandis qu’une agitation sourde commence à se laisser apercevoir dans le sein des classes inférieures, qui, d’après nos lois, doivent cependant rester étrangères à la vie publique, on voit régner une sorte de langueur mortelle dans la sphère légale de la politique.

Il n’y a peut-être jamais eu, en aucun temps, ni en aucun pays, en exceptant l’Assemblée constituante, un parlement qui ait renfermé des talents plus divers et plus brillants que le nôtre aujourd’hui. Cependant le gros de la nation regarde à peine ce qui se passe et n’écoute presque point ce qui se dit sur le théâtre officiel de ses affaires ; et les acteurs eux-mêmes qui y paraissent, plus préoccupés de ce qu’ils cachent que de ce qu’ils montrent, ne semblent pas prendre fort au sérieux leur rôle. En réalité, la vie publique n’apparaît plus que là où elle ne devrait pas être ; elle a cessé d’être là seulement où, d’après les lois, on devrait la rencontrer. D’où vient cela ? De ce que les lois ont étroitement resserré l’exercice de tous les droits politiques dans le sein d’une seule classe, dont tous les membres, parfaitement semblables, sont restés assez homogènes. Dans un monde politique ainsi fait, on ne peut guère trouver de véritables partis, c’est-à-dire qu’on ne saurait rencontrer ni variété, ni mouvement, ni fécondité, ni vie. Car c’est des partis que ces choses viennent dans les pays libres. Ce sont ces grands partis qui ont donné à la vie publique tant d’éclat et de puissance pendant le cours de notre première révolution. C’est à eux également qu’il faut attribuer le réveil si actif et si fécond de l’esprit public sous la Restauration. Vue de loin et dans son ensemble, on l’a remarqué avec raison, la révolution française de 1789 à 1830 n’apparaît que comme une longue et violente lutte entre l’ancienne aristocratie féodale et la classe moyenne. Entre ces deux classes, il y avait diversité ancienne de condition, diversité de souvenirs, diversité d’intérêts, diversité de passions et d’idées. Il devait y avoir de grands partis : il y en a eu. Mais les événements de 1830 ayant achevé d’arracher définitivement le pouvoir à la première pour l’enserrer dans les limites de la seconde, il se fit tout à coup au sein du monde politique un apaisement auquel les esprits superficiels étaient loin de s’attendre. La singulière homogénéité qui vint alors à régner parmi tous les hommes qui, placés au-dessus du peuple, possédaient et exerçaient des droits politiques, enleva tout à coup aux luttes parlementaires toute cause réelle et toute passion vraie. De là naquit principalement cette tendance nouvelle, cet alanguissement qui se fait voir dans la vie publique. En dehors du pays légal, la vie publique n’était pas encore née. Au dedans, elle ne pouvait naître. Le vide réel que nous remarquons dans les débats parlementaires et l’impuissance des hommes politiques qui les dirigent, l’atmosphère épaisse et immobile qui semble environner la tribune et assourdir les voix qui s’en élèvent, sont dus à cette cause. Le talent des orateurs est grand, l’effet produit par leurs discours restreint et de peu de durée. C’est qu’au fond ils diffèrent plus entre eux par les mots que par les idées, et que, tout en mettant fort en relief les rivalités qui les divisent, ils ne font pas voir clairement en quoi leurs actes, s’ils étaient au pouvoir, différeraient des actes de leurs adversaires. La nation les regarde moins comme des adversaires politiques qui parlent de ses affaires, que comme les enfants d’une même famille occupés à régler entre eux de petits intérêts domestiques. Elle s’endort en les écoutant, ou s’agite de ses propres pensées.

Le temps approche, en effet, où le pays se trouvera de nouveau partagé en deux véritables partis. La Révolution française, qui a aboli tous les privilèges et détruit tous les droits exclusifs, en a pourtant laissé subsister un, celui de la propriété.

Il ne faut pas que les propriétaires se fassent illusion sur la force de leur situation, ni qu’ils s’imaginent que le droit de propriété est un rempart infranchissable parce que nulle part, jusqu’à présent, il n’a été franchi. Car notre temps ne ressemble à aucun autre. Quand le droit de propriété n’était que l’origine et le fondement de beaucoup d’autres droits, il se défendait sans peine, ou plutôt il n’était pas attaqué. Il formait alors comme le mur d’enceinte de la société dont tous les autres droits étaient les défenses avancées. Les coups ne portaient pas jusqu’à lui. On ne cherchait même pas à l’atteindre. Mais aujourd’hui que le droit de propriété, tout sacré qu’il est, n’apparaît plus que comme le dernier reste d’un monde détruit, comme un privilège isolé au milieu d’une société nivelée ; qu’il n’est plus pour ainsi dire couvert et garanti par l’existence d’autres droits plus contestables et plus haïs, il a perdu, pour un temps du moins, la position qui le rendait inexpugnable. C’est à lui seul, maintenant, à soutenir chaque jour le choc direct et incessant des opinions démocratiques.

Bientôt, il n’y a guère à en douter, c’est entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas que s’établira la lutte des partis politiques. Le grand champ de bataille sera la propriété ; et les principales questions de la politique rouleront sur des modifications plus ou moins profondes à apporter au droit des propriétaires. Alors nous reverrons les grandes agitations publiques et les grands partis.

Comment les signes précurseurs de cet avenir ne frappent-ils pas tous les regards ? Croit-on que ce soit par hasard et par l’effet d’un caprice passager de l’esprit humain qu’on voit apparaître de tous côtés des doctrines singulières qui portent des noms divers, mais qui toutes ont pour principal caractère la négation du droit de propriété ; qui toutes, du moins, tendent à limiter, à amoindrir, à énerver son exercice ? Qui ne reconnaît là le symptôme de cette vieille maladie démocratique du temps dont peut-être la crise approche ?

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(Ici j’analyse sommairement les différents systèmes que je viens d’indiquer : celui d’Owen, de Saint-Simon, de Fourier, les idées répandues dans les ouvrages de Louis Blanc, dans divers romans, et jusque dans les pages volantes qui remplissent les feuilletons des journaux… )

C’est à tort que l’on traite légèrement de telles rêveries. Si les livres de ces novateurs sont souvent écrits dans une langue barbare ou ridicule ; si les procédés qu’ils indiquent paraissent inapplicables, la tendance commune qu’ils montrent dans l’esprit de leurs auteurs et dans celui de leurs lecteurs est très-redoutable, et mérite d’attirer l’attention la plus sérieuse.

Arrivant à ce qui est à faire dans la situation présente, il nous reste à indiquer les mesures législatives que cette situation provoque, et dont l’objet peut se résumer dans les deux points suivants :

1o Étendre peu à peu le cercle des droits politiques, de manière à dépasser les limites de la classe moyenne, afin de rendre la vie publique plus variée, plus féconde, et d’intéresser d’une manière régulière et paisible les classes inférieures aux affaires ;

2o Faire du sort matériel et intellectuel de ces classes l’objet principal des soins du législateur ; diriger tout l’effort des lois vers l’allégement et surtout la parfaite égalisation des charges publiques, afin de faire disparaître toutes les inégalités qui sont demeurées dans notre législation fiscale ; en un mot, assurer au pauvre toute l’égalité légale et tout le bien-être compatible avec l’existence du droit individuel de propriété et l’inégalité des conditions qui en découle. Car ce qui, en cette matière, était honnêteté et justice, devient nécessité et prudence. ................

  1. Ce morceau, qui porte la date du mois d’octobre 1847, n’est que l’ébauche d’un manifeste que Tocqueville et quelques-uns de ses amis politiques, dans une sorte de pressentiment des événements qui étaient proches, avaient eu la pensée de publier.